i. Le libéralisme
[1]
Ce mouvement de pensée que l’on baptisera plus tard « libéralisme »[2] et qui triomphe au XVIIIe siècle trouve sa source dans l’esprit critique qui caractérise la pensée européenne. Esprit qui vient « du fond des âges », comme l’a expliqué Paul Hazard[3] : « De l’antiquité grecque ; de tel ou tel docteur d’un Moyen Age hérétique ; de telle ou telle autre source lointaine ; mais à n’en pas douter, de la Renaissance. » P. Hazard voit entre la Renaissance[4] et les XVIIe et XVIIIe siècle une « parenté indéniable. Même refus, de la part des plus hardis, de subordonner l’humain au divin. Même confiance faite à l’humain, à l’humain seulement, qui limite toutes les réalités, résout tous les problèmes ou tient pour non avenus ceux qu’il est incapable de résoudre, et renferme tous les espoirs. Même intervention d’une nature, mal définie et toute-puissante, qui n’est plus l’œuvre du créateur mais l’élan vital de tous les êtres en général et de l’homme en particulier. » Mais c’est au cours de ces XVIIe et XVIIIe siècles que cet esprit va s’affirmer et inspirer une nouvelle manière de concevoir la société. Les voyages relativisent le modèle européen et servent souvent à exalter les vertus des civilisations lointaines et même primitives, le non-conformisme historique, philosophique et religieux se répand : Pierre Bayle publie le Dictionnaire historique et critique (1695-1697) ; Richard Simon, l’Histoire critique du Vieux Testament (1678) et l’Histoire critique des principaux commentateurs du Nouveau testament (1692). L’Angleterre protestante interpelle et fascine. La pensée de John Locke (1632-1704) se répand[5]. On vante le déisme, l’athéisme et la libre-pensée[6]. Le droit naturel, comme nous l’avons vu dans la 3e partie, change de sens. Les philosophes inventent des modèles politiques nouveaux et se proposent comme conseillers des « princes. On cherche le bonheur sur la terre. On exalte la science et le progrès. L’ idéal humain est désormais incarné dans le « bourgeois ».
Nul texte, à mon sens, n’exprime mieux cela que le célèbre « poème » de Voltaire[7] intitulé Le Mondain (1736). Ce texte souleva, à l’époque, beaucoup de critiques et Voltaire, à la fin de sa vie[8], pour y répondre, prêcha la modération épicurienne, mais il n’empêche que toute sa philosophie confirme les thèses du poème incriminé qui traduit parfaitement, non sans ironie et cynisme, un esprit nouveau. Beaucoup d’auteurs, au XVIIIe siècle, sont inquiets de l’irruption des richesses et des bouleversements qu’elles entraînent dans la société. Ils vanteront la frugalité mythique des anciens, la simplicité des peuples primitifs ou de la vie au paradis terrestre ; ils imagineront aussi des sociétés exemplaires par leur sobriété. En effet, pour eux, la vertu va de pair avec le dépouillement des mœurs. Mais telle n’est pas la position de Voltaire:
Regrettera qui veut le bon vieux temps
Et l’âge d’or, et le règne d’Astrée,
Et les beaux jours de Saturne et de Rhée,[9]
Et le jardin de nos premiers parents ;
Moi je rends grâce à la nature sage
Qui, pour mon bien, m’a fait naître en cet âge
Tant décrié par nos tristes frondeurs[10] :
Ce temps profane[11] est tout fait pour mes mœurs.
La profession de foi de Voltaire est significative:
J’aime le luxe, et même la mollesse,
Tous les plaisirs, les arts de toute espèce,
La propreté[12], le goût, les ornements :
Tout honnête homme a de tels sentiments.
Il est bien doux pour mon cœur très immonde[13]
De voir ici l’abondance à la ronde,
Mère des arts et des heureux travaux,
Nous apporter, de sa source féconde,
Et des besoins et des plaisirs nouveaux.
L’or de la terre et les trésors de l’onde,
Leurs habitants et les peuples de l’air,
Tout sert au luxe, aux plaisirs de ce monde.
Oh ! le bon temps que ce siècle de fer ![14]
Non content de célébrer luxe et plaisir, l’auteur attribue donc à la richesse la vertu de favoriser les arts et de stimuler les activités humaines. Sa conception est très moderne dans la mesure où le progrès est stimulé sans cesse par les besoins qu’il génère. Toute la nature est soumise à ce processus. Plus encore, l’abondance, par le commerce, unit les peuples, apporte donc la paix et transforme les cultures, dissout, pourrait-on dire, le fanatisme religieux incarné ici par l’Islam:
Le superflu, chose très nécessaire,
A réuni l’un et l’autre hémisphère.
Voyez-vous pas ces agiles vaisseaux
Qui du Texel[15], de Londres, de Bordeaux,
S’en vont chercher, par un heureux échange,
Ces nouveaux biens, nés aux sources du Gange,[16]
Tandis qu’au loin vainqueurs des musulmans,
Nos vins de France enivrent les sultans ![17]
Suit l’éloge de la propriété présentée comme la mère du progrès et même, curieusement, de la connaissance.
Quand la nature était dans son enfance,
Nos bons aïeux vivaient dans l’ignorance,
Ne connaissant ni le tien, ni le mien.
qu’auraient-ils pu connaître ? Ils n’avaient rien ;
Ils étaient nus, et c’est chose très claire
Que qui n’a rien n’a nul partage à faire.
A l’époque où Voltaire écrit ce poème, une de ses bêtes noires est Pascal à qui il avait consacré la XXVe de ses Lettres anglaises ou Lettres philosophiques (1733). Le « triste frondeur » est de nouveau visé ici, lui qui avait écrit : « Mien, tien. « Ce chien est à moi », disaient ces pauvres enfants. « C’est là ma place au soleil. » Voilà le commencement et l’image de l’usurpation de toute la terre. »[18] Rousseau, est d’avance condamné, lui qui, après avoir considéré que le progrès des sciences et des arts[19] avait corrompu les hommes, écrira : « Le premier qui, ayant enclos un terrain s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne ! »[20]
Voltaire brosse aussi le portrait de l’« honnête homme » c’est-à-dire, de l’homme distingué, de bonne compagnie. C’est un homme riche, amateur éclairé d’art, qui vit entouré de luxe et dans le goût de son temps:
Or maintenant, voulez-vous, mes amis,
Savoir un peu, dans nos jours tant maudits[21],
Soit à Paris, soit dans Londres, ou dans Rome,
Quel est le train des jours d’un honnête homme ?
Entrez chez lui : la foule des beaux arts,
Enfants du goût, se montre à vos regards.
De mille mains l’éclatante industrie
De ces dehors orna la symétrie.
L’heureux pinceau, le superbe dessin
Du doux Corrège et du savant Poussin
Sont encadrés dans l’or d’une bordure ;
C’est Bouchardon qui fit cette figure,
Et cet argent fut poli par Germain.[22]
Des Gobelins[23] l’aiguille et la teinture
Dans ces tapis surpassent la peinture.
Tous ces objets sont vingt fois répétés
Dans des trumeaux tout brillants de clartés[24].
De ce salon je vois par la fenêtre,
Dans des jardins, des myrtes en berceaux ;
Je vois jaillir les bondissantes eaux…
Voltaire continue à décrire l’existence dorée de ce nanti, sa vie sociale brillante et festive, ses repas fins de riche raffiné.
Si, comme nous l’avons vu, Pascal est visé sans être cité, Voltaire va nommément s’en prendre, pour terminer, à certains auteurs qui, à l’époque, développait la nostalgie de la vie frugale et réputée moralement exemplaire des premiers temps ou d’utopiques sociétés parfaites:
C’est Fénelon qui est d’abord pris à partie[25] : Or maintenant, Monsieur du Télémaque,
Vantez-nous bien votre petite Ithaque,
Votre Salente, et vos murs malheureux,
Où vos Crétois, tristement vertueux,
Pauvres d’effets[26] et riches d’abstinence,
Manquent de tout pour avoir l’abondance :
J’admire fort votre style flatteur
Et votre prose, encore qu’un peu traînante ;
Mais mon ami, je consens de grand cœur
d’être fessé dans vos murs de Salente,
Si je vais là pour chercher mon bonheur.
Sont visés ensuite deux savants ecclésiastiques qui avaient cherché à localiser le Paradis terrestre :
Et vous, jardin de ce premier bonhomme,
Jardin fameux par le diable et la pomme,
C’est bien en vain que, par l’orgueil séduits,
Du paradis ont recherché la place :
Le paradis terrestre est où je suis.
Le poème se termine par ce vers lapidaire et provocant qui affirme non seulement le bonheur éprouvé par Voltaire à vivre dans les richesses de son siècle mais aussi que ce bonheur n’est nourri d’aucune perspective religieuse.
Ce matérialisme pratique va être soutenu et nourri par les théories des « économistes », disait-on à l’époque. Certes, bien des différences seraient à relever entre les auteurs qui ont marqué, comme Quesnay, Adam Smith, Ricardo ou encore Stuart Mill, mais nous allons tenter de cerner l’essentiel de ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui l’idéologie libérale des XVIIIe et XIXe siècles.
Sans être trop impertinent, on pourrait la résumer par la formule Liberté, propriété, optimisme[29].
Sobres étaient. Ah ! je le crois encor :
Martialo (auteur du Cuisinier français) n’est point du siècle d’or.
d’un bon vin frais ou la mousse (allusion au Champagne) ou la sève (le corps)
Ne gratta point le triste gosier d’Eve ;
La soie et l’or ne brillaient point chez eux.
Admirez-vous pour cela nos aïeux ?
Il leur manquait l’industrie (le savoir-faire, l’habileté) et l’aisance :
Est-ce vertu ? C’était pure ignorance.
Quel idiot, s’‘il avait eu pour lors
Quelque bon lit, aurait couché dehors ?…