Chapitre 1 : Le poids des idéologies
Pour bien comprendre la position de l’Église face aux problèmes liés à la vie économique, il est indispensable de se rappeler les grandes théories qui ont marqué en profondeur, à l’époque contemporaine, le monde du travail, la société et la politique.
En Europe, avant le XVIIIe siècle, a régné ce qu’on appelle le mercantilisme[1].
En gros, depuis la fin du XVe siècle, les sociétés, suite aux grandes découvertes maritimes qui ont fait affluer les métaux précieux, se sont attachées démesurément à l’idée que la richesse d’une nation dépendait de ses richesses matérielles et, plus précisément, de la quantité de métaux précieux qu’elle pouvait posséder. Les États furent prompts à la guerre économique et menèrent une politique interventionniste, encourageant l’exportation et se protégeant contre l’importation. Cette économie protectionniste fut une « économie dirigée »[2] qui favorisa les produits manufacturés au détriment de l’agriculture qui occupait la majeure partie de la population.
A la longue, l’économie fut bridée par ses propres principes, soumise non seulement aux réglementations parfois tatillonnes des pouvoirs urbain et royal mais aussi à celle des corporations qui, là où elles existaient et en bien des cas, devinrent souvent un frein à l’innovation et même à la production. Il faut noter toutefois, à propos de ces divers règlements, qu’ils témoignent en maints endroits d’un souci des hommes au travail au détriment de l’efficacité économique.
Que penser, par exemple, de ce règlement de travail promulgué en 1578 par Philippe II dans les mines de « Bourgogne »[3] ?
« 1° Nous voulons et ordonnons que les ouvriers des mines travaillent huit heures par jour, à deux entrées de quatre heure chacune.
2° Si l’ouvrage requiert accélération, il sera fait par quatre ouvriers qui travailleront chacun six heures sans discontinuation, chaque ouvrier ayant ainsi besogné ses six heures remettant ses outils en mains d’un autre et ayant ainsi ses dix-huit heures de repos sur vingt-quatre.
3° Mineurs ouvriers sont salariés ; soit suivant conventions avec le personnier (concessionnaire de la mine), soit suivant l’ouvrage fait, à leur choix.
4° Nous voulons et ordonnons qu’aux fêtes de commandement, les ouvriers soient payés comme s’ils avaient besogné. Item aux fêtes de Pâques, Noël et Pentecôte, il ne sera besogné que demi-semaine, sauf pour les garçons tirant l’eau (pour empêcher l’inondation de la mine). Item aux quatre fêtes de Notre-Dame et aux douze fêtes d’Apôtres, les ouvriers sont quittes d’une demi-journée la veille de chaque fête.
5° Mineurs ouvriers peuvent choisir chazal (terrain) pour faire maison et jardin sur les communaux des lieux où ils travaillent, en payant un sol de cense (loyer) par an, et moyennant ce ont droit aux bois morts et aux morts bois (bois de peu de valeur) sur les dits communaux.
6° Mineurs ont un marechef (marché) aux mines et ont ce droit qu’il n’est pas permis aux étrangers de distraire vivres de leur marechef.
7° Au marechef qui commence à dix heurs du matin, il n’est pas permis aux officiers (les « cadres »), personniers et hosteliers d’acheter provisions avant que les ouvriers soient fournis »[4]
Même si un tel règlement est unique ou relativement rare, il est intéressant de le méditer. Il a l’immense mérite d’avoir existé, ne fût-ce qu’un temps.
En l’examinant, on y découvre tout d’abord une limitation du temps de travail à huit heures par jour alors qu’on pense habituellement qu’il a fallu attendre le début du XXe siècle pour que cette mesure soit prise. Le temps de travail est même raccourci si, pour des raisons techniques, impératives sans doute, il n’est pas possible d’accorder un temps de repos et de diviser les huit heures de travail. On constate aussi que le salaire peut se déterminer, au choix de l’ouvrier selon l’ouvrage accompli ou suite à une négociation avec le « personnier ». Ce mot possède plusieurs significations. Le plus souvent, en Bourgogne, il désigne un « associé », un « co-possesseur ». Sans doute ici celui qui est « associé » avec le propriétaire de la mine et qui s’occupe du personnel. On dirait peut-être dans le langage d’aujourd’hui : le responsable des ressources humaines. Des congés payés sont prévus essentiellement à l’occasion de fêtes religieuses et de leur préparation. Si l’on fait le compte on découvrira que le nombre de jours de congés payés excède leur nombre actuel ! Si certains, les « garçons tirant l’eau », n’ont pas autant de congés, c’est évidemment pour une raison technique : la nécessité de ne pas laisser la mine s’inonder en l’absence de tous les appareillages que nous connaissons actuellement. d’autres avantages matériels sont prévus : les ouvriers peuvent construire une maison sur les terrains (chazals) appartenant à la mine pour un loyer (cense) très modéré[5] qui, en plus , inclut le chauffage puisque les ouvriers ont droit de recueillir le bois mort et le « mort bois » c’est-à-dire le bois de peu de valeur, impossible à travailler. Les deux derniers points de ce règlement nous révèlent l’existence sur place d’un marché (marechef) privé auquel les ouvriers ont accès avant les « cadres »[6]
Il est clair, par ce texte, que c’est d’abord le bien-être du travailleur qui est pris en compte dans le contexte ici d’une société profondément marquée par la foi chrétienne. Ce n’est certes pas la rentabilité à tout prix qui est recherchée. On peut objecter que ce règlement s’inscrit dans un contexte socio-économique qui n’a rien à voir avec le nôtre. Nous sommes dans une société préindustrielle qui vivait « une existence au rythme lent, compassé, rural. Celle d’un mode de production précapitaliste (ou encore non soumis au capitalisme). […] C’était un moment où le temps ne courait pas après lui-même. Où le temps avait le temps. Où l’on prenait son temps. »[7] Il n’empêche que le texte met en évidence un principe fondamental : la priorité de la personne sur toute autre considération, une personne considérée dans toute sa complexité et qui n’est pas réduite à sa capacité de travail alors que souvent dans l’organisation contemporaine, l’homme est « unidimensionnel » cantonné strictement dans son rôle de producteur et de consommateur[8] alors que le bien de la personne « multidimensionnelle », dépasse largement ce cadre dans lequel les sociétés capitalistes libérales comme les sociétés marxistes tentent d’enfermer les individus.
On constate donc ici que l’État (le prince) veille aux conditions de travail, soucieux du bien-être matériel et spirituel des ouvriers et en prêtant attention d’abord à ceux qui gagnent le moins. On sent dans ce règlement comme celui de nombreuses corporations, un forte imprégnation morale et religieuse.
La situation va changer radicalement au XVIIIe siècle.
Jean Gimpel note que le salaire quotidien du maçon oscille entre 6 et 10 deniers au XVIe siècle. Le salaire le plus humble est celui du manœuvre qui reçoit 1,5 à 2 deniers. Même si le mineur, ce qui paraît peu vraisemblable, ne gagnait qu’un denier par jour, le sol valant douze deniers, le loyer était facile à payer. (Cf. GIMPEL Jean, La révolution industrielle au Moyen-Age, Seuil-Points, 1975, pp. 109-110).