e. La prééminence de la conscience
Il ne faut pas oublier que l’instance suprême dans l’agir moral et donc dans l’action politique aussi, reste, en toutes circonstances, la conscience.
C’est au fond de sa conscience, « premier de tous les vicaires du Christ »[1], que « l’homme découvre la présence d’une loi qu’il ne s’est pas donnée lui-même, mais à laquelle il est tenu d’obéir »[2].
Il est des cas où la conscience bien formée se heurte à une loi qui clairement trahit la loi naturelle. Ainsi en a-t-il été dans le chef du roi Baudouin Ier confronté à la promulgation d’une loi autorisant, à certaines conditions, l’avortement. Le cas est bien connu et nous l’avons traité déjà précédemment mais il est bon d’y revenir à cet endroit. En effet, selon les critères en vigueur dans les démocraties actuelles, « le Roi devait s’incliner devant la volonté clairement affirmée d’une majorité des Représentants de la Nation. La conscience individuelle, purement particulière et contingente aurait dû -moralement !- s’effacer devant la fonction royale, sceau de l’unité nationale - et, concrètement, sa dernière garantie ». Le Roi, « comme institution, (…) doit sanctionner et promulguer les lois adoptés constitutionnellement par les deux Chambres législatives »[3].
Or l’homme n’a qu’une conscience et en l’occurrence, la conscience de l’homme Baudouin était la conscience d’un Chef d’État gardien d’un bien universel (la vie des enfants, des citoyens, à naître[4]) et, en même temps, garant du bon fonctionnement des institutions démocratiques et de l’État de droit. Pour préserver les deux biens et rester fidèle à sa conscience d’homme et de Roi, invita le gouvernement à assumer ses responsabilités face à l’« impossibilité de régner du Roi »[5].
La leçon d’une telle attitude est qu’ »aucune puissance terrestre,, aucune raison d’État ne peuvent rien contre la conscience d’un homme libre, et la loi du nombre ne peut prétendre usurper la place des fondements moraux d’une société digne de ce nom »[6].
On trouvera peut-être cet exemple trop « simple » dans la mesure où il met en présence la conscience d’un croyant et une question où la morale catholique est on ne peut plus claire. Notons que le cas se compliquait de la nécessité de sauvegarder les institutions monarchique et démocratique. Mais nous avons une autre illustration plus subtile encore puisqu’elle confronte une loi moins vitale et une conscience laïque. Nous tenons de l’intéressé lui-même le récit de cette tribulation.
« Comment réagir, se demande Vaclav Havel, face à une loi, adoptée par un Parlement issu d’élections démocratiques, que je trouvais moralement condamnable mais que je devais signer, en accord avec notre Constitution ?
La loi en question interdit à des personnes ayant dans le passé violé les droits de l’homme, l’exercice de fonctions dans l’administration. L’opinion publique n’admet qu’avec difficulté le fait de retrouver dans l’administration les mêmes personnes qui ont exercé leurs fonctions sous le régime totalitaire. Cette colère est compréhensible et l’effort fourni par le Parlement pour débarrasser l’administration de ces éléments est légitime. Le problème réside dans le fait que cette loi adopte le principe de la responsabilité collective et interdit l’exercice de certaines fonctions sous le prétexte de l’appartenance à des groupes définis par leurs signes extérieurs, et ne laisse pas aux individus le droit d’être jugés individuellement, selon leurs actes. En agissant ainsi, la loi viole les principes fondamentaux d’une juridiction démocratique. Les listes établies à cette fin par la police secrète servent de référence. Cette loi, bien que nécessaire, est exceptionnelle et sans merci. Du point de vue des droits fondamentaux de l’homme, c’est une loi qui pose problème.
Que devais-je faire dans cette situation ?
J’avais deux solutions : accomplir mon devoir, c’est-à-dire signer la loi, confirmer par ma signature sa mise en vigueur et accepter de l’avoir signée en désaccord avec ma conscience, ou ne pas la signer. Si j’optais pour le refus, la loi entrait malgré tout en vigueur et je provoquais de fait un conflit ouvert avec le Parlement, une crise politique, aggravant la situation déjà instable de notre pays. Agir ainsi équivalait à un acte dissident, certes moralement irréprochable mais très risqué, de désobéissance civique. Mes amis étaient partagés en deux camps : les uns me conseillaient de signer, les autres de ne pas signer. Finalement, j’ai opté pour une troisième solution : signer la loi mais soumettre en même temps au parlement une proposition pour sa révision. Selon la Constitution, le Parlement doit discuter cette proposition, même s’il n’est pas obligé de l’adopter. Il est possible que cette loi mise en pratique sous sa forme actuelle, et avec ma signature, punisse injustement de nombreuses personnes.
Je ne sais pas si j’ai résolu au mieux mon problème. Je ne sais pas non plus si j’ai agi pour le bien de mes concitoyens. Je ne sais pas si ma signature, accompagnée d’une proposition de révision, est ce roman qui devait répondre à toutes les exigences que j’avais autrefois exprimées vis-à-vis des auteurs de romans. Laissons à l’Histoire le soin de juger.
Malgré cette expérience, je ne veux pas croire que la politique, par sa nature, exige une attitude amorale de l’homme.
Mon expérience récente m’oblige tout de même à souligner plusieurs fois la phrase qu’il y a quelques semaines de cela, je ne trouvais pas très importante et qui dit : « Opter pour la voie de la politique morale n’est guère facile ». »[7]
Cette confession est admirable à plusieurs titres, en raison des scrupules manifestés, du souci pris de ne pas causer de tort, du sens de la responsabilité et de l’humilité du Chef d’État qui consulte et qui décide sans forfanterie. On aimerait que tous les responsables politiques du monde réfléchissent ainsi avant toute décision qui engage la vie et la destinée d’autrui.
Il n’ y a pas que les « grands » qui soient confrontés à des cas de conscience provoqués par la loi. Tout citoyen peut être amené à décider aussi, en âme et conscience, s’il obéit à la loi, lui désobéit ou tente l’exercice difficile de respecter en même temps légalité et voix intérieure.[8]
Relevons, par exemple, le cas de ces médecins et infirmiers qui se sont sentis très mal à l’aise, en Belgique, parce qu’une loi visant à réprimer des abus commis par des personnes en situation illégale, leur autorisait seulement d’intervenir en cas d’urgence. Devant la presse[9], ils ont avoué qu’il leur était difficile dans certains cas de refuser leur aide sans qu’il y ait d’urgence aux termes de la loi. En effet, le refus de certains soins peut entraîner une situation d’urgence à laquelle il sera peut-être plus difficile de faire face.