g. Une présentation sans Dieu ?
Le juriste hollandais Grotius[1], considéré comme le père du droit naturel, est le premier à avoir cherché le fondement du droit sans s’occuper de métaphysique ou de morale. Mais, en étudiant le droit positif, il constate que celui-ci applique le droit et que « par conséquent, il faut admettre un droit antérieur et supérieur à la loi positive ; ce droit, la raison le montre, gravé dans la nature de l’homme dont la sociabilité est un caractère essentiel »[2]. Grotius définit le droit comme « une règle suggérée par la droit raison, selon laquelle nous jugeons qu’une action est morale ou injuste d’après sa conformité à la nature raisonnable »[3].
Il n’y a rien de neuf dans cette description à part qu’elle ne se fonde pas sur un système métaphysique mais »sur la morale courante qu’il considère comme universellement admise ». J. Leclercq considère que l’absence d’un examen sérieux des fondements est une « négligence » ou une « faiblesse » que ses successeurs[4] vont exploiter pour séparer morale et droit[5].
Par contre, à l’époque contemporaine, devant la pluralité des conceptions philosophiques et religieuses, des philosophes et des juristes ont fait le pari, en s’abstenant de se prononcer sur le fondement ultime laissé à l’appréciation de chaque conscience, de réhabiliter le droit naturel en s’appuyant uniquement sur des concepts humains. Nous évoquerons ici la démarche d’Albert Dondeyne et celle de Xavier Dijon.
Le philosophe A. Dondeyne nous propose de réfléchir à partir d’une situation qui n’est pas sans rappeler Hobbes : comment passer de l’état de guerre latente ou ouverte d’une humanité inorganisée ou livrée à la loi du plus fort, à l’État de droit ?
« La vie en commun, nous explique-il, est une tâche pour l’homme. A lui de dépasser l’« homo homini lupus » qui habite en lui et d’instaurer dans le monde une coexistence pacifique et respectueuse des autres. Or cette coexistence pacifique est impensable sans la composante de la tolérance, car nul ne peut faire que l’autre ne soit pas aussi un fardeau pour moi, un concurrent, voire une menace. Le plus simple serait de le supprimer, mais ce serait le comble de l’immoralité. Respecter l’autre dans son altérité, c’est tout d’abord le supporter et inventer une solution aussi humaine que possible au paradoxe de la triple signification que l’autre possède pour moi (obstacle et danger, compagnon nécessaire, être à qui je veux donner)[6]. En d’autres mots, le but de la coexistence tolérante et féconde est précisément d’humaniser les rapports interhumains, en leur donnant une qualité et un statut dignes de l’homme. C’est la tâche humaine par excellence, une œuvre à créer et recréer sans cesse, pour le plus grand bien de tous. En ce sens la coexistence tolérante est une vertu éthique et relève finalement de la vertu générale de justice, dont le propos est d’élaborer pour tous les conditions d’existence nécessaires et favorables à l’exercice de la liberté. Ce droit prendra une forme positive au cours de l’histoire, grâce à la législation (d’où l’idée de droit positif), mais cette formule positive n’est que l’accomplissement, la consécration et la mise en forme d’une exigence préalable, découlant de la dignité même de l’homme, exigence que l’ordre politique doit respecter et promouvoir et qui pour cette raison est dite de droit naturel »[7].
Aujourd’hui, la démarche d’A. Dondeyne risque de pâtir du discrédit qui touche le droit naturel et le concept de « nature ». C’est pour cette raison que la réflexion du juriste X. Dijon[8] est particulièrement intéressante et adaptée aux mentalités actuelles.
Dès l’abord, X. Dijon répond aux 5 objections classiques utilisées contre le droit naturel.
Il estime nécessaire le « détour philosophique » pour « chercher la source d’où le droit coulerait de soi » et de l’affranchir « des limites que lui impose l’approche positiviste »[9]. Sans le pouvoir réel exercé par le droit positif, le droit naturel tire précisément sa force de son »impuissance » : « privé de pouvoir, le droit naturel échappe au pouvoir, permettant ainsi à ce même pouvoir d’accéder au droit. Inversement, s’il se privait de cette instance naturelle, le pouvoir n’organiserait plus les rapports sociaux qu’au seul gré de ses décisions. Décisions arbitraires dont l’artifice ressemblerait autant au droit que la fleur en plastique à la rose du jardin : un droit en plastique »[10].
A ceux qui accusent le concept de « nature » de fixisme et le considèrent comme dépassé à l’heure où la nature humaine apparaît comme historique, X. Dijon répond que nature et histoire « renvoient mutuellement à ce quelles portent chacune en fait de permanence et en fait de changement. Car la nature humaine se définit aussi par une tension qui permet le mouvement de l’histoire ; réciproquement, l’histoire se définit aussi par une permanence dans la quelle se lit la continuité de la nature »[11].
Le droit naturel ne tue pas le débat démocratique mais rappelle les « conditions fondamentales d’un tel débat » en contestant que la force numérique soit le critère dernier du droit, « afin de ne pas donner à la force la primauté sur le droit »[12].
Enfin, et ce sera l’objectif essentiel de tout l’ouvrage, face à l’extrême diversité des lois, qui découle elle-même de la diversité sémantique du mot « nature », il importe de tenir compte de cette polysémie et de partir à la recherche d’une « simplicité », « simplicité de la naissance qui, étymologiquement, a donné son nom à la nature (en latin : nasci ; en grec : phusis) et qui indique à quel point l’homme est précédé en sa liberté. Précédé par quoi ? Sa mère, l’animalité, l’environnement, Dieu, la société, son corps, la loi ? Tout cela à la fois, car l’homme ne sait pas à combien d’engendrements, il doit d’être ce qu’il est, mais il devine que sans eux il ne serait plus libre ». Et donc, la méthode suivie par l’auteur ne sera pas, selon le schéma classique, de partir de la nature (de l’homme, des arbres, du droit, de l’être) pour aboutir au droit qui en découlerait, mais plutôt de partir « du discours habituellement reconnu comme juridique par nos sociétés pour remonter de ce droit vers l’instance qui, en lui, se présente comme « nature » dans l’unité postulée de sa polysémie ». Autrement dit, la question revient « à se demander si le projet juridique lui-même, à quelque époque qu’on le tienne - et donc aujourd’hui encore-, n’implique pas nécessairement cette référence à la nature une qui donne sens et valeur, et par suite ordre, au surgissement perpétuel des faits ».[13]
Persuadé que « le droit ne peut se définir à partir de ses seules sources positives mais qu’en chacune de ses branches, il s’appuie sur la nécessité de reconnaître le donné naturel des libertés humaines », X. Dijon part donc à la recherche de la « source fondamentale qui fait droit dans le droit »[14].
Il n’est pas possible ici de rendre compte de la richesse du travail de X. Dijon qui va interpeller les constitutions, les législations qui touchent au sujet de droit (droit de la nature, des animaux, de l’enfant conçu, de la personne mourante), à la famille (procréation, union matrimoniale, filiation, droit à la famille, droit de l’enfant, homosexualité et transsexualité), à la propriété (nous y reviendrons), aux obligations, aux délits et peines, etc.. Il serait précieux que le lecteur, suivant ses centres d’intérêt particuliers, s’immerge dans la lecture de ce livre fort et lumineux. Pour notre part, nous nous contenterons, à cet endroit, d’examiner le raisonnement de l’auteur touchant aux constitutions.
X. Dijon répond, en fait, à H. Kelsen présentant les Constitutions comme des fictions injustifiables moralement et religieusement auxquelles on est tenu d’obéir.
Pour X. Dijon, le texte constitutionnel ne peut suffire à fonder à lui seul l’ordre juridique. L’État de droit, nous l’avons vu, se caractérise par la soumission du pouvoir à la loi établie par la Constitution qui elle-même provient d’un pouvoir, celui des constituants : « mais à quelle norme générale ce pouvoir particulier a-t-il obéi pour prescrire la loi qui allait fonder l’ordre juridique (…) ? »[15] Est-il pensable que le pouvoir constituant qui va s’attacher à « limiter les pouvoirs, à les séparer (…), à leur imposer les formes du droit, lui-même ne serait limité, inspiré, informé par rien qui le précédât ? » Ou bien il faut vivre avec cet illogisme ou supposer une « norme plus fondamentale » non dite qui légitime la fondation de l’ordre juridique.[16]
Par ailleurs, une fois la Constitution établie, se pose le problème de la conformité des actes pris par les diverses autorités et son contrôle. La violation de la Constitution peut être patente ou plus subtile s’il s’agit d’une décision qui trahit son « esprit » qui « s’identifie précisément à cette norme fondatrice (…) à laquelle le Constituant se soumet pour éviter lui-même l’arbitraire de son propre pouvoir »[17]. Ainsi, l’État de droit qui a, par cette norme fondatrice, une origine non-juridique, va instituer un pouvoir chargé du contrôle de conformité. Mais on peut se demander encore qui va contrôler ce pouvoir de contrôle ? C’est ici qu’apparaît toute l’importance du serment prêté, devant la divinité ou sur l’honneur, par les autorités constituées avant leur entrée en fonction. Serment qui « symbolise l’impossibilité pour le droit posé de se fonder dans le droit posé lui-même » et touche « le sujet en son intimité, à l’endroit exact où son propre pouvoir se reconnaît soumis à une norme dont il ne dispose pas », une norme qui dépasse le système juridique : le respect de la parole donnée.[18]
Si certains ont jadis considéré que l’autorité qui énonce le droit était la source du droit, cette façon de voir est dépassée dans la mesure où « dans l’acte même d’énoncer ce droit, le pouvoir se subordonne à lui ». N’est-ce pas en référence à une norme non dite que le Constituant a veillé à « séparer » les pouvoirs marquant ainsi la distance entre le droit et le pouvoir ? Cette séparation qu’il vaudrait peut-être mieux appeler « distinction », n’est-elle pas « la mise en convergence des pouvoirs pour parvenir à la formulation d’un droit qui les dépasse tous » ? Par là, la Constitution signifie aux pouvoirs « qu’aucun d’eux n’est à la source du droit, pas plus qu’elle ne l’est elle-même, mais que le droit serait plutôt la source - et la fin - des efforts que les pouvoirs déploient pour le dire ».[19]
Reste à définir cette « norme non dite ».
Ce sont les textes constitutionnels eux-mêmes qui vont nous éclairer sur la nature de cette norme que l’on peut identifier, dans sa formulation contemporaine, comme l’ensemble des droits de l’homme.
La Constitution française de 1958 les rappelle dans son Préambule, la Constitution belge de 1831 consacre son titre II aux Belges et à leurs droits avant de traiter des pouvoirs, la Constitution espagnole de 1982 commence par l’énumération des « droits et devoirs fondamentaux », la Constitution allemande de 1949, plus clairement encore, dans son 1er article, déclare:
« 1. La dignité de l’homme est intangible. Tout pouvoir public est tenu de la respecter et de la protéger.
2. En conséquence, le peuple allemand reconnaît à l’homme des droits inviolables et imprescriptibles comme fondement de toute communauté humaine, de la paix et de la justice dans le monde.
3. Les droits fondamentaux énoncés ci-dessous lient le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judicaire à titre de droit directement applicable. »[20]
Ces présentations insinuent que les droits « précèdent les décisions des Constituants eux-mêmes et jugent, à partir de cette source intangible, tout exercice du pouvoir ».[21]
Mais, notons-le bien, ces droits, tels qu’ils sont évoqués dans les textes modernes cités, ne sont plus dits naturels même s’ils sont présentés comme inviolables, inaliénables, sacrés, imprescriptibles, fondamentaux. Ne sont-ils pas, dès lors, le résultat d’un montage subjectif ?
Analysant l’article 1er de la déclaration universelle des droits de l’homme, X. Dijon, va confronter le texte provisoire et le texte définitif.
Le texte provisoire disait:
« Tous les hommes sont frères. Ils sont doués par la nature de raison et de conscience. Ils naissent libres et égaux en dignité et en droits »[22]
Le texte définitif déclare:
« Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ».
X. Dijon souligne trois différences.
« Hommes » a été remplacé par « êtres humains », ce qui s’explique aisément par la volonté d’éviter toute discrimination sexiste.
La référence à la « nature » a été supprimée pour éviter tout débat métaphysique et maintenir l’universalité recherchée. Le don de la raison et de la conscience est devenu un « don anonyme ».
La fraternité, dans la première version, présentée, d’emblée, comme un état devient un devoir à la fin de l’article adopté. Mais, comme le fait remarquer l’auteur, « on ne voit guère en quelle réalité prend corps cette sorte de devoir aussi abstrait qu’impératif ».[23]
Ces deux dernières corrections peuvent être perçues comme un appauvrissement par rapport au texte originel. Il n’empêche que le juriste parvient à discerner, dans la formulation retenue, deux subtiles réminiscences jusnaturalistes. X. Dijon note tout d’abord la répétition, à quatre reprises, de la conjonction « et » : libres et égaux, en dignité et en droits, doués de raison et de conscience, sont doués… et doivent agir. X. Dijon voit dans ce et, un rappel discret du concept de nature, notamment parce que, dans le dernier emploi (sont doués… et doivent agir), la conjonction allie « la constitution spécifique de l’être humain et son obligation morale fondamentale ». De même, « la conjonction relie, dans la spécificité humaine, la puissance d’objectivité qu’est la raison et la perception des singularités qu’est la conscience : « doués de raison et de conscience » ». De même encore, « le et de la nature conjoint la communauté des humains dans la même dignité objective d’une part, l’attribution à chacun d’eux de mêmes droits subjectifs d’autre part: « égaux en dignité et en droits » ». Enfin, le et « allie l’irréductible singularité de la liberté et l’exigence objective de l’égalité : « tous les humains naissent libres et égaux ». »[24]
Pour X. Dijon, ces répétitions rappellent « le travail caché de la synthèse qu’opère la nature » : « Discrète, la conjonction et n’hésite pas à mettre ensemble la vivacité de la liberté épanouie dans ses droits subjectifs[25], prenant conscience de l’obligation d’un agir fraternel d’un côté, avec l’ordre de l’égalité exprimé dans une commune dignité objective et porté par la raison qui scrute la constitution du réel de l’autre côté. Comme elle, la nature assure l’unité de ses deux dimensions, appelant l’esprit à rejoindre cette « conjonction » par réflexion sur sa propre naissance ».
Et précisément, un autre mot renforce la thèse du jusnaturaliste : « le verbe naissent indique un peu plus explicitement en quel acte se fonde » le travail de synthèse opéré par le et.
On aurait pu écrire que « tous les êtres humains sont libres et égaux », mais « l’enracinement de la liberté et de l’égalité des humains en leur naissance apparaît ainsi comme une garantie contre les aléas postérieurs de la vie politique ».[26]
La liberté et l’égalité naissent donc d’un homme et d’une femme qui, par leur union, « permettent à la nature par le jeu des quatre et de l’article premier, d’aboutir au devoir de la fraternité non plus seulement selon un « esprit » qui obligerait les êtres humains du haut de son impératif catégorique en désespérant de se voir jamais exaucé d’eux, mais dans la chair elle-même puisque les frères (et les sœurs) se définissent par leur naissance du même père et de la même mère ».[27]
Revoilà donc la nature telle qu’elle est à la racine de sa polysémie et revoilà la famille, prioritaire dans la mesure où c’est en elle que « se noue le premier lien social »[28], en-decà du droit puisqu’elle surgit non seulement d’une décision de sujets libres et égaux mais aussi de l’inégalité (des enfants par rapport aux parents) et de l’instinct qui commande « le droit naturel du lien conjugal et de la procréation des enfants ». Cette inégalité et cet instinct semblent contredire les exigences du droit mais, en réalité, le vécu familial « les fonde plutôt sur ce don symboliquement manifesté par ces apparentes anomalies. Tandis que la liberté et l’égalité résolvent leurs exigences apparemment contraires dans la fraternité qui leur est sous-jacente, voici que cette fraternité elle-même, naturellement portée par l’inégalité et l’instinct inhérents au lien familial, se vit comme un don que les humains n’ont certes pas inventé mais qu’ils reçoivent au plus intime de leur liberté comme la promesse de leur égalité ».[29]
b) Mais l’autre est aussi un compagnon de voyage sur le chemin de ma vie. J’ai, besoin de l’autre pour le maintien de mon existence, pour l’épanouissement de mon être. Ce que je possède de plus précieux, je le dois aux autres.
c) Enfin, l’autre apparaît dans ma vie comme quelqu’un pour qui je peux travailler, qui est digne de ma sollicitude, non pas parce que je peux avoir besoin de lui, mais parce que j’ai quelque chose à lui donner. Si j’étais seul sur la terre, il n’y aurait pratiquement plus rien à faire et la vie n’aurait plus de sens. Il y a une joie plus grande que celle de recevoir, c’est celle de donner : « Melius est dare quam accipere. »