c. Un problème d’identité
Il est sûr que l’évocation de la « loi naturelle », du « droit naturel », d’ »ordre naturel » a très vite une connotation catholique démodée.
Or, il est bon de rappeler que ces concepts ne sont pas étrangers à la philosophie païenne antique et qu’à travers l’histoire, à l’heure actuelle même, il n’est pas rare de trouver ces expressions ou d’autres équivalentes en dehors du monde catholique.
La barbarie du terrorisme, des guerres ethniques, de pratiques fondamentalistes rétrogrades et mutilantes, a poussé, en ce XXIe siècle, maint philosophe à déclarer que « la tâche philosophique de repenser l’objectivité de l’éthique, de redéfinir des valeurs que tous peuvent partager, n’est pas seulement un exercice intellectuel mais aussi une urgence politique ». La grande question est de savoir s’il existe « des valeurs éthiques qui puissent s’imposer à tous afin de maintenir la possibilité d’une vie commune acceptable » car « l’exaltation de la subjectivité, de l’individu-roi (…) semble conduire directement à (des) conclusions relativistes et en fin de compte à une sorte de nihilisme moral »[1]. Relativisme et nihilisme que favorise aussi la « multiculturisation ».
Ne faudrait-il pas remettre sans cesse à la mode, le fameux impératif catégorique de Kant ? N’est-ce pas un principe universel de base. Rappelons-nous cette règle : « Je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime[2] devienne une loi universelle »[3]. Cette règle présente deux aspects. Un aspect subjectif : « Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de nature »[4] et un aspect objectif : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen »[5]. L’aspect subjectif et l’aspect objectif sont réunis dans le concept de « règne des fins » : les êtres raisonnables sont, en même temps, sujets de la loi et reconnus par elle comme des fins. « Or de là dérive une liaison systématique d’êtres raisonnables par des lois objectives communes, c’est-à-dire un règne qui, puisque ces lois ont précisément pour but le rapport de ces êtres les uns aux autres, comme fins et moyens[6], peut être appelé règne des fins (qui n’est à la vérité qu’un idéal) ».
Cette vision exclut qu’on considère que la personne est pour la société ou que la société soit pour la personne.
Or, Kant cristallise toute une tradition qui traverse le judaïsme[7], le christianisme mais aussi les religions et sagesses asiatiques. Il reformule ce qu’on a appelé « la règle d’or ». qu’on se rappelle aussi la formulation de la déclaration américaine d’indépendance : « nous tenons pour évident (…) que tous les hommes ont été doués par leur Créateur de certains droits inaliénables ». Ou encore celle de 1789, en France: « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression ».
Même si l’on dit, comme Bergson, que Kant et les auteurs des Déclarations évoquées ont été marqués par le christianisme[8], il ne s’agit tout de même pas de textes d’Église et des hommes divers y ont souscrit parce qu’ils y voyaient un fondement sûr pour la vie en société.
Relisons aussi Camus qui démontre que « l’analyse de la révolte conduit au moins au soupçon qu’il y a une nature humaine, comme le pensaient les Grecs, et contrairement aux postulats de la pensée contemporaine. Pourquoi se révolter s’il n’y a, en soi, rien de permanent à préserver ? C’est pour toutes les existences en même temps que l’esclave se dresse, lorsqu’il juge que, par tel ordre, quelque chose en lui est nié qui ne lui appartient pas seulement, mais qui est un lieu commun où tous les hommes, même celui qui l’insulte et l’opprime, ont une communauté prête ».[9]
Reproduisant un peu la démarche de Camus, H. Marcuse, a pu déclarer: « Je voudrais dire deux mots sur le droit de résistance, parce que je découvre avec stupeur que personne n’est vraiment profondément conscient du fait que la reconnaissance de ce droit (la civil disobedience en l’occurrence) constitue l’un des éléments les plus anciens et sacrés de la civilisation occidentale. L’idée qu’il existe un droit supérieur au droit positif est aussi vieille que cette civilisation elle-même. Ce conflit entre deux droits, toute opposition qui dépasse la sphère privée le rencontre. L’ordre établi détient le monopole légal de la force et il a le droit positif, l’obligation même d’user de cette violence pour se défendre. En s’y opposant, on reconnaît et on exerce un droit plus élevé. On témoigne que le devoir de résister est le moteur du développement historique de la liberté, le droit et le devoir de la désobéissance civile étant exercé comme force potentiellement légitime et libératrice. Sans ce droit de résistance, sans l’intervention d’un droit plus élevé contre le droit existant, nous en serions aujourd’hui encore au niveau de la barbarie primitive »[10].
Certes, Marcuse, au contraire de Camus, confond force et violence et cherche à légitimer la dialectique marxiste et la révolution permanente[11]. Il n’empêche que son analyse le conduit aussi à identifier un droit supérieur au droit positif.
Mais il y a mieux.
Notamment, les rappels de bon sens du philosophe américain Leo Strauss[12] qui fut très profondément marqué par la culture antique.
Dans son ouvrage Droit naturel et histoire[13], il écrit : « Rejeter le droit naturel revient à dire que tout droit est positif, autrement dit que le droit est déterminé exclusivement par les législateurs et les tribunaux des différents pays. Or, il est évident et parfaitement sensé de parler de lois justes et de décisions injustes. En passant de tels jugements, nous impliquons qu’il y a un étalon du juste et de l’injuste qui est indépendant du droit positif et qui lui est supérieur : un étalon grâce auquel nous sommes capables de juger du droit positif ».
Comme le montre Claude Rochet[14], un de ses commentateurs, Strauss conteste le « positivisme contemporain qui, à partir de la distinction entre faits et valeurs, jette le discrédit sur toute forme de pensée qui procède par évaluations et ne reconnaît la qualité de science qu’aux formes de connaissance qui se proclament éthiquement neutres ». Selon le positivisme, « il ne peut y avoir de connaissance authentique du devoir-être ». Or, « les choses politiques, (…) par essence constituent des évaluations fondamentales (…). Dans tout jugement politique vient, en effet, en question la conservation ou la transformation de la cité telle qu’elle est, et donc nécessairement une certaine idée du bien, ou, plus précisément, une idée de la bonne société ».
Strauss dénonce aussi le nihilisme : « Si nos principes n’ont d’autres fondements que notre préférence aveugle, rien n’est défendu de ce que l’audace de l’homme le poussera à faire. L’abandon du droit naturel conduit au nihilisme ; bien plus, il s’identifie au nihilisme. »
Même sévérité vis-à-vis du relativisme qui empêche de parvenir à une vérité absolue et qui, par là, nourrit la tyrannie : « Le relativisme libéral est enraciné dans la tradition de tolérance du droit, ou dans l’idée que n’importe qui a le droit naturel de rechercher le bonheur tel qu’il l’entend ; mais pris en lui-même, il est un séminaire d’intolérance ».
Enfin, l’historicisme qui nie l’immuabilité du droit naturel, est passé au crible. Le droit serait-il toujours relatif à une époque, à une culture ? Strauss répond avec Platon : « La caverne, c’est le monde de l’opinion opposé à celui de la connaissance. Or, l’opinion est essentiellement variable ; les hommes ne peuvent vivre, c’est-à-dire ne peuvent vivre ensemble, si les opinions ne sont pas stabilisées par le décret social… philosopher, c’est donc s’élever du dogme collectif à une connaissance essentiellement privée (…).
Tandis que chez les anciens, philosopher signifie sortir de la caverne, chez nos contemporains toute démarche philosophique appartient à un « monde historique », à une « culture », à une « civilisation », à une weltanshauung, en somme à ce que Platon appelait précisément la caverne. Nous appellerons cette théorie l’ »historicisme ».
« Il ne peut y avoir de droit naturel si la pensée humaine est incapable d’acquérir dans un domaine limité de sujets spécifiques une connaissance authentique et universellement valable ».
« ...l’homme ne peut philosopher que si, incapable de parvenir à la sagesse ou à une pleine compréhension de la totalité, il peut néanmoins savoir ce qu’il ne sait pas, c’est-à-dire saisir les problèmes fondamentaux et, partant, les alternatives fondamentales qui sont en principe inhérentes à la pensée humaine.
Mais ce n’est là que la condition nécessaire et non la condition suffisante du droit naturel. Pour pouvoir philosopher, il suffit que les problèmes restent toujours les mêmes ; par contre, il ne peut y avoir de droit naturel que si le problème fondamental de la philosophie politique est susceptible de recevoir une solution définitive ».
Cet historicisme « ruine l’idée de meilleur régime », note Claude Rochet. « La pensée historiciste, en créant le sens historique, mène à l’abandon de l’idée de droit naturel et à ce qui en est l’idée constitutive, l’existence d’un étalon transhistorique du juste et de l’injuste ». De plus, « la négation de l’idée de droit naturel aboutit à la négation de l’idée de philosophie ». En effet, comme l’écrit Strauss, « au cœur de l’historicisme gît la présupposition que toute pensée humaine n’est qu’un reflet de l’état de société qui l’a vue naître ». Contrairement à Platon, l’historicisme dénie « à la pensée le pouvoir de s’élever de l’opinion à la connaissance ».
Plus près de nous encore c’est le politique Vaclav Havel, le « rêveur naïf, dit-on, qui voudrait sans cesse concilier l’inconciliable, c’est-à-dire la politique avec la morale ». Il ne craint pas d’affirmer: « … nous ne pourrons construire un État de droit et un État démocratique si nous ne construisons pas simultanément - même si cela peut paraître peu scientifique aux yeux des politologues - un État humain, moral, spirituel et culturel. Les meilleures lois, les mécanismes démocratiques les plus élaborés, ne peuvent en eux-mêmes garantir ni la légalité, ni la liberté, ni les droits de l’homme, en somme rien de ce pourquoi ils sont faits, s’ils ne sont pas garantis par certaines valeurs humaines et sociales. Que serait une loi que personne ne respecterait, ne protégerait et n’appliquerait de façon responsable ? Un simple morceau de papier. A quoi serviraient des élections où l’électeur n’aurait, en fait, le choix qu’entre un petit et un plus grand voyou ? A quoi servirait l’éventail bigarré de partis politiques si aucun d’entre eux n’œuvrait pour le bien commun ? »[15]
On pourrait multiplier les exemples. Mais nous constatons que l’aspiration à des règles, des valeurs universelles et objectives n’est pas simplement une obsession catholique obsolète.