vii. Retour en Belgique
A la lumière de ce qui précède, il est clair que l’enjeu essentiel ne se situe pas au niveau des symboles religieux dans l’espace public ni même au niveau du financement des cultes. L’essentiel est que soit reconnu le rôle social des religions.
Les chrétiens ne peuvent accepter les conditions qu’Yvan Ylieff mettait à leur adhésion au Parti socialiste : « …les chrétiens du P.S. doivent considérer leurs convictions religieuses éminemment respectables, comme affaires personnelles qui ne peuvent en aucune manière interférer dans la vie publique.
On peut être profondément chrétien et ardent socialiste, mais on ne peut pas être militant socialiste ou mandataire et promotionner l’enseignement catholique, faire campagne contre l’avortement ou s’opposer à la reconnaissance effective de la laïcité ».[1] « Où se trouve donc le problème ? », s’interroge Ph. Busquin. « Il réside dans le fait que le chrétien, membre du P.S., peut être membre de la CSC et/ou membre de la mutualité chrétienne, qu’il met ses enfants dans l’enseignement libre, qu’il pratique les organisations culturelles ou parascolaires des mouvements chrétiens, qu’il participe de fait au renforcement d’appareils qui, par ailleurs, restent assez fondamentalement anti-socialistes ou peuvent apparaître comme tels »[2]. On peut certes discuter de la reconnaissance de la laïcité dans la mesure où, comme nous l’avons vu, cette reconnaissance a fait problème à certains de ses partisans mais il est impensable d’interdire aux chrétiens de s’engager de manière originale sur les autres questions. Cette intolérance n’est pas nécessairement le fruit du socialisme démocratique mais plutôt de son laïcisme.
En somme, ces socialistes ont beau dire[3] qu’il ne faut pas s’enfermer dans un « laïcisme dur », que les « difficultés (…) tiennent d’abord au rôle historique que l’Église catholique a joué depuis toujours dans notre pays, mais davantage encore à la puissance que détiennent chez nous, dans la plus grande ville comme dans le plus petit village, les organisations catholiques de type social (mutualités, institutions de soins, etc.), de type syndical ou coopératif, et surtout de type éducatif (poids énorme des organisations de jeunesse catholiques dans tous les milieux). » Ils n’en affirment pas moins une « …incompatibilité radicale entre la défense et le développement de cet enseignement (catholique) et la volonté propre au socialisme de construire un monde profondément différent ». Quelle stratégie alors adopter pour en finir avec cette présence chrétienne dans le tissu social ? La réponse est claire : « nous ne pouvons espérer rassembler les mouvements, les organisations, si nous refusons de rassembler et d’intégrer les individus ».
C’est très exactement la pensée et la praxis du léninisme le plus traditionnel. « La lutte antireligieuse, écrivait Lénine, ne peut se borner à des prêches abstraits, elle doit être liée à la pratique concrète du mouvement de classe, qui tend à supprimer les racines sociales de la religion »[4]. « Prenons un exemple : le prolétariat d’une région ou d’une branche d’industrie est formé d’une couche de (communistes) assez éclairés qui sont, bien entendu, athées, et d’ouvriers assez arriérés ayant encore des attaches à la campagne et au sein de la paysannerie, croyant à Dieu, fréquentant l’Église, et même soumis à l’influence du prêtre de l’endroit qui, admettons, est en passe de fonder un syndicat ouvrier chrétien. Supposons que la lutte économique dans cette localité ait abouti à la grève. Un marxiste est forcément tenu de placer le succès du mouvement gréviste au premier plan, de réagir absolument contre les divisions des ouvriers en athées et en chrétiens, de combattre absolument cette division. Dans ces circonstances, la propagande athée peut s’avérer superflue et même nuisible, non pas du point de vue sentimental, par crainte d’effaroucher, mais du point de vue du progrès réel de la lutte des classes qui, dans les conditions de la société capitaliste moderne, amènera les ouvriers chrétiens à l’athéisme, cent fois mieux qu’un sermon athée tout court. »[5]
Nous reviendrons, plus loin, sur ce type « laïcité de combat » subtil et délétère, sur les conditions et les pièges de l’action commune.
En attendant, tenons-nous-en fermement aux conditions de la « saine laîcité » telles qu’elles ont été précisées par Mgr Tauran. A condition que soit effectivement respecté et encouragé l’exercice des libertés d’enseignement, d’association et de religion, le « modèle » français lui-même est acceptable.
N’ayons, en tout ces, aucune nostalgie d’un État chrétien qui a été source de nombreux abus et a porté préjudice à la pureté du message évangélique que l’Église doit porter au monde. Travaillons plutôt à informer la société de l’esprit et des principes chrétiens en proposant inlassablement la bonne nouvelle à nos contemporains, en mettant en conformité nos discours et nos actes, en allant jusqu’au bout des exigences évangéliques et en montrant les bienfaits sociaux qu’elles procurent.
C’est, depuis plus de deux siècles, l’heure du peuple de Dieu, l’heure du laïcat. A lui d’investir et de transformer pacifiquement les structures politiques et économiques, d’animer tous les corps sociaux.
Cette action politique et évangélisatrice demande, comme nous le reverrons, courage, maîtrise et ouverture.
La liberté religieuse, en effet, ne l’oublions pas, a un aspect privé et un aspect public. En principe, dans nombre de sociétés, la démarche individuelle est respectée et même accentuée tandis que la manifestation publique et surtout l’engagement dans le monde sont souvent objet de suspicion et, de plus en plus, de restrictions. Il est un fait que le chrétien qui n’est guère gênant tant qu’il garde sa foi au fond de son cœur ou à l’ombre des sacristies, devient dérangeant lorsqu’il sort porter la Parole aux autres et, pis encore, lorsqu’il se sent poussé aussi, éclairé par cette même Parole, à « voir, juger, agir ». [6] Mais un chrétien peut-il s’abstenir d’être missionnaire ?
d’autre part, si, d’aventure, les chrétiens étaient à nouveau présents à tous les échelons de la société et de l’État, il n’en demeure pas moins que celui-ci ne pourrait se déclarer chrétien. Car il pécherait contre les affirmations claires du Concile Vatican II spécialement dans sa déclaration sur la liberté religieuse. La tentation serait certes forte de procéder, comme par le passé, d’une manière ou d’une autre, à une reconnaissance particulière mais, dans ce cas redoutable, il ne faudrait pas oublier la recommandation du Concile : « Si, en raison des circonstances particulières dans lesquelles se trouvent des peuples, une reconnaissance civile spéciale est accordée dans l’ordre juridique de la cité à une communauté religieuse donnée, il est nécessaire qu’en même temps, pour tous les citoyens et toutes les communautés religieuses, le droit à la liberté en matière religieuse soit reconnu et respecté ».[7]