vii. L’enseignement de Vatican II
Pour décrire les relations de l’Église[1] avec le monde, la constitution pastorale Gaudium et spes va, évidemment s’appuyer sur la constitution dogmatique Lumen gentium qui redéfinit l’Église : « Née de l’amour du Père éternel, fondée dans le temps par le Christ rédempteur, rassemblée dans l’Esprit-Saint, l’Église poursuit une fin salvifique et eschatologique qui ne peut être pleinement atteinte que dans le siècle à venir. Mais, dès maintenant présente sur cette terre, elle se compose d’hommes, de membres de la cité terrestre, qui ont pour vocation de former, au sein même de l’histoire humaine, la famille des enfants de Dieu, qui doit croître sans cesse jusqu’à la venue du Seigneur. Unie en vue des biens célestes, riche de ces biens, cette famille « a été constituée et organisée en ce monde comme une société » (LG 8) par le Christ, et elle a été dotée « de moyens capables d’assurer son union visible et sociale » (LG 9). A la fois « assemblée visible et communauté spirituelle » (LG 8), l’Église fait ainsi route avec toute l’humanité et partage le sort terrestre du monde ; elle est comme le ferment et, pour ainsi dire, l’âme de la société humaine (LG 38)[2] appelée à être renouvelée dans le Christ et transformée en famille de Dieu.
A vrai dire, cette compénétration de la cité terrestre et de la cité céleste ne peut être perçue que par la foi ; bien plus, elle demeure le mystère de l’histoire humaine qui, jusqu’à la pleine révélation de la gloire des fils de Dieu, sera troublée par le péché. Mais l’Église, en poursuivant la fin salvifique qui lui est propre, ne communique pas seulement à l’homme la vie divine ; elle répand aussi, et d’une certaine façon sur le monde entier, la lumière que cette vie divine irradie, notamment en guérissant et en élevant la dignité de la personne humaine, en affermissant la cohésion de la société et en procurant à l’activité quotidienne des hommes un sens plus profond, la pénétrant d’une signification plus haute. Ainsi, par chacun de ses membres comme par toute la communauté qu’elle forme, l’Église croit pouvoir largement contribuer à humaniser toujours plus la famille des hommes et son histoire ».[3]
Sont réaffirmées donc la réalité visible et spirituelle de l’Église[4] et sa volonté de servir les hommes (elle fait route avec l’humanité, partage le sort terrestre du monde, elle croit pouvoir largement contribuer à humaniser…) sans confusion de rôles:
« L’Église qui, en raison de sa charge et de sa compétence, ne se confond d’aucune manière avec la communauté politique et n’est liée à aucun système politique, est à la fois le signe et la sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine.
Sur le terrain qui leur est propre, la communauté politique et l’Église sont indépendantes l’une de l’autre et autonomes. Mais toutes deux, quoique à des titres divers, sont au service de la vocation personnelle et sociale des mêmes hommes. Elles exerceront d’autant plus efficacement ce service pour le bien de tous qu’elles rechercheront davantage entre elles une saine coopération, en tenant également compte des circonstances de temps et de lieu. L’homme, en effet, n’est pas limité aux seuls horizons terrestres, mais, vivant dans l’histoire humaine, il conserve intégralement sa vocation éternelle. Quant à l’Église, fondée dans l’amour du Rédempteur, elle contribue à étendre le règne de la justice et de la charité à l’intérieur de chaque nation et entre les nations. En prêchant la vérité de l’Évangile, en éclairant tous les secteurs de l’activité humaine par sa doctrine et par le témoignage que rendent des chrétiens, l’Église respecte et promeut aussi la liberté politique et la responsabilité des citoyens. (…).
Certes, les choses d’ici-bas et celles qui, dans la condition humaine, dépassent ce monde, sont étroitement liées, et l’Église elle-même se sert d’instruments temporels dans la mesure où sa propre mission le demande. Mais elle ne place pas son espoir dans les privilèges offerts par le pouvoir civil. Bien plus, elle renoncera à l’exercice de certains droits légitimement acquis s’il est reconnu que leur usage peut faire douter de la pureté de son témoignage ou si des circonstances nouvelles exigent d’autres dispositions. Mais il est juste qu’elle puisse partout et toujours prêcher la foi avec une authentique liberté, enseigner sa doctrine sociale, accomplir sans entraves sa mission parmi les hommes, porter un jugement moral, même en des matières qui touchent le domaine politique, quand les droits fondamentaux de la personne ou le salut des âmes l’exigent, en utilisant tous les moyens, et ceux-là seulement, qui sont conformes à l’Évangile et en harmonie avec le bien de tous, selon la diversité des temps et des situations ».[5]
Pour garantir l’indépendance et l’autonomie non seulement de l’Église[6] mais aussi de la communauté politique, l’Église affirme bien qu’ »elle ne place pas son espoir dans les privilèges offerts par le pouvoir civil » et qu’ »elle renoncera à l’exercice de certains droits légitimement acquis s’il est reconnu que leur usage peut faire douter de la pureté de son témoignage ou si des circonstances nouvelles exigent d’autres dispositions ».
Il n’y a plus aucune ambigüité : l’Église renonce, conformément à sa vocation, non seulement à la gestion des affaires temporelles mais aussi à la prépondérance et aux faveurs que les pouvoirs publics ont pu lui accorder à travers l’histoire. Dans cet esprit, nous verrons, au chapitre suivant, qu’une certaine laïcité de l’État peut être un bien pour l’Église.
Si, par son origine et sa vocation ultime, l’Église est une société autre que les sociétés temporelles, ses moyens d’action sont aussi différents. Sans entrer ici dans le détail qui sera l’objet de la dernière partie, retenons simplement, pour le moment, ces deux passages de GS : « Lorsque les apôtres, leurs successeurs et les coopérateurs de ceux-ci, sont envoyés pour annoncer aux hommes le Christ Sauveur du monde, leur apostolat prend appui sur la puissance de Dieu qui, très souvent, manifeste la force de l’Évangile dans la faiblesse des témoins. Il faut en effet que tous ceux qui se vouent au ministère de la parole divine utilisent les voies et les moyens propres à l’Évangile qui, sur bien des points, sont autres que ceux de la cité terrestre. »[7]
Rappelons-nous aussi ce que nous avons vu plus haut[8] : l’Église n’agit pas de l’extérieur mais de l’intérieur comme un ferment.
Cette humilité de l’Église catholique s’explique et se renforce également du fait qu’elle reconnaît que les Églises et communautés séparées peuvent être des « moyens de salut » : en effet, « …parmi les éléments ou les biens par l’ensemble desquels l’Église se construit et est vivifiée, plusieurs et même beaucoup, et de grande valeur, peuvent exister en dehors des limites visibles de l’Église catholique : la parole de Dieu écrite, la vie de la grâce, la foi, l’espérance et la charité, d’autres dons intérieurs du Saint-Esprit et d’autres éléments visibles. Tout cela, qui provient du Christ et conduit à lui, appartient de droit à l’unique Église du Christ.
De même, chez nos frères séparés s’accomplissent beaucoup d’actions sacrées de la religion chrétienne qui, de manières différentes selon la situation diverse de chaque Église ou communauté, peuvent certainement produire effectivement la vie de la grâce, et l’on doit reconnaître qu’elles donnent accès à la communion du salut ».[9]
Ceci dit, l’Église ne renonce à rien de ses missions traditionnelles et s’appuie sur son double statut d’institution spirituelle et visible pour réclamer une double liberté à laquelle elle n’a jamais renoncé : :
« Parmi les choses qui concernent le bien de l’Église, voire le bien de la cité terrestre elle-même, et qui, partout et toujours, doivent être sauvegardées et défendues contre toute atteinte, la plus importante est certainement que l’Église jouisse de toute la liberté d’action dont elle a besoin pour veiller au salut des hommes. Elle est sacrée, en effet, cette liberté dont le Fils unique de Dieu a doté l’Église qu’il a acquise de son sang. Elle est si propre à l’Église que ceux qui la combattent agissent contre la volonté de Dieu. La liberté de l’Église est un principe fondamental dans les relations avec les pouvoirs publics et tout l’ordre civil.
Dans la société humaine et devant tout pouvoir public, l’Église revendique la liberté en tant qu’autorité spirituelle, instituée par le Christ Seigneur et chargée par mandat divin d’aller par le monde entier prêcher l’Évangile à toute créature. L’Église revendique également la liberté en tant qu’elle est aussi une association d’hommes ayant le droit de vivre dans la société civile selon les préceptes de la foi chrétienne.
Dès lors, là où existe un régime de liberté religieuse, non seulement proclamée en paroles ou seulement sanctionnée par des lois, mais mise effectivement et sincèrement en pratique, là se trouvent enfin fermement assurées à l’Église les conditions, de droit et de fait, de l’indépendance nécessaire à l’accomplissement de sa divine mission, indépendance que les autorités ecclésiastiques ont revendiquée dans la société avec de plus en plus d’insistance. En même temps, les fidèles du Christ, comme les autres hommes, jouissent, sur le plan civil, du droit de ne pas être empêchés de mener leur vie selon leur conscience. Il y a donc bon accord entre la liberté de l’Église et cette liberté religieuse qui, pour tous les hommes et toutes les communautés, doit être reconnue comme un droit et sanctionnée juridiquement ».[10]
Si l’Église ne cherche plus à utiliser la communauté politique pour remplir ses missions, il semble juste que les pouvoirs publics n’essayent pas de pasticher l’Église en s’octroyant le droit de former les consciences.
Si l’Église reconnaît que les autres Églises et communautés séparées peuvent être des moyens de salut, les libertés qu’elle réclame pour elle doivent aussi être reconnues à ces sociétés.
A ces deux points de vue, Paul VI a fait une intéressante mise au point d’un grand esprit d’ouverture et en conformité parfaite avec la déclaration Dignitatis humanae sur la liberté religieuse, que nous étudierons dans le chapitre suivant : « Il n’appartient ni à l’État, ni même à des partis politiques qui seraient clos sur eux-mêmes, de chercher à imposer une idéologie, par des moyens qui aboutiraient à la dictature des esprits, la pire de toutes. C’est aux groupements culturels et religieux - dans la liberté d’adhésion qu’ils supposent - qu’il appartient, de manière désintéressée et par leurs voies propres, de développer dans le corps social ces convictions ultimes sur la nature, l’origine et la fin de l’homme et de la société ».[11]
Il était opportun que l’Église abandonne la référence à la « perfection » et à la « supériorité » qui ne pouvaient qu’induire des comportements qui auraient trahi l’esprit évangélique. A l’instar de Jean-Paul II qui se définit comme « serviteur des serviteurs de Dieu », elle se présente désormais comme une aide, une servante, une coopératrice. En même temps, elle renoue avec sa vraie nature.
Certes, du seul fait qu’ils s’appliquent au soin spirituel de leur troupeau, les évêques travaillent aussi au progrès et au bonheur social et civil : c’est ainsi qu’ils concourent à ce dessein avec les autorités publiques en exerçant leur propre activité, au titre de leur charge et comme il convient à des évêques, et qu’ils recommandent l’obéissance aux lois justes et le respect _ l’égard des pouvoirs légitimement établis ?
Puisque la charge apostolique des évêques a été instituée par le Christ Seigneur et qu’elle poursuit une fin spirituelle et surnaturelle, le saint Concile œcuménique déclare que le droit de nommer et d’instituer les évêques est propre à l’autorité ecclésiastique compétente, et qu’il lui est particulier et de soi exclusif.
Aussi, pour défendre dûment la liberté de l’Église, pour promouvoir le bien des fidèles d’une manière plus appropriée et plus aisée, c’est le vœu du Concile qu’ l’avenir ne soit plus accordés aux autorités civiles aucun droit ni aucun privilège d’élection, de nomination, de présentation ou de désignation en vue de la charge épiscopale. Les autorités civiles, dont le Concile reconnaît avec gratitude et estime les dispositions déférents à l’égard de l’Église, sont très courtoisement priées de bien vouloir renoncer d’elles-mêmes, en accord avec le Saint-Siège, à ces droits et privilèges dont elles jouissent actuellement en vertu d’une convention ou d’une coutume ». (Décret _Chistus Dominus, Sur la charge pastorale des évêques, 19-20).