ii. L’État : un échelon supérieur de l’organisation sociale
Nous sommes bien sûr habitués à la présence de l’État dans nos sociétés modernes. Il ne faut toutefois pas oublier, comme l’écrivait un juriste, que « L’État est une invention extrêmement récente : il est né à la surface de la terre à des endroits et à des époques très différents puisque subsistent à l’heure actuelle, à côté d’immenses empires régissant le destin de plusieurs centaines de millions de personnes, des sociétés tribales vivant encore à l’âge de la pierre »[1]. A l’origine, et pendant de très longues périodes, le seul pouvoir connu est celui de la famille, de la tribu ou du clan.
La Bible nous donne un aperçu assez exact de l’évolution des sociétés humaines vers les conditions qui rendront nécessaires cette structure organisatrice qu’on nomme l’État. Et, à travers le temps, l’enseignement social chrétien reprendra ce schéma : l’homme est naturellement social et que cette sociabilité s’actualise d’abord dans la famille. Celle-ci en s’accroissant forme de petites communautés. Plusieurs familles constitueront une cité, la société civile nécessaire au progrès et à la paix. Cette société est le fruit de la volonté des hommes, d’un pacte exprès ou tacite, d’un consensus, d’une adhésion à cette forme particulière et élargie de la vie en commun. d’une certaine manière donc, on peut dire que c’est la société qui fonde l’État et non le contraire.
Toutefois, faisait remarquer Hegel[2], « les individus qui assurent leur conservation par un commerce avec d’autres personnes juridiques, et la famille, constituent les deux moments[3] encore idéels d’où naît l’État comme leur fondement véritable.
Cette évolution de la moralité objective immédiate à travers la division de la société civile, qui la conduit à l’État, lequel se manifeste comme son vrai fondement est la preuve scientifique du concept de l’État et il n’y en a pas d’autre. Si la marche du concept scientifique fait apparaître l’État comme un résultat, alors qu’il se donne lui-même comme le vrai fondement, c’est que cette médiation et cette illusion s’abolissent d’elles-mêmes dans l’immédiat. C’est pourquoi dans la réalité l’État est en général plutôt le premier. C’est à l’intérieur de lui que la famille se développe en société civile et c’est l’idée de l’État elle-même qui se divise en ces deux moments ».
Il est clair qu’on peut parfaitement appliquer au texte ci-dessus, la « perspective de lecture » proposée par H. Simon : « Comme dans une coupe géologique, explique-t-il, ce qui est dernier dans l’ordre de l’exploration est au contraire premier dans l’ordre de la réalité (…).
Ainsi, selon l’ordre du discours, la liberté va de la « mainmise »[4] de l’individu jusqu’à l’instauration d’un État libre. Mais dans la réalité, un individu n’est « libre » que s’il est déjà membre d’un État libre. Il faut en effet que l’État :
-garantisse la paix intérieure et extérieure,
-permette la prospérité de la société (approvisionnements, services, écoles, etc.),
-assure la stabilité des familles,
pour que les individus qui naissent puissent entamer leur apprentissage de la liberté.(…)
L’individu, pour sa part, dans son propre itinéraire, va découvrir l’État en dernier, quand il va s’expérimenter comme citoyen responsable ; mais, en réalité, il était toujours déjà précédé par l’État »[5].
Cette idée a été aussi développée par Pie XI si l’on veut bien étendre à l’État ou aux pouvoirs publics la notion de société civile qu’il utilise:
« En premier lieu, la famille, instituée immédiatement par Dieu pour sa fin propre, qui est la procréation et l’éducation des enfants. Elle a pour cette raison une priorité de nature, et par suite une priorité de droits, par rapport à la société civile. Néanmoins, la famille est une société imparfaite parce qu’elle n’a pas en elle-même tous les moyens nécessaires pour atteindre sa perfection propre ; tandis que la société civile est une société parfaite, car elle a en elle tous les moyens nécessaires à sa fin propre, qui est le bien commun temporel. Elle a donc sous cet aspect, c’est-à-dire par rapport au bien commun, la prééminence sur la famille, qui trouve précisément dans la société civile la perfection temporelle qui lui convient ».[6]
Cette remarque est importante car à n’insister que sur l’antériorité de la famille ou de l’activité économique, on risque d’amoindrir dangereusement le rôle de l’État et de susciter à son égard quelque méfiance comme si cette institution était secondaire et même superfétatoire. Or, l’État dont a eu certainement à se plaindre dans ses formes autoritaires, centralisatrices, totalitaires ou providentielles est à restaurer d’urgence dans le contexte libéral de ce début de siècle.
Une des raisons d’être majeure de l’État est de faire barrage aux violences naturelles et latentes auxquelles les individus et les groupes cèdent si facilement et donc d’instaurer les libertés, le code des droits et des devoirs. Comme l’a très bien vu Hegel, il a fallu des siècles pour que l’éminente dignité de tout homme « créé à l’image et à la ressemblance de Dieu » commence à pénétrer la réalité politique [7]et nous savons que sans volonté politique, la proclamation des droits de l’homme reste lettre morte.
Marx, on le sait, contestera très tôt cette vision et affirmera que l’État démocratique la_que qui, pour lui, est l’achèvement du christianisme[8], ne réalise qu’une liberté formelle, trompeuse. « La démocratie politique est chrétienne, en ce que l’homme - non pas seulement un homme, mais chaque homme - y est considéré comme un être souverain, suprême ; mais il s’agit de l’homme qui se présente comme inculte, comme non social, l’homme dans son existence contingente, l’homme dans son comportement ordinaire, l’homme qui est corrompu par toute l’organisation de notre société, perdu pour lui-même, aliéné, livré à la domination de conditions et d’éléments inhumains, en un mot l’homme qui n’est pas encore un être générique véritable ».[9]
On se rappelle, à cet égard, sa critique de la révolution française qui a séparé les droits du citoyen et les droits de l’homme. Le citoyen, membre de la société politique, est un homme abstrait tandis que l’homme concret, membre de la société civile, n’est qu’un individu égoïste, un bourgeois. « L’émancipation politique, écrit-il, c’est la réduction de l’homme, d’une part au membre de la société bourgeoise, à l’individu égoïste et indépendant, et d’autre part au citoyen, à la personne morale ». Dans quelles conditions, la véritable émancipation humaine aura-t-elle lieu ? Marx répond qu’elle »_ n’est réalisée que lorsque l’homme a reconnu et organisé ses forces propres comme forces sociales et ne sépare donc plus de lui la force sociale, sous la forme de la force politique »[10].
L’État ne peut être l’instrument de l’émancipation de l’homme puisque, s’il veut jouer ce rôle, il « est l’intermédiaire entre l’homme et la liberté de l’homme », il est « l’intermédiaire que l’homme charge de toute son humanité, de toute sa limitation humaine »[11]. L’État n’offre qu’une liberté théorique or les hommes ont besoin d’une liberté réelle, immédiate c’est-à-dire sans intermédiaire.
De plus, l’État démocratique et libéral issu de la révolution française est un État de classe qui renforce l’hiatus constaté entre l’État et la société civile[12]. Pour Marx, Hegel avait donc tort de considérer l’activité politique comme une forme supérieure de moralité.
Que faire dès lors de cet État bourgeois ? A ce point de vue, on sait que la pensée de Marx a évolué et que ses interprètes comme ses successeurs ont eu tendance à la simplifier. Selon l’interprétation la plus classique ou la plus « orthodoxe », Marx a pensé tout d’abord à une transformation progressive de l’État bourgeois : « …la première étape de la révolution ouvrière est la constitution du prolétariat en classe dominante, la conquête de la démocratie. Le prolétariat se servira de la suprématie politique pour arracher petit à petit tout le capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production entre les mains de l’État, c’est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante, et pour augmenter au plus vite la quantité des forces productives »[13]. Mais Marx écrira aussi : »Dans la dernier chapitre du 18 brumaire[14], je remarque… que la prochaine tentative de la Révolution en France devra non faire passer la machine bureaucratique et militaire en d’autres mains… mais la briser. C’est la condition première de toutes les révolutions véritablement populaires sur le continent »[15] .
Quel que soit le chemin, l’objectif est de remplacer la dictature bourgeoise par la dictature du prolétariat. C’est certes une nouvelle forme d’État mais cet État est transitoire[16], c’est « un instrument pour la transformation du monde. Une fois son rôle accompli, il disparaîtra ».[17] En effet, il ne peut y avoir d’État communiste. Là où il y a un État, il ne peut y avoir de liberté. Le communisme naîtra avec la liberté c’est-à-dire avec la disparition de l’État.[18]
Lénine développera cette idée dans sa théorie du « dépérissement de l’État » c’est-à-dire de l’État prolétarien qui rejoindra le « musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze ». [19]
La période de transition devait durer plus ou moins longtemps suivant les circonstances souscrire néanmoins, et sans contradiction, à l’affirmation d’A. Finkielkraut qui constate, en URSS, « sous Lénine, le dépérissement de l’État. Mais non pas au sens où il le dit dans L’État et la Révolution, car il s’agit d’une substitution du Parti à l’État comme lien de la souveraineté et de la légitimité politique »[20]. Comme l’écrit aussi H. Simon, « le communisme n’est pas l’apothéose de l’État mais son abolition dans la dictature du parti unique »[21]. Comme l’avait prédit Bakounine, « le soi-disant État populaire ne sera rien d’autre que la direction despotique des masses populaires par une nouvelle et nombreuse aristocratie de réels ou de prétendus savants… »[22].
En fait, le communisme a généré purement et simplement une société totalitaire violente.
Bien conscients, comme Marx, des dérives possibles d’un État qui se laisse contrôler par les puissances de l’argent, d’un État aliénant, ne devons-nous pas reconnaître, avec Hegel, la nécessité de l’État comme remède aux injustices et comme médiateur entre les forces diverses de la société civile ?
Mais si nous ne pouvons souscrire à la conception hégélienne d’un État « au-dessus de tout soupçon »[23], comment définir, mesurer, évaluer, contrôler son pouvoir ? Ce sera l’objet des chapitres suivants.
Il arrive un moment dans le devenir d’un enfant, où celui-ci s’investit dans l’apprentissage de la marche : il apprend à marcher. Ensuite, il passe à autre chose.
Mais, ce moment de la motricité, même s’il n’occupe plus la conscience de l’enfant, reste constitutif de sa liberté, de son autonomie. Le passage par ce moment commande l’accès à d’autres moments ultérieurs de la liberté, comme l’école, la profession, etc. (…) Et cet apprentissage par l’enfant correspond aux efforts que l’humanité a dû faire pour accéder à la station debout. Ce moment individuel est donc aussi un moment collectif » (SIMON H., Chrétiens dans l’État moderne, Cerf, 1984, pp. 48-49).