vi. En conclusion
Comme ses prédécesseurs, Jean-Paul II est bien conscient que la démocratie est toujours menacée. Il y a la menace permanente des « lobbies » : « …l’Église ne peut approuver la constitution de groupes restreints qui usurpent le pouvoir de l’État au profit de leurs intérêts particuliers ou à des fins idéologiques »[1] . Mais il y a aussi et surtout une menace idéologique subtile : « Après la chute , dans beaucoup de pays, des idéologies qui liaient la politique à une conception totalitaire du monde - et la première d’entre elle, le marxisme - se profile aujourd’hui un risque non moins grave pour la négation des droits fondamentaux de la personne humaine et pour la réabsorption dans la politique de la même demande religieuse qui habite dans le cœur de chaque être humain: c’est le risque de l’alliance entre la démocratie et le relativisme éthique qui enlève à la convivence civile tout point de référence moral sûr et la prive, plus radicalement, de la reconnaissance de la vérité »[2]. Or, pour Jean-Paul II, l’affirmation de valeurs qui échappent à la volonté humaine est indispensable pour fonder l’égalité sans laquelle il est vain de parler de démocratie : « Seulement dans l’obéissance aux normes morales universelles, l’homme trouve la pleine confirmation de son unicité de personne et de possibilité de vraie grandeur morale (…) Ces normes constituent en effet le fondement indestructible et la ferme garantie d’une juste et pacifique convivence humaine, et donc d’une vraie démocratie, qui peut naître et croître seulement sur l’égalité de tous ses membres, rassemblés dans les droits et les devoirs. Face aux normes morales qui interdisent le mal intrinsèque, il n’y a de privilèges ni d’exceptions pour personne. Etre le patron du monde ou le dernier misérable sur la face de la terre ne fait aucune différence: devant les exigences morales, nous sommes tous absolument égaux ».
Depuis le XIXe siècle, la leçon est toujours la même. La démocratie ne vit que par un peuple et non une masse. Le peuple peut-être l’organe de désignation du gouvernement, il n’est pas l’origine de l’autorité et ne peut être l’auteur de toutes les lois. Reste que la démocratie « est certainement la forme de gouvernement la plus exigeante, car elle repose sur une maturité morale de tous les citoyens ».[3]
Pour reprendre de manière plus adaptée à un auditoire pluraliste, l’ensemble des idées qui ont été présentées ici à travers les encycliques principalement, on méditera, avec profit, à travers de larges extraits, la démarche adoptée par le cardinal J. Ratzinger, lors de sa réception à l’Institut de France où il prenait la succession du grand physicien russe André Sakharov[4].
« Sakharov (…) était plus qu’un savant considérable : il était un grand homme. Il a lutté pour la valeur propre de l’homme, pour sa dignité éthique et sa liberté, et assumé pour cela le prix de la souffrance, de la persécution, du renoncement à la possibilité de travaux scientifiques ultérieurs. La science peut servir à l’humanité, mais elle peut aussi devenir un instrument du mal et conférer ainsi à ce dernier toute son horreur. Ce n’est que lorsqu’elle est sous-tendue par la responsabilité éthique qu’elle est en état de réaliser sa véritable essence.
Je ne sais pas quand ni comment ce rapport de la science à l’éthique est apparu à Sakharov avec tout son sérieux. Une brève note concernant un épisode remontant à 1955 fournit ici une indication. En novembre 1955 avaient été entamés d’importants essais d’armes thermo-nucléaires, qui avaient entraîné des événements tragiques : la mort d’un jeune soldat et d’une fillette de douze ans. Lors du petit banquet qui suivit, Sakharov porta un toast o il disait son espoir que les armes russes n’explosent jamais sur des villes. Le responsable du test, un officier de haut rang, déclara dans sa réponse que la tâche des savants était d’améliorer les armes, que la façon dont elles étaient utilisées n’était pas leur affaire ; leur jugement, estimait-il, n’était pas compétent pour cela. Sakharov commente ce propos en disant que déjà alors il croyait ce qu’il croit encore aujourd’hui : savoir « qu’absolument aucun homme ne peut récuser sa part de responsabilité dans une affaire dont dépend l’existence de l’humanité ». L’officier avait au fond - peut-être sans s’en rendre compte - refusé de reconnaître à l’éthique une dimension propre pour laquelle tout homme est compétent. Dans son esprit, il n’y avait manifestement que des compétences particulières de nature scientifique, politique, militaire. En vérité, il n’y a pas de compétences particulières qui pourrait conférer le droit de tuer ou de laisser tuer des hommes. Nier la capacité humaine générale de juger ce qui concerne l’homme en tant qu’homme, c’est créer un nouveau système de classes et avilir par là tout le monde, parce qu’alors l’homme n’existe plus comme tel. La négation du principe éthique, la négation de cet organe de connaissance préalable à toute spécialité que nous nommons la conscience, est négation de l’homme. Sakharov a indiqué à de multiples reprises et toujours avec beaucoup d’insistance cette responsabilité de chaque individu vis-à-vis du tout ; et le sens de cette responsabilité lui a fait trouver sa mission._
A partir de 1968 il fut exclu des travaux touchant les secrets d’État ; il n’en devint que davantage encore le représentant des droits publics de la conscience. Sa pensée gravite désormais autour des droits de l’homme, de la rénovation morale du pays et de l’humanité, et plus largement des valeurs humaines générales et de l’exigence de la conscience. Lui qui aimait tellement son pays, il dut se faire l’accusateur d’un régime qui poussait les hommes à l’apathie, à la lassitude, à l’indifférence, qui les faisait tomber dans la misère extérieure et intérieure. On pourrait dire bien sûr qu’avec la chute du système communiste la mission de Sakharov a été remplie ; qu’elle fut un chapitre important de l’histoire mais qui appartient maintenant au passé. Je crois qu’une conception pareille serait une grande et dangereuse erreur. Il est clair tout d’abord que l’orientation générale de la pensée de Sakharov vers la dignité et les droits de l’homme, l’obéissance vis-à-vis de la conscience, même au prix de la souffrance, demeure un message qui ne perd pas de son actualité là même où n’existe plus le contexte politique dans lequel ce message avait acquis son actualité propre. Je crois de plus que les menaces pour l’homme qui, avec la domination des partis marxistes, étaient devenues des forces politiques concrètes de destruction de l’humanité, continuent à peser aujourd’hui sous d’autres formes. Robert Spaemann([5]) a dit récemment qu’après la chute de l’utopie commence à se répandre de nos jours un nihilisme banal dont les conséquences pourraient s’avérer aussi dangereuses. Il évoque par exemple le philosophe américain Richard Rorty([6]), qui a formulé la nouvelle utopie de la banalité. L’idéal de Rorty est une société libérale dans laquelle n’existeront plus les valeurs et les critères absolus ; le bien-être sera l’unique chose qu’il vaudra la peine de poursuivre. Dans sa critique circonspecte mais tout à fait décidée du monde occidental, Sakharov a prévu le danger qui se profile dans cette évacuation de l’humain, quand il parle de la « mode du libéralisme de gauche » ou dénonce la naïveté et le cynisme qui paralyse fréquemment l’Occident, alors qu’il s’agirait pour celui-ci d’assumer sa responsabilité morale.
Nous nous trouvons ici devant la question que Sakharov nous adresse aujourd’hui : comment le monde libre peut-il assumer sa responsabilité morale ? La liberté ne garde sa dignité que si elle reste reliée à son fondement et à sa mission éthiques. Une liberté, dont l’unique contenu consisterait dans la possibilité d’assouvir ses besoins, ne serait pas une liberté humaine ; elle resterait du domaine animal. Privée de son contenu, la liberté individuelle s’abolit elle-même, parce que la liberté de l’individu ne peut exister que dans un ordre des libertés. La liberté a besoin d’un contenu communautaire que nous pourrions définir comme la garantie des droits de l’homme. Pour l’exprimer autrement : le concept de liberté requiert d’après sa signification même d’être complété par deux autres concepts : le droit et le bien. Nous pouvons dire qu’appartient à la liberté la capacité qu’a la conscience de percevoir les valeurs de l’humanité qui sont fondamentales et concernent chacun. (…)
Sakharov savait gré au monde libre de son engagement en sa faveur et en faveurs d’autres persécutés, et toutefois il ne cessa, lors de nombreux faits politiques et devant de nombreuses destinées, de vivre dramatiquement la défaillance de l’Occident. Il ne pensait pas qu’il lui revînt d’en analyser les motifs plus profonds, mais il n’a pas moins vu clairement que la liberté est fréquemment entendue de façon égoïste et superficielle. On ne peut pas vouloir avoir la liberté pour soi seul ; la liberté est indivisible et doit toujours être vue comme une mission pour toute l’humanité. Cela signifie qu’on ne peut pas l’avoir sans sacrifices et renoncements. Elle exige qu’on veille à ce que la morale, en tant que lien public et communautaire, soit comprise de telle sorte qu’on reconnaisse en elle-même si elle est de soi sans force - une force qui est en définitive au service de l’homme. La liberté exige que les gouvernements et tous ceux qui portent une responsabilité se plient devant ce qui se présente de soi sans défense et ne peut exercer aucune coercition.
A ce niveau se situe la menace des démocraties modernes à laquelle il nous faut réfléchir dans l’esprit de Sakharov. Car il est difficile de voir comment la démocratie qui repose sur le principe de la majorité, peut, sans introduire un dogmatisme qui lui est étranger, maintenir en vigueur des valeurs morales qui ne sont pas reconnues par une majorité. Rorty estime à ce sujet qu’une raison guidée par la majorité inclut toujours quelques idées intuitives comme, par exemple, l’abolition de l’esclavage. P. Bayle([7]) s’exprimait au XVIIe siècle de façon encore bien plus optimiste. A la fin des guerres sanglantes dans lesquelles les grandes querelles de la foi avaient précipité l’Europe, la métaphysique, estimait-il n’intéressait pas la vie politique : la vérité pratique suffisait. Il n’existait, selon lui, qu’une unique morale, universelle et nécessaire, qui était une claire et vraie lumière que tous les hommes perçoivent dès qu’ils ouvrent un peu les yeux. Les idées de Bayle reflètent la situation spirituelle de son siècle : l’unité de la foi s’était désagrégée, on ne pouvait plus tenir comme un bien commun les vérités du domaine métaphysique. Mais les convictions morales fondamentales et essentielles avec lesquelles le christianisme avait formé les âmes, étaient toujours des certitudes sans discussion dont il semblait que la seule raison pouvait percevoir la pure évidence.
Les développements de ce siècle nous ont appris qu’il n’existe pas une évidence qui soit une base fixe et sure de toutes les libertés. La raison peut très bien perdre de vue les valeurs essentielles ; même l’intuition sur laquelle s’appuie Rorty ne tient pas sans limitation. Ainsi, l’idée qu’il invoque, selon laquelle l’esclavage doit être aboli, n’a pas existé pendant des siècles, et combien on peut facilement la renier de nouveau, l’histoire des États totalitaires de notre siècle le montre avec suffisamment de clarté. La liberté peut s’abolir elle-même, se dégoûter d’elle-même, une fois qu’elle est devenue vide. Cela aussi nous l’avons vécu dans notre siècle : une décision majoritaire peut servir à annuler la liberté ».
A la base de l’inquiétude qu’éprouvait Sakharov devant la naïveté et le cynisme de l’Occident, il y a ce problème d’une liberté vide et sans direction, Le positivisme strict qui s’exprime dans l’absolutisation du principe de la majorité se renverse inévitablement un jour ou l’autre en nihilisme. C’est à ce danger qu’il nous faut nous opposer là où il en va de la défense de la liberté et des droits de l’homme. Le politicien de Danzig Hermann Rauschning([8]) a, en 1938, diagnostiqué dans le national-socialisme une révolution nihiliste : « Il n’y avait et il n’y a aucun but que le national-socialisme ne serait prêt à tout moment à sacrifier ou à mettre en avant en raison du mouvement ». Le nationalisme n’était qu’un instrument dont le nihilisme se servait, mais était également prêt à se débarrasser à tout moment pour le remplacer par autre chose. Il me semble que même les événements que nous observons avec quelque inquiétude dans l’Allemagne d’aujourd’hui ne sa laissent pas suffisamment expliquer par l’étiquette d’hostilité à l’égard des étrangers. Au fondement il y a aussi, en fin de compte, un nihilisme provenant du vide des âmes : dans la dictature national-socialiste comme dans la dictature communiste il n’y avait aucune action qui aurait été regardée comme mauvaise en soi et toujours immorale. Ce qui servait les buts du mouvement ou du parti était bon, si inhumain que cela pût être. Ainsi pendant des décennies entières on assista à un écroulement du sens moral qui devait nécessairement se transformer en nihilisme complet le jour où aucun des buts précédents n’eut plus de valeur et où la liberté se réduisit à la possibilité de faire tout ce qui peut pour un instant rendre captivante et intéressante une vie devenue vide. Revenons à la question : comment peut-on redonner au droit et au bien dans nos sociétés leur force contre la naïveté et le cynisme, sans que pareille force du droit soit imposée ou même arbitrairement définie par la coercition extérieure. A cet égard l’analyse faite par A. de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique m’a toujours impressionné. Que cet édifice, de soi fragile, conserve néanmoins sa cohésion et rende possible un ordre des libertés dans la liberté vécue communautairement, le grand penseur politique en voyait une condition essentielle dans le fait qu’en Amérique était vivante une conviction morale fondamentale, conviction qui, nourrie du christianisme protestant, donna leurs bases aux institutions et aux mécanismes démocratiques.
De fait, des institutions ne peuvent se maintenir et être efficaces sans des convictions éthiques communes. Or celles-ci ne peuvent pas provenir d’une raison purement empirique. Les décisions de la majorité ne resteront elles-mêmes véritablement humaines et raisonnables que tant qu’elles présupposeront l’existence d’un sens humanitaire fondamental et respecteront celui-ci comme le véritable bien commun, la condition de tous les autres biens. De telles convictions exigent des attitudes humaines correspondantes, et ces attitudes ne peuvent se développer lorsque le fondement historique d’une culture et les jugements éthico-religieux qu’elle contient ne sont pas pris en considération. Pour une culture et une nation, se couper des grandes forces éthiques et religieuses de son histoire revient à se suicider. Cultiver les jugements moraux essentiels, les maintenir et les protéger sans les imposer de façon coercitive, me paraît être une condition de la subsistance de la liberté face à tous les nihilismes et à leurs conséquences totalitaires.
C’est en cela que je vois aussi la mission publique des Églises chrétiennes dans le monde d’aujourd’hui ? Il est conforme à la nature de l’Église qu’elle soit séparée([9]) de l’État et que sa foi ne puisse pas être imposée par l’État, mais repose sur des convictions librement acquises. Sur ce point, il y a un beau mot d’Origène([10]) qui, hélas, n’a pas toujours été suffisamment remarqué : « le Christ ne triomphe de personne sans que ce dernier ne le veuille lui-même. Il ne triomphe qu’en convainquant car Il est la Parole de Dieu ». Il n’appartient pas à l’Église d’être un État ou une partie de l’État mais d’être une communauté fondée sur des convictions. Mais il lui appartient aussi de se savoir responsable du tout et de ne pouvoir se limiter à elle-même. Il lui faut, avec la liberté qui lui est propre, s’adresser à la liberté de tous, de façon que les forces morales de l’histoire restent les forces du présent et que resurgisse toujours neuve cette évidence des valeurs sans laquelle la liberté n’est pas possible. » [11]