f. Eduquer à la démocratie ?
Havel, comme bien d’autres auteurs cités plus haut, montre l’importance du facteur culturel en démocratie.
Au minimum, chez les auteurs les plus libéraux, la tension permanente réclamée par le cheminement incessant vers l’idéal réclame un apprentissage continu, « une culture »[1], un « état d’esprit »[2]. Il faut en effet que le peuple respecte, au moins, les règles de fonctionnement ainsi que les droits de chacun.
d’autres auteurs vont plus loin. C’est le cas, par exemple, d’Alan Bloom qui, dans un ouvrage publié dans les années 80[3] considérait que la décadence de l’enseignement des humanités aux USA comportait un danger politique : « Il va de soi qu’aux USA, il faut commencer par étudier la Déclaration d’indépendance, la Constitution et les articles écrits par Hamilton, Madison et Jay[4] avant son adoption. Ces documents renvoient à de grands philosophes comme Montesquieu et Locke dont les pères fondateurs de l’Amérique se sont inspirés. ce n’est qu’un exemple, parmi d’autres, de la façon dont l’enseignement des humanités doit être conduit, si nous voulons comprendre ce que nous sommes, qui nous sommes.
Chacun parle des droits mais presque personne ne sait en quoi ils consistent, et encore moins comment les défendre ». L’auteur suggère « que les gens sérieux consacrent une bonne partie de leur éducation à lire quelques-uns des grands livres qui répondent à nos interrogations.
Naguère, -et c’est très révélateur- un grand général comme George Marshall avait pour livre de chevet Histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide qui alimentait sa réflexion sur la nature de la paix et de la guerre. Ces cas sont devenus de plus en plus rares, et que tant de généraux du Pentagone aient un diplôme universitaire masque simplement le fait que ce sont des techniciens qui ne réfléchissent jamais sur ces questions absolument essentielles »[5].
Le livre où Bloom développait ces idées eut un grand succès dans le public mais les intellectuels le reçurent avec « hostilité et colère féroces ». Ils considéraient précisément que ces grands auteurs fondateurs étaient responsables de nos problèmes. La diversité notamment est devenue sacrée à tel point que tout ce qui cherche à unir, tout ce qui tend à souligner l’universalité est suspect et combattu. La démocratie contemporaine est profondément méfiante, comme l’a très bien vu Chantal Delsol, vis-à-vis de toute réflexion sur les valeurs. Non qu’elle les récuse en tant que telles. Au contraire, nous l’avons vu dans le témoignage des jeunes, elle en exalte toute une série et non des moindres mais elle semble fuir tout approfondissement, toute mise en question de ces valeurs comme si elle était incapable de leur donner un contenu précis, comme si elle avait peur de leur trouver une signification précise. Il est facile de le comprendre. Si le mot liberté est défini, si le concept est précisé, ils ne pourront plus s’accommoder de n’importe quelle utilisation. Les définitions sont sélectives et elles risquent de restreindre le débat.
Plus exigeante et au delà des principes politiques, Chantal Delsol parle de « l’urgence d’une anthropologie » car « notre déception ne provient pas d’une action mal menée, ni d’une chute de l’élan prometteur : mais d’une appréciation erronée de la réalité humaine »[6]. Il s’agirait en somme de redéfinir le bonheur : « Toute action politique devra prendre en compte la nécessaire réflexion sur le bonheur et sur ses conditions. Sur la comparaison entre le bien-être instinctif et temporaire, et le bonheur intégrant le temps et l’espace. Sur les limites au-delà desquelles la quête du bonheur engendre des malheurs certains »[7].
Havel va beaucoup plus loin encore en invitant à une redécouverte de la transcendance. L’effort « culturel » qu’il demande, la rénovation morale et spirituelle qu’il incarne rejoint, dans une large mesure, la pensée de l’Église même si le président tchèque se défend d’avoir la foi.
Face à ces appels à une refondation morale, philosophique, voire théologique, qui restaure, d’une manière ou d’une autre, la démarche classique de la réflexion politique se dresse une autre culture radicalement démocratique, pourrait-on dire, où « la démocratie ne se définit ni par la participation ni par le consensus mais par le respect des libertés dans la diversité »[8] . Nous revenons là à un slogan bien connu : la démocratie va mal dans la mesure où il n’y a pas assez de démocratie, c’est-à-dire pas assez de respect de la diversité. Pour qu’on ne se méprenne pas, Alain Touraine rappelle que la démocratie « est apparue quand l’ordre politique s’est séparé de l’ordre du monde, quand une collectivité a voulu créer un ordre social qui ne soit plus défini par son accord avec une Loi supérieure, mais comme un ensemble de lois créées par elle-même comme expressions et garanties de la liberté de chacun. Mais l’ordre politique a été envahi par l’activité économique, la puissance militaire, l’esprit bureaucratique, et il a été de plus en plus souvent détruit par le retour de la Loi, par l’idée que c’était la société elle-même qui était l’Esprit, la Raison, l’Histoire et, pourquoi pas ? Dieu lui-même. La liberté des Modernes est la reformulation de la liberté des Anciens : elle garde d’elle l’idée première de la souveraineté populaire, mais elle fait éclater les idées de peuple, de nation, des société, d’où peuvent naître de nouvelles formes de pouvoir absolu pour découvrir que seule la reconnaissance du sujet humain individuel peut fonder la liberté collective, la démocratie. Ce principe est à la fois de portée universelle mais d’application historique limitée et n’impose aucune norme sociale permanente »[9]. Ceci étant établi, et étant donné que « l’espace politique est envahi soit par l’État et les contraintes économiques, soit par une vie privée réduite à la consommation marchande », quels sont le rôle et la nature de la vraie culture démocratique ?
« La culture démocratique, répond l’auteur, ne peut exister sans une reconstruction de l’espace public et sans un retour au débat politique. Nous venons d’assister à l’écroulement de toute une génération d’États volontaristes dont tous n’étaient pas totalitaires, en particulier en Amérique latine et en Inde. Sur les ruines du communisme, du nationalisme, du populisme, on voit triompher soit le chaos, soit une confiance extrême dans l’économie de marché comme seul instrument de reconstruction d’une société démocratique. Les hommes n’ont plus confiance en leur capacité de faire l’Histoire et ils se replient sur leurs désirs, leur identité ou des rêves de société utopique. Or il n’y a pas de démocratie sans volonté du plus grand nombre d’exercer le pouvoir, au moins indirectement, de se faire entendre et d’être partie prenante des décisions qui affectent leur vie. C’est pourquoi on ne peut pas séparer la culture démocratique de la conscience politique qui est, plus qu’une conscience de citoyenneté, une exigence de responsabilité, même si celle-ci ne prend plus les formes qu’elle avait dans les sociétés politiques de faible dimension et peu complexes. Et ce qui nourrit la conscience démocratique est, aujourd’hui encore plus qu’hier, la reconnaissance de la diversité des intérêts, des opinions et des conduites, et par conséquent la volonté de créer le plus de diversité possible dans une société qui doit aussi atteindre un niveau de plus en plus élevé d’intégration interne et de compétitivité internationale. Si j’ai placé au centre de cette réflexion l’idée de culture démocratique, au-delà d’une définition purement institutionnelle ou morale de la liberté politique, ce n’est pas pour accroître la distance entre la culture et les institutions, la vie privée et la vie publique, mais au contraire pour les rapprocher, pour montrer leur interdépendance. Si la démocratie suppose la reconnaissance de l’autre comme sujet, la culture démocratique est celle qui reconnaît les institutions politiques comme lieu principal de cette reconnaissance de l’autre »[10]. L’auteur prêche donc pour « un multiculturalisme bien tempéré » [11] où l’on arrive à combiner la loi de la majorité avec le respect des minorités, à réussir l’insertion des immigrés, à obtenir un accès normal des femmes à la décision politique, à empêcher la rupture entre le Nord et le Sud. Bref, la démocratie, pour Touraine, n’est pas que l’affirmation d’une liberté négative, une capacité de résister à des pouvoirs autoritaires, elle promeut une culture qui « est le moyen politique de recomposer le monde et la personnalité de chacun, en encourageant la rencontre et l’intégration de cultures différentes pour permettre à chacun d’entre nous de vivre la plus large part possible de l’expérience humaine »[12].
On ne peut que souscrire à l’idée que la culture démocratique se caractérise par le respect du sujet et la reconnaissance de l’autre. Mais la société peut-elle s’organiser sans valeurs communes et sans frustrations ? Par ailleurs, pourquoi respecterais-je l’autre et dans quelle mesure ? Au nom de quoi ?
Quoi qu’il en soit, quelle que soit notre option, classique ou non, nous nous rendons compte qu’un « esprit » est important. Nous avons vu condamner, en somme, l’orgueil, l’égoïsme, la volonté de puissance et exalter l’attention aux autres, la solidarité, etc.. Mais comment y travailler alors que l’idéologie du marché et de la consommation nous incite à une inversion de ces valeurs ? Une réforme économique ne doit-elle pas parallèlement être entreprise ? Nous le verrons plus loin.