⁢b. Saint Thomas

L’illustre docteur de l’Église a été l’objet de lectures très opposées. Certains y ont trouvé des arguments pour défendre la monarchie alors que d’autres s’appuyaient sur la pensée du théologien pour promouvoir la démocratie.

qu’en est-il exactement ?

Dans le De Regno ad regem Cypri, saint Thomas définit, à la suite d’Aristote, trois formes de gouvernement suivant le nombre de personnes qui dirigent Un seul en monarchie, plusieurs en aristocratie, une multitude en république. Ces gouvernements sont justes dans la mesure où le pouvoir des dirigeants est ordonné au bien de la multitude. Si les dirigeants ne se préoccupent que de leur propre bien, le gouvernement devient injuste : la monarchie devient tyrannie, l’aristocratie oligarchie et la république démocratie. Comme nous l’avons vu précédemment, pour saint Thomas, la royauté est le meilleur régime car il est bon « qu’un gouvernement juste soit exercé par un seul, pour être plus fort ». Mais, ajoute immédiatement l’auteur, « si ce gouvernement tombe dans l’injustice, il est meilleur qu’il appartienne à beaucoup, pour qu’il soit plus faible et que les gouvernants s’entravent les uns les autres. Donc parmi les gouvernements injustes, le plus tolérable est la démocratie, le pire la tyrannie »[1]. Pour saint Thomas, c’est précisément par crainte de la tyrannie que les Romains ont renoncé à la royauté. On passe vite évidemment du souci du bien commun au souci de son propre bien. La frontière entre royauté et tyrannie est aussi mince que la frontière entre le bien et le mal, entre la générosité et l’égoïsme. Tout dépendant en fait de la vertu des hommes, les régimes sont instables et sombrent facilement dans l’injustice. Les rois de Rome devenus tyrans, le peuple réclama la république qui fut très prospère ce qui prouve, reconnaît saint Thomas, « qu’une cité administrée par des magistrats annuels est parfois plus puissante qu’un roi, possédât-il trois ou quatre cités »[2]. Malheureusement, le succès de la république romaine fut compromis par des dissensions continuelles et le peuple se vit arracher sa liberté par le pouvoir des empereurs dont certains furent de véritables tyrans.

Dans la Somme théologique, le Docteur angélique réaffirme que « la royauté est la meilleure forme de gouvernement si elle n’est pas corrompue. Mais, précise-t-il, à cause du pouvoir considérable attribué au roi, la royauté dégénère facilement en tyrannie, si celui à qui est attribué un tel pouvoir n’est pas d’une vertu parfaite. (…) Or peu d’hommes sont d’une vertu parfaite »[3]. C’est sans doute la raison pour laquelle saint Thomas préconisera ce qu’il appelle un regimen commixtum, un régime « bien dosé » inspiré par le mode de gouvernement établi par Moïse : « Pour que l’organisation des pouvoirs soit bonne, dans une cité ou dans un peuple quelconques, il faut prendre garde à deux choses. La première, que tous les citoyens aient une certaine part d’autorité. C’est le moyen de maintenir la paix dans le peuple, car tout le monde aime un arrangement de ce genre et tient à le conserver, comme dit Aristote au livre II de sa Politique (lect. 14). la deuxième se rapporte aux diverses espèces de régimes, ou de répartition des autorités. Car il y en a plusieurs espèces, exposées par Aristote dans sa Politique (livre III, lect. 6), et dont voici les deux principales: la royauté, où un seul exerce le pouvoir en raison de sa vertu ; et l’aristocratie, c’est-à-dire le commandement des hommes d’élite, où un petit nombre exerce le pouvoir en raison de sa vertu. En conséquence, voici la répartition la meilleure des pouvoirs dans une cité ou un royaume quelconques : d’abord un chef unique, choisi pour sa vertu, qui soit à la tête de tous, puis, au-dessous de lui, quelques chefs choisis pour leur vertu. Pour être celle de quelques-uns, leur autorité n’en est pas moins celle de tout le monde, parce qu’ils peuvent être choisis dans tout le peuple, ou même, qu’en fait, ils y sont choisis. Voilà donc la politie [la forme de gouvernement] la meilleure de toutes. Elle est bien dosée : de royauté, en tant qu’un seul y commande ; d’aristocratie, en tant que plusieurs y exercent le pouvoir en raison de leur vertu ; de démocratie, enfin, c’est-à-dire de pouvoir du peuple, en tant que les chefs peuvent y être choisis dans les rangs du peuple, et que c’est au peuple qu’appartient l’élection des chefs.

Tel fut le régime institué par la loi divine. Car Moïse et ses successeurs gouvernaient le peuple comme des chefs uniques commandant à tous, ce qui est une espèce de royauté. Mais on choisissait septante-deux Anciens en raison de leur vertu, comme il est dit dans le Deutéronome : « J’ai pris dans vos tribus des hommes sages et nobles, et les ai constitués chefs » (1, 15), ce qui était aristocratique. Et il était démocratique en ce que les Anciens étaient choisis dans l’ensemble du peuple ; car il est dit dans l’Exode : « Choisis parmi tout le peuple des hommes sages…​ » (18, 21) ; et même en ce que le peuple les élisait: « Déléguez d’entre vous des hommes sages…​ » (Dt 1, 13) »[4].

Etienne Gilson qui commente ce texte-clé, précise que « le meilleur des régimes politiques est celui qui soumet le corps social au gouvernement d’un seul, mais non pas que le régime le meilleur soit le gouvernement de l’État par un seul. Le prince, roi, ou de quelque titre qu’on le désigne, ne peut assurer le bien commun du peuple qu’en s’appuyant sur lui. Il doit donc faire appel à la collaboration de toutes les forces sociales utiles au bien commun, pour les diriger et les unir. (…) Ce régime ne ressemble guère aux monarchies absolues et fondées sur le droit du sang (…). Le peuple auquel pense saint Thomas avait Dieu pour roi, et ses seuls chefs de droit divin furent les Juges. Si les Juifs ont demandé des rois, c’était pour que Dieu cessât de régner sur eux »[5].

De plus, il faut pas oublier que le monarque auquel pense saint Thomas ne règne pas selon son bon plaisir ce qui est précisément le propre du tyran. Nous avons vu l’importance accordée par notre auteur au choix de celui qui sera élevé à la fonction, à sa vertu. Instruit par la loi divine, ce prince doit avoir le souci de la « vie bonne » de son peuple, attentif au bien commun, régnant avec justice et prudence. De plus, « le gouvernement du royaume doit être organisé de telle sorte qu’une fois le roi établi, l’occasion d’une tyrannie soit supprimée. En même temps, son pouvoir doit être tempéré de manière à ne pouvoir dégénérer facilement en tyrannie »[6].

Enfin, saint Thomas va poser le problème de la résistance au prince injuste c’est-à-dire au tyran. Si le tyran est un usurpateur, la solution est simple : « Dans le cas où quelqu’un s’empare du pouvoir par la force, contre le gré des citoyens, et en leur faisant violence, s’il n’y a pas possibilité de recourir à une autorité supérieure qui fasse justice de l’usurpateur, l’homme qui, pour libérer sa patrie, tue le tyran, est digne de louange et de récompense »[7]. Le problème est plus délicat lorsqu’il s’agit d’un prince légitime qui se conduit en tyran. Si la tyrannie n’est pas excessive, il est sans doute plus sage de la tolérer un temps car le renversement du tyran peut entraîner une aggravation de la situation : soit l’anarchie, soit une tyrannie plus dure. Si la tyrannie est intolérable, saint Thomas estime l’initiative privée peu conforme à la doctrine des Apôtres⁠[8]. Dès lors, si le prince contesté ne doit pas son pouvoir à un supérieur qui pourrait le corriger ou le destituer, « il vaut mieux agir par l’autorité publique », recommande saint Thomas. Et l’explication est intéressante car elle nous montre bien que dans l’esprit du docteur de l’Église, le monarque n’est pas un personnage divinisé ou sacralisé, intouchable parce qu’il détiendrait son pouvoir directement de Dieu. « Tout d’abord, dans le cas où la multitude a le droit de se pourvoir d’un roi, elle peut sans injustice destituer le roi qu’elle a institué ou réfréner son pouvoir s’il abuse tyranniquement du pouvoir royal. Et il ne faut pas penser qu’une telle multitude agisse avec infidélité en destituant le tyran, même si elle s’était auparavant soumise à lui pour toujours, parce que lui-même, en ne se comportant pas fidèlement dans le gouvernement de la multitude, comme l’exige le devoir d’un roi, a mérité que ses sujets ne conservassent pas leurs engagements envers lui »[9]. Commentant ce texte, Journet rappelle opportunément « qu’à la différence du souverain pontife, qui n’est pas vicaire de l’Église, mais qui est vicaire du Christ, le roi (et tout gouvernement) est vicaire de la multitude, « vices gerens multitudinis ». Le pouvoir constituant reste l’apanage de la multitude, le roi ne possède qu’un pouvoir de régence »[10]. Enfin, saint Thomas indique bien la différence qu’il y a entre l’opposition au tyran et la sédition qui est fermement condamnée comme un péché mortel. La sédition est une opposition au droit et au bien commun. « Le régime tyrannique n’est pas juste, étant ordonné, non pas au bien commun, mais au bien particulier de celui qui gouverne. En conséquence, le renversement de ce régime n’est pas une sédition : à moins qu’on ne le renverse de telle manière que la multitude des sujets ait plus à pâtir du désordre qui suivra que du régime tyrannique lui-même. C’est le tyran qui est séditieux, en entretenant des désordres et des séditions dans le peuple afin de pouvoir dominer plus sûrement »[11].

On voit à travers ces textes combien il est difficile de considérer d’accréditer la thèse de Bossuet ou de quelques autres théoriciens de la monarchie absolue de droit divin.

Les théologiens de la seconde scolastique, à la suite de saint Thomas, auront la même position.


1. Op. cit., I, III.
2. Id., I, IV. Saint Thomas explique ce succès comme suit : « il arrive la plupart du temps que les hommes qui vivent sous un roi travaillent assez mollement au bien commun parce qu’ils estiment que la peine qu’ils dépensent pour le bien commun ne rapporte rien à eux-mêmes, mais à un autre, sous le pouvoir de qui ils voient que sont les biens communs. Au contraire, quand ils voient que le bien commun n’est pas sous le pouvoir d’un seul, ils ne s’en occupent pas comme de ce qui est le bien d’autrui, mais chacun s’y applique comme à son bien propre.(…) Et les petites charges exigées par le roi sont plus lourdes à porter que de grands fardeaux imposés par la communauté des citoyens, ce qui fut observé au cours du développement de la république romaine ».
3. Somme théologique Ia IIae 105 1. Saint Thomas rappelle quelques principes énoncés par le Seigneur en vue d’instaurer la royauté:
   « 1. En premier lieu, le mode pour choisir le roi, avec deux règles : que dans ce choix on compterait sur le jugement de Dieu, et qu’on ne ferait pas roi un étranger, vu que de tels rois n’ont cure du peuple qui leur est soumis.
   2. Les rois étant établis, il fut déterminé comment ils devraient se comporter à l’égard de leurs biens propres : ils ne multiplieraient pas le nombre de leurs chars, chevaux et épouses, et n’amasseraient pas d’immenses richesses - car c’est par la convoitise de telles choses que les princes versent dans la tyrannie et s’écartent de la justice.
   3. Il fut ensuite précisé comment ils devraient se comporter à l’égard de Dieu : ils devraient toujours lire et méditer la loi de Dieu, toujours remplis de la crainte de Dieu et obéissants.
   4. Il fut précisé enfin comment ils devraient se comporter à l’égard de leurs sujets : ils ne les mépriseraient pas avec superbe, ni ne les opprimeraient, et ne s’écarteraient pas de la justice ».
4. Somme théologique, Ia IIae, 105, 1, ad Resp.
5. GILSON E., Le thomisme, Vrin, 1986, pp. 402-403. L’allusion au texte de Samuel cité plus haut est claire.
6. De Regno, I, VI.
7. Scriptum super Libros Sententiarum (Sent), II, 44, 2. Cité et traduit par JOURNET Ch., Exigences chrétiennes en politique, Egloff, 1946, p. 409.
8. Cf. 1 P 2, 18-19: il faut « être respectueusement soumis non seulement aux maîtres bons et modérés, mais aussi à ceux qui sont difficiles. Car c’est une grâce de supporter pour rendre témoignage à Dieu des peines que l’on souffre injustement ».
9. De Regno, I, VI. On peut préciser que, pour saint Thomas, « ce qui fait le peuple, ce sont les sages, non la foule amorphe, mais une multitude unifiée par son consentement au droit et par sa communauté d’intérêt » (IIa IIae, qu 42, 2). Nous retrouverons cette idée dans PIE XII, Radio-message au monde, 24-12-1944.
10. Op. cit., p. 412.
11. IIa IIae, qu. 42, 2. On peut actualiser ce texte en citant un extrait de la Lettre adressée à l’épiscopat mexicain, par Pie XI, le 28 mars 1937: « Vous avez rappelé à vos fils plus d’une fois que l’Église préconise la paix et l’ordre, même au prix de lourds sacrifices, et quelle condamne toute insurrection ou violence injuste contre les pouvoirs constitués. d’autre part, vous avez affirmé que, si le cas se produit où ces pouvoirs constitués s’insurgent contre la justice et la vérité au point de détruire jusqu’aux fondements mêmes de l’autorité, on ne voit pas comment on pourrait condamner alors le fait que les citoyens s’unissent pour défendre la nation et se défendre eux-mêmes, par de moyens licites et appropriés, contre ceux qui se prévalent du pouvoir public pour entraîner le pays à la ruine.
   S’il est vrai que la solution pratique dépend des circonstances concrètes, nous avons toutefois le devoir de vous rappeler quelques principes généraux qu’il faut toujours garder présents à la mémoire ; les voici :
   1° les revendications doivent avoir un caractère de moyen ou de fin relative, non de fin dernière et absolue ;
   2° les moyens auxquels on recourra ne doivent compter que des actions licites et non des actions intrinsèquement mauvaises ;
   3° les moyens devant être proportionnés à la fin, il faut en user seulement dans la mesure où ils servent à l’obtenir ou à la rendre possible en tout ou en partie, et de telle manière qu’ils ne causent pas à la communauté des dommages supérieurs à ceux qu’on veut réparer ;
   4° l’usage de ces moyens et l’exercice des droits civiques et politiques dans toute leur extension, englobant aussi les problèmes d’ordre purement matériel et technique, ne comptent d’aucune manière parmi les tâches du clergé et de l’action catholique comme tels…​
   5° le clergé et l’action catholique étant, en vertu de leur mission de paix et d’amour, destinés à unir tous les hommes in vinculo pacis doivent contribuer à la prospérité de la nation principalement en favorisant l’union des citoyens et des classes sociales…​ » (Cité in JOURNET, op. cit., pp. 414-415).