iii. Les pièges de l’histoire
C’est l’histoire qui nous explique l’amalgame opéré. Tout d’abord, il faut tenir compte de ce qu’on peut appeler la coutume monarchique. L’évocation des rois « très chrétiens » ou du « Saint Empire » n’a rien de très original ni de très probant puisque le système monarchique fut largement répandu bien avant le christianisme et en dehors du christianisme. C’est la forme de gouvernement la plus courante dans les temps anciens[1]. Si les théologiens chrétiens méditent sur la monarchie c’est, le plus souvent, parce qu’elle est la structure politique de l’époque. Notons qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles, la pensée politique contestataire oppose aux modèles monarchiques existants d’autres modèles monarchiques plus « doux » ( monarchie tempérée, monarchie parlementaire). C’est le cas chez Locke, Montesquieu ou Voltaire. Mais sont proposés aussi parfois des systèmes plus autoritaires (despotisme éclairé ou monarchie totalitaire) chez Hobbes, Diderot et même, à une époque, chez Voltaire. Et si Rousseau célèbre la démocratie[2], il avoue dans le même temps qu’elle est irréalisable dans les grands états[3].
Il faut ensuite se rappeler la tentation théocratique dont nous avons déjà parlé et qui a perverti les rapports entre les églises et les états durant des siècles. Bien des papes, nous l’avons vu, ont estimé, avec l’aide de théologiens, que leur pouvoir s’étendait sur toutes les sociétés humaines et ont conforté par là même le modèle monarchique temporel.
Selon Jacques Leclerc[4], c’est pour lutter contre la tentation temporelle des papes que les princes vont chercher à défendre l’idée qu’ils tiennent leur pouvoir directement de Dieu. Leur monarchie étant de droit divin, personne ne peut la contrôler à commencer par le pape[5]. Progressivement, ce principe servira aussi à réclamer l’obéissance aveugle des sujets[6].
d’un autre côté, il faut aussi se rendre compte que le système monarchique recouvre a de nombreux visages et que la réalité a apporté bien des corrections à la théorie. Ainsi, à l’époque féodale, aux Xe, XIe et XIIe siècles, en Europe occidentale, le principe monarchique s’est bien accommodé de « contrats » entre suzerains et vassaux, entre gouvernants et gouvernés. Cette féodalité que l’on peut appeler « juridique » « peut être définie comme un ensemble d’institutions créant et régissant des obligations d’obéissance et de service - principalement militaire - de la part d’un homme libre, dit « vassal », envers un homme libre dit « seigneur », et des obligations de protection et d’entretien de la part du « seigneur » à l’égard du « vassal » ; l’obligation d’entretien ayant le plus souvent pour effet la concession par le seigneur au vassal, d’un bien dit « fief » »[7]. Cette relation contractuelle a parfois affaibli l’État mais elle n’a « pas été nécessairement un facteur de déchéance » pour lui : « la royauté anglaise et la royauté française ont réussi à en faire usage, les circonstances politiques ont, au contraire, provoqué en Allemagne un développement anormal des droits des vassaux contre la royauté »[8].
De même, au moment où les villes se développent, on verra les « bourgeois » négocier d’autres « contrats » avec les gouvernants, ce sont les fameuses chartes, par exemple, dont nous avons déjà parlé.
Enfin, pour revenir à la monarchie de droit divin, il faut noter que tout dépend aussi des vertus chrétiennes du prince car, comme l’écrit B.-H. Lévy, si « de « droit divin », la monarchie l’était, (…) C’était moins la preuve de ses abus que la marque de sa relativité, de l’extrême relativité de son pouvoir par rapport au divin qui lui octroyait le droit de régner. Louis XIV n’a jamais dit « l’État c’est moi », trop conscient que l’État c’était Dieu, dont lui-même « tenait la place », pur reflet de « sa connaissance aussi bien que de son autorité ». Il ne pouvait imaginer être auteur et garant des lois, lui qui déclarait par exemple que « la parfaite félicité d’un royaume est qu’un prince soit obéi de ses sujets et que le prince obéisse à la loi ». Admirable figure de la Médiation qui n’eut (…) qu’à être reprise et retournée par les tenants de l’État démocratique »[9]
Jean-Paul II, en évoquant les empereurs saliens[10], remarque lui aussi que les « seigneurs d’alors savaient qu’ils devaient à Dieu leurs pouvoirs discrétionnaires sur leurs sujets et non pas à eux-mêmes : ils savaient que c’était Dieu en définitive qui les leur avait confiés, qu’ils devraient rendre compte devant Lui de leur règne et de leur vie ». Dans le même mouvement il va montrer que bien des régimes modernes - il vise sans aucun doute les systèmes totalitaires - rejettent cette limitation : « Les potentats absolutistes des temps nouveaux, par contre, revendiquèrent une autorité totalement étrangère à Dieu parce qu’elle provenait de leur unique soif de pouvoir ».