b. Sur le plan social, par la subsidiarité
Si tous doivent participer à la réalisation du bien commun qui est lui-même nécessaire à la croissance des personnes et des groupes sociaux, reste à organiser, autant que faire se peut, ce mouvement de va-et-vient dans le respect de la liberté nécessaire au progrès de la personne et de la société et dans le souci de l’autorité indispensable à la construction et au développement de l’unité fondée sur le bien commun.
Dans l’optique chrétienne, c’est précisément le principe de subsidiarité qui a comme tâche de marier liberté (nécessité subjective) et autorité (nécessité objective) en organisant le cadre de la participation. Selon la formule célèbre qui tente de définir l’idéal social : « Toute la liberté possible, toute l’autorité nécessaire »[1].
Notons aussi que « le principe de subsidiarité doit être étroitement relié au principe de solidarité et vice-versa, car si la subsidiarité sans la solidarité tombe dans le particularisme, il est également vrai que la solidarité sans la subsidiarité tombe dans l’assistanat qui humilie celui qui est dans le besoin. »[2]
Le mot « subsidiarité » est inconnu de la plupart des dictionnaires et des encyclopédies de langue française[3]. On connaît, évidemment, l’adjectif « subsidiaire » qui, dans un premier temps, peut nous aider à comprendre ce qu’est la subsidiarité. Dans le langage courant, « subsidiaire » peut avoir plusieurs sens liés : « de réserve », « de renfort » (secours, aides, soutien, assistance) et « qui a un caractère secondaire » (subordonné). On pourrait résumer le tout en disant : est « subsidiaire » ce qui vient en aide à quelque chose de principal[4].
C’est le pape Pie XI qui le premier définira très explicitement ce que l’on appellera désormais le principe de subsidiarité. Le Saint Père, parlant de la réforme des institutions, explique, nous sommes en 1931, qu’il ne faut pas trop espérer de l’intervention de l’État. Certes, « depuis que l’individualisme a réussi à briser, à étouffer presque cet intense mouvement de vie sociale qui s’épanouissait jadis en une riche et harmonieuse floraison de groupements les plus divers, il ne reste plus guère en présence que les individus et l’État » ; mais, ajoute-t-il aussitôt, « cette déformation du régime social ne laisse pas de nuire sérieusement à l’État, sur qui retombent, dès lors, toutes les fonctions que n’exercent plus les groupements disparus, et qui se voit accablé sous une quantité à peu près infinie de charges et de responsabilités ». Tout en reconnaissant que « par suite de l’évolution des conditions sociales, bien des choses que l’on demandait jadis à des associations de moindre envergure ne peuvent plus désormais être accomplies que par de puissantes collectivités », Pie XI fait alors remarquer : « Il n’en reste pas moins indiscutable qu’on ne saurait ni changer ni ébranler ce principe si grave de philosophie sociale : de même qu’on ne peut enlever aux particuliers, pour les transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s’acquitter de leur seule initiative et par leurs propres moyens, ainsi ce serait commettre une injustice, en même temps que troubler d’une manière très dommageable l’ordre social, que de retirer aux groupements d’ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d’un rang plus élevé, les fonctions qu’ils sont en mesure de remplir eux-mêmes.
L’objet naturel de toute intervention en matière sociale est d’aider (subsidium afferre) les membres du corps social, et non pas de les détruire ni de les absorber.
Que l’autorité publique abandonne donc aux groupements de rang inférieur le soin des affaires de moindre importance où se disperserait à l’excès son effort ; elle pourra dès lors assurer plus librement, plus puissamment, plus efficacement les fonctions qui n’appartiennent qu’à elle, parce qu’elle seule peut les remplir ; diriger, surveiller, stimuler, contenir selon que le comportent les circonstances ou l’exige la nécessité. Que les gouvernants en soient donc bien persuadés : plus parfaitement sera réalisé l’ordre hiérarchique des divers groupements selon ce principe de la fonction supplétive (hoc « subsidiarii » officii principio) de toute collectivité, plus grandes seront l’autorité et la puissance sociale, plus heureux et plus prospère l’état des affaires publiques. »[5]
Dans ce texte qui va servir de référence aux souverains pontifes ultérieurs, il apparaît clairement que ce principe de subsidiarité que les traducteurs appellent encore « principe de la fonction supplétive » a un aspect négatif et un aspect positif[6]. En effet, il s’agit de laisser aux collectivités « inférieures » les tâches qu’elles peuvent assumer (aspect négatif de non ingérence) et de n’intervenir que pour les aider (aspect positif d’ingérence)[7]. Comme l’écrit A. Utz, « le principe de subsidiarité n’est donc pas un principe d’entraide, mais un principe de discrétion et de réserve dans toute l’activité sociale, où les interventions doivent se limiter au strict nécessaire. Exprimé en termes positifs, ce principe impose à chacun le devoir d’assumer personnellement ses responsabilités et de remplir personnellement sa tâche. Et puisque le personnel prime sur le social et le collectif, ce même droit (et ce même devoir) de responsabilité et d’action personnelles sont reconnus de la même manière aux sociétés plus restreintes. »[8]
Notons aussi que l’emploi du mot « inférieur » est malheureux comme nous le constaterons en décrivant schématiquement l’organisation subsidiaire. Si l’on représente le corps social sous la forme d’une pyramide, le rang le plus « inférieur » est occupé incontestablement par la famille, qui est la base même de la société et donc l’élément essentiel. « Inférieur » ne peut donc impliquer de jugement de valeur. Au contraire, ici, l’échelon le plus « bas » est, en réalité, occupé par la communauté la plus importante puisque fondatrice, supérieure à l’État, pourrait-on dire, puisqu’elle lui est antérieure. Si, malgré tout, on continuera à parler de rang inférieur ou supérieur, c’est en terme de puissance, en tenant compte du fait que les échelons ainsi désignés sont « placés par importance croissante du fait de leurs responsabilités effectives au regard du bien commun »[9].
Quoi qu’il en soit ce principe de subsidiarité va se retrouver désormais partout dans l’enseignement social de l’Église. Résumant le texte cité de Pie XI, Pie XII s’exclamera : « Paroles vraiment lumineuses, qui valent pour la vie sociale à tous ses degrés et aussi pour la vie de l’Église, sans préjudice de son organisation hiérarchique. »[10] Le principe vaut aussi, nous y reviendrons, dans le domaine économique. Abordant le problème de la production, Pie XII rappellera qu’« un juste ordonnancement de la production ne peut faire abstraction du principe de l’intervention de l’État », mais il ajoutera qu’« il est indispensable, précisément aujourd’hui où l’ancienne tendance du « laissez faire, laissez passer » est sérieusement battue en brèche, de prendre garde à ne point tomber dans l’extrême opposé ; il faut, dans l’organisation de la production, assurer toute sa valeur directive à ce principe, toujours défendu par l’enseignement social de l’Église : que les activités et les services de la société doivent avoir un caractère « subsidiaire » seulement, aider ou compléter l’activité de l’individu, de la famille, de la profession »[11]. Dans Mater et magistra[12], Jean XXIII rappellera textuellement le « principe de subsidiarité » à propos du rôle des pouvoirs publics puis, dans Pacem in terris[13], à propos des rapports entre une autorité universelle et les gouvernements des États. C’est précisément en évoquant la coopération internationale que Gaudium et spes[14] citera également le principe de subsidiarité. Ce ne sera pas, au Concile Vatican II, la seule référence car la déclaration sur l’éducation chrétienne la reprendra deux fois[15]. Dans Laborem exercens[16], Jean-Paul II y recourt implicitement avant de proposer une définition plus ramassée que celle de Pie XI, dans Centesimus annus[17] : « une société d’ordre supérieur ne doit pas intervenir dans la vie interne d’une société d’ordre inférieur en lui enlevant ses compétences, mais elle doit plutôt la soutenir en cas de nécessité et l’aider à coordonner son action avec celle des autres éléments qui composent la société en vue du bien commun ». Le Catéchisme de l’Église catholique[18] reprendra telle quelle cette citation de Jean-Paul II dont il proposera une version plus dense encore : « Selon le principe de subsidiarité, ni l’État ni aucune société plus vaste ne doivent se substituer à l’initiative et à la responsabilité des personnes et des corps intermédiaires »[19]. Il rappelle également l’argument de bon sens qui justifie la subsidiarité : « …il semble que les besoins soient mieux connus par ceux qui en sont plus proches ou qui savent s’en rapprocher, et que ceux-ci soient plus à même d’y répondre »[20]. Le Catéchisme ajoutera encore que « le principe de subsidiarité s’oppose à toutes les formes de collectivisme. Il trace les limites de l’intervention de l’État. Il tend à instaurer un véritable ordre international. »[21] Enfin, il affirmera encore que suivant le principe de subsidiarité, les communautés plus vastes se garderont d’usurper les pouvoirs de la famille ou de s’immiscer dans sa vie[22]. d’une manière générale, en dehors des cas ou seul un corps supérieur peut traiter un problème, si une insuffisance ou une défaillance se présente tout à coup à un niveau supérieur, il est souhaitable que la suppléance soit toujours limitée dans le temps[23].
Un peu d’histoire
Le principe de subsidiarité est donc constamment présent dans l’enseignement social de l’Église depuis Pie XI mais il serait faux de croire à l’absolue nouveauté de l’idée telle qu’elle fut exprimée en 1931.
En fait, en remontant le temps, nous constatons que son irruption fut préparée notamment par Mgr von Ketteler qui, en 1873, écrit : « C’est un absolutisme dur, un véritable esclavage de l’esprit et des âmes, si l’État abuse de ce que j’aimerais appeler le droit subsidiaire »[24]. A la même époque, Taparelli, déjà cité, développera des idées semblables. Mais c’est surtout l’encyclique Rerum novarum, dont Quadragesimo anno célèbre l’anniversaire, qui a tracé la voie, dans ce domaine, comme dans la plupart des autres questions de morale sociale.
Chaque fois qu’il évoque le rôle de l’État, Léon XIII indique à la fois la nécessité, dans certaines circonstances, et les limites de son intervention. Ainsi, à propos de la famille, il écrit : « Vouloir (…) que le pouvoir civil envahisse arbitrairement jusqu’au sanctuaire de la famille, c’est une erreur grave et funeste. Assurément, s’il existe quelque part une famille qui se trouve dans une situation désespérée et qui fasse de vains efforts pour en sortir, il est juste que dans de telles extrémités le pouvoir public vienne à son secours, car chaque famille est un membre de la société. De même, s’il existe quelque part un foyer domestique qui soit le théâtre de graves violations des droits mutuels, que le pouvoir public y rende son droit à chacun. Ce n’est point là usurper sur les attributions des citoyens, c’est affermir leurs droits, les protéger, les défendre comme il convient. Là, toutefois, doit s’arrêter l’action de ceux qui président à la chose publique ; la nature leur interdit de dépasser ces limites »[25]. Plus loin[26], Léon XIII revient aux règles de l’intervention de l’État : « Il est dans l’ordre, avons-Nous dit, que ni l’individu ni la famille ne soient absorbés par l’État ; il est juste que l’un et l’autre aient la faculté d’agir avec liberté aussi longtemps que cela n’atteint pas le bien général et ne fait injure à personne. cependant, aux gouvernants, il appartient de protéger la communauté et ses parties ; la communauté, parce que la nature en a confié la conservation au pouvoir souverain, de telle sorte que le salut public n’est pas seulement ici la loi suprême, mais la cause même et la raison d’être du principal ; les parties, parce que de droit naturel le gouvernement ne doit pas viser l’intérêt de ceux qui ont le pouvoir entre les mains, mais le bien de ceux qui leur sont soumis. Tel est l’enseignement de la philosophie non moins que la foi chrétienne. (…) Si (…), soit les intérêts généraux, soit l’intérêt d’une classe en particulier se trouvent ou lésés, ou simplement menacés, et qu’il soit impossible d’y remédier ou d’y obvier autrement, il faudra de toute nécessité recourir à l’autorité publique ». Et si, dans des cas de désordre et d’injustice, il faut absolument appliquer « la force et l’autorité des lois », ce sera « dans certaines limites ». « Ces limites seront déterminées par la fin même qui appelle le secours des lois: c’est-à-dire que celles-ci ne doivent pas s’avancer ni rien entreprendre au delà de ce qui est nécessaire pour réprimer les abus et écarter les dangers ».
En remontant plus loin encore dans le temps et en restant dans la tradition catholique, chrétienne, n trouvera, bien sûr, chez saint Thomas, les éléments fondateurs du principe de subsidiarité[27].
En fin de compte, on peut même dire avec le Catéchisme[28] : « Dieu n’a pas voulu retenir pour Lui seul l’exercice de tous les pouvoirs. Il remet à chaque créature les fonctions qu’elle est capable d’exercer, selon les capacités de sa nature propre. Ce mode de gouvernement doit être imité dans la vie sociale. Le comportement de Dieu dans le gouvernement du monde, qui témoigne de si grands égards pour la liberté humaine, devrait inspirer la sagesse de ceux qui gouvernent les communautés humaines. »
En témoignent les deux premiers livres de la Genèse où l’on voit Dieu laisser à l’homme le gouvernement de la terre parce qu’il a la capacité, le pouvoir de l’exercer même si sa gestion est radicalement est imparfaite.
A fortiori doit-il en être ainsi également parmi les hommes. On lit dans le livre de l’Exode cet épisode significatif : « Le beau-père de Moïse, voyant toute la peine qu’il se donnait pour le peuple, lui dit: « Que fais-tu là pour ces gens ? pourquoi sièges-tu seul avec tout ce monde qui se tient autour de toi du matin au soir ? » Moïse répondit: « C’est que le peuple vient me trouver pour consulter Dieu. Quand ils ont une affaire, ils viennent me trouver pour que je prononce entre eux, en faisant connaître les ordres de Dieu et ses lois. » Le beau-père de Moïse lui dit : « Tu as tort d’agir ainsi. Tu finiras par succomber, ainsi que tout ce peuple qui est avec toi, car le fardeau est trop pesant pour toi et tu ne pourras pas le porter seul. Ecoute-moi : je vais te donner un conseil, et que Dieu soit avec toi ! Toi, tu représenteras le peuple auprès de Dieu, et tu porteras les causes devant Dieu. Tu leur feras connaître ses ordres et ses lois, tu leur indiqueras la route à suivre et la conduite à tenir. Mais parmi le peuple, tu choisiras des hommes avisés, craignant Dieu, intègres, désintéressés, et tu les établiras à la tête du peuple, comme chefs de milliers, chefs de centaines, de cinquantaines et de dizaines. Ils jugeront[29] le peuple en temps ordinaire. Ils porteront devant toi les litiges importants, mais trancheront eux-mêmes les causes mineures. Ainsi allègeront-ils ta charge en la portant avec toi. Dans ces conditions, si Dieu te dirige, tu pourras suffire à la tâche, et tous ces gens retourneront en paix chez eux. »[30]
Les puristes protesteront éventuellement en faisant remarquer qu’il s’agit ici de décentralisation plutôt que de subsidiarité. Il est vrai mais il faut peut-être, dans certaines circonstances et en tout cas en ce début d’aventure du peuple élu que le pouvoir suprême prenne l’initiative et « pousse » les autorités « inférieures » à s’affirmer et à prendre leurs responsabilités. Nous allons y revenir.
Une question de bon sens ?
Le principe de subsidiarité est si souvent cité dans l’enseignement de l’Église qu’on a fini par croire qu’il s’agissait d’un principe typiquement catholique lié organiquement à l’affirmation de la dignité éminente de l’homme créé à l’image et à la ressemblance de Dieu.
Or, divers auteurs[31] en ont tracé l’histoire et ont montré, à travers plusieurs grands exemples, que l’esprit pragmatique de divers penseurs influencés par d’autres traditions ou interpellés par les nécessités du temps a pu et peut encore découvrir la simplicité et l’intérêt de ce principe.
On cite tout d’abord Aristote[32] auquel saint Thomas empruntera tant puis le théologien calviniste Johannes Althusius[33]. Syndic de la ville d’Edem, confronté à l’éclatement anarchique du saint Empire, il réfléchit à la notion de suppléance dans sa Politica methodice digesta (1603) et cherche à justifier l’émergence d’une souveraineté par l’insuffisance sociale.
L’illustre philosophe Hegel[34], face au même problème, tente, dans La constitution de l’Allemagne, de sauvegarder les autonomies locales face à un État à venir qui est nécessaire pour combler les vides laissés par la société.
Le 10 mai 1793, à propos de la Constitution, Robespierre[35], bien qu’il ne soit pas un modèle de démocrate, déclarera : « Fuyez la manie ancienne de vouloir trop gouverner ; laissez aux individus, laissez aux familles le droit de faire ce qui ne nuit pas à autrui ; laissez aux communes le pouvoir de régler elles-mêmes leurs propres affaires en tout ce qui ne tient point essentiellement à l’administration de la République ; rendez à la liberté individuelle tout ce qui n’appartient pas naturellement à l’autorité publique et vous aurez laissé d’autant moins de prise à l’ambition et à l’arbitraire[36] ».
Pour Abraham Lincoln[37], « le but légitime du gouvernement est de faire pour la société ce dont elle a besoin mais qu’elle ne peut pas du tout accomplir ou ne peut pas accomplir aussi bien à travers ses capacités individuelles. Dans tout ce que les gens peuvent accomplir aussi bien pour eux-mêmes et individuellement, le gouvernement n’a pas à s’ingérer »[38].
Ce ne sont là que quelques manifestations d’un principe qui se redécouvre spontanément peut-être lorsque l’on se méfie du pouvoir.
L’actualité du principe
A la fin du XXe siècle, ce principe semble revenir en force à la mode. Ainsi, le roi Albert II de Belgique rappellera que ce principe « veut que chaque pouvoir exerce les responsabilités qui peuvent le plus efficacement être exercées à son niveau »[39]. En mars 1997, la France contesta l’heure d’été répandue largement en Europe, au nom du principe de subsidiarité.
C’est précisément dans les efforts pour construire l’Europe que l’organisation subsidiaire fut le plus souvent et le plus officiellement évoquée.
Le socialiste français J. Delors qui fut président de la Commission européenne définit ainsi le principe de subsidiarité : « Le principe de subsidiarité part, selon nous, d’une idée simple : un État ou une Fédération d’États dispose, dans l’intérêt commun, des seules compétences que les personnes, les familles, les entreprises et les collectivités locales ou régionales ne peuvent assumer isolément. Ce principe de bon sens doit garantir que les décisions sont prises le plus près possible des citoyens, par la limitation des actions menées aux échelons les plus élevés du corps politique »[40].
Dans le fameux Traité de Maastricht on lira[41]: « La Communauté agit dans les limites des compétences qui lui sont conférées et des objectifs qui lui sont assignés par le présent traité. Dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, la Communauté n’intervient, conformément au principe de subsidiarité, que si et dans le mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante par les États membres et peuvent donc, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée, être mieux réalisés au niveau communautaire. L’action de la Communauté n’excède pas ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs du présent traité. »
Dangers et difficultés
Si le principe de subsidiarité est simple, sa mise en application est délicate car elle peut, comme le montre la construction européenne et si l’on n’y prend pas garde, engendrer quelques maux et parfois aboutir à restreindre les libertés que la subsidiarité doit préserver normalement.
Ainsi, certains pourraient-ils chercher, sous prétexte de subsidiarité, à réduire exagérément le rôle de l’État ou du pouvoir supérieur, dans le cas de l’Europe, jusqu’à le rendre insignifiant. La décentralisation peut aussi être cause d’une inflation des structures bureaucratiques et, d’un alourdissement de la fiscalité. L’exemple de la Belgique est particulièrement représentatif. En effet, dans ce pays, pour mieux rapprocher, en principe, le pouvoir très centralisé à l’origine, des réalités humaines et de leur diversité, on a tissé un treillis compliqué de communautés et de régions qui se sont superposées aux provinces sans les remplacer alors que la vivification de ces dernières aurait peut-être épargné de complexes et coûteuses constructions administratives.
Pour en revenir plus précisément à l’Europe, il apparaît clairement que le texte cité ci-dessus et extrait du Traité de Maastricht, à l’instar d’autres textes, est susceptible d’interprétation contradictoires. La référence à la subsidiarité s’y révèle ambigüe. On a même écrit que cette ambigüité était voulue pour satisfaire des sensibilités différentes. Les Allemands, par exemple, plus volontiers centralisateurs et les Français plus attachés à l’autonomie de leur nation[42]. « Contrairement à la Commission, écrit Ch.-F. Nothomb, le Bundesrat est d’avis que le principe de subsidiarité doit toujours être considéré comme une limitation des compétences et ne peut donc servir de base à un élargissement des compétences »[43].
Toute la question est là en effet, l’évocation insistante de la subsidiarité, clé de voûte, a-t-on dit du système communautaire, relève-t-elle d’une volonté décentralisatrice ou au contraire centralisatrice sous prétexte d’une meilleure efficacité ?
Dans ce contexte européen, l’équivoque serait levée si l’on définissait clairement les compétences exclusives du pouvoir communautaire et les compétences qu’il partage avec les différents membres. Pour ces compétences partagées, il faudrait honnêtement distinguer qui est le plus à même de résoudre certains problèmes. Il n’est pas dit que le plus grand soit nécessairement le plus efficace.
Comme l’a bien montré Ch. Delsol, le choix se pose entre un modèle technocratique qui exige de la docilité et un modèle confédéral, plus éthique que politique dans la mesure où il s’appuierait « sur une culture commune[44] qui, parce qu’elle intègre la valeur d’autonomie, accepte d’avance les qualifications plurielles du « bien » social et en conséquence, les inégalités géographiques corollaires de l’expression du divers »[45]
L’enjeu est de taille au niveau européen mais il ne faudrait pas oublier non plus que le principe de subsidiarité peut, au niveau des états, nous faire échapper aux inconvénients des logiques socialistes et libérales, comme nous le verrons par la suite.
Retour à l’éthique
Il est capital de se rendre compte, en effet, que le bon fonctionnement de la subsidiarité relève d’abord de l’éthique.
Revenons encore à l’analyse de Ch. Delsol[46] qui nous rappelle que le principe de subsidiarité repose sur une philosophie de l’homme typiquement aristotélicienne et thomiste qui peut se résume en trois points fondamentaux:
-la dignité de la personne représente la dernière finalité de l’action politique ;
-la personne individuelle se grandit davantage par son acte propre que par ce qu’elle reçoit ;
-la personne individuelle ne peut atteindre seule son plein épanouissement. Il lui faut vivre dans la cité : son bonheur propre passe aussi par un bonheur commun. C’est dire qu’il existe un bien commun, qui n’est pas une simple addition d’intérêts particuliers.
Sur cette base, s’articulent les deux axes du principe:
-si la personne se grandit par son acte, on doit lui laisser le plus d’autonomie et le plus de responsabilité possible pour accomplir elle-même ses propres œuvres et contribuer à celles de la société. L’autorité qui assiste sans nécessité, infantilise et diminue celui qu’elle prétend aider ;
-mais la personne ne peut réclamer une indépendance totale. Elle a besoin de la société, qui lui doit secours si nécessaire.
Ch. Delsol en conclut qu’ »il convient de conférer à l’autorité, face aux acteurs libres, à la fois un devoir de non-ingérence et un devoir d’ingérence. Le critère du passage d’un devoir à l’autre est celui de l’insuffisance des acteurs : leur incapacité d’acquérir le bien-être de toute nature, matériel, intellectuel, spirituel, dont ils estiment avoir besoin et auquel ils estiment pouvoir prétendre en ce temps et en ce lieu ». Il est aussi bien entendu que « la description du devoir de non-ingérence et d’ingérence de l’autorité concerne toutes les autorités, à commencer par la plus simple, jusqu’à celle de l’État ».
Qui ne voit dès lors que le bon fonctionnement de la subsidiarité réclame de tous les acteurs et par-dessus tout le sens de la liberté en même temps que le souci du bien commun. Il peut paraître étonnant de souligner dans ces exigences le sens de la liberté. Mais son goût ne va pas de soi. Encore faut-il que les diverses autorités soient non seulement capables mais aussi désireuses d’exercer leur autonomie. Combien est-il plus facile souvent de s’en remettre aux autres, aux instances supérieures. L’exercice de l’autonomie demande compétence, honnêteté, sens de l’initiative et de la responsabilité, humilité aussi car il faut être patient souvent et accepter le risque d’erreurs, de maladresses et de conflits. Tout cela est moins fréquent et durable qu’on ne le croit. L’exercice de la subsidiarité, dans ses dimensions verticale et horizontale, implique une certaine confiance en soi, en l’homme, en l’avenir et exige que l’on respecte ces vertus chez les autres dans la juste mesure du bien commun car tout pouvoir a tendance à s’étendre et à empiéter sur le territoire du voisin. Ce n’est pas nécessairement une attitude confortable.
Elle peut paraître amère mais elle est très réaliste la réflexion que G.B. Shaw met dans la bouche de son Don Juan : « La liberté n’est pas suffisamment universelle. Les hommes mourront pour la perfection humaine et ils seront heureux de sacrifier leur liberté pour elle »[47].
L’éducation à la vraie liberté est donc primordiale dans ce type de société où l’on tente de marier l’autonomie et l’exigence sociale. Comme l’écrivait Pie XI : « tout ce que nous avons enseigné sur la restauration et l’achèvement de l’ordre social ne s’obtiendra jamais sans une réforme des mœurs »[48].