c. La légitimité de l’autorité et ses limites
Bien des réticences face à la notion d’autorité seraient dissipées si l’on prenait la peine d’expliquer le rôle réel de l’autorité.
Les pouvoirs de l’autorité impliquent la responsabilité de ceux qui les exercent. Cette autorité n’est pas discrétionnaire puisqu’elle est reçue : chacun en est redevable à Dieu, comme Adam. Dieu lui a fait confiance dans la gestion du jardin. Mais le premier homme n’a pas respecté les consignes et en subit les conséquences.
L’autorité, précise saint Paul, « est au service de Dieu pour te conduire au bien. (…) elle est ministre de Dieu pour faire justice et exercer une juste colère contre celui qui fait le mal » [1].
Cette affirmation inaugure dans l’histoire une conception révolutionnaire. Jusque là, c’est la force qui était, la plupart du temps, la source de l’autorité et si le chef s’était toujours volontiers présenté comme inspiré, élu par la divinité voire comme dieu lui-même et donc tout-puissant, totalement libre de ses actes, désormais il est investi d’une force dont il est redevable. Tout n’est pas permis. L’autorité reçue de Dieu reste au service de ce Dieu, mesurée par Sa volonté[2]. « Elle est au service de Dieu, dit saint Paul, pour te conduire au bien. Mais si tu fais le mal, crains ; ce n’est pas en vain qu’elle porte l’épée : elle est ministre de Dieu pour faire justice et exercer une juste colère contre celui qui fait le mal »[3]. Dieu est « le souverain des rois de la terre »[4] ?
Comme l’a bien compris B.-H. Lévy[5], dans la conception chrétienne, chaque prince « n’était jamais que la pâle et provisoire lieu-tenant », tenant lieu d’un Autre. « De « droit divin », la monarchie l’était, mais c’était moins la preuve de ses abus que la marque de sa relativité, de l’extrême relativité de son pouvoir par rapport au divin qui lui octroyait le droit de régner ». Et de citer Louis XIV : « La parfaite félicité d’un royaume est qu’un prince soit obéi de ses sujets et que le prince obéisse à la loi » ; ou encore, cette harangue d’Achille de Harlay à Henri III[6]: « Nous avons, Sire, deux sortes de lois, les unes sont les lois et ordonnances des rois, les autres sont les ordonnances du royaume, qui sont immuables et inviolables, par lesquelles vous êtes monté au trône royal. Aussi devez-vous observer les lois de l’état du royaume, qui ne peuvent être violées sans révoquer en doute votre propre puissance et souveraineté ». Si dans ces citations, la « loi » désigne bien la loi de Dieu, elles nous offrent le schéma idéal des rapports d’autorité dans l’ordre politique qu’il soit monarchique ou démocratique comme nous le verrons plus loin.
Les Anciens ont eu peut-être l’intuition de cette nouveauté. N’est-ce pas à cette loi, loi « non écrite » qu’Antigone, dans la tragédie de Sophocle, se réfère pour contester et enfreindre l’ordre injuste de Créon. Elle justifie sa désobéissance à l’édit interdisant la sépulture à son frère rebelle en déclarant : « C’est que Zeus, à mes yeux, n’en était pas l’auteur, et qu’au foyer des dieux souterrains, la justice n’a point de telles lois fait présent aux humains. J’ignorais qu’en vertu de tiennes ordonnances une simple mortelle eût droit de piétiner des principes sacrés, infaillibles, divins, non de ce jour, non point d’hier, mais de tout temps vivantes lois dont nul ne connaît l’origine »[7]. Aristote citera ce passage et commentera : « Une loi commune est celle qui vient de la nature, car il y a un juste et un injuste naturellement universels, que tous les peuples devinent sans qu’il y ait pour cela entre eux ni communication préalable ni convention. C’est là ce que dit littéralement l’Antigone de Sophocle quand elle soutient qu’il est juste d’ensevelir Polynice malgré la défense qui en a été faite, attendu que c’était là un droit de la nature »[8].
Le pouvoir injuste, totalitaire même, dans le langage moderne, naît de l’irrespect de la loi « non écrite », de la loi de Dieu. L’autorité perd sa légitimité lorsqu’elle dénonce son origine divine. B.-H. Lévy l’a bien compris lorsqu’il explique que dans l’Occident chrétien, le Prince était soumis au Souverain (Dieu) tandis que le totalitarisme « est un état du Politique où, pour la première fois, le Prince se prend pour le Souverain. (…) le totalitarisme dit ceci, qu’il est le premier à proférer : il n’y a pas d’instance suprême, où le Prince puise sa raison d’être ; il n’y a pas de souverain absent, à quoi il doive en référer ; c’est lui seul le Souverain, régnant sans borne et sans partage sur le royaume terrestre »[9].
Pour reprendre la distinction établie par B.-H. Lévy, le Prince, dans la tradition chrétienne, ne peut exercer son pouvoir à sa guise. Il est moralement tenu de respecter la volonté du Souverain qui l’a investi de cette autorité. Le plan du Souverain-Dieu s’exprime dans ce que nous appelons le « bien commun ». Il est la seule justification de l’autorité dont il définit les limites et il donne son fondement à la loi[10].
L’autorité est au service du bien commun[11], « médiatrice du bien commun »[12] à condition, bien sûr, que soit reconnue l’égalité fondamentale des hommes[13].
Elle est service. Dieu lui-même ne s’est-il pas fait en Jésus-Christ, serviteur parfait, obéissant jusque dans la mort, qui par son sacrifice rédempteur permet aux autres hommes, dans cet esprit, de grandir au point de devenir fils adoptifs de Dieu ? « Vous le savez, dit Jésus, chez les païens, les chefs leur font sentir leur domination, et les supérieurs font valoir sur eux leur autorité. Il ne doit pas en être ainsi parmi vous. Bien au contraire, chez vous, celui qui veut être grand sera votre serviteur et celui qui veut être le premier sera votre esclave, tout comme le fils de l’Homme n’est pas venu se faire servir, mais servir et donner sa vie en rançon pour la multitude »[14].
Notons que déjà dans l’Ancien Testament, le titre de « serviteur » est un honneur attribué aux justes, aux prophètes, aux prêtres mais aussi aux rois amis ( David[15]) et même aux rois ennemis (Nabuchodonosor[16]).
Dans la loi de Moïse, le quatrième commandement implique et sous-entend, selon tous les commentateurs, les devoirs de l’autorité, non seulement les devoirs des parents vis-à-vis des enfants[17] mais aussi ceux des autorités civiles qui ne peuvent « commander ou instituer ce qui est contraire à la dignité des personnes et à la loi naturelle »[18]. « Les pouvoirs politiques sont tenus de respecter les droits fondamentaux de la personne humaine »[19].
L’étymologie elle-même peut nous servir en cette matière. Auctor (auteur) qui a donné, nous l’avons vu, le mot auctoritas, dérive du verbe augere (augmenter). L’auctor est donc « celui qui accroît ». En l’occurrence, que fait une véritable autorité sinon augmenter, la dignité, l’humanité, la liberté de celui dont elle a la charge. Les parents apprennent aux enfants à devenir autonomes, les professeurs augmentent les connaissances et les savoir-faire de leurs élèves, l’entrepreneur, l’homme politique, toute personne qui exerce l’autorité a pour mission de faire grandir les autres en humanité. Autrement dit, pour reprendre les termes de G. Fessard[20], « l’autorité aurait pour fondement ultime sa nature même, qui tend à combler l’intervalle où elle se déploie, et le titre qui lui confère le droit de s’imposer serait défini non point par quelque réalité ou règle extérieure, mais par son essence même qui est de se proposer pour fin sa propre fin ». L’autorité a « pour fin - pour perfection, - et mesure de sa légitimité le vouloir de sa propre fin - de sa propre disparition ».
En conclusion
L’autorité s’exerce comme une force morale. Non seulement, elle s’adresse à des hommes libres invités, nous allons le voir, à participer à la réalisation du bien commun mais elle réclame aussi de la part de ceux qui l’exercent un grand sens moral. Pour être service, elle réclame une réelle conversion personnelle.
L’autorité est donc limitée non seulement à son propre domaine d’action mais elle est aussi mesurée par son fondement et par les droits de la personne à qui elle s’adresse.
Le droit de désobéissance
Seule est légitime donc l’autorité au service du bien commun et qui pour l’atteindre, recourt à des moyens licites. C’est cette autorité-là qui mérite respect et obéissance.
Si l’autorité nie et viole les droits de l’homme, « elle se nie et se détruit elle-même »[21], si elle édicte des lois injustes ou contraires à l’ordre moral, elle perd son identité et devient tyrannie. Elle n’oblige plus les consciences[22]. Les citoyens ont « le droit, parfois le devoir d’exercer une juste remontrance sur ce qui leur paraîtrait nuisible à la dignité des personnes et au bien de la communauté »[23]. Qui plus est, « le citoyen est obligé en conscience de ne pas suivre les prescriptions des autorités civiles quand ces préceptes sont contraires aux exigences de l’ordre moral, aux droits fondamentaux des personnes ou aux enseignements de l’Évangile »[24].
Ce refus d’obéissance est justifié par la distinction des pouvoirs dont nous avons parlé précédemment[25] et la priorité à accorder au service de Dieu : « Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes »[26].
Mais il ne s’agit pas de légitimer toute forme d’insubordination même si celle-ci est justifiée. Le concile Vatican II, notamment a bien précisé que la désobéissance doit être sélective et mesurée : « Si l’autorité publique, débordant sa compétence, opprime les citoyens, que ceux-ci ne refusent pas ce qui est objectivement demandé par le bien commun. Il leur est cependant permis de défendre leurs droits et ceux de leurs concitoyens contre les abus du pouvoir, en respectant les limites tracées par la loi naturelle et le Loi évangélique »[27]. Ceci dit, la résistance à l’oppression pourra même recourir aux armes mais uniquement si les cinq conditions suivantes sont réunies : « 1 - en cas de violations certaines, graves et prolongées des droits fondamentaux ; 2 - après avoir épuisé tous les autres recours ; 3 - sans provoquer des désordres pires ; 4 - qu’il y ait un espoir fondé de réussite ; 5 - s’il est impossible de prévoir raisonnablement des solutions meilleures »[28].
Il est clair, dans la conception chrétienne, que l’autorité n’est pas l’ennemie de la liberté puisqu’on pourrait dire, en employant les mots dans leur sens réel, que le vrai sens de l’autorité est d’être créatrice et protectrice de libertés.
Mais il reste à voir comment concilier pratiquement, d’une part, le bien commun et l’autorité, qui sont des nécessités restrictives et, d’autre part, la liberté, signe de la transcendance de l’homme, qui est aussi une nécessité mais expansive pourrait-on dire dans la mesure où elle tend à élargir sans cesse son domaine et dans la mesure où elle est incontestablement une force, un moteur de progrès personnel, social, culturel, économique.
L’erreur de Montaigne est de considérer que la loi naturelle en l’homme devrait agir comme la loi naturelle dans la nature. Or l’homme n’est pas un être programmé. Sa nature se découvre à travers sa culture comme nous l’avons vu précédemment.