Chapitre 5 : La Déclaration universelle des Droits de l’Homme (1948)
On comprendra aisément, vu toutes les prises de position qui précèdent, que cette Déclaration ne posa pas les mêmes problèmes à la conscience chrétienne que la déclaration de 1789. La Déclaration de 1948 est le fruit d’un compromis entre des tendances diverses et des chrétiens y participèrent[1]. Entre les travaux préparatoires, la proposition de la Commission des droits de l’homme en 1947 et le texte final, des modifications furent apportées pour que le texte recueille finalement la plus large majorité possible auprès des pays représentés.
Le langage du Préambule nous paraît familier, conforme à ce que nous avons de l’homme. Il y est question de « la reconnaissance de la dignité et des droits égaux, inaliénables et inhérents à tous les membres de la famille des êtres humains, constitue la base de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde » (§ 1). Un peu plus loin, on affirme que les droits de l’homme sont « fondamentaux » et on réaffirme « la dignité et la valeur de la personne humaine » et les « droits égaux » (§ 5). On veut promouvoir le « respect universel des droits de l’homme et des libertés fondamentales » (§ 6). Enfin, la déclaration est présentée comme « l’idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations » (§ 8).[2]
Ceci étant dit, arrêtons-nous à l’article 1, lors des travaux préparatoires, il était proposé simplement : « Tous les hommes sont libres et égaux ». La Commission fut plus explicite : « Tous les hommes sont frères. ils sont doués par la nature de raison et de conscience. Ils naissent libres et égaux en dignité et en droits. » Le texte final déclare : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. »
Que constatons-nous ?
Tout d’abord, que la référence à la nature a été supprimée. Certains avaient proposé d’écrire carrément que les hommes étaient « créés à l’image et à la ressemblance de Dieu ». Cette dernière formule fut rejetée : certains délégués voulaient éviter un débat métaphysique qui attribue soit à la nature soit à Dieu les caractéristiques humaines fondamentales.
Entre la version de la Commission et la version finale il y a aussi une inversion à propos de la fraternité. Dire d’emblée que les hommes sont frères affirme un état qui ne peut se comprendre bien, vu les mésententes dans le monde, que si ces hommes ont le même Père… Dans la version finale, la fraternité est présentée comme un esprit à acquérir.
Les êtres humains ont remplacé les hommes simplement pour inclure les femmes.
Enfin, la raison et la conscience sont reconnus comme des dons mais des dons anonymes. Pour ne choquer personne ; on a évité de citer la nature ou Dieu.
Par ailleurs, on remarque que le pronom et est repris quatre fois dans le texte de 1948. Le premier relie l’irréductible singularité de la liberté et l’exigence objective de l’égalité. Le deuxième relie la dignité objective et les droits du sujet. Le troisième relie la raison, puissance d’objectivité, et la conscience qui est perception des singularités. Le quatrième est intéressant car il relie l’être (doués) et l’obligation morale (doivent) : la nature qui a été effacée revient discrètement, alliant la constitution spécifique de l’être humain et son obligation morale fondamentale.
Le Saint-Siège protesta en vain contre le refus de certains pays[3] d’inscrire dans l’article 1er que tous les hommes sont « créés à l’image et à la ressemblance de Dieu » mais les papes ne craindront pas de se référer à ce document même s’il n’est pas complètement satisfaisant. « Nous n’ignorons pas, écrira Jean XXIII dans Pacem in terris (1963), que certains points de cette Déclaration ont soulevé des objections et fait l’objet de réserves justifiées[4]. Cependant, Nous considérons cette Déclaration comme un pas vers l’établissement d’une organisation juridico-politique de la communauté mondiale ». Jean XXIII écrit cela après avoir longuement développé ce que l’on pourrait considérer comme une autre Déclaration décrivant les droits « universels, inviolables, inaliénables », selon l’expression de Pie XII, de la personne et des communautés, précisant leur source, les devoirs qui y sont liés, la responsabilité des pouvoirs publics et de la communauté mondiale. Aucun texte émanant de la société civile n’a une telle cohérence, ni une telle précision. De même, la Déclaration conciliaire Dignitatis humanae sur la liberté religieuse (1965) qui apporte un complément fondamental pourrait servir de modèle à bien des constitutions civiles qui n’arrivent pas à éviter la contradiction et les conflits dans l’application de l’article 18 de la Déclaration de 1948.
Malgré les réserves et les objections possibles, Paul VI, rappellera d’abord, manière de compléter le fondement de la déclaration, que « la dignité humaine a sa racine dans l’image et le reflet de Dieu qui sont en chacun des hommes. par là, toutes les personnes sont essentiellement égales entre elles. Le développement personnel intégral est manifestation de cette image de Dieu en nous. » Il ajoutera que « dans le moment que nous vivons, l’Église a pris une plus vive conscience de cette vérité. Elle croit très fermement que la promotion des droits de l’homme est une requête de l’Évangile, et qu’elle doit occuper une place centrale dans son ministère ».[5]
Même écho favorable et même correction dans Gaudium et spes: « L’Église, en vertu de l’Évangile qui lui a été confié, proclame les droits des hommes, reconnaît et tient en grande estime le dynamisme de notre temps qui, partout, donne un nouvel élan à ces droits. Ce mouvement toutefois doit être imprégné de l’esprit de l’Évangile et garanti contre toute idée de fausse autonomie. Nous sommes, en effet, exposés à la tentation d’estimer que nos droits personnels ne sont pleinement maintenus que lorsque nous sommes dégagés de toute norme de la loi divine. mais en suivant cette voie, la dignité humaine, loin d’être sauvée, s’évanouit. »[6]
Jean-Paul II a été considéré, à juste titre, comme le champion des droits de l’homme et il a pris position à de nombreuse reprises pour souligner leur intérêt mais aussi leur carence : « Le respect des droits inaliénables de la personne humaine est à la base de tout. Toute menace contre les droits de l’homme, que ce soit dans le cadre de ses biens spirituels ou dans celui de ses biens matériels, fait violence à cette dimension fondamentale ».[7] Cette Déclaration « est claire parce qu’elle reconnaît les droits qu’elle proclame, elle ne le confère pas »[8] ce qui est un point positif. Pour le reste, comme ses prédécesseurs, Jean-Paul II a un regret : « Sans aucun doute, la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948 ne présente pas les fondements anthropologiques et éthiques des droits de l’homme qu’elle proclame. » Et précisément, « dans ce domaine, « l’Église catholique a une contribution irremplaçable à apporter, car elle proclame que c’est dans la dimension transcendante de la personne que se situe la source de sa dignité et de ses droits inviolables ». C’est pourquoi « l’Église est convaincue de servir la cause des droits de l’homme lorsque, fidèle à sa foi et à sa mission, elle proclame que la dignité de la personne a son fondement dans sa qualité de créature faite à l’image et à la ressemblance de Dieu » (Discours au Corps diplomatique, n .7. cf. OR n.3 du 10 janvier 1989). L’Église est convaincue que dans la reconnaissance de ce fondement anthropologique et éthique des droits de l’homme se trouve la meilleure protection contre toute violation et abus de ceux-ci » [9] « Les droits de l’homme ont été inscrits dans l’ordre de la création par le créateur lui-même. On ne peut parler ici de concession faite par des institutions humaines, gouvernements ou organisations internationales, ces institutions n’expriment que ce que Dieu a inscrit dans l’ordre qu’il a lui-même créé. »[10]