b. La Révélation décisive du Nouveau Testament : un pécheur…sauvé !
Nous aurions pu commencer par le Nouveau Testament et nous contenter de sa révélation car « le Christ, dans la révélation du mystère du Père et de son Amour, manifeste pleinement l’homme à lui-même et lui découvre la sublimité de sa vocation[1]. C’est dans le Christ, « image du Dieu invisible » (Col 1, 15), que l’homme a été créé à « l’image et à la ressemblance du Créateur. C’est dans le Christ rédempteur et sauveur, que l’image divine, altérée dans l’homme par le premier péché, a été restaurée dans sa beauté originelle et ennoblie de la grâce de Dieu »[2].
C’est évidemment un grand mystère surnaturel que cette « initiative du Christ qui entre dans l’histoire pour la racheter et pour indiquer à l’homme la voie du retour à l’intimité originelle avec Dieu. Cette initiative est un mystère également parce qu’impensable comme telle de la part de l’homme, en ce sens qu’elle est absolument gratuite, fruit de la libre initiative de Dieu. Ce mystère possède toutefois la surprenante capacité de cueillir l’homme à la racine, de répondre à ses aspirations à l’infini, de combler la soif d’être, de bien, de vrai et de beau qui l’agite. En un mot, c’est la réponse séduisante et concrète, imprévisible et encore moins exigible, et cependant présagée par toute expérience humaine sérieuse.
La rédemption du Christ est donc raisonnable et convaincante, car elle possède simultanément les deux caractéristiques de la gratuité absolue et de la surprenante correspondance à la nature intime de l’homme »[3].
Plus précisément encore, quand on dit que le Christ est le Rédempteur de l’homme, cela signifie qu’il est le Rédempteur « de tout homme et de tout l’homme, de l’homme qui cherche le bonheur, la joie, la vérité, le bien, l’amour, la justice, la paix, la beauté et qui, bien souvent, reste inassouvi, frustré, déçu dans ses attentes et dans ses espérances les plus profondes ; en arrivant même à des situations de dissociation intérieure, sinon de désespoir, à cause du contraste continuel entre ce qu’il veut et désire, et ce qu’il parvient en réalité à obtenir.
Quand donc l’Église, forte de la force de la foi, proclame que pour l’homme assoiffé d’absolu qui porte en soi l’image de Dieu, l’unique réponse est le Christ, elle fait non pas de la rhétorique, mais une annonce que le Christ libère de l’esclavage le plus dégradant, comme l’est celui du péché qui est refus de l’amour de dieu et donc refus des autres et dégradation de soi-même. Grâce à son œuvre salvifique, le Christ a ramené l’homme à sa dignité originaire de créature issue, par un geste d’amour, des mains du Créateur »[4].
Toutefois, cette révélation ultime « ne stérilise nullement l’effort que l’homme exerce depuis toujours et ne cesse d’exercer pour fonder dans sa propre nature sa dignité de personne et pour établir les droits fondamentaux qui doivent être garantis à chacun par ses semblables et par toutes les institutions. on peut même dire que cet effort s’en trouve exalté conformément à la logique en vertu de laquelle « le chrétien » fait découvrir « l’humain » et la grâce sa nature »[5].
Le Nouveau Testament n’abolit pas l’Ancien mais le confirme, l’approfondit, le prolonge, l’exhausse, le complète et en définitive l’accomplit. Le Christ, en effet, est la Parole unique de toute l’Écriture Sainte, « unique parfaite et indépassable »[6] : « Rappelez-vous, écrit saint Augustin, que c’est une même Parole de Dieu qui s’étend dans toutes les Écritures, que c’est un même Verbe qui résonne dans la bouche de tous les écrivains sacrés, lui qui, étant au commencement Dieu auprès de Dieu, n’y a pas besoin de syllabes parce qu’il n’y est pas soumis au temps »[7]. La Catéchisme le confirme : « L’unité des deux testaments découle de l’unité du dessein de Dieu et de sa Révélation. L’Ancien Testament prépare le Nouveau, alors que celui-ci accomplit l’Ancien ; les deux s’éclairent mutuellement ; les deux sont vraie Parole de Dieu »[8].
L’incarnation
« Incarnation », explique Benoît XVI, « dérive du latin « incarnatio ». Saint Ignace d’Antioche — fin du premier siècle — et, surtout, saint Irénée, ont utilisé ce terme en réfléchissant sur le Prologue de l’Évangile de saint Jean, en particulier sur l’expression : « Et le Verbe s’est fait chair » (Jn 1, 14). Ici, la parole « chair », selon l’usage juif, indique l’homme dans son intégralité, tout l’homme, mais précisément sous l’aspect de sa caducité et temporalité, de sa pauvreté et contingence. Cela pour nous dire que le salut apporté par Dieu qui s’est fait chair en Jésus de Nazareth touche l’homme dans sa réalité concrète et dans toutes les situations où il se trouve. Dieu a assumé la condition humaine pour la guérir de tout ce qui la sépare de Lui, pour nous permettre de l’appeler, dans son Fils unique, par le nom d’« Abba, Père », et être véritablement fils de Dieu. »[9] Les Pères de l’Église le disaient clairement : « C’est la raison pour laquelle le Verbe s’est fait homme et le Fils de Dieu, Fils de l’homme : afin que l’homme, en entrant en communion avec le Verbe et en recevant ainsi la filiation divine, devienne fils de Dieu »[10] ; « Car le Fils de Dieu s’est fait homme pour nous faire Dieu »[11]. Saint Thomas confirme : « Le Fils unique de Dieu, voulant que nous participions à sa divinité, assuma notre nature, afin que Lui, fait homme, fit les hommes Dieu »[12]
Dieu incarné, Jésus, vrai Dieu et vrai homme, élève en chaque homme la nature humaine à une dignité sans égale dans la création et qui réclame un respect proportionné.
Après avoir rappelé la dignité naturelle d’un être doué d’intelligence et de volonté libre, Jean XXIII déclare que « si Nous considérons la dignité humaine à la lumière des vérités révélées par Dieu, Nous ne pouvons que la situer bien plus haut encore. Les hommes ont été rachetés par le sang du Christ Jésus, faits par la grâce enfants et amis de Dieu et institués héritiers de la gloire éternelle »[13].
Nous en verrons toutes les conséquences dans les chapitres suivants.
Notons d’emblée que l’incarnation ouvre dans l’histoire un chemin de progrès : « les œuvres du Christ ne reculent pas, ne manquent pas, mais elles progressent. » « Pour saint Bonaventure, le Christ n’est plus, comme il l’avait été pour les Pères de l’Église, la fin, mais le centre de l’histoire ; avec le Christ, l’histoire ne finit pas, mais une nouvelle période commence. […] Jusqu’à ce moment dominait l’idée que les Pères de l’Église avaient été le sommet absolu de la théologie ; toutes les générations suivantes ne pouvaient être que leurs disciples. Saint Bonaventure reconnaît lui aussi les Pères comme des maîtres pour toujours, mais le phénomène de saint François lui donne la certitude que la richesse de la parole du Christ est intarissable et que chez les nouvelles générations aussi peuvent apparaître de nouvelles lumières. Le caractère unique garantit également des nouveautés et un renouveau pour toutes les périodes de l’histoire. »[14] Sans pour autant, comme nous l’avons dit, que ce chemin de progrès n’aboutisse ici-bas à une cité idéale : « Le renouveau actuel de l’eschatologie nous a remis en présence du mystère du Royaume de Dieu. Le Royaume de Dieu est en état de tension. Il est entré dans le monde, il est déjà « réalisé » et cependant il est toujours « à venir », objet de notre espérance. Jamais il ne trouvera sur cette terre son accomplissement, et cependant il n’est pas absent. Son mode d’être est celui de la tension et de l’impulsion. […] Le Royaume de Dieu est un royaume de paix parfaite, universelle et perpétuelle. Mais cette paix appartient au Royaume de Dieu, elle ne trouve pas sa réalisation dans notre histoire. […] Nous savons avec toute la certitude de la foi qu’elle ne se réalisera pas dans le temps de ce monde. […] La paix perpétuelle n’est pas pour autant une idée creuse. Elle est une impulsion permanente et une exigence sans repos. »[15] Par le fait même, cette révélation ultime « ne stérilise nullement l’effort que l’homme exerce depuis toujours et ne cesse d’exercer pour fonder dans sa propre nature sa dignité de personne et pour établir les droits fondamentaux qui doivent être garantis à chacun par ses semblables et par toutes les institutions. On peut même dire que cet effort s’en trouve exalté conformément à la logique en vertu de laquelle « le chrétien » fait découvrir « l’humain » et la grâce sa nature. »[16]
Dieu nous rejoint dans notre histoire, nos problèmes, nos faiblesses prenant sur lui le péché du monde. A sa suite, nous ne pouvons nous retirer dans quelque tour d’ivoire mais nous sommes invités à nous engager au service des autres, à les rejoindre dans leur histoire, leurs problèmes, leurs faiblesses. L’indifférence est proscrite et aucun alibi même spirituel ne peut justifier notre absence. Les « choses » du monde sont certes imparfaites mais elles ne sont pas « mauvaises » en elles-mêmes puisque Dieu lui-même les a pratiquées : il s’est vêtu, il s’est nourri, il a grandi dans une famille, il a travaillé. Toutes ces réalités pratiquées par Dieu s’en trouvent investies d’une valeur que bien des civilisations ont négligées ou contestées.
Ainsi, pour ne parler que du travail, nous savons depuis le livre de la Genèse, qu’il n’est pas une malédiction. Au contraire, par le travail, l’homme participe à l’œuvre de Dieu. Cette vérité est soulignée davantage encore par le Christ qui s’est uni, par la pratique, à chaque travailleur. Les gens de son pays l’identifient comme « le charpentier »[17], fils de charpentier[18]. Ici aussi, une révolution s’amorce car le monde antique a souvent considéré le travail, surtout manuel, comme une servitude à laisser aux êtres considérés comme inférieurs : esclaves, femmes, ilotes, parias, etc.. De grands penseurs comme Platon[19] ou Cicéron[20] avalisent cette tendance qui perdurera malgré les évocations plus positives chez les poètes[21], par exemple. Même si Aristote réhabilite la matière considérée comme impure par Platon, et rejoint ainsi l’Ancien Testament qui nous dit que la terre est « bonne », il reprend et justifie, même s’il y apporte de timides nuances, la doctrine, largement admise à l’époque, de l’esclavage : « l’esclave est, écrit-il, un instrument précédant les autres instruments »[22]. Le christianisme, qui ne méprise ni ne sacralise le monde, qui a restauré tout homme dans la dignité de fils de Dieu et rendu leur honneur à tous les travailleurs va mettre en question l’ordre social et économique ancien. Lentement mais sûrement[23]. Aristote avait écrit que « si les navettes tissaient d’elles-mêmes et les plectres jouaient de la cithare, alors, les chefs d’artisans n’auraient pas besoin d’ouvriers, ni les maîtres, d’esclaves »[24].
Que s’est-il passé ? Jean Gimpel n’a pas hésité, à propos du Moyen Age et en particulier de la période qui va du XIe au XIIIème, de parler de véritable révolution industrielle[25]. d’une part, l’Antiquité ne mit pas en pratique toute une série de connaissances théoriques qu’elle possédait et, d’autre part, elle ne fit qu’un emploi limité des machines qu’elle avait mis au point. Ainsi l’engrenage et la force de la vapeur furent principalement utilisés pour animer des jouets et des automates. « Les Romains n’eurent jamais, comme les cisterciens, une vraie politique de mécanisation. Si quelques moulins (…) fonctionnaient grâce à l’énergie hydraulique, les autres utilisaient l’énergie humaine des esclaves »[26]. Les Romains ont sans doute craint que la généralisation de la mécanisation, techniquement possible, n’ait des effets sociaux et économiques pervers. En témoigne, entre autres, l’historien Suétone qui raconte que l’empereur Vespasien[27] « récompensa libéralement un ingénieur qui avait inventé un appareil pour transporter, à peu de frais, d’énormes colonnes sur le Capitole. mais il n’utilisa pas l’appareil, disant que cela l’aurait empêché de nourrir le petit peuple »[28]. Ce ne sont pas les machines qui ont libéré les esclaves, c’est l’esprit nouveau distillé par le christianisme qui a provoqué le déclin de l’esclavage, offert la terre à l’initiative d’hommes nouveaux et donné à la technologie et à l’économie un dynamisme jamais atteint. J. Gimpel note encore que « c’est l’ouverture d’esprit de l’Église de Rome au Moyen Age qui a permis l’essor technologique » au contraire de l’Église orthodoxe grecque qui y fit obstacle[29].
Léo Moulin confirme : « Aussi longtemps que l’esclave ne fut qu’une machine, les arts mécaniques furent méprisés. Le jour où apparut la volonté, humaine et humaniste entre toutes, d’abolir l’esclavage, l’homme dut chercher à alléger la peine des hommes par le travail des machines. L’ère de la technique était née, en réponse à l’affirmation de la dignité humaine »[30].
Nous progressons à petits pas, nous trébuchons parfois, nous revenons en arrière à d’autres moments mais lentement avec l’aide de Dieu nous pouvons avancer, rendre nos royaumes terrestres plus à l’image du Royaume. Il y a entre le Christ et nous une connivence que la plupart ne soupçonnent pas. Mais « …nous devons purifier notre mémoire chrétienne, en reconnaissant que, si le monde est encore si peu transformé, apparemment, par la nouveauté du Christ, c’est parce que, dans le passé et aujourd’hui encore, nous avons fait barrage aux sources de la grâce et les empêchons de couler par l’accumulation de nos médiocrités. Au lieu d’être, dans le Christ, une « création nouvelle » (cf. 2 Co 5, 17), nous nous sommes « modelés sur le monde présent » (cf. Rm 12, 2). Face à la jeunesse du Christ, nous devons donc demander pardon pour ce monde vieilli dont nous sommes les complices. »[31]
La rédemption
Jésus, le Christ, meurt et ressuscite pour notre salut et le salut du monde. Cet événement unique et central manifeste Dieu et son dessein . Il est le fondement d’une espérance inouïe pour chacun de nous et pour la communauté humaine.
Si en Adam qui représente l’humanité, tous les hommes sont pécheurs, dans le Christ qui offre sa vie en sacrifice de pardon, tous les hommes sont réconciliés[32]. Le Christ, comme le montre saint Paul, est le nouvel Adam[33].
Comme l’écrivent les évêques de Belgique, « Dieu ne se résigne pas à la mort de l’homme. Et il ne veut pas non plus que l’homme lui-même s’y résigne. Au contraire, il l’appelle à participer à cette grande délivrance de l’égoïsme meurtrier. L’homme se résignerait à la mort s’il n’aspirait qu’aux réalités de la terre. Car la terre, livrée à elle-même, ne contient pas le ferment de l’immortalité »[34]. Par sa mort, le Christ nous libère du péché et par sa résurrection, il nous ouvre la voie d’une vie nouvelle[35]. Certes, le péché continue à nous guetter et nous mourrons, comme n’importe quel païen mais nous pouvons, si nous acceptons le don de Dieu[36], nous libérer du péché, faire croître en nous la ressemblance de Dieu et faire croître dans le monde l’image du Royaume. La mort, elle, change radicalement de sens, elle n’est plus fin mais commencement, entrée dans la vie éternelle[37].
Nous parlions de connivence entre le Christ et nous. Il est intéressant de constater que la rédemption est au cœur de nos espoirs les plus intimes, de notre aspiration viscérale à un bonheur qui ne s’identifie pas au monde visible. Pascal en témoigne dans son projet d’Apologie de la religion chrétienne. Plus près de nous, et à la suite de Pascal, le philosophe Maurice Blondel[38] s’appuyant sur notre aspiration à l’infini et à notre tentation d’autosuffisance montre qu’il est illusoire de penser s’arrêter dans l’action, « de croire qu’on en a fait assez, qu’il n’y a plus rien à découvrir, […] nous pouvons provisoirement faire taire en nous le désir d’infini qui nous constitue, en n’y prêtant plus attention, en cédant au découragement ou en décrétant arbitrairement que telle idole que nous avons choisie nous satisfait entièrement ; toutefois, même endormie et anesthésiée, l’inquiétude fondamentale demeure, elle ronge de l’intérieur toute fausse satisfaction et engendre l’ennui. » Or, la lecture de Blondel nous révèle que « s’arrêter prématurément dans la recherche vitale de l’adéquation intérieure est illégitime et contredit notre aspiration la plus profonde. Elle nous laisse dès lors devant la grande et inévitable alternative : ou bien nous enfermer dans notre fausse suffisance, illusoire et mortelle, et nous condamner ainsi à être éternellement déçus ; ou bien recevoir d’en haut, humblement, cette adéquation convoitée. »[39] Ainsi sommes-nous invités à ne jamais nous arrêter de chercher ce qui peut véritablement nous satisfaire c’est-à-dire ce qui correspond à notre désir d’infini.
Désir d’infini qui nous constitue comme nous constitue aussi, semble-t-il, notre besoin de rédemption. En témoignent la structure profonde des contes de fée de tous pays qui se construisent sur un schéma de chute et de résurrection grâce à un autre qui est peut-être une figure inconsciente ou pressentie de l’Autre.[40] De son côté, le grand critique de cinéma Henri Agel[41] a mis en évidence, dans un certain nombre de film des meilleurs réalisateurs de tous pays, une structure de chute et de renaissance où un tiers joue un rôle salvateur.[42]
Le cœur de la Révélation : un Dieu-Amour
La mort et la résurrection du Christ sont le témoignage le plus grand de l’amour de Dieu Elle révèlent aussi définitivement[43] un Dieu trine : un seul Dieu en trois personnes distinctes. Dieu est unique mais non pas solitaire[44]. Ce mystère de la Trinité esquissé dans l’Ancien Testament[45], manifesté dans le Nouveau, nous dit que Dieu est amour. Amour qui se manifeste aussi, « à l’extérieur », par la création et plus encore par l’incarnation du Fils qui témoigne que Dieu veut nous associer, à notre manière, à son amour dont le comble est d’avoir donné sa vie pour nous permettre d’y accéder. »L’amour du Père et du Fils, explique A.-M. Léonard, n’est pas statique. Il est en perpétuel mouvement, non point par défaut mais par excès de réalité. Il est toujours en surcroît de lui-même, en acte de surabondance, car le Père et le Fils n’ont jamais fini de s’aimer. Cette surabondance interne, ce surcroît intime de l’amour divin s’exprime dans l’Esprit Saint, en la personne duquel s’atteste la fécondité éternelle de l’amour qui unit le Père et le Fils »[46].
A l’image d’un Dieu trine et rédempteur, nous sommes donc appelés aussi à la communion avec les autres hommes mais sans dissoudre notre propre dimension personnelle, comme les Personnes qui restent distinctes en un seul Dieu,. L’homme est un être personnel et communautaire, il ne faudra jamais oublier de conjuguer ces deux caractères dans les différents domaines de la construction sociale et particulièrement dans la promotion des valeurs de solidarité et de charité politique.
Dieu est Amour et cet amour est manifesté aux hommes par Jésus. L’homme rempli de cet Esprit d’amour devient fils adoptif de Dieu, peut vaincre le péché et s’ouvre à la vraie connaissance de lui-même, du prochain et de Dieu. Comme le dit Jean-Paul II : « Le Christ nous indique l’amour comme voie d’accès à la Vérité ultime, qui, en dernier ressort, est Lui-même. La pleine réalisation de la dignité de l’homme ne s’obtient que dans le dynamisme d’amour qui conduit un être à la rencontre de l’autre et l’ouvre ainsi à la transcendante présence de Celui qui en s’incarnant « s’est uni de certaine manière à chaque homme » (Gaudium et spes, 22) »[47]. Le sens de la vie est désormais clair : aimer l’autre comme Dieu nous aime[48]. Encore faut-il se débarrasser du voile que le romantisme a déposé sur cette notion d’amour. L’amour dont nous parle la Bible n’est pas égocentrique ni possessif, purement sentimental ni capricieux. L’amour révélé aux hommes est comme Dieu : fidèle, patient et miséricordieux : « L’amour prend patience, l’amour rend service, il ne jalouse pas, il ne plastronne pas, il ne s’enfle pas d’orgueil, il ne fait rien de laid, il ne cherche pas son intérêt, il ne s’irrite pas, il n’entretient pas de rancune, il ne se réjouit pas de l’injustice, mais il trouve qa joie dans la vérité... »[49]. Tel est l’amour de Dieu, tel doit être notre amour : il est l’effet de la grâce de Dieu et implique la mobilisation de notre volonté.
Résurrection et responsabilité
La résurrection dont parlent les chrétiens est plus que la vie de l’âme immortelle après la mort. Cette idée est présente en dehors du christianisme et a été défendue par nombre de philosophes. Il s’agit, selon la Révélation, d’une résurrection de la chair c’est-à-dire que les corps mortels reprendront vie, transfigurés : « Si l’Esprit de Celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts habite en vous, Celui qui a ressuscité Jésus-Christ d’entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels, par son Esprit qui habite en vous »[50].
C’est dire, mieux encore que dans la Genèse, si l’homme tout entier est investi d’une dignité particulière : « Le corps est pour le Seigneur, et le Seigneur pour le corps. Et Dieu, qui a ressuscité le Seigneur, nous ressuscitera, nous aussi, par sa puissance. Ne savez-vous pas que vos corps sont des membres du Christ ? […] Glorifiez donc Dieu dans votre corps. »[51]
C’est dire aussi que quel que soit le résultat humain de nos actions, elles ne sont pas perdues. Ce qui peut être très réconfortant : « Le disciple qui prie se tient au service du Seigneur ; il ne s’accroche pas au succès, encore moins à l’échec. Il se réjouit seulement de ce que son nom se trouve inscrit dans les cieux (cf. Lc 10, 20). A la base de l’action du disciple, il y a deux convictions essentielles. d’abord que Dieu nous a aimés le premier, qu’il ne cesse de nous aimer, que nous vivons par lui (cf. 1 Jn 4, 9), par sa grâce, comme le sarment sur le cep de vigne et que, sans lui, nous ne pouvons rien faire (cf. Jn 15, 5). Et alors – c’est la deuxième conviction – celui qui s’ouvre ainsi à la miséricorde divine reçoit force et énergie pour suivre Jésus et se consacrer à construire un monde conforme à l’Évangile, un monde marqué par la charité de Jésus. Il le fait au prix de la croix, dans la certitude de la victoire finale de l’amour, de la Résurrection. »[52]
Mais cette réalité nous investit aussi d’une grande responsabilité.
A l’image d’un Dieu éternel, mort et ressuscité dans son Fils Jésus, l’homme est appelé à vivre éternellement. Cette réalité qui nourrit l’optimisme chrétien importe au respect de tous les hommes présents et à venir et n’est donc pas sans conséquence aux points de vue écologique et politique. « Voici comment s’est exprimé, avec regret, A. C. Jemolo[53] : « je ne vois pas comment l’homme, s’il n’était plus habité par l’idée de l’outre-tombe, saurait renoncer à tous les biens qu’il est à même de posséder dans le souci de conserver sa vie sur la terre. Plus qu’à la déception qui surgit après tout bouleversement politique, je pense ici à la déception face aux mythes de tous les philanthropes: celle de la solidarité humaine. Les solidarités se forment uniquement afin de combattre quelqu’un : « travailleurs du monde entier, unissez-vous », cela est opératoire dans le cadre de la lutte contre le capitalisme, mais dans aucun régime on ne voit un renoncement spontané pour secourir les plus pauvres, les pays du tiers monde. Tout le monde pleure sur les peuples qui meurent de faim, mais personne ne dit : « je renonce à un peu du mien en leur faveur ». Combien plus facile est de jeter la faute sur les systèmes politiques, le colonialisme, les gouvernements. Renoncer à quelque chose pour assurer la continuité de la vie sur la terre suppose qu’on se sente vraiment comme une seule famille, et une famille qui pense devoir continuer - tel l’agriculteur qui plantait un arbre à longue croissance, des fruits duquel seuls les neveux pourraient jouir - ; je crains que ce ne soit précisément cette conscience qui manque, et qu’aucune philosophie ne sache la créer ». Une religion d’immortalité - et tel est le christianisme - peut donner la force nécessaire à l’accomplissement de ces devoirs supra-individuels, force que Jemolo voit tant manquer en l’homme-masse désacralisé d’aujourd’hui »[54]. De son côté, et dans le même ordre d’esprit, Vaclav Havel a montré l’importance d’un « ailleurs » dans la formation de la conscience politique : « La vraie politique, la seule vraiment digne de ce nom et au demeurant la seule que je consens à pratiquer, est tout simplement la politique au service du prochain. Au service de la cité. Au service de ceux qui viendront après nous. Son fondement est éthique, car ce n’est que la mise en pratique de la responsabilité de chacun, envers et au nom de l’ensemble de la communauté.
Une telle responsabilité reste authentique - au sens d’une « responsabilité supérieure » - uniquement parce qu’elle repose sur un fondement métaphysique : en fait, elle se nourrit de la certitude consciente ou inconsciente que rien ne s’arrête avec notre mort dans la mesure où tout est enregistré quelque part ailleurs, quelque part « au-dessus » de nous, dans ce que j’ai jadis appelé « la mémoire de l’être », composante indissociable de l’ordre mystérieux de l’univers, de la nature et de la vie que les croyants appellent Dieu et au jugement duquel tout est soumis.
Rien à faire : la vraie conscience et la vraie responsabilité ne s’expliquent que comme une expression du postulat implicite qu’on nous observe « d’en-haut », que « là-haut » tout est vu, que rien ne sera oublié, et que, par conséquent, le temps terrestre n’a pas le pouvoir d’effacer de notre âme le remords lié à une défaillance « ici-bas » : car notre âme pressent qu’elle n’est pas seule au courant de cette défaillance »[55].
Espérance et progrès
Dieu est mort et ressuscité pour notre salut et le salut du monde. Le péché et la mort sont désormais vaincus. Nous savons que par la grâce de Dieu, en nous convertissant au Christ, nous pouvons hâter la venue du Royaume, « l’avènement du jour de Dieu »[56]. Selon la promesse du seigneur, ce que les chrétiens attendent, ce sont « des cieux nouveaux et une terre nouvelle, où habitera la justice »[57].
On pourrait penser que cet avènement promis et donc inéluctable dispense le chrétien de tout engagement dans le monde. Il n’en est rien. Le concile Vatican II le rappelle : « ...l’attente de la terre nouvelle, loin d’affaiblir en nous le souci de cultiver cette terre, doit plutôt le réveiller : le corps de la nouvelle famille humaine y grandit, qui offre déjà quelque ébauche du siècle à venir. C’est pourquoi, s’il faut soigneusement distinguer le progrès terrestre de la croissance du règne du Christ, ce progrès a cependant beaucoup d’importance pour le royaume de Dieu, dans la mesure où il peut contribuer à une meilleure organisation de la société humaine »[58].
Jean-Paul II[59] le répète : »La vertu fondamentale de l’espérance, d’une part, pousse le chrétien à ne pas perdre de vue le but dernier qui donne son sens et sa valeur à toute son existence, et, d’autre part, elle lui donne de fermes et profondes raisons de s’engager quotidiennement dans la transformation de la réalité pour la rendre conforme au projet de Dieu ». Les chrétiens doivent sans cesse ranimer « leur espérance en l’avènement définitif du royaume de Dieu, en le préparant jour après jour dans leur vie intérieure, dans la communauté chrétienne à laquelle ils appartiennent », mais aussi, ajoute le Saint-Père, « dans le milieu social où ils sont insérés et ainsi dans l’histoire du monde »[60]. « C’est, commente Mgr Léonard, la logique même de la foi chrétienne où Dieu lui-même assume notre humanité afin de la porter intérieurement à son salut et à son épanouissement. Dès lors, impossible d’espérer le salut ultime de l’homme sans, sur les traces de Jésus, chercher à le libérer de ses aliénations actuelles et l’honorer dans sa dignité présente »[61]. Il ne faut jamais oublier qu’en Jésus, vrai Dieu et vrai homme, les deux natures ne sont ni séparées ni confondues mais unies et « sauvegardées dans leur consistance propre ». Dès lors, « le Fils de Dieu apparaît d’autant plus comme Dieu qu’il a été capable d’assumer la nature humaine, et Jésus est d’autant plus homme que son humanité est unie à sa personnalité divine de Verbe éternel du Père. Semblablement, l’espérance chrétienne spécifique appelle les libérations humaines et elle est d’autant plus vraie qu’elle s’y exprime sans pouvoir cependant s’y épuiser ; et les libérations humaines appellent, selon leur logique propre, le salut ultime visé par l’espérance chrétienne, et elles sont d’autant plus vraiment humaines qu’elles s’ouvrent à l’espérance chrétienne sans pourtant s’y dissoudre »[62].
Travailler à la transformation du monde ne sera jamais vain ni désespéré car « à la base de l’action du disciple, il y a deux convictions essentielles. d’abord que Dieu nous a aimés le premier, qu’il ne cesse de nous aimer, que nous vivons par lui (cf. 1 Jn 4,9), par sa grâce, comme le sarment sur le cep de vigne, et que, sans lui, nous ne pourrions rien faire (cf. Jn 15,5). Et alors - c’est la deuxième conviction - celui qui s’ouvre ainsi à la miséricorde divine reçoit force et énergie pour suivre Jésus et se consacrer à construire un monde conforme à l’Évangile, un monde marqué par la charité de Jésus. Il le fait au prix de la croix, dans la certitude de la victoire finale de l’Amour, de la Résurrection »[63]
Telles sont les raisons de ce qu’on pourrait appeler l’« optimisme » politique du chrétien. Optimisme réaliste car il reste conscient de l’existence toujours pernicieuse du péché. mais, en même temps, le chrétien sait que le mal n’aura pas le dernier mot. Il est donc inopportun de reprocher aux chrétiens cet optimisme. Certes, comme l’a vu Bernanos, celui-ci peut être un « ersatz de l’espérance »[64] mais, dans la perspective chrétienne, on comprendra volontiers qu’il soit lié à l’espérance.
Des chrétiens s’inquiètent parfois, au milieu des horreurs et des injustices du monde, que l’Église ne s’attarde pas davantage à leur dénonciation et à leur condamnation[65]. Ainsi certains ont-ils regretté que le Concile Vatican II, dans sa Constitution Gaudium et spes (Joie et espoir !) n’ait pas évoqué, entre autres, les drames des populations soumises au communisme. Le document conciliaire pècherait, d’ailleurs, sur un plan plus général, par son parti-pris optimiste[66]. Depuis fort longtemps, les papes ont mis leurs contemporains en garde contre les erreurs socialistes ou communistes. La dénonciation du mal culmine dans l’encyclique Divini redemptoris de 1937[67]. La condamnation, nécessaire, du mal ne l’a pas empêché de se propager. Au moment où le Concile se réunit, une vaste partie du monde est soumise au communisme. L’Église va proposer une nouvelle pédagogie qui s’amorce déjà avec Pie XII : il s’agit de montrer aux hommes que les nobles aspirations (liberté, dignité, justice, etc.) qu’ils nourrissent face aux problèmes très concrets de leur époque, rejoignent les préoccupations de l’Église peuvent trouver grâce à son enseignement des possibilités de réalisation satisfaisante. Cette pédagogie fait appel à ce qu’il y a de plus élevé dans l’homme et fait confiance, comme le Seigneur[68], à sa conscience éclairée pour en tirer le meilleur parti. La sagesse populaire ne dit-elle pas qu’on ne détruit bien que ce que l’on remplace ? Il s’agit d’un optimisme réaliste, sans utopie, car il est conscient de l’existence toujours pernicieuse du péché qui se manifeste dans les structures qui, au lieu de servir l’homme, se retournent contre lui. Mais si les temps sont difficiles sous maints aspects, plutôt que de s’épuiser dans la simple dénonciation des maux, il vaut mieux proposer, sans peur, des solutions audacieuses, compatibles avec la foi, qui amélioreront la situation ou la modifieront de fond en comble. Il existe des millions de personnes à l’esprit constructif qui veulent la paix, la liberté, la justice et la dignité dans leurs communautés de vie. L’Église cherche à les aider en leur montrant que le christianisme répond vraiment à leur attente, à ces besoins positifs que nous décelons à côté des ombres du monde.
Paul VI, en son temps, a répondu à ce reproche d’optimisme : « Un critère imprègne tout cet enseignement du Concile : l’optimisme. Oui, l’Église a regardé le monde un peu comme Dieu lui-même, après la création, a regardé son œuvre admirable et immense. Dieu, dit l’Écriture, vit que toutes les choses qu’il avait créées étaient bonnes. L’Église a voulu aujourd’hui considérer le monde dans toutes ses expressions, cosmiques, humaines, historiques, culturelles et sociales, etc., et elle a voulu considérer toutes choses avec une immense admiration, avec un grand respect, avec une sympathie maternelle, avec un amour généreux. Non pas que l’Église ait fermé les yeux sur les maux de l’homme, sur le péché qui est la ruine fondamentale, la mort, et aussi la lisère, la faim, la souffrance, la discorde, la guerre, l’ignorance, la caducité de la vie et des choses et de l’homme, multiple et toujours menaçante. Non, elle n’a pas fermé les yeux sur ces maux, mais elle les a regardés avec un amour plus grand, comme le malheureux abandonné à moitié mort sur la route de Jéricho. »[69]
Il est certain que cette pédagogie a eu un rôle plus ou moins déterminant, selon les pays, dans l’effondrement des systèmes communistes[70].
d’une manière générale et sans nier les malheurs du temps, on peut déceler ce que Jean-Paul II appelle des « signes d’espérance », signes de l’action de l’Esprit dans le monde. « Il convient, écrit-il, que l’on mette en valeur et que l’on approfondisse les signes d’espérance présents en cette fin de siècle, malgré les ombres qui les dissimulent souvent à nos yeux : dans le domaine civil, les progrès réalisés par la science, par la technique et surtout par la médecine au service de la vie humaine, un sens plus grand de responsabilité à l’égard de l’environnement, les efforts pour rétablir la paix et la justice partout où elles ont été violées, la volonté de réconciliation et de solidarité entre les différents peuples, en particulier dans les rapports complexes entre le Nord et le Sud du monde… ; dans le domaine ecclésial, une écoute plus attentive de la voix de l’Esprit par l’accueil des charismes et la promotion du laïcat, le dévouement ardent à la cause de l’unité de tous les chrétiens, l’importance accordée au dialogue avec les religions et avec la culture contemporaine… »[71]
J’ajouterai à cette liste, une perception plus aigüe de la dignité de tout homme, une meilleure compréhension des droits de l’homme, de la distinction entre le spirituel et le temporel, de la relativité des régimes politiques, de la liberté religieuse et bien d’autres progrès que nous développerons au gré des chapitres suivants.
Enfin, plus tard, nous nous reposerons la question de savoir si la promesse d’une civilisation de l’amour est un mythe mobilisateur ou si elle correspond à la certitude de la présence agissante de l’Esprit dans le cœur des hommes.
En tout cas, le pape Benoît XVI, s’appuyant sur la théologie de l’histoire de saint Bonaventure[72], affirme que l’histoire est un chemin de progrès : « les oeuvres du Christ ne reculent pas, ne manquent pas, mais elles progressent. » Benoît XVI explique que « pour saint Bonaventure le Christ n’est plus, comme il l’avait été pour les Pères de l’Église, la fin, mais le centre de l’histoire ; avec le Christ, l’histoire ne finit pas, mais une nouvelle période commence. […] Jusqu’à ce moment dominait l’idée que les Pères de l’Église avaient été le sommet absolu de la théologie ; toutes les générations suivantes ne pouvaient être que leurs disciples. Saint Bonaventure recoinnaît lui aussi les Pères comme des maîtres pour toujours, mais le phénomène de saint François lui donne la certitude que la richesse de la parole du Christ est intarissable et que chez les nouvelles générations aussi peuvent apparaître de nouvelles lumières. le caractère unique du Christ garantit également des nouveautés et un renouveau pour toutes les périodes de l’histoire. »[73] Ce progrès, intellectuel et spirituel d’abord, n’est pas automatique. il est tributaire d’une meilleure intelligence de la Parole de Dieu et d’un bon usage de la raison. Aussi a-t-il fallu du temps, des siècles pour comprendre et accepter la nécessaire distinction entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel ; pour comprendre et accepter une « saine laïcité de l’État » ; pour passer de la tolérance à la liberté religieuse ; pour reconnaître que les « laïcs sont en première ligne » ; pour élaborer une théologie du travail, une théologie de la nature, une théologie du corps, etc..[74]
Amour et justice
La présence permanente et agissante de l’amour divin requiert de toujours marier l’amour et l’exigence de justice.[75]
Justice d’abord
Avec beaucoup de lucidité, le Concile Vatican II a affirmé qu’ »il faut satisfaire d’abord aux exigences de la justice de peur que l’on offre comme un don de la charité ce qui est déjà dû en justice. Que disparaisse la cause des maux et pas seulement leurs effets et que l’aide apportée s’organise de telle sorte que les bénéficiaires se libèrent peu à peu de leur dépendance à l’égard d’autrui et deviennent capables de se suffire. »[76]. Mais l’amour humain, à l’image de l’amour divin, nous pousse à procurer à l’autre ce qui lui est nécessaire, ce qui lui est dû pour qu’il puisse poursuivre ses fins naturelles et surnaturelles, réaliser pleinement sa nature d’homme appelé à restaurer en lui l’image de Dieu. La justice a besoin de l’amour pour être appliquée. La loi la meilleure peut rester lettre morte sans un souffle venu du plus profond de nous-mêmes. Nous verrons qu’il ne suffit pas de condamner l’esclavage pour qu’il disparaisse, qu’il ne suffit pas de proclamer universellement les droits de l’homme pour qu’ils soient respectés et que la proximité, le compagnonnage et la communauté de destin ne créent pas nécessairement une solidarité dynamique.
La justice a besoin de l’amour pour être appliquée et bien appliquée
Sans la pulsion de l’amour, la meilleure loi risque de rester lettre morte.
De plus, la justice a toujours besoin du regard de l’amour miséricordieux. Car, comme le dit Jean-Paul II, « la rigoureuse application de la loi peut souvent entraîner la plus grande injustice »[77]. Le bon sens l’atteste[78] et parfois l’exprime en termes rudes qui sont autant de mises en garde : « L’instinct de justice est peut-être le plus destructeur de tous » ; « Le désir de justice est une des formes les plus efficaces de la haine de l’homme pour l’homme » ![79].
La sagesse païenne l’avait pressenti. C’est tout le sens profond de l’Electre d’Euripide, par exemple. S’il est juste de punir les assassins, est-il vraiment juste de tuer sa propre mère, fût-elle indigne ? N’est-ce pas un autre excès ?[80] Le Grec pose la question et ne peut que suggérer une insaisissable et incertaine modération. L’aventure chrétienne a éclairé singulièrement cette intuition en proclamant : « Bienheureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde »[81]. Or le monde dans lequel nous sommes, bien en deçà des scrupules de la pensée grecque, considère trop souvent la justice comme une exigence pure et dure dont les manifestations épouvantaient déjà Camus au lendemain de la guerre : « Les Grecs qui se sont interrogés pendant des siècles sur ce qui est juste ne pourraient rien comprendre à notre idée de la justice. L’équité, pour eux, supposait une limite tandis que notre continent se convulse à la recherche d’une justice qu’il veut totale »[82]. Sans la mesure de la vérité entière sur l’homme, qui nous le fait aimer comme Dieu l’aime, sans la mesure de l’amour qui conduit à cette vérité, la justice ne peut être que « totale », insatisfaisante et finalement destructrice car « rien n’étant vrai ni faux, bon ou mauvais, la règle sera de se montrer le plus efficace, c’est-à-dire le plus fort. Le monde alors ne sera plus partagé en justes et en injustes, mais en maîtres et en esclaves »[83]. Cette réflexion est sans doute juste mais elle est insuffisante. En effet, une justice balisée par le bien et le mal risque d’être impitoyable et de produire de néfastes effets.
A l’image de Dieu - le seul Juste - qui reste fidèle malgré les
infidélités de son peuple, à l’image du Christ qui empêche la lapidation
de la femme adultère, nous ne pouvons pas oublier que la destinée de
chaque homme, sa conscience et son histoire, nous échappent, que seul
Dieu - le Miséricordieux - peut sonder les cœurs. Nous savons aussi que
la revendication pure et simple de la justice se vit dans l’impatience
et se traduit aisément dans la violence. La vraie justice humaine, à
l’image de celle de Dieu, doit se soucier de la « conversion du pécheur »,
de son salut éternel et du cheminement nécessaire à la
conversion.[84] L’action juste doit surtout veiller à placer le
pécheur dans les conditions ou circonstances qui lui permettront de
mieux orienter sa vie.[85], avec la circonstance
aggravante d’avoir, par privation de soins, entraîné la mort [de deux
d’entre elles], elle a été condamnée à trente ans de réclusion. En 2012,
soit après 16 ans d’emprisonnement, le tribunal d’application des peines
lui a octroyé la libération conditionnelle moyennant, entre autres, la
disposition d’un logement. Cette décision qui a rencontré une forte
opposition dans la population, a pu s’appliquer parce que Mme martin a
reçu l’hébergement » chez les religieuses citées. A la fin de son
analyse juridique et rationnelle, X. Dijon, déclare : « Le combat que
mène la société politique contre le mal prend souvent la forme de
l’emprisonnement du coupable. Mais, en-deçà de cette pratique à la fois
rétributive et préventive, la société ne doit-elle pas s’interroger sur
la profondeur à laquelle se noue le lien social que le crime est venu
briser ? Car si l’auteur du forfait doit réfléchir à la gravité de son
acte en vue d’arriver à cette seule vraie « peine » qu’est le regret de la
faute commise, la société, de son côté, peut s’interroger également sur
les carences dont elle s’est rendue coupable, d’abord dans la prévention
du crime, puis dans sa répression. Dans la mesure, en effet, où la peine
vise à rétablir le lien rompu par la violation de la norme commune, il
revient à la société de creuser sa propre intériorité pour mesurer à
quel point ses membres sont liés les uns aux autres par une fraternité
qui dépasse d’emblée tous les positivismes que le droit a inventés pour
justifier les peines qu’il inflige.
Si après mûre réflexion, des personnes consacrées décident de poser le
geste d’accueil que la personne condamnée ne rencontrait pas ailleurs,
on en admirera la convenance. N’est-ce pas en effet le commun
engagement de ces personnes à vivre radicalement la conversio morum
qui révèle à la société sur quelle Bonté secrète elle peut s’appuyer
quand elle entreprend de lutter contre le mal ? » (Michelle Martin au
monastère de Malonne, « L’abîme appelle l’abîme », in Vies consacrées,
janvier-février 2013, pp. 33-47).
] Ceci n’empêche que
l’autorité compétente (parents, éducateurs, autorités publiques) a le
droit et le devoir de punir. La punition est, dans de nombreux cas, une
des « conditions » d’une réorientation. Comme le dit très bien le
Catéchisme, « la peine a pour premier effet de compenser le désordre
introduit par la faute. Quand cette peine est volontairement acceptée
par le coupable, elle a valeur d’expiation. De plus, la peine a pour
effet de préserver l’ordre public et la sécurité des personnes. Enfin,
la peine a valeur médicinale, elle doit, dans la mesure du possible,
contribuer à l’amendement du coupable »[86].
L’amour ici est patience et désir de pardonner (mais le pardon suppose
le repentir). L’amour proscrit également la colère, la haine et la
vengeance. Or, nous savons, pour en être les témoins chaque jour, que,
dans l’ordre social et politique, la violence arme facilement le bras de
la justice des hommes[87]. Et ceux-ci comprennent
mal l’attitude de l’Église face à un certain nombre de situations
intolérables. On a reproché et on reproche encore bien souvent à
l’Église son attitude devant les régimes iniques inspirés par le
fascisme, le communisme ou le nazisme. Certes, il y eut les
condamnations théoriques de ces idéologies[88] mais beaucoup auraient
souhaité des prises de position plus engagées et plus constantes. C’est
le cas, par exemple, d’A. Besançon[89], excellent
connaisseur du marxisme-léninisme. Quelques mois avant l’effondrement
des régimes communistes en Europe, il publiait un
article[90] où il
critiquait la politique du dialogue menée par Lech Walesa[91], le leader du syndicat « Solidarnosc », dénonçait l’apathie du
peuple polonais, le silence du pape qui aurait pu et dû, selon l’auteur,
appeler au combat révolutionnaire[92].
L’auteur enfin tournait en dérision les neuvaines, pèlerinages, messes
et autres activités semblables, dérisoires à ses yeux. Mgr Joseph
Zycinski[93], évêque de Tarnow, a
répondu[94]
que la vie humaine est trop précieuse pour l’Église pour risquer un bain
de sang comme en 1956 à Budapest et que les Polonais, bien dans la ligne
des Évangiles, avaient préféré la raison à la violence et la « force de
l’argument » à l’« argument de la force ». Il faisait aussi remarquer
que le peuple polonais ne se contenta pas de messes, neuvaines et
pèlerinages mais participa, sous des formes diverses et multiples à une
vaste entreprise de formation intellectuelle, morale et politique qui
finalement, avec la grâce de Dieu sollicitée, renversa le régime sans
effusion de sang. L’histoire, à la fin de l’année 1989, donna raison à
l’évêque contre l’« expert »[95].
Il est admirable et significatif que le changement de régime n’ait pas entraîné de règlements de comptes comme on l’a vu ailleurs en d’autres circonstances. Le lynchage, la vindicte populaire aveugle ou l’exécution sommaire ne sont pas dans l’esprit chrétien. Maurice Clavel[96], naguère, a très bien expliqué les raisons de la retenue qu’il avait manifestée lors d’une émission télévisée : « Je rappelai que le premier christianisme avait été lancé dans le monde par un ancien bourreau et de chrétiens, saint Paul. Cela pour dire qu’au plus fort de ma lutte politique contre un Franco et un Pinochet, je ne puis…les considérer comme d’une autre espèce que la mienne, ni comme des damnés : rien n’est sûr, rien n’est joué avant l’heure suprême. et tant pis, je l’avoue, si cela m’affaiblit. Tant pis si je ne suis pas tout entier à ma colère, si je suis divisé entre le temporel et le spirituel. Je maintiendrai cette division. Autrement c’est l’Inquisition : on sait qu’il y en a de tout bord »[97].
Le Pasteur R. Wurmbrand[98] qui connut la prison, en Roumanie communiste, puis l’exil durant 25 ans, raconte[99] qu’en juin 1990, de retour dans son pays, il a stupéfié son auditoire en déclarant : « « Je regrette de n’avoir pas été ici quand Ceaucescu[100] a été jugé[101]. J’aurais pris sa défense. » Je m’avançais, ajoute-t-il, sur un terrain dangereux. C’était comme de dire aux Juifs : « J’aurais défendu Hitler qui a fait tuer 6 millions des vôtres. » M’adressant à la foule inquiète, j’ai continué : « Je vais vous dire ce que j’aurais dit pour sa défense. » « J’ai été en prison avec un fonctionnaire de la police qui, pendant la guerre, avait arrêté un jeune communiste surpris en train de répandre des tracts, ce qui était interdit à l’époque. Ce fonctionnaire de la police se considérait comme chrétien. Même en prison, il faisait souvent le signe de la croix et disait des prières devant moi. Cet homme avait eu devant lui un délinquant de 15 ans, membre d’un groupe de jeunes athées[102]. Au lieu de lui enseigner l’Évangile avec amour, il battit sévèrement ce jeune garçon. Chaque coup qui lui était asséné par un chrétien endurcissait ce garçon dans sa foi athée. Le nom de ce garçon était Ceaucescu. Les communistes sont-ils les seuls fautifs ? Ne sommes-nous pas coupables nous aussi de n’avoir pas su créer une atmosphère dans laquelle de jeunes rebelles n’auraient pas rejoint les communistes ou d’autres malfaiteurs mais se seraient mis du côté du « rebelle » Jésus pour combattre le mal avec les armes de l’amour[103] ? Un prêtre a été jeté dans ma cellule quand j’étais en prison. Il avait été maltraité et saignait. Nous lui avons lavé le visage et donné à boire. Quand il revint à lui, je lui demandai: « Pouvez-vous dire la prière « Père, pardonne-leur car ils ne savent ce qu’ils font » ? Il répondit : « Non, ma prière serait : « Père, pardonne-moi et pardonne-leur » parce que si j’avais été un meilleur prêtre, ils ne seraient peut-être pas devenus des tortionnaires. » La foule comprit. Je les ai gagnés à la devise de notre mission : « Haïssez le communisme mais aimez les communistes. Vous leur devez ça. Ils sont en danger de destruction éternelle. » Le même principe s’applique à chaque plaie sociale ou familiale. Je n’accepte aucune plainte de quelqu’un contre une autre personne sans qu’elle ne soit accompagnée de la confession de sa propre culpabilité et d’un désir passionné de gagner son offenseur pour Jésus-Christ. »
La Pasteur Wurmbrand rappelle, par ailleurs, les dernières paroles d’un homme politique roumain mort dans les prisons communistes, Juliu Maniu: « Quand cette dictature sera renversée, ce sera le devoir d’honneur de chaque croyant de risquer sa peau pour sauver les communistes de la colère de la foule »[104].
Nous verrons aussi dans le chapitre consacré à la guerre, la position très nuancée de justice et de miséricorde qui inspira les interventions de Jean-Paul II durant la guerre du Golfe (1991). C’est à cette occasion que Guy Gilbert lança sa fameuse lettre « Saddam, je t’aime bien » qui illustre parfaitement l’attitude chrétienne face à toute injustice.
Disons dès à présent que la miséricorde a une valeur « politique ». Dieu à l’image de qui nous sommes faits, est miséricordieux « parce qu’il sait de quelle pâte nous sommes faits ».[105] Etymologiquement, être miséricordieux signifie : « je compatis (misereor) dans le cœur (corde) ». La miséricorde permet de tracer un trait d’union entre les religions. De plus, elle nous invite à ne pas condamner d’abord, à ne pas ridiculiser, à ne pas diaboliser l’adversaire mais plutôt à se mettre à sa place et ainsi nous amener à comprendre ses raisons. Cette attitude est utile dans les relations sociales, internationales et dans les confrontations politiques.[106] Comme disait Sœur Faustine : « L’humanité ne trouvera pas la paix tant qu’elle ne se tournera pas avec confiance vers le mystère de la Miséricorde de Dieu. »[107] Et quand le mal est fait, nous sommes appelés à pardonner. Le philosophe R. Spaemann, ne nous a-t-il pas défini l’homme comme « un animal qui peut promettre et pardonner ». ?[108] Non seulement, l’homme est plus grand que son péché, on ne peut l’y réduire en lui disant, par exemple : « tu es comme ça ». Mais, de plus, le pardon est un acte créateur qui permet à l’autre d’être une nouvelle personne. On n’est pas défini par ce que l’on fait mais par ce que l’on est. En pardonnant, on rend à l’autre sa liberté, on ne l’enferme pas dans son passé. Nous sommes tous invités à changer, à nous convertir : c’est ce que le Christ demande. Nous lui resistons en affirmant : « Je suis comme ça ».
Si l’amour anime et mesure la justice, la justice est là pour suppléer
aux déficiences de l’amour.
Si j’aime mon prochain, quel qu’il soit et en quelque circonstance qu’il soit, je n’hésiterai pas à secourir l’inconnu qui se noie. Et si ma sensibilité au malheur d’autrui et à la valeur de la vie humaine s’émousse, la loi me rappellera à l’ordre en me menaçant d’une punition si je ne porte pas « assistance à personne en danger ». Si j’aime l’instruction, il est inutile de me répéter qu’elle est obligatoire et si j’aime profondément le Christ, je souhaiterai communier chaque jour et les « commandements de l’Église » me paraîtront bien timides ou dérisoires. L’amour de Dieu et des autres, à la limite rend la loi inutile. Mais comme je suis pécheur, elle reste nécessaire. Plus l’amour de Dieu se perd, plus l’amour de l’homme se perd, plus le péché se répand, plus la loi est nécessaire, plus l’exercice de la justice devient important. L’appareil juridique de nos pays grossit de jour en jour. Certes, les sociétés modernes sont confrontées à des problèmes de plus en plus complexes mais il est certain que quantité de lois sont réclamées par les raffinements de la malice humaine. Là où la parole donnée, la confiance suffisaient, il a fallu construire des codes qui s’allongent à chaque manquement nouveau. On pourrait dire, en raccourci, qu’il faut choisir entre la conscience morale ou les gendarmes. Jusqu’au jour oµ l’on se rend compte qu’il arrive aux gendarmes eux-mêmes d’oublier la loi. On crée alors une police des polices pour nous rassurer jusqu’au jour où l’on découvre quelque corruption dans son propre fonctionnement… Bon nombre de « dysfonctionnements » ne sont ainsi que les conséquences d’un manque de conscience professionnelle dû à la paresse, au manque de motivation, à la routine, à l’indifférence. Inversement, l’amour libère[109], plus il est vif et plus il rend superflus les injonctions, les menaces et les contrôles mais il va de soi que nos cœurs sont souvent tièdes, distraits ou livrés à l’égoïsme….
Ajoutons encore que l’amour est d’un autre ordre que la justice.
Celle-ci peut se construire sur la raison tandis que l’amour né d’une conversion mystérieuse, irrationnelle, pourrait-on dire, dans la mesure où l’amour naît de l’amour. Souvenons-nous de l’Antigone de Sophocle. Ce personnage a hanté et hante encore notre imaginaire parce qu’il l’a perçu, qu’il le veuille ou non, à travers une culture qui a été profondément marquée par le christianisme. Antigone est l’héroïne qui recueille tous nos suffrages mais il n’en a sans doute pas été de même pour les spectateurs contemporains de Sophocle. En tout cas, l’intention du célèbre tragique était de mettre en garde contre toute forme d’excès. Non seulement ceux de Créon mais aussi ceux de sa nièce. On se rappelle que les deux frères d’Antigone, Etéocle et Polynice, sont en rivalité pour le pouvoir à Thèbes. Polynice vient assiéger la ville avec les Argiens. Les deux frères sont tués. Créon refuse la sépulture au traître Polynice. Antigone désobéit et va jeter de la terre sur le corps du proscrit. Dans ce passage célèbre, Antigone invoque l’amour:
A. je ne vois pas de honte à honorer un frère
C. N’était-ce pas ton sang aussi que l’autre mort ?
A. C’était mon sang lui-même, et de père et de mère
C. Comment honorer l’un sans faire injure à l’autre ?
A. Il te désavouerait, cet autre, dans sa tombe
C. Non, car il n’eut de toi que ce qu’obtint l’impie
A. Il est tombé en frère et non point en esclave
C. Mais pillant son pays que l’autre défendait
A. L’Hadès veut, malgré tout, pour tous des lois égales
C. Le juste et le méchant n’ont pas les mêmes droits
A. Qui sait si, chez les morts, cette règle est sacrée ?
C. L’ennemi même mort n’est jamais un ami
A. Mon partage n’est pas la haine, mais l’amour
C. Une fois chez les morts, aime-les si tu veux, mais jamais, moi vivant, femme ne régnera (v. 511-525)[110].
Les arguments de Créon sont sages[111] mais Antigone dépasse cette rationalité bien humaine. Elle place le débat à une hauteur inaccessible pour Créon comme pour le spectateur. Si l’on peut s’effaroucher de la démesure de Créon (qui reconnaît finalement son excès)[112], il faut aussi redouter celle d’Antigone.[113] Il est symptomatique de constater que le chœur tout au long des quatre premiers épisodes appuie Créon et tance Antigone. La dernière parole du chœur à Antigone le montre bien : « Mais qui de son pouvoir se montre soucieux ne peut souffrir d’être nargué ; et n’écoutant que toi, tu meurs de ta folie » (v. 873-875). Ce n’est que dans le 5e épisode et dans l’exode que le chœur, suite à la prise de position de Tirésias et aux suicides d’Hémon et d’Eurydice, changera son jugement. Le Coryphée conclura: « Garder prudence est, de loin, du bonheur le meilleur gage » (v. 1347-1348). Telle est la leçon que le dramaturge veut tirer de l’histoire tragique.
Par la suite, sous l’influence précisément d’une religion où Dieu lui-même donne sa vie pour ceux qu’il aime et même s’ils l’ont trahi, Antigone sera admirée sans réserve. Il suffit de voir combien de fois le personnage a inspiré les artistes de différentes époques et sensibilités[114]. On en a fait une héroïne préchrétienne[115] ou le porte-parole de la résistance à l’arbitraire[116].
L’amour d’Antigone est un amour désintéressé et bienveillant, ce que les Grecs appelaient la philia et que les Latins appelleront caritas. Ch. Moeller[117] n’hésite pas à écrire qu’elle « est presque une mystique: les lois « non écrites », pour lesquelles elle meurt, sont des coutumes religieuses, celles de la vieille société attique, qu’elle défend en face des innovations des sophistes pour lesquels la loi est l’arbitraire du prince. (…) Elle proclame les droits de la piété religieuse, de l’amour fraternel.(…) Elle (…) est juste, parce qu’elle n’a pas commis de crime, parce qu’elle a pratiqué les vertus ordinaires de l’homme, mais surtout parce qu’elle a accompli un acte exceptionnel de vertu, le sacrifice d’elle-même à une réalité invisible, religieuse »[118].
Peut-on pour autant considérer que l’amour manifesté par Antigone au prix de sa vie s’identifie parfaitement à l’amour chrétien ? S’il en est ainsi, l’amour chrétien n’a rien de spécifiquement chrétien au sens strict puisqu’il ne devrait rien au Christ. A y regarder de plus près, on constate d’une part, qu’Antigone , du moins au début, prétend agir pour la gloire, la beauté du geste : « Il m’est beau de trouver en ce geste la mort » (v.72) : « Pouvais-je cependant plus de gloire acquérir que de mettre au tombeau mon frère bien-aimé ? » (v. 502-503). A l’approche du supplice, cette justification lui paraîtra bien dérisoire. De même, se dissipera sa froide et très stoïcienne indifférence vis-à-vis de l’heure de sa mort[119]. Face à l’exécution de la sentence, se creuse en elle douloureusement un sentiment de vide. Elle est confrontée ce que Moeller appelle « le paradoxe du juste souffrant » qui révèle cruellement les limites de la seule justice. Antigone doute et se lamente : « Quelle divine loi ai-je donc profanée ? Hélas ! Pourquoi lever vers le Ciel mes regards ? Quel secours invoquer ? Je me suis clairement, par ma piété même, acquis le nom d’impie. Mais si ce que j’endure est approuvé des dieux, les peines me feront avouer que j’ai tort ; et si l’erreur est là, puissé-je n’y subir que ce que j’en reçois sans aucune justice » (v. 921-928). Et son sursaut de fierté au dernier moment n’est sans doute pas sans amertume: « Regardez bien dignitaires thébains, à quel supplice - et sur l’ordre de qui ! - l’on traîne en moi, seul reste de vos rois, la seule et juste piété » (v. 940-943). L’amour fraternel s’est mêlé d’amour-propre et se heurte à présent à une obscurité et à une solitude totales. Elle perd la lumière et l’hymen promis, et va vers l’abîme, sans consolation ni consolateur, sans espérance ni sauveur : le ciel est vide. Et elle se suicide pour échapper à la souffrance radicalement absurde.
Il est beau de mourir pour le respect d’une loi mais ce sacrifice est, d’une certaine manière, profondément inhumain et frustrant. A l’opposé, le martyr chrétien témoigne d’une Présence, d’un Dieu qui est Amour [120], qui s’est fait le Juste souffrant pour nous rejoindre au fond de notre détresse, source et fin de tout amour. L’amour d’Antigone n’est qu’un amour humain, noble peut-être mais fragile et d’une certaine manière toujours égocentrique puisqu’il apparaît comme sa propre cause et sa propre fin[121].
Si l’amour d’Antigone, au nom d’une loi supérieure et bien identifiée (enterrer les morts) la pousse à transgresser la justice humaine, c’est-à-dire la loi établie par Créon, l’amour chrétien pénètre les relations humaines et le lien au monde, d’une lumière qui les dépasse certes mais les transforme de l’intérieur et les anime d’une joie particulière[122]. L’amour est désormais la seule loi[123] : « Aimez vos ennemis […]. Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le semblablement pour eux. […] aimez vos ennemis… »[124]
Egalité de dignité
Le Christ ne fait acception de personne[125] et dissout la tripartition fonctionnelle et les sociétés à ordres qu’elle a engendrées.[126] Dans le monde indo-européen, on retrouve une division de la société en trois classes hiérarchisées et définies par les fonctions exercées par leurs membres. Hiérarchie qui peut être le reflet d’une triade de divinités. Ainsi, aura-t-on une classe religieuse, une classe militaire et une classe productrice. Avec des nunaces on retrouve cette tripartion aussi bien en Inde qu’en Grèce, à Rome, en Gaule ou encore dans les pays nordiques
A propos de l’ancien Régime, de le fameuse « monarchie absolue de droit divin »,où nous retrouvons les trois ordres (Clergé, noblesse et tiers état) un ancien archevêque français ne craint pas d’écrire qu’« En réalité, la société de l’ancien régime, malgré les apparences, n’était pas plus chrétienne que la nouvelle »
Il avance trois arguments : « par principe : aucune réalisation temporelle ne peut s’identifier au Règne du Christ ; Louis XIV avait essayé de revenir à l’unité « sacrale » des deux ordres, en « domestiquant » le clergé à la cour, et en imposant par la violence l’unité de foi à tous ses sujets ; enfin, autre retour au paganisme, cette société se voulait une société à « ordres ». Elle avait tenté de rétablir entre les hommes une différence de nature (basée sur la naissance) et non pas seulement une différence de fonctions. »[127]
L’option préférentielle pour les pauvres.
Dès l’Ancien testament, dans isaïe, nous trouvons l’annonce d’une alliance particulière entre le Seigneur et le pauvre:
« L’Esprit du Seigneur Dieu est sur moi. Le Seigneur, en effet, a fait de moi un messie, il m’a envoyé porter joyeux message aux humiliés, panser ceux qui ont le cœur brisé, proclamer aux captifs l’évasion, aux prisonniers l’éblouissement, proclamer l’année de la faveur du Seigneur, le jour de la vengeance de notre Dieu, réconforter tous les endeuillés, mettre aux endeuillés de Sion un diadème, oui, leur donner ce diadème et non pas de la cendre, un onguent marquant l’enthousiasme, et non pas la langueur. […] Car moi, le Seigneur, j’aime le droit, je hais le vol enrobé de perfidie, je donnerai fidèlement votre récompense : je conclurai pour vous une alliance perpétuelle. »[128]
Ce texte ne peut être clairement compris qu’à travers le Nouveau Testament où le Christ se fera pauvre parmi les pauvres au point de s’identifier à chacun d’entre eux comme le révèle l’évangile selon saint Matthieu : « Quand le Fils de l’homme viendra dans sa gloire, accompagné de tous les anges, alors il siégera sur son trône de gloire. Devant lui seront rassemblées toutes les nations, et il séparera les hommes les uns des autres, comme le berger sépare ses brbis des chèvres. Il placera les brebis à sa droite et les chèvres à sa gauche. Alors le roi dira à ceux qui seront à sa droite : « Venez les brebis de mon Père, recevez en partage le Royaume qui a été préparé pour vous depuis la fondation du monde. Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger et vous m’avez recueilli ; nu, et vous m’avez vêtu ; malade, et vous m’avez visité ; en prison, et vous êtes venus à moi. » Alors les justes lui répondront : « Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé et de te nourrir, assoiffé et de te donner à boire ? Qaund nous ets-il arrivé de te voir étranger et de te recueillir, nu et de te vêtir ? Quabnd nous est-il arrivé de te voir malade ou en prison, et de venir à toi ? » Et le roi leur répondra : « En vérité, je voyus le déclare, chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits, qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait ! » Alors il dira à ceux qui seront à sa gauche : « Allez-vous-en loin de moi, maudits, au feu éternel qui a été préparé pour le diable et pour ses anges. Car j’ai eu faim et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’ai eu soif et vous ne m’avez pas donné à boire ; j’éatis un étranger et vous ne m’avez pas recueilli ; nu, et vous ne m’avez pas vêtu ; malade et en prison, et vous ne m’avez pas visité. » Alors eux aussi répondront: « Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé ou assoiffé, étranger ou nu, malade ou en prison, sans venir t’assister ? » Alors il leur répondra : « En vérité, je vous le déclare, chaque fois que vous ne l’avez pas fait à l’un de ces plus petits, à moi non plus vous ne l’avez pas fait. » Et ils s’en ironrt, ceux-ci au châtiment éternel, et les justes à la vie éternelle. »[129]
Paul explique que Jésus-Christ « s’est dépouillé prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes […] il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, à la mort sur une croix. »[130] « Pour vous, dit-il, de riche qu’il était, s’est fait pauvre, pour vous enrichir de sa pauvreté. »[131]
En conséquence, les Pères de l’Église diront : « Prêtons « Prêtons assistance au Christ, secourons le Christ, nourrissons le Christ, habillons le Christ, accueillons le Christ, honorons le Christ. »[132] Ou encore: « Dieu souffre en ce monde le froid et la faim dans tous les pauvres […] Quand un pauvre a faim,
le Christ est dans le besoin. […] Chaque fois qu’un pauvre approche de ta maison, c’est sans aucun doute le Christ qui vient. »[133]
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Ce survol sommaire de quelques dimensions essentielles du message chrétien nous fait pressentir que toutes les questions qu’aborde la réflexion sociale et politique, en général, vont être éclairées d’un jour foncièrement original et unique.
A première vue, le message n’a rien d’original puisqu’à l’instar de tous les pouvoirs du monde, pourrait-on dire, « l’Église indique la façon de construire la cité en fonction de l’homme, dans le respect de l’homme »[134].
Mais cet homme est reconnu comme « quelqu’un qui a été pensé de toute éternité et choisi de toute éternité : quelqu’un qui a été appelé et nommé par son propre nom »[135]. Et cela change tout…
Les chrétiens lisent donc l’Ancien Testament à la lumière du Christ mort et ressuscité. Cette lecture typologique manifeste le contenu inépuisable de l’Ancien Testament. Elle ne doit pas faire oublier qu’il garde sa valeur propre de Révélation réaffirmée par notre Seigneur lui-même. Par ailleurs, le Nouveau Testament demande d’être lu aussi à la lumière de l’Ancien ». On peut retenir cette formule de saint Augustin : « Le Nouveau se cache dans l’Ancien, et dans le Nouveau l’Ancien se dévoile » (Hept. 2, 73).
Est-ce à dire qu’on doive accepter indifféremment toutes les contraintes et s’efforcer d’aimer tous les jougs ? Cette voie des saints ne saurait être proposée comme un idéal social. Tant que le mal et l’oppression seront de ce monde, il y aura des jougs et des chaînes à briser. Mais ce travail révolutionnaire ne peut pas être une fin en soi: la rupture d’une attache morte doit aboutir à la consolidation d’un lien vivant. il ne s’agit pas d’investir chaque individu d’une indépendance illusoire : il s’agit de créer un climat où chaque individu puisse aimer les êtres et les choses dont il dépend. Si notre volonté d’indépendance n’est pas dominée et dirigée par ce désir d’unité, nous sommes mûrs pour la pire servitude. Je le répète : l’homme n’a pas le choix entre la dépendance et l’indépendance ; il n’a le choix qu’entre l’esclavage qui étouffe et la communion qui délivre. L’individualisme - nous ne l’avons que trop vu - n’est qu’un refuge provisoire ; nous ne sommes pas seuls ; nous ne pouvons pas nous abstraire les uns des autres et, bien avant l’égalité suprême de la mort, le même destin nous emporte. il dépend de nous seuls de faire ce destin commun favorable ou néfaste » (Retour au réel, Ed. universitaires, Bruxelles, 1946, pp. 141-143).