C. Le post-marxisme.
Qu’est-ce qui caractérise le post-marxisme par rapport au marxisme traditionnel tel qu’il fut mis en acte par Lénine ?
Les post-marxistes pensent que l’infrastructure économique n’est pas déterminante comme le pensaient leurs ancêtres. Ils renoncent à l’opposition classique entre la « droite » et la « gauche » et à la lutte des classes au sens traditionnel. La politique ne se réduit pas pour eux au conflit entre le capital et le travail et n’accordent plus à la classe ouvrière la primeur dans l’action révolutionnaire contre la bourgeoisie. Enfin, ils ne croient plus au rôle central de l’État et à son abolition finale.
Débarrassés de tous les poncifs traditionnels, ils estiment que s’emparer de l’État ne suffit pas, même si c’était possible. Au contraire de ce qui s’est passé en Russie où les bolcheviks s’étaient emparé du pouvoir par la force, en Europe occidentale, vu le développement de la société civile, Gramsci leur a appris qu’il faut gagner cette société civile par une lutte qui inclura la culture pour briser le consentement des classes subalternes à la force de l’État. C’était déjà l’idée que Trotsky avait défendue dans Littérature et révolution publié en 1924.[4]
Aujourd’hui, on ne peut passer sous silence l’influence d’une héritière de ce nouveau courant de pensée[5]: Chantal Mouffe[6]. Son intention rejoint la nôtre puisqu’un de ses livres s’intitule justement Construire un peuple. Quel chemin nous propose-t-elle ?
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Il s’agit tout d’abord de radicaliser la liberté et l’égalité qui sont les principes constitutifs de la démocratie[7] qui aujourd’hui est « réduite à des procédures électorales »[8]. Le but est de « construire un « peuple » autour d’un projet qui s’attaque aux différentes formes de subordination en se saisissant des problèmes liés à l’exploitation, la domination ou la discrimination ». Dans ce projet, « la question écologique » est « au centre, écrit-elle, de son agenda ».[9]
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Il faut créer une « chaîne d’équivalences », un « nous ». L’expression « chaîne d’équivalences » désigne « un processus d’articulation en vertu duquel une équivalence est établie entre une multiplicité de demandes hétérogènes, mais d’une manière qui maintient la différenciation interne du groupe ».[10] Pas question donc de former un groupe homogène, une masse : il faut conserver les différences. L’équivalence n’est pas l’identité. Les différentes composantes du peuple se rejoignent dans le même objectif de lutter, comme dit plus haut, contre discrimination, exploitation, domination, et donc d’être anti-capitalistes, d’être attachées à l’extension de la liberté et de l’égalité, soucieuses de la question écologique, de la transformation de l’État, en établissant une démocratie radicale au niveau institutionnel comme au niveau civil. Le principe articulateur variera suivant les circonstances. Mouffe interprète, à la fois plus étroitement et plus largement, le slogan bien connu : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ».[11] Il s’agit, d’agir au niveau d’un pays déterminé (« à l’échelle de l’État-nation »[12]) en rassemblant toutes les revendications de liberté et d’égalité en respectant leur diversité.
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Ce rassemblement a pour objet de lutter contre « eux », de nourrir l’« antagonisme » entre « nous » et « eux ». « Eux », ce sont les ennemis : tous ceux qui, exploitent, dominent ou discriminent, « l’oligarchie » c’est-à-dire « ces forces qui empêchent structurellement la réalisation du projet démocratique ».[13]
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Radicaliser la démocratie, ce n’est pas abolir la représentativité mais l’élargir. Les institutions existantes « ne permettent pas de confrontation agonistique entre différents projets de société […], le remède n’est pas d’abolir la représentation, mais de rendre les institutions plus représentatives ».[14] De plus, la « stratégie populiste de gauche nécessite d’articuler les interventions « verticales » et les interventions « horizontales » dans le cadre des institutions représentatives aussi bien que dans différentes associations et mouvements sociaux ».[15]
Arrêtons-nous un instant au vocabulaire employé. L’auteur distingue antagonisme et agonisme. La pluralité des demandes, des protestations induit nécessairement un conflit entre elles car il est impossible de réconcilier tous les points de vue en lutte pour l’hégémonie inéluctable en politique et sans espoir de réconciliation finale : il n’est pas question de fondre les revendications en une masse uniformisée comme le marxisme-léninisme l’a fait sous l’égide du Parti. Même si le conflit est indéracinable pour constituer un « nous » et établir une frontière entre « eux » et « nous », il convient de bien faire la distinction entre l’« ennemi », antagoniste et l’« adversaire ». Entre adversaires, l’affrontement doit être « agonistique » et doit être organisé en ce sens.[16]
Chantal Mouffe se pose aussi cette question : « Est-ce que tous les antagonismes peuvent être transformés en agonisme ? » Elle répond par d’autres questions qui ne laissent aucun doute sur sa position : « Est-ce que toutes les positions doivent être considérées comme légitimes et faut-il leur accorder une place à l’intérieur de l’espace public agonistique ? Ou bien, existe-t-il des revendications qui doivent être exclues parce qu’elles mettent en question le consensus conflictuel qui constitue le cadre symbolique dans lequel les opposants se reconnaissent comme adversaires légitimes ? Pour le dire d’une autre façon, peut-on envisager un pluralisme sans antagonisme ? »[17] Pensons aux mouvements féministes d’une part et, d’autre part, aux mouvements « pour la vie » ou contre le mariage homosexuel ou encore aux mouvements en faveur des immigrés et aux mouvements nationalistes… -
Pour créer la « chaîne d’équivalences », articuler les composantes du « nous » contre « eux », un leader non autoritaire peut jouer un rôle mais dans la construction d’un peuple, ce qui est décisif, à côté des idées, ce sont les affects.[18] Et « c’est quand s’opère une jonction entre les idées et les affects que les idées acquièrent du pouvoir ».[19] Disons simplement que la stratégie que l’auteur envisage doit toucher les sentiments, les émotions populaires qui vont s’exprimer en désirs.[20]
C’est donc le sujet dans toute sa complexité discursive et affective qui doit être touché, mobilisé. À cet égard, la culture et l’art jouent un rôle essentiel comme l’avaient déjà souligné Trotsky et surtout Gramsci. Chantal Mouffe explique : « si les pratiques artistiques peuvent être décisives dans la construction de nouvelles formes de subjectivité, c’est parce que, mobilisant des ressources qui induisent des réponses émotionnelles, elles sont capables de toucher les êtres humains au niveau affectif. C’est là que réside en effet l’immense pouvoir de l’art, dans sa capacité à nous faire voir le monde différemment, à percevoir de nouvelles possibilités. »[21]
Que conclure?
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Voyons d’abord ce qui est positif dans cette pensée. À raison, Chantal Mouffe insiste sur la nécessité de constituer un peuple face à l’hégémonie néo-libérale, individualiste, relativiste et matérialiste. Elle manifeste aussi sa volonté de respecter, dans une certaine mesure toutefois, la pluralité des pensées et des engagements pour constituer une autre hégémonie qui pourra, à son tour, être mise en question si elle ne réussit pas à radicaliser la démocratie. Elle insiste également sur le rôle politique de la culture dans la volonté de sensibiliser tout l’homme dans sa complexité rationnelle et affective. Enfin, elle rejette le déterminisme classique marxiste de même que l’uniformisation de la lutte.
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La proposition de Chantal Mouffe présente toutefois quelques aspects problématiques. En effet, pouvons-nous admettre simplement les principes articulateurs des « demandes hétérogènes » des citoyens ? Comment définit-elle la liberté et l’égalité ? À quelles discriminations, exploitations, dominations pense-t-elle ? Qu’implique exactement la revendication écologique qu’elle estime centrale ? Il est vain de chercher ici un programme puisque, très logiquement, la philosophe ne peut, dans l’optique qu’elle défend, que nous proposer « une stratégie particulière de construction de la frontière politique »[22], rien de plus. Un programme ne pourra s’élaborer qu’au fur et à mesure de la constitution réelle d’un peuple.
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On peut même contester le fait, comme elle l’écrit, qu’il n’y a pas, au point de départ, d’« identité cachée qu’il faudrait sauver », qu’il n’y a pas de « lien de nécessité, a priori, entre les positions de sujet ». Les liens qui s’établiront, « historiques, contingents et variables » seront le fruit d’un « effort constant »[23] des « agents sociaux ».
En définitive, puisqu’elle n’envisage pas un « nous tous » mais un « nous » face à « eux », ne sommes-nous pas en présence d’une nouvelle manière d’envisager la révolution plus permanente que celle envisagée dans la pensée de Marx[24] ou de Trotsky pour qui la révolution s’arrêterait une fois tous leurs objectifs atteints.
Nous verrons plus loin comment construire un peuple et fonder une vraie démocratie sans luttes antagonistes ou agonistiques permanentes.