E. Reste-t-il au moins des garde-fous ?
Dans cette ambiance délétère, où plus rien ne semble sûr hormis la science qui se présente volontiers telle, mais qui ignore « la vie, ses propriétés fondamentales, sa sensibilité, son pathos, son essence enfin »[1], qu’est-ce qui nous retient encore plus ou moins ensemble sans trop nous faire du mal ? Si l’on en croit Albert Camus, le danger est réel car « rien n’étant vrai ni faux, bon ou mauvais, la règle sera de se montrer le plus efficace, c’est-à-dire le plus fort »[2]. Quelle parade trouver ?
Une société qui vit, comme la nôtre, dans une culture de l’autonomie, reconnaît certes la liberté personnelle mais la morale au sens classique du terme est dissoute dans les volontés particulières. La cohésion sociale est ébranlée par l’individualisme. Elle est aussi, traversée par l’inquiétude, le conformisme et peut déboucher sur la révolte quand le "moi" n’est pas écouté. La dissolution morale et sociale peut, en partie expliquer le succès de certains mouvements populistes mais aussi de l’Islam y compris dans sa forme la plus radicale, leurs réactions étant suscitées par la nostalgie d’un ordre.
Le problème qui se pose à nous est le suivant : si chacun décide de ce qui est bien ou mal, comment faire vivre ensemble harmonieusement des hommes qui vivent selon des principes différents ? Quel ciment social peut-on espérer ? Pour Guy Haarscher, déjà cité, comme les hommes ne font plus confiance ni à Dieu ni à la Raison, le risque est grand de sombrer dans l’anarchie ou la dictature. Il écrit : « Il n’est pas irrationnel que quelqu’un se soucie à tel point de son pur intérêt personnel qu’il accepte sans sourciller l’annihilation d’une communauté entière… »[3].
Ne reste-t-il tout de même des limites ? Des valeurs communes ? Oui, des valeurs floues ou mal fondées comme la tolérance, mais peut-on tout tolérer ? Les valeurs encore plus ou moins partagées sont surtout des valeurs négatives : on est contre l’extrême-droite, contre le conservatisme, contre le fondamentalisme, contre le capitalisme libéral mais sans qu’on définisse précisément ces notions ; on est contre la pédophilie mais, en 1996, lors de l’éclatement de l’affaire Dutroux, face à l’émotion populaire, un homme politique mettait en garde la population : « Qu’on ne vienne pas nous parler de morale ! » Et on a oublié que dans les années 50-80, dans l’efflorescence de la culture de l’autonomie, films et romans vantaient pédophilie et inceste qui ont toujours aujourd’hui leurs partisans avérés. Ne m’a-t-on pas appris à faire ce que je veux ?
Vous me direz : nous avons des lois ! Certes, mais elles sont fluctuantes en démocratie, livrées au décompte des volontés individuelles[4], et ne consacrent-elles pas, quand on y regarde de près, des biens particuliers ?
Et les droits de l’homme ?
Ces droits sont présentés, dans le Préambule de la Déclaration universelle de 1948, comme universels indivisibles, fondamentaux et inaliénables. Universels, indivisibles, fondamentaux et inaliénables parce qu’en fait ils sont le verso ou le recto, peu importe, de devoirs fondamentaux correspondants. Universels, indivisibles, fondamentaux et inaliénables parce qu’ils sont l’émanation et la garantie de la dignité de la personne humaine. Voilà donc de bonnes balises, de solides garde-fous. Le problème est qu’aujourd’hui ils sont de plus en plus contestés ou en conflit avec l’obsession démocratique. La démocratie contemporaine se construit exclusivement sur l’autonomie du droit positif en but à la référence aux droits de l’homme qui les utilise comme moyen de résistance politique. On se trouve face à un paradoxe : tout le pouvoir législatif émane du peuple, dit-on, alors que ces droits sont coulés dans des déclarations solennelles qui ne sont pas nées de la volonté du peuple ! De plus, l’insistance sur la liberté, sur ma liberté, est si forte que je suis tenté d’ériger en droit mon désir. Chantal Delsol, philosophe, a dénoncé cette dérive : « Les droits ouvrent aujourd’hui tout prétexte aux revendications de la complaisance. Tout ce dont l’homme contemporain a besoin ou envie, tout ce qui lui paraît désirable ou souhaitable sans réflexion, devient l’objet d’un droit exigé. […] S’ajoutent à ce déploiement multiple des « droits » pour des raisons de complaisance, l’immortalisation des droits acquis. […] Un droit finit par se justifier irrémédiablement pour avoir seulement une fois existé. »[5]
Les exemples foisonnent : des voyagistes promettent d’assurer le droit au soleil (cf. lefigaro. 11-7-2012); un tribunal reconnaît le droit d’uriner debout (cf. LExpress.fr, 23-1-2015); les femmes aussi ont droit à l’orgasme (JournalDesFemmes.com, 7-11-2012); la dignité, j’y ai droit ! (Vivre ensemble, 2003-2004) ; le droit à la paresse (Paul Lafargue, 1880) ; le droit de ne pas être né (La Libre Belgique, 9-11-2001) ; uriner est un droit fondamental (Vers l’avenir, 14-1-2003) ; avoir accès à des personnes prostituées est un droit de l’homme ? (Caroline Norma, 23-5-2014) ; on réclame aussi le droit au blasphème, à l’indépendance, au suicide assisté, à l’euthanasie, à l’avortement, au mariage homosexuel, le droit à l’enfant, le droit de porter des armes, de choisir son sexe ; on reparle de la dépénalisation de l’inceste fraternel (Libération, 28-9-2014), etc. Cette prolifération dévalorise finalement les vrais droits de l’homme comme l’a montré Guy Haarscher[6]: « On risque ce faisant tout d’abord d’affaiblir les droits de première génération en vidant le principe de l’égalité devant la loi de tout contenu, les exceptions se multipliant de façon inflationniste. En second lieu, on suscite inévitablement un processus d’arbitrage qui, à n’en pas douter, aura les effets les plus désastreux : comme on ne peut d’évidence satisfaire toutes ces demandes à la fois – exigences qui, rappelons-le, sont formulées en termes de droits de l’homme, […] -, il faut tout naturellement en refuser certaines, et de plus en plus au fur et à mesure que les revendications se font nombreuses. Dès lors on risque d’habituer le public au fait qu’après tout, les droits de l’homme ne constituent que des exigences catégorielles, et qu’il est donc tout à fait légitime de ne pas toujours les satisfaire. La conséquence en sera inéluctablement un affaiblissement de l’exigence initiale des droits de l’homme dans l’esprit des citoyens : on aura oublié que l’exigence première concernait la lutte contre l’arbitraire, que ce combat ne souffre pas d’exceptions, que la sûreté se trouve bafouée dans la plupart des pays du monde, et qu’en ce qui concerne cette dernière, nul accommodement n’est acceptable, aucun marchandage envisageable. […] L’inflation des revendications exprimées dans le langage des libertés fondamentales les affaiblit à terme […]. »
Il faut aussi se rendre compte que, face à moi, à la limite, face à mes désirs érigés en droits, l’autre devient un ennemi, une entrave à ma liberté. Le mal, dans le fond, vient de l’autre, du patron, du professeur, du gouvernement. Ainsi, face à la pauvreté dans le Tiers-Monde, certains riches diront qu’elle est due aux pauvres eux-mêmes, certains pauvres qu’elle est due aux riches. Personne ne se met en question !
Comme l’écrit Alain Finkielkraut[7]: « …aucune autorité transcendante, historique ou simplement majoritaire ne peut infléchir les préférences du sujet post-moderne ou régenter ses comportements. » En effet, « nous vivons à l’heure des feeelings: il n’y a plus ni vérité ni mensonge, ni stéréotype ni invention, ni beauté ni laideur, mais une palette infinie de plaisirs, différents et égaux. La démocratie qui impliquait l’accès de tous à la culture se définit désormais par le droit de chacun à la culture de son choix (ou à nommer culture sa pulsion du moment). »
Non seulement les droits sont en inflation constante sous l’impulsion du « moi » et systématiquement sacralisés, intouchables même dans des situations dramatiques[8], mais d’autres critiques ont été et sont encore émises.[9]
Leur manque de fondement, pour Guy Haarscher; leur abstraction pour Marx qui, analysant les droits proclamés en 1789, faisait remarquer qu’il s’agissait des revendications d’un propriétaire, célibataire, sans enfants. On a aussi souligné leur inefficacité : les beaux principes proclamés dans la Déclaration d’indépendance des États-Unis (1776) n’ont pas empêché la discrimination raciale qui a perduré jusqu’en 1960 ; la Constitution libérale anglaise n’a pas mis fin aux exactions contre les catholiques irlandais ; malgré toutes les déclarations internationales, l’esclavage subsiste encore aujourd’hui sous différentes formes ; et la déclaration de 1948 qui se voulait une promesse de paix après les horreurs de la seconde guerre mondiale, n’a pas mis fin aux conflits à travers le monde.
Par ailleurs, ces principes de 1948 n’ont pas manqué d’être interprétés, en Occident, dans un sens individualiste tandis qu’en Chine on mettait l’accent sur les droits collectifs. Comme, dans leur formulation et leur inspiration, ils fleuraient un esprit judéo-chrétien, on estime qu’ils doivent être adaptés, inculturés. Ainsi sont apparues la Déclaration universelle des droits de l’homme en Islam (1981), la Déclaration du Caire sur les droits de l’homme en Islam (1990), la Charte arabe des droits de l’homme (1994), la Nouvelle charte arabe des droits de l’homme (2004), la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (1981), la Déclaration orthodoxe russe (2006), et la liste n’est pas close.
Le Secrétaire général de l’ONU (1992-1996), lui-même, Boutros-Boutros Ghali, affirma, pour satisfaire tout le monde, qu’« en tant que processus de synthèse, les droits de l’homme sont, par essence, des droits en mouvement. Ils ont, à la fois, pour objet d’exprimer des commandements immuables et d’énoncer un moment de la conscience historique ». Il concluait : « Ils sont donc tout ensemble, absolus et situés. »[10] Droits à la fois absolus et relativisables, voire révisables. Il faudra, par exemple, tôt ou tard, revoir la formulation du droit au mariage qui n’envisage que l’union de l’homme et de la femme.
Et l’éthique ?
Bref, dans cette déroute des grands principes universels, de la morale finalement, pulvérisée par l’avènement du moi, la notion d’éthique, elle, semble se maintenir mais comment ? Nous allons le voir mais auparavant, prenons acte de ce diagnostic porté par le célèbre sociologue Edgar Morin[11]: « … notre siècle aboutit à la double idée qu’il n’y a de certitude ni philosophique ni scientifique. Bien entendu, il y a des tas de certitudes locales, régionales, mais nous n’avons plus de certitudes absolues sur lesquelles fonder un système de pensée qui serait une lumière sur toute chose. Il nous reste donc à créer une pensée qui se fonde justement sur l’absence de fondement. Quelque chose qui ne soit ni le scepticisme généralisé ni le vide généralisé, mais un essai d’autoconstruction de la pensée avec tout ce que nous apporte l’information contemporaine.[…] L’éthique ne se fonde que sur elle-même. »
Alors que « la morale commande », ce qui nous est désormais insupportable, « l’éthique, elle, recommande », selon la définition du philosophe André Comte-Sponville[12].
Et il est indéniable que le mot éthique connaît un grand succès. Nous entendons chaque jour parler d’éthique politique, d’éthique des affaires, d’éthique de l’entreprise, d’éthique sportive, de bioéthique, d’éthique commerciale, d’éthique de l’informatique, d’éthique environnementale ou ethnoéthique, d’éthique animale, d’éthique militaire, d’éthique médicale, d’éthique financière, de roboéthique (éthique appliquée à la robotique), d’éthique du dialogue social…. Des spécialistes s’investissent dans la métaéthique qui analyse les normes éthiques. Enfin, on parle d’éthique déontologique lorsque l’éthique aboutit à la définition d’une déontologie professionnelle (déontologie des médecins, des avocats, des architectes, etc..). Ajoutons à cette liste non exhaustive apparemment, les colloques, les commissions régulièrement organisés.
Prenons acte tout d’abord de cette diversité. Il y a des éthiques et non une éthique. En tout cas, ce phénomène semble au moins indiquer le besoin de règles dans divers domaines d’activité. Mais il ne peut s’agir d’un retour à la morale car celle-ci ne comporte, dit-on que des valeurs négatives, des interdits, des contraintes tandis que l’éthique, elle, parlerait de valeurs positives, de liberté, de solidarité. La morale s’exprime, on l’a vu, en termes de devoirs, signe d’une culture morte, prétend-on, tandis que les éthiques indiquent des repères, font des recommandations fruits d’une culture démocratique.[13]
Désormais, les éthiques remplacent la morale. En aucun cas, elles ne prétendent dirent ce qui est bien ou mal en soi. Elles sont l’affaire de spécialistes, d’orientations philosophiques diverses, de formations diverses qui, au sein de commissions, vont élaborer, sur telle question, dans tel domaine, une éthique qui sera une expression démocratique, le fruit d’un consensus obtenu au terme de négociations et de compromis. Elles sont, par nature, mouvantes et fluctuantes puisqu’elles sont tributaires des rencontres de quelques "spécialistes" à un moment donné sur un sujet donné.
Ces éthiques ne concernent que les affaires publiques. Sur le plan personnel, chaque conscience est considérée comme autonome, cadrée seulement par les lois du moment, par des éthiques changeantes.
En tout cas, il n’y a plus de normes fixes puisqu’il n’y a plus, de bien ou de mal en soi. Tout au plus peut-on déceler, à travers la fortune actuelle du mot "éthique", l’aveu timide, discret de l’impossibilité de vivre ensemble sans quelque accord tout fragile soit-il, l’aveu voilé du danger d’une liberté totale alors que la liberté humaine est relative puisqu’elle est l’aspiration à l’illimité d’un être limité.
Ce qui est finalement en question dans cette opposition entre morale et éthique, c’est le problème de la liberté. On rejette la morale comme contraire à la liberté et on accepte des éthiques comme nécessaires à la liberté pour qu’elle ne dégénère pas en licence pure et simple. Loi et liberté s’excluraient-elles nécessairement ?
Praf ?
Devant cette dissolution générale, ce "désordre établi" comme disait déjà en 1936, Emmanuel Mounier, on peut se demander : praf ?
En 2017, en France, est apparue cette expression pour désigner le mal qui ronge la démocratie. Il s’agit de l’abréviation du titre d’un livre de Brice Teinturier qui a obtenu, cette année-là, le Prix du livre politique : "Plus rien à faire, plus rien à foutre, La vraie crise de la démocratie", paru chez Robert Laffont.
Alors, praf ?