A. Un monde en crise ?
Immédiatement, le mot « crise » nous renvoie à la vie économique et politique. Mais regardons-y de plus près.
Le philosophe Michel Serres[1], après la crise financière des années 2007-2009, publie un petit livre intitulé « Le temps des crises »[2]. La crise de 2007-2009, appelée aussi crise des subprimes a été précédée de nombreuses autres crises[3]. Pour l’auteur, cette crise et les précédentes sont comme des traces laissées par les tremblements de terre qui, à la fois, « révèlent et cachent une faille géante au niveau des plaques basses ». Faille géante qui est la cause profonde des mouvements perceptibles, des catastrophes. Autrement dit, les cruises économiques ne sont que le signe d’un problème plus profond, d’un bouleversement de notre condition humaine, bouleversement qui nous invite à chercher du nouveau, à cesser, en tout cas, la guerre que nous faisons au monde.
Sans le savoir, peut-être, Serres confirmait l’analyse d’un philosophe et économiste allemand écrite en 1939. Wilhelm Röpke, dès 1930, s’est opposé au nazisme et s’est exilé en 1933. Il a été déchu de sa nationalité en 1943 pour insulte à l’Allemagne. Son livre, la crise de notre temps, a été publié en 1945[4]. Son idée fondamentale est que « tous les désordres économiques de notre temps ne sont que les symptômes superficiels d’une crise totale de la société »[5].
À l’université d’Istamboul où il a enseigné durant son exil, il a pu rencontrer un compatriote antinazi exilé, lui aussi philosophe et économiste : Alexander Rüstow. Celui-ci précise la pensée de Röpke qui écrivait que « l’économie de marché est une condition nécessaire mais non suffisante d’une société libre, juste et ordonnée ». Pour Rüstow, « il y a infiniment de choses qui sont plus importantes que l’économie : la famille, la commune, l’État, le spirituel, bref l’humain. L’économie n’en est que le fondement matériel. Son objectif est de servir ces valeurs supérieures »[6]. Valeurs plus importantes que les intérêts matériels, toutes les valeurs humaines étant elles-mêmes hiérarchisées.
Les crises seraient-elles finalement des crises politiques, simplement politiques ? D’après les auteurs cités jusqu’à présent, la cause est plus profonde mais doit avoir nécessairement, si on les suit, des manifestations politiques.
Le système démocratique que de nombreux pays appliquent est-il malade ?
Céline Spector, philosophe spécialiste du siècle des Lumières caractérise ainsi la démocratie : « Un pouvoir par le peuple et pour le peuple, respectueux des droits fondamentaux du citoyen grâce à l’indépendance du pouvoir judiciaire, sourcilleux à l’égard des abus de pouvoir notamment grâce à l’existence d’un organe suprême de contrôle (conseil constitutionnel ou Cour suprême), ouvert au débat politique du fait de l’opposition des partis, et bénéficiant de la légitimité progressivement étendue du suffrage universel. »[7]
Or, si l’on considère la démocratie qui est aujourd’hui présentée et pressentie comme le régime politique idéal ou le moins mauvais, comme indépassable et souhaitable, on constate que ce régime rencontre bien des problèmes de stabilité, de cohérence et d’efficacité. On dirait même parfois que les peuples ne paraissent plus gouvernables ou plutôt, si l’on accepte la définition classique de la démocratie comme un gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple, le peuple semble ne plus être capable de se gouverner-lui-même.
En pleine pandémie, en Belgique confinée par les autorités publiques, un journaliste notait la réaction très anarchique du « peuple » : « Il y a en Belgique, 11 millions de Premiers ministres, 11 millions de ministres de la Santé, 11 millions d’épidémiologistes, 11 millions d’experts en confinement et en déconfinement, 11 millions de spécialistes en communication. Tous les Belges ont un avis sur ce qu’il faut faire en période de pandémie et, surtout, sur ce qu’il ne fallait pas faire. »[8] Chacun donc ayant la prétention d’avoir la bonne analyse et le bon remède. Déjà en 2015, le grand intellectuel Umberto Eco[9] constatait crûment : « Jadis, les cafés étaient remplis de personnes qui avaient trop bu mais ne causant de torts qu’à elles-mêmes. On les faisait taire aisément. Mais voici qu’Internet donne la parole à des légions d’idiots qui s’arrogent le même droit de parole que les experts ou un Prix Nobel. Nous assistons à l’invasion des imbéciles. »[10]
Il en est ainsi pour tous les sujets : tout le monde a un avis sur tout. Un avis par ailleurs sollicité et donc encouragé par les médias, un avis qui s’affiche et prolifère sur les réseaux sociaux. Ce comportement, parent du pédantisme et de la cuistrerie, a même reçu un nom savant : l’ultracrépidarianisme dérivé de l’expression latine « sutor, ne supra crepidam »[11] (littéralement : "cordonnier, pas plus haut que la chaussure"[12]). C’est précisément dans le cadre de l’épidémie de Covid-19 que le mot s’est répandu.[13]
Cet éparpillement d’avis souvent péremptoires, explique aussi la prolifération des partis politiques. L’avis de Monsieur Tout-le-monde sera très conformiste sur les affaires exogènes où il s’en remet sans esprit critique à ce que les médias c’est-à-dire les agences de presse diffusent comme images de la réalité mais le citoyen devient extrêmement individualiste lorsqu’il est directement concerné. Il a tendance à réagir en fonction de son intérêt privé.
Ainsi, toute autorité, toute décision, quelle qu’elle soit, aussi légitime, aussi nécessaire qu’elle soit, se trouve confrontée à la contestation. On comprend bien sûr que l’on conteste des dirigeants corrompus, incompétents mais des décisions prises démocratiquement, en connaissance de cause, se voient contestées au nom de la démocratie dans la simple mesure où elles me dérangent. Et l’autorité s’en trouve suspecte : incompétente, partisane, véreuse, vénale: tous pourris!
Comment dans ces conditions exercer le pouvoir ? Harald Mollers, ministre régional germanophone qui était en charge de l’Enseignement, de la Formation et de la Recherche scientifique annonçait le 15 septembre 2020 qu’il démissionnait de ses fonctions et il s’en est expliqué longuement : « Que certaines personnes ne soient pas d’accord avec les décisions que l’on a pu prendre, notamment dans la gestion de la crise sanitaire, c’est normal et plutôt sain, dans le cadre d’un débat démocratique. Que des responsables politiques soient insultés et menacés personnellement, c’est inadmissible » […] « Malheureusement et on le constate sur les réseaux sociaux, il n’est plus possible d’avoir un échange d’arguments avec certaines personnes. Le discours est devenu de plus en plus rude. C’est une tendance générale dans la société, mais les insultes et les menaces personnelles sont de plus en plus fréquentes. Puisque cela a des conséquences sur ma santé, mes proches et mes collaborateurs, j’ai décidé de me retirer de la vie politique. […] Les gens s’informent de plus en plus via les médias sociaux. Il devient dès lors difficile de faire la différence entre les informations et les fake news. Rien que le fait de faire de la politique est suspect. » Son témoignage est intéressant et témoigne d’une dérive grave. Le sentiment l’emporte sur la raison et l’autorité est systématiquement accusée de parti-pris quand elle me contrarie. Elle est d’ailleurs d’avance suspecte de malhonnêteté. Comment encore gouverner un peuple dans ces conditions ?
Durant la pandémie, les manifestations se sont multipliées en de nombreux pays d’Europe contre le port du masque, contre le confinement, contre le couvre-feu. Bien avant, dès 2018, la France, en particulier, avait été agitée par le mouvement des "gilets jaunes". Un peu partout, on constate des actes de désobéissance, de vandalisme, parfois de vraies insurrections qui, à côté du terrorisme, sont autant d’expressions du moi livré à ses pulsions ou à ses fantasmes.
À ces accès de colère, d’exaspération, d’impatience ou d’agressivité s’ajoutent les critiques plus fondamentales de nombreux intellectuels.
Ainsi, le philosophe grec, économiste et psychiatre Cornelius Castoriadis[14] écrivait que « Sur le plan du fonctionnement réel, le « pouvoir du peuple » sert de paravent au pouvoir de l’argent, de la technoscience, de la bureaucratie des partis et de l’État, des médias »[15]. L’accusation est rude car la démocratie, dans ce cas, en tant que pouvoir du peuple, ne serait qu’un paravent. De plus, ce régime ne serait pas non plus au service du peuple si l’on en croit le philosophe et juriste Georges Vedel[16] pour qui « la classe politique s’est enfermée dans une sorte de système clos, où les phénomènes de jeu, c’est-à-dire essentiellement la stratégie de la conquête ou de la conservation du pouvoir, ont plus d’importance que la réalisation de certains objectifs souhaités par l’opinion publique »[17].
Plus radicale encore, l’analyse de Serge-Christophe Kolm[18] qui démonte les mécanismes électoraux qui ne sont, pour lui que des stratagèmes de « séduction-viol » du peuple : « Le peuple ne vote pas pour se diriger mais pour se choisir des dirigeants, pour se donner des maîtres. Et, en réalité, même pas pour les choisir mais pour les légitimer. Car où est le choix quand on demande de choisir entre deux membres de la classe dominante, choisis essentiellement par elle, qui feront à peu près la même chose et ne proposent même pas de faire des choses différentes ? »[19]
Une génération plus tôt, Simone Weil[20] avait prêché pour la suppression des partis politiques. Son idée de départ est que le bien que pourrait apporter un parti ne peut être d’abord que la vérité et la justice et ensuite l’utilité publique. La démocratie et le pouvoir du plus grand nombre ne sont pas des biens, ce ne sont que des moyens en vue du bien. Dans la poursuite de ce bien, c’est la raison qui doit s’exprimer et non la passion car seule la raison peut unir les hommes. Or un parti est, pour elle, une machine à fabriquer de la passion collective et il est construit de manière à exercer une pression collective sur la pensée. Dans le fond, son but n’est que sa propre croissance.[21]
Ce ne sont pas seulement les observateurs qui se montrent sévères, les acteurs aussi sont capables de discernement. Ainsi, Vaclav Havel, l’ancien président de la Tchécoslovaquie puis de la Tchéquie n’a pas hésité à dénoncer « le pragmatisme des politiciens qui veulent l’emporter aux élections futures et qui reconnaissent donc pour autorité suprême la volonté et l’humeur d’une société de consommation capricieuse »[22]. L’autorité serait donc à la traîne de l’opinion changeante et matérialiste.
Chez nous, la Fondation Marcel Hicter[23] insistait déjà en 1993 sur la responsabilité du citoyen : « En démocratie, le principal responsable reste le citoyen, sans lequel rien n’est possible, car il est le dépositaire de la seule souveraineté légitime. Le citoyen –avec ses partis politiques, syndicats, associations- s’est laissé endormir par la croissance économique […]. Le citoyen s’est laissé anesthésier par des systèmes d’information qui lui donnent l’impression d’être « au courant », mais lui refusent toute possibilité de comprendre les bouleversements du monde moderne. Il n’a pas fait l’effort nécessaire pour comprendre la marche du monde. Comment pourrait-il s’étonner de se sentir largué, marginalisé ? Il est grand temps de réinventer la citoyenneté […]. Pas de citoyenneté sans effort de formation. »[24] Cette dernière remarque est importante. En démocratie, le citoyen doit être conscient de sa responsabilité pour agir en connaissance de cause sinon, il n’est qu’une marionnette manipulable.
La charge la plus complète, nous la trouvons sous la plume de Chantal Delsol[25] qui n’hésite pas à mettre en question et les gouvernants et les médias : « La démocratie subit la corruption des gouvernants ; les alliances vénéneuses entre les pouvoirs en principe séparés ; la censure par la presse et les mensonges de la presse, là où nous espérons instaurer la liberté et la vérité grâce à la parole plurielle ; la multiplicité des partis corporatistes gommant le véritable débat des opinions ; la faiblesses devant les conflits extérieurs, les débâcles humanitaires ; le développement du relativisme, dans une organisation qui a besoin impérieusement de certitudes. » Au fond, c’est l’immoralité liée au relativisme qui pourrit le système. La solution serait, au contraire, de s’appuyer sur des certitudes. Or, précisément, certains estiment que c’est l’absence de certitudes qui fonde la démocratie livrée à la seule volonté changeante des citoyens. C’est ce qu’écrit Claude Lefort[26]: « La démocratie s’institue et se maintient dans la dissolution des repères de certitude. Elle inaugure une histoire dans laquelle les hommes font l’épreuve d’une indétermination dernière, quant au fondement du Pouvoir, de la Loi et du Savoir. »[27]
On peut se demander si la démocratie, telle qu’elle est et pour toutes les raisons dites et quelques autres, peut survivre sans se renier elle-même. Marcel Gauchet, dans un ouvrage considéré aujourd’hui comme classique, se demande si le pire ennemi de la démocratie n’est pas la démocratie finalement. La consécration du bonheur individuel a favorisé l’irruption d’une « culture du narcissisme »[28]. Cet individualisme ruine la démocratie.