A la suite du pape Benoît XVI qui, dans l’encyclique Caritas in
veritate, appelle de ses vœux « des formes d’activité économique
caractérisées par une part de gratuité et de communion », Elena Lasida a développé cette idée apparemment surprenante que
même « dans les relations marchandes le principe de gratuité et la
logique du don, comme expression de la fraternité, peuvent et doivent
trouver leur place à l’intérieur de l’activité économique normale » et
« pas seulement en dehors d’elle ou « après » elle ».
Elle apporte en soutien de cette thèse les travaux de trois auteurs:
Jacques Godbout, Karl
Polanyi et André Orléan qui montrent chacun à sa manière qu’il n’y a
pas nécessairement opposition entre la logique du don et celle du marché
mais qu’il peut y avoir des « passerelles » entre les deux comme c’est
le cas dans l’économie sociale et solidaire ou dans le commerce de
proximité où, à travers la circulation des biens, des relations, des
liens se créent. « C’est « la relation » mise au centre de chacune de ces
notions et pratiques, qui permet de relier don et marché et d’attribuer
à ce dernier une fonction de médiateur social. » Le don peut apparaître
comme « une forme de relation particulière qui, à travers […] la
logique marchande […] dépasse le seul transfert unilatéral ou
interindividuel pour devenir un vecteur à travers lequel se construit le
lien social. »
Cette vision peut paraître au moins déroutante mais nous savons tous que
« Le modèle capitalise actuel, fondé sur la financiarisation
généralisée, est aujourd’hui mis en cause. le désir exacerbé de
consommation, la désindustrialisation de larges espaces, l’accentuation
des dégradations environnementales et l’inégalité croissante dans la
répartition sont autant de signes de cette remise en cause radicale du
système. ». On pense que
l’économie est « le règne du prévisible et du maîtrisable » et que son
objectif est « l’équilibre » , mais il faut
bien constater que la frustration, l’insatisfaction, le déséquilibre
s’installent et qu’un immense malaise s’est emparé de la société. « Dans
notre monde obsédé par le « risque zéro » et la sécurité totale, on
cherche toujours à combler les manques, comme si la complétude était
l’état idéal. » Mais « on oublie ainsi que c’est le manque qui met en
route et que c’est la soif plutôt que la satisfaction qui est signe de
vie. » Que manque-t-il ? De quoi a-t-on soif ? La
réponse d’Elena Lasida est simple : nous avons soif de l’autre. En tout
cas, d’autre chose que le périssable, d’autre chose que de richesses
matérielles.
Face à l’individualisme qui pense l’autonomie comme indépendance, elle
invite à passer à l’autonomie comme interdépendance où « notre
expérience du collectif » prend une autre dimension : « Quand c’est la
seule autonomie individuelle qui est valorisée, le collectif est perçu
soit de manière instrumentale au service de l’individu (à plusieurs on
est plus fort), soit de manière sacrificielle (on se sacrifie pour les
autres). Or on découvre aujourd’hui que le collectif n’est ni la somme
des individus, ni une contrainte à l’autonomie individuelle, mais une
manière de se construire comme individu. […] La relation n’est plus
perçue comme « contrat » entre deux individus indépendants mais comme
« alliance ». Dans le contrat, on échange des biens et des services
équivalents. Dans l’alliance, on fait projet ensemble. Si le contrat est
motivé par la méfiance à l’égard de l’autre et soumis toujours à des
conditions, l’alliance est fondée sur la confiance réciproque et
inconditionnelle » L’alliance débouche sur une communion.
C’est la « dialectique conjugale » où chacun reconnaît sa fragilité, son
incomplétude, reconnaît qu’il a besoin de l’autre pour grandir. Une
autre société peut naître. Celle à laquelle nous sommes habitués exalte,
la force, la performance, la rapidité, l’efficacité, la quantité. Son
économie se construit sur l’intérêt individuel, le calcul et la méfiance
et donc essentiellement grâce au contrat. Peut naître une autre société
fondée sur l’alliance, qui se construit avec humilité, patience,
reconnaissance et confiance dans la recherche d’un lien de qualité, de
l’intérêt social. Nos
contemporains pensent que la « vie bonne » est une vie qui apporte la
prospérité matérielle, garantit l’autonomie individuelle et un avenir
sûr, mais qu’en est-il de la relation ?
L’économie peut être un lieu d’alliance comme le montre Elena Lasida à
travers diverses expériences, un « lieu de rencontre […] où se
construit la société […] un facteur de médiation sociale […] une
source de richesse relationnelle ». Fondamentalement, l’économie « n’a pas pour but la
satisfaction des besoins, mais le développement de la capacité créatrice
de l’humain ». Car "
c’est bien la création, et non la fabrication, qui en économie fait
place à la relation. » En économie, les deux
questions essentielles qu’il faut se poser sont : quelle est la finalité
des ressources utilisées et des biens produits et de quelle manière
va-t-on les utiliser ? En effet, la qualité de vie n’est pas définie
« uniquement par le degré de satisfaction [des] besoins ». L’essentiel:
c’est d’être créateur et donc quand on veut rendre le développement
durable, il s’agit « d’assurer à chaque personne, présente ou future,
non pas les biens nécessaires pour vivre, mais plutôt la possibilité de
participer à leur création. »
C’est le souci de ce qu’on appelle l’économie solidaire qui rassemble
« des pratiques très différentes comme le commerce équitable, la finance
éthique, le microcrédit, le tourisme solidaire, l’agriculture durable,
les réseaux d’échange de savoirs, les services de proximité, les régies
de quartier, les différentes formes entrepreneuriales collectives. »
Cette économie sert d’abord « à tisser des liens avant même de
satisfaire des besoins. » En elle, « la
sympathie l’emporte sur l’envie ». La solitude,
l’incomplétude, la fragilité poussent à chercher la sympathie de
l’autre, sa complétude et rendent possible une véritable communion où
chacun devient coresponsable. La communion n’est pas un simple
rassemblement en vue d’un partage, d’une redistribution ou d’un
transfert gratuit et désintéressé mais une relation qui engendre un
sentiment d’appartenance, une identité sociale. C’est le lieu du don et
de la réciprocité, de l’interdépendance et non de l’autosuffisance.
Le souci de la relation tel que décrit doit renouveler notre regard sur
la pauvreté ou plutôt sur les pauvres et aussi sur la solidarité.
Habituellement, la solidarité s’entend comme une lutte contre la
pauvreté, comme le moyen de combattre un manque, les conséquences d’une
situation. On compte sur la justice distributive pour raboter les
inégalités, rendre accessibles à tous les biens nécessaires, combler les
besoins fondamentaux. Mais l’on peut concevoir une solidarité où le
pauvre n’est pas considéré comme victime mais comme acteur qui peut
mettre quelque richesse au service d’un projet commun. Au-delà de la
justice distributive, Elena Lasida veut mobiliser une justice
« contributive » qui rende possible la participation à une œuvre
collective. Il s’agit de solliciter la « capacité créatrice » du pauvre,
qui le définit plus essentiellement que son indigence. De même au niveau international, le développement n’est
pas d’abord et simplement un problème que la technologie et l’imitation
des pays riches peuvent résoudre, ce n’est pas non plus par « une
économie parallèle ou palliative » qu’on viendra à bout des inégalités
scandaleuses mais, une fois encore, par la sollicitation des compétences
des intéressés, par le souci d’une justice contributive : « Les pays
pauvres ne sont-ils pas, eux aussi, porteurs de ressources pour penser
de nouveaux modes de développement ? » Il faut
privilégier l’échange plutôt que le transfert pour que chacun soit
reconnu comme créateur. L’économie solidaire n’est pas « réparatrice
mais génératrice », elle fait apparaître le
meilleur de chacun et lui permet de croître.
Le souci de la relation qui s’exprime dans l’économie solidaire
renouvelle aussi notre conception de l’identité. Suite aux mouvements
migratoires, à la mondialisation, on assiste à des replis identitaires
stimulés par diverses formes de populismes plus ou moins xénophobes or,
quand on réfléchit bien, notre identité n’est pas affirmée une fois pour
toutes et elle se nourrit de la rencontre de l’autre. Elena Lasida
rejoint à cet endroit les analyses de plusieurs auteurs : identité et altérité sont complémentaires et
même davantage dans la mesure où l’altérité nous
constitue. « L’identité
est toujours une histoire de rencontre, écrit Elena Lasida. Rencontre
du même et de l’autre. rencontre du similaire et du
différent. » Et donc, dans la mesure où
l’économie « crée du lien et de l’appartenance », dans la mesure où elle
est « fondée sur la reconnaissance des personnes plutôt que sur
l’équivalence des biens », dans la mesure où elle « sollicite la
créativité et l’originalité de chacun », elle « peut alors devenir un
terreau où se construit l’identité de chacun. »
Le résultat de cette démarche dépasse le « matériel » : « du moment que
l’on considère l’individu construisant son identité et celle de sa
communauté d’appartenance à travers les chois économiques, l’économie
n’est plus un simple moyen pour accéder aux biens, mais elle devient un
vecteur porteur de sens. » Ce n’est pas un
modèle à reproduire parce qu’il serait bon pour tous qui se crée ainsi
mais un style de vie dont « le sens n’est pas préétabli mais à
définir ensemble », toujours indéterminé donc. »
Un style de vie car l’activité économique et la travail ne seront pas
évalués « seulement en termes de productivité et de rentabilité
financière » puisqu’on y fera « place au temps « improductif » de la
convivialité, à la reconnaissance de l’apport de chacun autrement qu’à
travers le seul salaire payé, au temps « perdu » pour prendre soin des
collègues au travail ».
Tout est une question de finalité. La production des biens est-elle un
moyen indispensable ou la finalité de l’activité économique ? La position
de l’auteur est claire : « L’économie est associée à la vie et notamment
aux conditions matérielles qui la rendent possible. Or une vie réduite
aux conditions exclusivement matérielles est une vie morte. la dimension
matérielle de la vie est une condition mais pas une finalité. L’économie
[…] est à la fois essentielle et secondaire. Elle doit assurer des
conditions vitales et elle doit aider à s’en détacher. Elle doit à la
fois sécuriser et libérer. » L’économie qui se
donne comme fin ultime la condition matérielle de la vie devient une
idole que certains adoreront, que d’autres diaboliseront. Certaines
entreprises ont bien compris cela. Elena Lasida cite deux bons exemples
révélés par leur publicité. Tout d’abord : « La Nef : pour que l’argent
relie les hommes ». Cet organisme qui s’occupe de micro-finance ne met
pas en avant le taux d’intérêt pratiqué mais le bénéfice social. Ensuite
« Terre de liens : une richesse à cultiver ». Cette association, grâce à
l’épargne solidaire, achète des terres qui seront exploitées par des
producteurs qui n’ont pas les moyens de les acheter. Priorité est donnée
à l’utilisation plutôt qu’à la propriété, à la relation plutôt qu’à la
valeur monétaire.
Est-il fou le rêve « d’une économie au service du savoir-vivre plutôt
que du savoir-faire, du bien-être ensemble plutôt que de la prospérité
partagée » ? Ou plus simplement d’une économie
où le profit n’est pas la finalité ultime.
Elena Lasida évoque trois voies existantes.
Celle de l’économie sociale qui, selon l’auteur, se caractérise par
quatre principes majeurs : la priorité accordée au service rendu plutôt
qu’au profit, l’autonomie par rapport à l’État, la gestion démocratique
et la priorité accordée au réinvestissement des bénéfices plutôt qu’à
leur répartition entre les membres.
Celle du social business tel qu’il a été présenté par Muhammad
Yunus
pionnier du microcrédit. De nouveau, dans l’entreprise proposée, « c’est
sa contribution sociétale qui prime sur sa rentabilité
financière ».
Celle de l’« économie de fonctionnalité » « où l’utilisation l’emporte
sur la propriété, où la relation l’emporte sur la quantité, la confiance
sur la méfiance. »
On peut penser que ces voies sont marginales mais il faut se rendre
compte que de plus en plus de gens et non des moindres se demandent si
le profit est bien le but premier de l’économie, si la richesse
matérielle est le seul critère du bien-être cherché à travers la
production et la consommation. Justement, il s’agit de bien-être, d’être
bien et l’on commence à se rendre compte que le bonheur d’un pays ne
peut se mesurer à l’aune de son PIB. En 2008, a été créée la Commission
Stiglitz qui rassemble, entre autres, pas moins de cinq prix Nobel
d’économie et dont le nom officiel dit bien son objet : « Commission
sur la mesure des performances économiques et du progrès social ». Il
s’agit d’une « remise en cause du PIB en tant qu’indicateur de
performance et de progrès ». la Commission se donnait pour but de
développer une « réflexion sur les moyens d’échapper à une approche trop
quantitative, trop comptable de la mesure de nos performances
collectives » en recherchant d’autres indicateurs de richesse comme le
ressenti des gens, la consommation, la répartition des revenus et du
patrimoine, et leurs inégalités, la qualité du logement, le « capital
humain », les atteintes à l’environnement. La pensée et
l’expérience d’Elena Lasida rejoignent ce que le pape Benoît XVI
écrivait dans Caritas in veritate : « Si hier on pouvait penser qu’il
fallait d’abord rechercher la justice et que la gratuité devait
intervenir ensuite comme un complément, aujourd’hui, il faut dire que
sans la gratuité on ne parvient même pas à réaliser la justice. Il faut,
par conséquent, un marché sur lequel des entreprises qui poursuivent des
buts institutionnels différents puissent agir librement, dans des
conditions équitables. » Et le pape, d’emblée, répond à l’objection qui
consisterait à dire qu’il est impossible que tous les secteurs
économiques passent tout à coup en mode « social et solidaire », que
toutes les entreprises s’ouvrent à la gratuité et à la communion. Il
précise en effet que « A côté de l’entreprise privée tournée vers le
profit, et des divers types d’entreprises publiques, il est opportun que
les organisations productrices qui poursuivent des buts mutualistes et
sociaux puissent s’implanter et se développer. » Cette diversité serait
bénéfique à la longue car « C’est de leur confrontation réciproque sur
le marché que l’on peut espérer une sorte d’hybridation des
comportements d’entreprise et donc une attention vigilante à la
civilisation de l’économie. La
charité dans la vérité, dans ce cas, signifie qu’il faut donner forme et
organisation aux activités économiques qui, sans nier le profit,
entendent aller au-delà de la logique de l’échange des équivalents et du
profit comme but en soi. »
Le goût de l’autre se forme, doit se former, dans la famille et dans
tous les cercles sociaux plus ou moins étroits, plus ou moins larges
dans lesquels nous évoluons. Dans nos lieux de travail comme dans la
société politique. Progressivement. Se mettre en chemin, en tout cas.