« L’agir est ordonné à la réalisation des choix. il requiert une vraie
conversion, c’est-à-dire cette transformation intérieure qui est
disponibilité, ouverture et transparence à la lumière de la purification
de Dieu. »
Chez les chrétiens, c’est l’« agir » qui manque le plus et c’est pourquoi
tous les chapitres suivants seront lui consacrés
Certes, l’histoire nous révèle que l’Église dès l’origine et à l’image
du Maître, s’est penchée sur les problèmes sociaux. Les Pères de
l’Église ont rappelé que les biens de la terre étaient destiné à tous
les hommes, ils ont dénoncé l’esclavage, réfléchi à de justes rapports
entre l’Église et le pouvoir politique, à la guerre juste et aux
conditions de la paix. Des conciles se sont prononcés contre
l’esclavage, des décrets et des bulles ont été lancés contre l’usure ou
la traite des Noirs. Nous avons vu les grands théologiens comme Thomas
d’Aquin s’intéresser à l’exercice du pouvoir politique, à la notion de
justice et à la nature des lois. Au XVe siècle, Antoine de Florence
offre dans sa Somme théologique une vue globale de la vie économique,
au XVIe siècle, rappelons-nous l’engagement de Bartolomeo de las Casas
et de Francisco de Vitoria. Au XVIIe siècle Francisco Suarez, Robert
Bellarmin et Jean de Saint Thomas poursuivent dans la même voie. Au
XVIIIe siècle on peut citer les prises de position de Benoît XIV de
nouveau sur la question raciale, la destination universelle des biens,
l’usure ou encore le droit des pauvres. Il n’empêche qu’en maints
endroits et trop longtemps, c’est trop exclusivement l’action caritative
qui accapara les bonnes volontés chrétiennes. Il ne s’agit pas ici
d’occulter ou de minimiser les œuvres admirables et généreuses qui ont
fleuri tout au long des siècles dans le sillage de l’Église mais force
est de constater que la réflexion des grands théologiens comme certaines
déclarations magistérielles sur les questions sociales n’ont pas à de
trop rares exceptions près, été suivies, d’effets structurels, ou poussé
à la lutte contre les causes profondes des dysfonctionnements au sein de
la société.
Lorsque le discours social de l’Église se structure à partir du XIXe
siècle comme doctrine, les souverains pontifes ne manquent pas à chaque
fois de presser le peuple chrétien à se mettre à l’œuvre. Dans Rerum
Novarum, Léon XIII déclare d’emblée qu’« il faut, par des mesures
promptes et efficaces, venir en aide aux hommes des classes inférieures,
attendu qu’ils sont, pour la plupart, dans une situation d’infortune et
de misère imméritées. » Et il termine
l’encyclique par un autre appel pressant : « Que chacun se mette sans
délai à la part qui lui incombe, de peur qu’en différant le remède, on
ne rende incurable un mal si grave. »
Si, en Belgique surtout, le document produisit dans le temps de très
bons fruits, ce ne fut pas sans mal car il fut mal reçu par les milieux
conservateurs. En fait, dès avant l’encyclique, des catholiques,
patrons, bourgeois, ouvriers, soutenus, aidés par des ecclésiastiques
parfois très encombrants, avaient entrepris des actions
transformatrices. l’encyclique affermit leur détermination et suscita de
nouveaux élans. Ainsi, la grande législation sociale belge fut l’œuvre
de catholiques sociaux formés dans l’esprit de l’Église. Toutefois,
il faut reconnaître que ces initiatives furent souvent freinées,
contenues, limitées par le libéralisme ambiant et l’action conservatrice
de certains catholiques. Il faut rappeler que bien des patrons
interdirent alors à des curés « vendus » de faire connaître à leurs
paroissiens une encyclique jugée subversive. Il y eut même des prêtres
« conservateurs » qui refusèrent les sacrements à des « démocrates » parce
que démocrates, de mauvais patrons, pour juguler les « idées nouvelles »,
exercèrent des pressions sur leur personnel et se livrèrent à un
chantage à l’emploi. De telles attitudes poussèrent
certainement bon nombre de travailleurs à rejoindre les organisations
socialistes. Les attitudes diverses du monde catholique peuvent se
retrouver et se résumer dans cette réflexion prêtée à Jules
Destrée à propos des grandes réformes sociales corrigeant les abus
du libéralisme : « Si le parti catholique peut avoir la fierté d’avoir
élaboré la plupart de ces lois, la démocratie ouvrière peut se vanter de
les avoir fait faire ».
Le pape Pie XI considérant comment, à travers le monde, la voix de Léon
XIII avait été écoutée, note qu’« il y eut cependant quelques esprits
qui furent un peu troublés ; et, par suite, l’enseignement de Léon XIII,
si noble, si élevé, complètement nouveau pour le monde, provoqua, même
chez certains catholiques, de la défiance, voire du scandale. il
renversait, en effet, si audacieusement les idoles du libéralisme, ne
tenait aucun compte de préjugés invétérés et anticipait sur l’avenir:
les hommes trop attachés au passé dédaignèrent cette nouvelle
philosophie sociale, les esprits timides redoutèrent de monter à de
telles hauteurs ; d’autres, tout en admirant ce lumineux idéal, jugèrent
qu’il était chimérique et que sa réalisation, on pouvait la souhaiter,
mais non l’espérer. »Après avoir évoqué
les heureux effets de l’encyclique, Pie XI relève encore qu’« avec le
temps aussi, des doutes se sont élevés sur la légitime interprétation de
plusieurs passages de l’encyclique ou sur les conséquences qu’il fallait
en tirer, ce qui a été l’occasion entre les catholiques eux-mêmes de
controverses parfois assez vives […]. »
Cent ans après Rerum Novarum, Jean-Paul II n’hésite pas à écrire
qu’« il faut reconnaître que l’annonce prophétique dont elle était
porteuse n’a pas été complètement accueillie par les hommes de l’époque,
et qu’à cause de cela de très grandes catastrophes se sont
produites. »
L’encyclique Quadragesimo anno a connu le même sort alors que son
auteur cherchait à mobiliser les chrétiens et les hommes de bonne
volonté en prévoyant les catastrophes à venir : « Et assurément, c’est
maintenant surtout, insistait Pie XI, qu’on a besoin de ces vaillants
soldats du Christ qui, de toutes leurs forces, travaillent à préserver
la famille humaine de l’effroyable ruine qui la frapperait si le mépris
des doctrines de l’Évangile laissait triompher un ordre de choses qui
foule aux pieds les lois de la nature non moins que celles de
Dieu. » Si cette encyclique a produit
de remarquable effets en Allemagne surtout et après la guerre, elle a
suscité la méfiance et l’opposition radicale de plusieurs. Après la
seconde guerre mondiale, Pie XII, face aux désordres engendrés par le
capitalisme, Pie XII demande : « (…) pourquoi quand il en est encore
temps, ne pas mettre les choses au point, dans la pleine conscience de
la commune responsabilité, en sorte d’assurer les uns contre d’injustes
défiances, les autres contre des illusions qui ne tarderaient pas à
devenir un péril social. » Et il constate que : « Cette communauté
d’intérêt et de responsabilité dans l’œuvre de l’économie nationale,
Notre inoubliable prédécesseur Pie XI en avait suggéré la formule
concrète et opportune lorsque, dans son Encyclique Quadregesimo anno, il
recommandait « l’organisation professionnelle » dans les diverses branches
de la production.
Rien, en effet, ne lui semblait plus propre à triompher du libéralisme
économique que l’établissement, pour l’économie sociale, d’un statut de
droit public fondé précisément sur la communauté de responsabilité entre
tous ceux qui prennent part à la production.
Ce point de l’Encyclique fut l’objet d’une levée de boucliers ; les uns
y voyaient une concession aux courants politiques modernes, les autres,
un retour au Moyen Age.
Il eût été incomparablement plus sage de déposer les vieux préjugés
inconsistants et de se mettre de bonne foi, et de bon cœur à la
réalisation de la chose elle-même et de ses multiples applications
pratiques.
Mais à présent, cette partie de l’Encyclique semble malheureusement
nous fournir un exemple de ces occasions opportunes qu’on laisse
échapper faute de les saisir à temps ».
Non seulement, on évoqua, à propos de cette encyclique, une nostalgie du
passé ou une influence des idéologies fascistes mais l’esprit libéral
fut aussi un rude obstacle. De plus, les idéologies marxiste ou
marxisante étouffèrent bien des velléités et des réalisations sociales
chrétiennes. Après la guerre, les grands mouvements d’Action catholique
nés au début du siècle reprirent une belle vigueur. Mais il faut bien
constater que malgré l’enseignement de Pie XII, de Jean XXIII ou encore
du Cardinal Cardijn, bien des organisations catholiques ont mis en
question un certain nombre de références à l’enseignement social de
l’Église comme aujourd’hui à son enseignement moral. Il est indéniable que
l’idéologie marxiste, après la guerre, a exercé une influence
considérable comme précédemment. Jean-Paul II lui-même, reconnaît que le
mouvement ouvrier, dès l’origine, « fut dans une certaine mesure dominé
précisément par l’idéologie marxiste ».
Plus nous avançons dans le temps et plus nous constatons de réticences
face à cet enseignement sous des prétextes divers alors que deux mots
reviennent sans cesse sous la plume des souverains pontifes : urgence et
nécessité. Urgence historique vu l’état du monde et nécessité
doctrinale. L’action n’est pas facultative. Mais, c’est un peu en vain,
semble-t-il, que le pape Jean XXIII, souvenons-nous, a eu beau
réaffirmer : « Il est cependant indispensable, aujourd’hui plus que
jamais, que cette doctrine soit connue, assimilée, traduite dans la
réalité sociale sous les formes et dans la mesure que permettent ou
réclament les situations diverses. Cette tâche est ardue, mais bien
noble. C’est à sa réalisation que Nous invitons ardemment non seulement
Nos frères et fils répandus dans le monde entier, mais aussi tous les
hommes de bonne volonté.
Nous réaffirmons avant tout que la doctrine sociale chrétienne est
partie intégrante de la conception chrétienne de la vie. » Et il lançait
un appel aux laïcs : « A cette diffusion Nos fils du laïcat peuvent
contribuer beaucoup par leur application à connaître la doctrine, par
leur zèle à la faire comprendre aux autres et en accomplissant à sa
lumière leurs activités d’ordre temporel. »
Le Concile ne fut pas en reste lui qui, dans la Constitution pastorale
Gaudium et spes, « n’hésite pas à s’adresse […], non plus aux seuls
fils de l’Église et à tous ceux qui se réclament du Christ, mais à tous
les hommes. » « « Après avoir montré quelle est la
dignité de la personne humaine et quel rôle individuel et social elle
est appelée à remplir dans l’univers , le
Concile fort de la lumière de l’Évangile et de l’expérience humaine,
attire […] l’attention de tous sur quelques questions
particulièrement urgentes de ce temps qui affectent au plus haut point
le genre humain. Parmi les nombreux sujets qui suscitent aujourd’hui
l’intérêt général ;, il faut notamment retenir ceux-ci : le mariage et la
famille, la culture, la vie économico-sociale, la vie politique, la
solidarité des peuples et la paix. Sur chacun d’eux, il convient de
projeter la lumière des principes qui nous viennent du Christ ; ainsi les
chrétiens seront-ils guidés et tous les hommes éclairés dans la
recherche des solutions que réclament des problèmes si nombreux et si
complexes ». Le Concile conclut son analyse
et ses propositions par un appel à l’action des chrétiens et des hommes
« de bonne volonté » : « Se souvenant de la parole du Seigneur : « En ceci
tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez les uns
les autres » (Jn 13, 35), les chrétiens ne peuvent pas former de souhait
plus vif que celui de rendre service aux hommes de leur temps, avec une
générosité toujours plus grande et plus efficace. Aussi, dociles à
l’Évangile et bénéficiant de sa force, unis à tous ceux qui aiment et
pratiquent la justice, ils ont à accomplir sur cette terre une tâche
immense, dont ils devront rendre compte à celui qui jugera tous les
hommes au dernier jour. Ce ne sont pas ceux qui disent « Seigneur,
Seigneur ! » qui entreront dans le royaume des cieux, mais ceux qui font
la volonté du Père et qui, courageusement, agissent. »
Paul VI, à son tour, insista : « Il faut se hâter…. » ; « Des réformes urgentes doivent être entreprises sans
retard » ; « Le combat contre la misère,
urgent et nécessaire, est insuffisant. Il s’agit de construire un monde
où tout homme, sans exception de race de religion, de nationalité,
puisse vivre une vie pleinement humaine. » Quatre ans
plus tard, dans la lettre apostolique Octogesima adveniens
anniversaria, il revient à la charge : « C’est à tous les chrétiens
que Nous adressons à nouveau et de façon pressante, un appel à
l’action. […] Que chacun s’examine pour voir ce qu’il a fait
jusqu’ici et ce qu’il devrait faire. il ne suffit pas de rappeler des
principes, d’affirmer des intentions, de souligner des injustices
criantes et de proférer des dénonciations prophétiques : ces paroles
n’auront de poids réel que si elles s’accompagnent pour chacun d’une
prise de conscience plus vive de sa propre responsabilité et d’une
action effective. » Et le Saint Père ajoutait : « Il est trop facile de
rejeter sur les autres la responsabilité des injustices, si on ne
perçoit pas en même temps comment on y participe soi-même et comment la
conversion personnelle est d’abord nécessaire »
Et dans l’Exhortation apostolique Evangelii nuntiandi, Paul VI
insistait sur le lien indissoluble entre évangélisation et action
politique au sens large : « L’évangélisation ne serait pas complète si
elle ne tenait pas compte des rapports concrets et permanents qui
existent entre l’Évangile et la vie personnelle et sociale de l’homme.
(…) Entre évangélisation et promotion humaine -développement,
libération- il y a en effet des liens profonds. Liens d’ordre
anthropologique, parce que l’homme à évangéliser n’est pas un être
abstrait, mais qu’il est sujet aux questions sociales et économiques.
liens d’ordre théologique, puisqu’on ne peut pas dissocier le plan de la
création du plan de la Rédemption qui, lui, atteint les situations très
concrètes de l’injustice à combattre et de la justice à restaurer. liens
de cet ordre éminemment évangélique qui est celui de la charité : comment
en effet proclamer le commandement nouveau sans promouvoir dans la
justice et la paix la véritable, l’authentique croissance de
l’homme ? »
Malgré toutes ces incitations répétées, les mises en question, les
suspicions, les détournements et les surdités ne manquèrent pas. On
parla de moins en moins de cette part importante de l’enseignement de
l’Église. A tel point que beaucoup crurent ou s’efforcèrent de croire et
de faire croire que la doctrine sociale de l’Église avait disparu.
Certains s’en réjouirent. Le silence voire l’opprobre furent tels que le cardinal
Danneels, au retour du Synode sur la vocation et la mission du laïcat,
en 1987, avoua sa surprise devant « la résurgence de l’intérêt pour la
doctrine sociale de l’Église. Il y a dix, quinze ans, ajouta-t-il, il
était de mauvais ton de parler de la doctrine sociale de
l’Église… ».
Evidemment, le pontificat de Jean-Paul II est particulièrement riche
d’encycliques sociales remarquables qui sont autant d’invitations à
l’engagement dans le monde pour le transformer.
Ainsi, célébrant le texte fondateur de Léon XIII, Jean-Paul II écrit:
« En ce centième anniversaire de l’encyclique, je voudrais remercier
tous ceux qui ont fait l’effort d’étudier, d’approfondir et de répandre
la doctrine sociale chrétienne. Pour cela, la collaboration des Églises
locales est indispensable, et je souhaite que le centenaire soit
l’occasion d’un nouvel élan en faveur de l’étude, de la diffusion et de
l’application de cette doctrine dans les multiples domaines.
Je voudrais en particulier qu’on la fasse connaître et qu’on l’applique
dans les pays où, après l’écroulement du socialisme réel, on paraît très
désorienté face à la tâche de reconstruction. De leur côté, les pays
occidentaux eux-mêmes courent le risque de voir dans cet effondrement la
victoire unilatérale de leur système économique et ils ne se soucient
donc pas d’y apporter maintenant les corrections qu’il faudrait. Quant
aux pays du Tiers-Monde, ils se trouvent plus que jamais dans la
dramatique situation du sous-développement, qui s’aggrave chaque
jour ».
« La « nouvelle évangélisation », dont le monde moderne a un urgent besoin
et sur laquelle j’ai insisté de nombreuses fois, doit compter parmi ses
éléments essentiels l’annonce de la doctrine sociale de l’Église, apte,
aujourd’hui comme sous Léon XIII, à indiquer le bon chemin pour répondre
aux grands défis du temps présent, dans un contexte de discrédit
croissant des idéologies. Comme à cette époque, il faut répéter qu’il
n’existe pas de véritable solution de la « question sociale » hors de
l’Évangile et que, d’autre part, les « choses nouvelles » peuvent trouver
en lui leur espace de vérité et la qualification morale qui
convient ». Il ajoutera que « la doctrine sociale a
par elle-même la valeur d’un instrument d’évangélisation
[…]. »
C’est aussi sous le pontificat de Jean-Paul II que la Commission
pontificale « Justice et paix » devint Conseil pontifical (1988), que fut
créée l’Académie pontificale des Sciences sociales (1994) et que furent
publiés les Orientations pour l’étude et l’enseignement de la doctrine
sociale de l’Église (1989), le Catéchisme de l’Église catholique
(1992) dont la IIIe partie est consacrée à cet enseignement - une
première dans l’histoire des catéchismes !-, l’Agenda social (2000) et
le Compendium de la doctrine sociale de l’Église (2004-2005).
A voir l’attitude de certaines Églises locales et surtout de divers
mouvements laïcs chrétiens, on peut se demander : à quoi bon ?
Tous les séminaires ont-ils veiller à suivre les Orientations notamment ?
Pourtant on y lit dans les Préliminaires (1-2):
" …on a conscience de venir au-devant d’une vraie nécessité, vivement
ressentie aujourd’hui de toute part, de faire bénéficier la famille
humaine des richesses contenues dans la doctrine sociale de l’Église,
grâce au ministère de prêtres bien formés et conscients des multiples
devoirs qui les attendent. (…) …il est très important que les
candidats au sacerdoce acquièrent une idée claire sur la nature, les
finalités et les composantes essentielles de cette doctrine, pour
pouvoir l’appliquer dans l’activité pastorale dans son intégrité, telle
qu’elle est formulée et proposée par le Magistère de l’Église (SRS).
La situation en ce domaine est, en effet, telle qu’elle demande un
éclaircissement opportun des différents concepts. (…)
-
la réalité indiquée par doctrine sociale ou enseignement social,
constityue « un riche patrimoine » (…) qui doit être conservé avec
fidélité et développé au fur et à mesure des réponses faites aux
nouvelles urgences de la société humaine.
Aujourd’hui, la doctrine sociale est appelée de façon de plus en plus
insistante à apporter sa contribution spécifique propre à
l’évangélisation, au dialogue avec le monde, à l’interprétation
chrétienne de la réalité et aux orientations de l’action pastorale, pour
éclairer à l’aide de principes sains les diverses initiatives prises sur
le plan temporel. En effet, les structures économiques, sociales,
politiques et culturelles sont en train de faire l’expérience de
profondes et rapides transformations qui mettent en jeu l’avenir
lui-même de la société humaine ; elles ont par conséquent besoin d’une
orientation sûre. Il s’agit de promouvoir un vrai progrès social qui
requiert, pour garantir effectivement le bien commun de tous les hommes,
une juste organisation de ces structures ; si cela n’était pas fait, on
aurait le retour des grandes multitudes vers cette situation de « joug
quasi servile », dont parlait Léon XIII dans Rerum novarum (…).
Il est donc évident que le « grand drame » du monde contemporain,
provoqué par les multiples menaces dont s’accompagne souvent le progrès
de l’homme, « ne peut laisser personne indifférent » (RH). C’est pour
cela que se fait plus urgente et décisive la présence évangélisatrice
incessible de l’Église dans le monde complexe des réalités temporelles
qui conditionnent le destin de l’humanité.
(…) le Magistère est intervenu et intervient (…) avec une
doctrine que tous les fidèles sont appelés à connaître, à enseigner et à
appliquer. »
Mais après ce texte, comme auparavant, on a fait souvent la sourde
oreille.
On avait snobé Gaudium et spes parce que ce texte péchait, a-t-on dit,
par optimisme, parce que ce texte aurait omis de condamner le
communisme. Les encycliques Laborem exercens et Sollicitudo rei
socialis ont
été vues comme des concessions au marxisme tandis que Centesimus annus
aurait été une consécration du libéralisme.
Peu de choses ont changé par la suite. L’encyclique Caritas in
veritate (2009) de Benoît XVI est passée inaperçue en maints endroits.
La presse avait d’autres sujets à traiter et notamment le décès du
chanteur Michael Jackson survenu le 25 juin 2009. Quelques journaux ont
consacré quelques lignes à ce document important pour souligner qu’il ne
s’y trouvait rien d’original puisque le pape invite à la solidarité et à
la régulation du marché, comme tout le monde. On a aussi mis en évidence
le fait que le pape n’apportait aucune solution. d’autres se sont
étonnés que l’encyclique reprenne l’antienne pontificale bien connue sur
la famille, le respect de la vie humaine alors qu’elle prétendait ouvrir
un chemin pour sortir de la crise. Bref, la plupart n’ont rien compris
ou n’ont voulu rien comprendre. Et dans les paroisses, le message a-t-il
été répercuté d’une manière ou d’une autre ?
Dans ces conditions comment pouvait-on entendre le Pape parler, à la
suite de Paul VI, de l’urgence des réformes à entreprendre, « avec
courage et sans retard », urgence historique et théologique : « Cette
urgence est dictée aussi par l’amour dans la vérité. C’est la charité du
Christ qui nous pousse : « Caritas Christi urget nos » (2 Co 5, 14).
L’urgence n’est pas seulement inscrite dans les choses ; elle ne découle
pas uniquement de la pression des événements et des problèmes mais aussi
de ce qui est proprement en jeu : la réalisation d’une authentique
fraternité. l’importance de cet objectif est telle qu’elle exige que
nous la comprenions pleinement et que nous nous mobilisions concrètement
avec le « cœur », pour faire évoluer les processus économiques et sociaux
actuels vers des formes pleinement humaines. »
Le pape François n’est guère mieux loti. Pourtant, dans l’Exhortation
apostolique Evangelii gaudium il affirme clairement que « personne ne
peut exiger que nous reléguions la religion dans la secrète intimité des
personnes, sans aucune influence sur la vie sociale et nationale, sans
se préoccuper de la santé des institutions de la société civile, sans
s’exprimer sure les événements qui intéressent les
citoyens » Tout en faisant remarquer que ce
texte « n’est pas un document social », il renvoie néanmoins au
Compendium qui est, dit-il, « un instrument très
adapté ». Mais, lorsqu’il publie une encyclique
sociale sous le titre de Laudato si’,
il ne manque pas de chrétiens pour déplorer le ralliement du pape aux
thèmes à la mode à tel point qu’il ressemblerait à « un gourou de
greenpeace », ni pour l’accuser de rompre avec la tradition en
dénonçant l’économie de marché. d’autres estiment qu’une fois de plus
l’Église verse dans l’utopie. Quel poids dès lors peut avoir la voix de
François qui nous assure que « Dieu […] nous appelle à un engagement
généreux et à tout donner… » ? Dans un monde qui ne réagit qu’au
spectaculaire et à l’immédiat, il paraît ridicule de vanter les
« petites actions quotidiennes » en certifiant qu’« il ne faut pas
penser que ces efforts ne vont pas changer le monde » et en assurant que
« ces actions répandent dans la société un bien qui produit toujours des
fruits au-delà de ce que l’on peut constater, parce qu’elles suscitent
sur cette terre un bien qui tend à se répandre toujours, parfois de
façon invisible. »
Comment expliquer l’indifférence, la frilosité, la méfiance voire
l’opposition de nombreux chrétiens vis-à-vis l’enseignement social de
l’Église et ce, nous l’avons vu, dès le pontificat de Léon XIII et
malgré les fruits incontestables de cette doctrine ici et là à travers
le monde.
Il est sûr que les media jouent un rôle souvent négatif, réduisant la
parole du pape à quelques lieux communs ou la censurant purement et
simplement. Il est clair aussi que nombre d’évêques et de prêtres ne
font rien pour diffuser cette pensée dont ils ne peuvent ignorer
l’existence.
Les incessants rappels du magistère témoignent de l’ignorance dans
laquelle se trouvent les catholiques eux-mêmes.
A leur décharge, il faut reconnaître que cet enseignement est vaste car,
outre qu’il s’intéresse à tous les aspects de la vie sociale,
« essentiellement orienté vers l’action, (il) se développe en fonction
des circonstances changeantes de l’histoire. C’est pourquoi, avec des
principes toujours valables, il comporte aussi des jugements
contingents. loin de constituer un système clos, il demeure constamment
ouvert aux questions nouvelles qui ne cessent de se présenter ; il
requiert la contribution de tous les charismes, expériences et
compétences ». Il est donc toujours à écrire
et à découvrir.
A cela s’ajoutent deux obstacles d’ordre politique.
Le premier, c’est la nouveauté démocratique qui prend à contrepied
malgré près de deux siècles de démocratie ou peut-être à cause de cette
expérience, un esprit « monarchique » qui a pour lui des millénaires et
qui semble enraciné profondément dans la psychologie humaine. En 2016,
un observateur de la vie politique belge écrivait : « Que ce soit dans le
domaine politique ou syndical, tout le monde veut exister mais sans
contribuer à une œuvre commune. […] le pays est inquiet car il n’a
plus de père, c’est-à-dire de figure tutélaire. L’enfer, ce n’est pas
Jérôme Bosch : c’est la privation du recours paternel. ».] Ce sentiment nourrit le rêve de l’homme
providentiel dans certains pays et à certaines époques, comme nous
l’avons vu précédemment. Dans le système monarchique des temps anciens,
il suffisait, à la limite, que le « prince » soit chrétien pour que la
société soit imprégnée des principes que le message de l’Église propose.
Dans une société démocratique, la « christianisation » des institutions et
de la vie est le fait de tous.
Cette nouveauté n’a pas été assimilée rapidement et l’on peut se
demander si elle l’est aujourd’hui. il n’empêche que l’Église a dû
repenser son enseignement en fonction de ce changement qui explique sans
doute, en partie, pourquoi Léon XIII a entrepris de constituer un
enseignement social faisant la synthèse organique, argumentée et adaptée
de toute une série de principes généraux plus ou moins explicites et de
directives éparses jusque là dans les « bulles » et les « brefs ». En 1868,
un observateur
remarque que bon nombre de « princes » sont passés aux « idées nouvelles »
et ont abandonné l’inspiration chrétienne : « Il faut avouer, écrit-il,
que le Saint-Père n’a pas trop à se louer des princes. Excepté la reine
d’Espagne, pas un royaume catholique ne lui est resté fidèle ». Et il
ajoute avec une perspicacité étonnante : « Il y aura désormais deux
mondes retranchés, parfois hostiles. Alors le pape parlera aux peuples
et il parlera d’autant plus que ces peuples sont de moins en moins
chrétiens et qu’il importe de leur faire connaître cette doctrine
sociale du Christ que les princes connaissaient, appliquaient et que
personne ne connaît plus ». Ce texte peut paraître prophétique car il
décrit d’avance la conduite future des papes. Le prince chrétien
mort, c’est le moment pour
le laïcat de prendre le relais, « aux premières lignes ». Grave
responsabilité qui peut être ressentie comme inconfortable et qui peut
entretenir la nostalgie du « père ».
Le deuxième obstacle et non le moindre, vient du succès des idéologies.
Disons que la « mode idéologique » qui a sévi très
longtemps, a nui à la diffusion et à l’application de cette doctrine.
Une idéologie, qu’elle soit libérale, communiste, fasciste, écologiste,
etc., est un système de pensée qui refuse de voir la réalité dans toute
sa complexité, sa diversité, ses changements, voire ses contradictions.
Elle simplifie le réel pour qu’il soit conforme aux idées qu’elle s’est
forgées a priori ou en ne considérant qu’un aspect des choses. Elle est,
par le fait même, imperméable à l’expérience tout en prétendant prévoir
et expliquer tous les événements. Enfin, elle a, de l’histoire et des
êtres, une vision manichéenne : elle incarne le Bien et tout ce qu’elle
n’est pas est le mal. En un mot, elle a la nostalgie du
simple.
La doctrine sociale de l’Église est de nature toute différente, comme en
témoignent la diversité et la nature de ses sources. Tout d’abord, la
révélation de l’Ancien et du nouveau testament révèlent l’homme à
lui-même dans une vérité particulièrement riche de conséquences , comme
nous le verrons au chapitre suivant. Mais cette doctrine, tout en
restant fidèle, on l’espère, à ses origines, se déploie au fil des
siècles et des événements, sans crainte de s’appuyer sur la raison,
l’expérience humaine et les sciences qui la systématisent. La doctrine sociale de l’Église
se construit donc sur une même réalité à la fois révélée et observée,
sûre qu’il ne peut y avoir de contradiction entre la foi et la raison
puisque toutes deux parlent du même homme et du même monde. Cette réalité est envisagée dans son intégralité, c’est-à-dire
sous tous ses aspects indissociables, qu’ils soient permanents ou
changeants. Dès lors, la DSE n’a pas réponse à tout puisqu’elle n’offre
que des principes et des normes et elle ne sera jamais complète
puisqu’il est vain d’espérer que l’intelligence humaine puisse contenir
toute la réalité, d’autant plus que celle-ci est soumise à des
transformations perpétuelles. selon la doctrine sociale de l’Église,
l’idée découle de la réalité et la sagesse consiste à se conformer aux
données objectives et non à les réduire. par le fait même, la vérité
n’est pas sa propriété, elle est universelle, accessible pour une large
part à l’intelligence de tout homme. C’est pourquoi l’Église découvre
partout, dans les philosophies, les religions, et même les idéologies,
des parcelles de vérité. Sa seule prétention est d’essayer d’en offrir
une synthèse cohérente à perfectionner.
En tout cas, elle n’offre pas de solutions toutes faites ou définitives.
Elles sont sans cesse à inventer par les responsables. Cette souplesse,
cette absence de recettes toutes faites peuvent en décourager plus d’un.
Bien des confusions, des simplifications, des distractions, des
incompréhensions, des oppositions ont entravé ou déformé l’enseignement
de l’Église. A côté des sourds, des distraits, des manipulés, on peut
ranger aussi ceux qui, coûte que coûte, pensent avoir trouvé dans
l’enseignement de l’Église un soutien pour leurs thèses contestables.
Que ne fait-on pas dire, aujourd’hui encore, au Concile de Vatican II
qui couvrirait, voire favoriserait, toutes sortes de déviations.
N’oublions pas non plus les pesanteurs humaines : l’égoïsme, la volonté
de puissance, l’appât du gain, la paresse, l’individualisme ou encore
l’engluement dans ce que Jean-Paul II appelait le « matérialisme
pratique » : pourquoi rêverait-on d’améliorer le monde lorsqu’on est si
bien chez soi ? Dans nos pays occidentaux, nous jouissons d’un bon niveau
de vie, d’un travail mesuré par la loi, d’une protection sociale, de
congés payés, d’une retraite… Certes, il y a des mal lotis mais
n’est-ce pas de leur faute ? Et puis l’État et diverses institutions sont
là pour leur venir en aide. Pourquoi me lèverais-je de mon fauteuil ?
François note : « Malheureusement, beaucoup d’efforts pour chercher des
solutions concrètes à la crise environnementale échouent souvent, non
seulement à cause de l’opposition des puissants, mais aussi par manque
d’intérêt de la part des autres. Les attitudes qui obstruent les chemins
de solutions, même parmi les croyants, vont de la négation du problème
jusqu’à l’indifférence, la résignation facile, ou la confiance aveugle
dans les solutions techniques. » Cette attitude
vis-à-vis des problèmes écologiques se retrouve face à tous les autres
problèmes sociaux. Si moi je suis touché par la pollution, un
licenciement ou quelque autre malheur, je protesterai, mobiliserai
associations et syndicat jusqu’à ce que mon problème trouve solution ou
dédommagement. Peut-être le malheur d’autrui m’émouvra-t-il mais je
calmerai ma conscience par quelque don….
Cette dernière remarque nous introduit à une raison encore plus profonde
de la trop grande passivité de nombreux chrétiens, une raison
théologique.
Beaucoup oublient, et depuis longtemps, que la charité n’est pas un
substitut de la justice. Nous avons déjà cité ce texte extrait du décret
Apostolicam actuositatem, sur l’apostolat des laïcs : « Il faut
satisfaire d’abord aux exigences de la justice de peur que l’on n’offre
comme don de la charité ce qui est déjà dû en justice. » Une charité qui, aussi généreuse soit-elle, laisse intactes les
vraies causes.
d’où vient cet oubli de la justice ?
Michel Schooyans explique : « Le XVIIe siècle avait déjà vu fleurir une
conception de l’éducation et de la vie chrétienne tendant à prôner les
observances et à recommander les bonnes œuvres. C’est l’époque om
certains théologiens développent une morale de tendance privatisante,
assez déconnectée des dévotions et du dogme. L’éducation à la justice
sociale est laissée dans l’ombre ; curieusement, les requêtes de cette
justice sont jusqu’à un certain point rendues moins perceptibles en
raison de l’insistance sur la nécessité des bonnes œuvres. L’influence
durable de Molina (1535-1600), théologien jésuite, doit être rappelée
ici. Sa doctrine accentue le rôle de la liberté individuelle, imprimant
une orientation correspondante à toute une conception de la pédagogie
chrétienne, et par là, à la vie publique. »
Pour M.D. Chenu le problème est plus ancien et plus fondamental.
Il fait remarquer que tout dépend de la manière dont on a, en théologie,
envisagé la relation entre la nature et la grâce. Et ajouterait un
philosophe, de la manière dont on a envisagé les rapports du corps et de
l’esprit. En théologie, le problème a surgi lorsqu’on a abandonné la
synthèse thomiste au profit d’une vision plus augustinienne, plus
platonicienne. La spiritualité a dès lors été trop confinée à
l’intérieur. Or, si, par peur de la matière peut-être, on exalte
l’esprit « et sa pure intériorité, [on] aboutit au plus fade
libéralisme bourgeois, perversion aristocratique de la liberté,
hypocrisie de l’intériorité, échec mortel de la fraternité ». C’est
cette attitude, ajoute l’auteur, qui a nourri la réaction
marxiste.
Ces analyses sont avalisées par ce passage de l’encyclique Deus caritas
est du pape Benoît XVI qui rappelle avec de justes nuances que « Depuis
le dix-neuvième siècle, on a soulevé une objection contre l’activité
caritative de l’Église, objection qui a été développée ensuite avec
insistance, notamment par la pensée marxiste. Les pauvres, dit-on,
n’auraient pas besoin d’œuvres de charité, mais plutôt de justice. Les
œuvres de charité – les aumônes – seraient en réalité, pour les riches,
une manière de se soustraire à l’instauration de la justice et d’avoir
leur conscience en paix, maintenant leurs positions et privant les
pauvres de leurs droits. Au lieu de contribuer, à travers diverses
œuvres de charité, au maintien des conditions existantes, il faudrait
créer un ordre juste, dans lequel tous recevraient leur part des biens
du monde et n’auraient donc plus besoin des œuvres de charité. Dans
cette argumentation, il faut le reconnaître, il y a du vrai, mais aussi
beaucoup d’erreurs. Il est certain que la norme fondamentale de l’État
doit être la recherche de la justice et que le but d’un ordre social
juste consiste à garantir à chacun, dans le respect du principe de
subsidiarité, sa part du bien commun. C’est ce que la doctrine
chrétienne sur l’État et la doctrine sociale de l’Église ont toujours
souligné. d’un point de vue historique, la question de l’ordre juste de
la collectivité est entrée dans une nouvelle phase avec la formation de
la société industrielle au dix-neuvième siècle. La naissance de
l’industrie moderne a vu disparaître les vieilles structures sociales
et, avec la masse des salariés, elle a provoqué un changement radical
dans la composition de la société, dans laquelle le rapport entre
capital et travail est devenu la question décisive, une question qui,
sous cette forme, était jusqu’alors inconnue. Les structures de
production et le capital devenaient désormais la nouvelle puissance qui,
mise dans les mains d’un petit nombre, aboutissait pour les masses
laborieuses à une privation de droits, contre laquelle il fallait se
rebeller.
Il est juste d’admettre que les représentants de l’Église ont perçu,
mais avec lenteur, que le problème de la juste structure de la société
se posait de manière nouvelle. Les pionniers ne manquèrent pas : l’un
d’entre eux, par exemple, fut Mgr Ketteler, Évêque de Mayence ( 1877).
En réponse aux nécessités concrètes, naquirent aussi des cercles, des
associations, des unions, des fédérations et surtout de nouveaux Ordres
religieux qui, au dix-neuvième siècle, s’engagèrent contre la pauvreté,
les maladies et les situations de carence dans le secteur
éducatif. »
Finalement, mais il faudra y revenir, rien ne peut se réaliser au plan
social sans une conversion personnelle. Paul VI l’a très bien vu : « Il
est trop facile de rejeter sur les autres la responsabilité des
injustices, si on ne perçoit pas en même temps comment on y participe
soi-même et comment la conversion personnelle est d’abord nécessaire.
Cette humilité fondamentale enlèvera à l’action toute raideur et tous
sectarisme ; elle évitera aussi le découragement en face d 'une tâche qui
apparaît démesurée. l’espérance du chrétien lui vient d’abord de ce
qu’il sait que le Seigneur est à l’œuvre avec nous dans le monde,
continuant en son Corps qui est l’Église - et par elle dans l’humanité
entière - la Rédemption qui s’est accomplie sur la Croix et qui a éclaté
en victoire au matin de la Résurrection. elle vient aussi de ce qu’il
sait que d’autres hommes sont à l’œuvre pour entreprendre des actions
convergentes de justice et de paix ; car sous une apparente indifférence,
il y a au cœur de chaque homme une volonté de vie fraternelle et une
soif de justice et de paix, qu’il s’agit d’épanouir. »
Dans le fond, l’Évangile nous donne la clé lorsque Jésus explique la
signification de la parabole du semeur : « Comme une grande foule se
rassemblait, et que de chaque ville on venait vers Jésus, il dit dans
une parabole : « Le semeur sortit pour semer la semence, et comme il
semait, il en tomba au bord du chemin. Les passants la piétinèrent, et
les oiseaux du ciel mangèrent tout. Il en tomba aussi dans les pierres,
elle poussa et elle sécha parce qu’elle n’avait pas d’humidité. Il en
tomba aussi au milieu des ronces, et les ronces, en poussant avec elle,
l’étouffèrent. Il en tomba enfin dans la bonne terre, elle poussa et
elle donna du fruit au centuple. » Disant cela, il éleva la voix :
« Celui qui a des oreilles pour entendre, qu’il entende ! » Ses
disciples lui demandaient ce que signifiait cette parabole. Il leur
déclara : « À vous il est donné de connaître les mystères du royaume de
Dieu, mais les autres n’ont que les paraboles. Ainsi, comme il est
écrit : Ils regardent sans regarder, ils entendent sans comprendre.
Voici ce que signifie la parabole. La semence, c’est la parole de Dieu.
Il y a ceux qui sont au bord du chemin : ceux-là ont entendu ; puis le
diable survient et il enlève de leur cœur la Parole, pour les empêcher
de croire et d’être sauvés. Il y a ceux qui sont dans les pierres :
lorsqu’ils entendent, ils accueillent la Parole avec joie ; mais ils
n’ont pas de racines, ils croient pour un moment et, au moment de
l’épreuve, ils abandonnent. Ce qui est tombé dans les ronces, ce sont
les gens qui ont entendu, mais qui sont étouffés, chemin faisant, par
les soucis, la richesse et les plaisirs de la vie, et ne parviennent pas
à maturité. Et ce qui est tombé dans la bonne terre, ce sont les gens
qui ont entendu la Parole dans un cœur bon et généreux, qui la
retiennent et portent du fruit par leur persévérance. »
L’action « politique » est nécessaire et urgente et réclame notre
persévérance comme nous le verrons. Nul alibi spirituel ne peut en
distraire : « Personne, après avoir allumé une lampe, ne la couvre d’un
vase ou ne la met sous le lit ; on la met sur le lampadaire pour que
ceux qui entrent voient la lumière. » Ils font un
contresens absolu ceux qui entendent dans cette parole « Cherchez
d’abord le Royaume et sa justice et tout cela vous sera donné par
surcroît » une invitation à se replier dans
son sanctuaire privé à l’abri du monde. La justice du Royaume, nous rend
justes, nous incite à faire tout ce que Dieu prescrit de tout notre cœur
et à pratiquer toutes les exigences de la charité. La justice du Royaume nous pousse vers les autres.