Hegel et Marx, dans leur jeunesse, avaient vu l’importance de l’amour,
de la relation de l’homme et de la femme. Voilà une autre dialectique
prometteuse qui ne remplace pas purement et simplement la dialectique du
maître et de l’esclave qui a une valeur « transhistorique » ou
« métahistorique » et nous éclaire sur « l’origine du politique et de
l’économique ». Fessard parle de « dépasser »
la dialectique hégélienne, c’est-à-dire la conserver et la supprimer en
même temps.
La dialectique de l’homme et de la femme, est « d’un type aussi profond
-existentiel- et universel que celle du maître et de l’esclave, mais qui
réalise en outre l’unité et la réconciliation des éléments que cette
dernière ne parvenait qu’à disjoindre et opposer. »
Pour réconcilier politique et économique, vaincre leur disjonction, il
faut une conversion du politique et de l’économique. Une conversion où
le maître se fait « pouvoir public » et se met au « service du
travailleur pour l’aider à se libérer des servitudes de la nature ». En
même temps, le travail de production doit s’orienter vers « le
développement de la liberté de tous et de chacun ». Fessard explique que
« L’unité de la société humaine et son progrès ne sont possibles que
dans la mesure où politique et économique se mettent en interaction
réciproque ». Deux réalités « sont dites en interaction
ou en relation réciproque chaque fois qu’elles deviennent l’une pour
l’autre moyen et fin ».
C’est à l’intérieur de la relation de l’homme et de la femme que opère
cette conversion. Non seulement elle précède la lutte à mort mais elle
est plus riche que la relation maître-esclave et aussi fondamentale et
universelle : « Le rapport immédiat,
naturel, nécessaire de l’homme à l’homme, est le rapport de l’homme à la
femme. Dans ce rapport générique naturel, le rapport de l’homme à la
nature est immédiatement son rapport à l’homme, de même que le rapport
de l’homme à l’homme est immédiatement son rapport à la nature, sa
propre détermination naturelle. »
Voici comment se passe cette transformation.
Dans un premier temps, la dialectique homme-femme apparaît aussi comme
une lutte caractérisée par trois éléments : désir, lutte et don.
Au départ il y a, comme dans la dialectique précédente, un désir, le
désir sexuel. Ce désir est plus complexe que le désir de s’emparer d’un
objet car il n’implique pas seulement une attirance biologique mais
aussi un choix.
Il y a lutte mais elle est ici une lutte amoureuse, une lutte de vie et
non une lutte à mort. Pensons aux jeux de séduction et aux préliminaires
de l’amour.
Enfin, cette lutte s’articule autour d’un don mutuel. L’acte sexuel
n’est pas une simple « possession » mais une connaissance non pas
simplement de la nature mais de l’autre être humain,
une « co-naissance ». Se crée une seule chair, une unité supérieure qui
est la « société conjugale ».
Vient un second temps où l’on retrouve aussi trois éléments : conception,
grossesse et enfantement.
Lors de la conception, alors qu’auparavant, l’unité sexuelle était
ponctuelle et éphémère, la femme se transforme et l’enfant conçu va
incarner objectivement l’unité amoureuse.
Suit le « travail » de l’enfantement où les caractéristiques du travail
servile sont retournées. L’angoisse de la mort devient promesse de vie.
L’obéissance que l’esclave devait au maître devient une discipline de
vie. Quant à la « transformation de la nature », la femme la réalise avec
sa propre matière qu’elle donne à l’être humain en gestation. De plus,
l’« objet » de son « travail » ne lui est pas strictement enlevé comme le
fruit du travail de l’esclave dont seul le maître jouit. Il reste chair
de sa chair et devient un bien commun au « maître » et à
l’« esclave ».
Enfin, à la naissance, l’union conjugale s’objective en un sujet capable
de relations avec l’homme et avec la femme, sujet qui les projette vers
l’avenir et qui invite à la croissance des trois
personnes. L’enfant, dit le P.
Mattheeuws, « est le témoin de l’unité ontologique et indissoluble du
double rapport de l’homme à l’homme et de l’homme à la
nature. »
Vis-à-vis des enfants, « le maître et l’homme se fondent dans la figure
du père, surmontant sa domination pour les élever à sa hauteur. De même,
, la mère assure la synthèse de l’esclave et de la femme, jouant de tout
objet de la nature, pour le mettre au service de l’engendrement et de
l’exercice concret des libertés. »
La dialectique de l’homme et de la femme est antérieure, complémentaire et
supérieure à la dialectique hégélienne. Elle en est le fondement et
l’accomplissement.
Antérieure. L’esclave avant d’être esclave est fils d’un père et d’une
mère : la relation homme-homme est donc première. Cette dialectique
conjugale est ontologiquement antérieure à la dialectique du maître et
de l’esclave car, avant de lutter à mort,
on cherche « l’être mutuel dont l’union de l’homme et de la femme offre
l’exemplaire accompli ». Il en est ainsi de
toutes les rencontres.
Complémentaire. Elle est du même type que celle du maître et de
l’esclave mais elle en renverse, comme on l’a vu, les éléments
constitutifs. Le politique (le rapport homme-homme) et l’économique (le
rapport homme-nature) y collaborent. Mieux, « le politique se subordonne
à la production ». Entendez : « la puissance
masculine de domination est orientée vers le service du bien
commun ». La femme transforme la
nature mais produit un nouvel être. Entendez : la production est
subordonnée au développement de la liberté. C’est dans la famille,
première cellule sociale, qu’a lieu la réconciliation entre le politique
et l’économique. Qui plus est, on assistons ici, avec la présence de
l’enfant, fruit de la dialectique homme-femme, à la première suppression
de la propriété privée puisque l’enfant n’est ni objet ni chose dans les
mains de ses parents.
Supérieure. La lutte à mort entraîne une reconnaissance du maître par
l’esclave et le travail servile une connaissance par l’esclave de la
nature humanisée. Nous sommes face à une relation inégale et non
réciproque. La lutte amoureuse, elle, entraîne une connaissance de
l’homme et de la femme et le travail de l’enfantement entraîne une
reconnaissance égale et réciproque de l’homme, de la femme et de
l’enfant. Cette reconnaissance « unit non seulement deux êtres divers
mais elle en fait éclore un troisième qui, égal à chacun des deux, est
le témoin de l’unité ontologique et indissoluble du double rapport de
l’homme à l’homme et de l’homme à la nature ».
On peut en conclure qu’« en tout homme comme à tous les échelons de la
genèse des communautés humaines, la dialectique maître-esclave n’existe
jamais à l’état pur. Un autre souffle, complémentaire, antérieur et
supérieur, laisse aussi entendre sa voix… »
De plus, on se rend compte, et ceci est très important, que la
dialectique homme-femme « permet de dépasser, en toute conscience et à
chaque échelon de la genèse des communautés humaines, les oppositions
autrement irréconciliables ». Elle est « toujours présente à chacun des
termes dissociés, tels que « maître et esclave, […] agit en eux, sans
même qu’ils l’aperçoivent, pour diriger leur lutte vers sa
solution ».
Tout projet commun implique une lutte amoureuse et un enfantement
c’est-à-dire une collaboration qui doit s’objectiver dans une œuvre où
chacun se reconnaît. Aucune société ne peut s’engendrer ni même
progresser vers une unité sans collaborer à une œuvre
commune.
La famille nucléaire est une communauté humaine parfaite, modèle de
toute société humaine.
G. Fessard répond ensuite à deux objections que l’on peut opposer à
cette description. La première consiste à rappeler que la famille
monogame dont le jésuite fait grand cas, n’est pas donnée telle à
l’origine, elle est le fruit d’une longue évolution. La seconde pose la
question de savoir si les relations exemplaires découvertes dans la
famille sont susceptibles de s’appliquer à toute société ? Autrement dit,
est-ce que l’amour peut s’étendre au-delà du groupe familial ou du
groupe d’amis ? Il semble impossible que l’amour puisse fonder une grande
société.
Il est sûr que la famille monogame n’est pas donnée d’emblée à
l’origine ? Le P. Fessard le sait mais il n’empêche qu’elle est le
fondement de tout édifice social, que la famille est la « cellule
sociale par excellence » et que tout un chacun peut « découvrir la
valeur universelle des relations sociales qui s’établissent dans la
cellule familiale », qui est une cellule
primordiale « parce que c’est dans son sein que l’être humain vient au
monde au sens biologique du terme, puis éclot à la vie sociale au sens
juridique du mot, et enfin apprend les gestes, les attitudes, les
principes fondamentaux, grâce auxquels il pourra participer à
l’expansion indéfinie du principe dont il est lui-même le
fruit ». La famille est « l’école où
s’apprennent, et se révèlent à la fois, les principes fondamentaux qui
assurent la genèse et la croissance de toute
société. »
Pour vérifier si l’amour peut engendrer une grande société, il convient,
comme dans le cas de la famille, tout d’abord de distinguer « genèse
naturelle et la genèse historique » et surtout
ne pas séparer les deux dialectiques qui interfèrent. A partir de leur interférence, on peut « dégager l’essence des
relations familiales qui en résultent, observer comment ces relations
s’étendent aux groupes sociaux les plus étendus ». Le point capital à retenir c’est qu’« aucune des deux
dialectiques fondamentales n’existe à l’état pur, aucune ne fait sentir
son influence sans l’autre ou ne saurait prétendre seule à l’explication
intégrale du monde historique ». Partout les
deux dialectiques entrent « dans une alliance ou une interaction
réciproque ». Cette interaction est à l’œuvre « à travers tous les
degrés de la société » et « l’humanité telle
qu’elle existe réellement […] n’a pu se réaliser et ne pourra
progresser vers son terme que par une perpétuelle interférence ou
contamination entre les deux dialectiques du maître et de l’esclave, de
l’homme et de la femme. »
Dans cette interaction ou interférence, s’effectue, « avec une
communication de leurs propriétés, une sorte de contamination qui
affecte aussi bien les relations qu’elles engendrent que les réalités
qui les soutiennent. ». C’est l’interférence
entre les deux dialectiques qui « affleure de manière élémentaire dans
la diversité des structures sociales principales. »
C’est ainsi que « société conjugale et société politique demeurent en
interaction réciproque, selon une proportion variable mais jamais nulle,
mesurée par cette fameuse interférence des deux
dialectiques. »
Revenons à la source pour comprendre comment lutte à mort et lutte
amoureuse peuvent interférer.
En fait, l’interférence est contenue dans la relation sexuelle, qu’elle
soit sponsale ou non. Dans la relation sexuelle apparaît une « affinité »
entre maître et homme et entre esclave et femme : « Le maître qui s’unit
charnellement à son esclave-femme devient pour elle, par le fait même,
moins maître qu’homme. Et réciproquement, son esclave devient pour lui
moins esclave que femme. » Tel est « le fait historique
premier » qui « représente une condition
fondamentale de la genèse et du progrès de la réalité humaine, qui se
joue et se rejoue à chaque instant. »
Le passage d’une dialectique à l’autre se poursuit et s’affermit avec
l’arrivée de l’enfant. L’humanisation se poursuit : le maître,
homme-époux devient père et l’enfant devient plus homme et fils
qu’esclave. La paternité tend à « supprimer la domination pour élever à
son niveau ceux que [le père] a engendrés ». Ainsi, le politique se transforme, de
politique-domination en politique-service vis-à-vis d’un être appelé à
l’égalité.
De son côté, la femme-esclave va fournir un travail de femme plus que
d’esclave par l’enfantement : le travail n’a plus pour fin la
satisfaction des besoins immédiats mais la production de la liberté.
Ainsi s’opère la conversion de l’économique dans la
maternité. Par la
paternité et la maternité, l’homme et la femme sortent de leur
face-à-face et la tension qui existe entre eux ne dégénère pas en
scission dans la mesure où une troisième relation est engendrée : la
fraternité qui est une visée commune, la finalité
essentielle. Pour G. Fessard, la description de
la vie familiale, est capitale car « sans la médiation des relations de
paternité, maternité, fraternité, l’homme ne peut prendre conscience de
soi comme « personne ». »