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Annexe 1: L’anthropologie sociale du Père Gaston Fessard

[1]

Même si le P. F. Louzeau estime que prétendre résumer la pensée du P. G. Fessard s’avère « la solution la moins satisfaisante », parce que le résumé « surplombe plutôt qu’il ne pénètre une pensée qui nécessite au contraire un long et tenace compagnonnage »[2], il m’a paru opportun tout de même de tenter l’exercice pour simplement donner une idée même superficielle de cette pensée aussi riche que prometteuse et donner peut-être l’envie de la connaître mieux. De toute façon, cet essai échappe stricto sensu à la mise ne garde du P. Louzeau puisque c’est son analyse qui nourrit ce résumé et que nous tâcherons de laisser le plus possible la parole à spécialiste.

Le P. Fessard, s’est posé comme nous la question de savoir quelle est la mission du chrétien ? La réponse se trouve, entre autres, dans l’épître à Philémon où Paul demande à son son collaborateur d’accueillir Onésime, un esclave, qui s’est vraisemblablement enfui de la maison de Philémon et que Paul renvoie chez son maître en lui demandant de le recevoir « non plus comme un esclave mais comme bien mieux qu’un esclave : un frère bien-aimé. » Et davantage puisque Paul demande à son correspondant de recevoir Onésime comme si c’était lui, Paul. Commentant cette épître, Fessard écrit : « Dans ce simple billet qu’un fait infime provoque, nous saisissons sur le vif le moi du chrétien, la personne, dans sa tâche immense de pacification, détruisant les murs de séparation, réconciliant ceux que l’inimitié a divisés, faisant naître dans le monde antique l’Homme nouveau. Et nous reconnaissons à l’œuvre, en cet exemple banal et singulier, l’universelle et concrète « dialectique du maître et de l’esclave » telle que la Charité du Christ, la première, l’a jouée entre Dieu et l’Humanité, telle aussi nous la devons rejouer entre nous, les uns pour les autres. Puisse le retentissement qu’ont trouvé dans le monde antique les paroles et les gestes de Paul, dévoilant le Mystère du Christ, nous persuader que cette dialectique n’est pas seulement capable de changer l’exploiteur en exploité ert le prolétaire en dictateur, mais qu’elle peut au contraire, par la médiation du moi qui se fait « tout à tous », instaurer la communion d’une vraie fraternité ! »[3]

Gaston Fessard a constaté que la guerre était le fruit de conceptions du monde qui se nourrissaient de la dialectique du maître et de l’esclave mise à jour par Hegel. Il « a aperçu très tôt l’importance théorique et historique de cette analyse, au point d’en faire un instrument indispensable pour comprendre le mystère de la société et de l’histoire ».⁠[4]

En étudiant parallèlement Hegel⁠[5], Marx⁠[6] et Hitler⁠[7], il s’était rendu compte que le communisme, le nazisme et antérieurement le libéralisme « qui se disputaient âprement l’organisation de l’humanité gardaient en commun de considérer la société humaine comme le théâtre et le produit d’une lutte incessante entre les individus et les groupes. »[8]

Le P. Fessard préfère parler de « conceptions du monde » plutôt que d’idéologies. Pour lui, une conception du monde est une « représentation théorique des fins recherchées, dans une doctrine globale plus ou moins élaborée, destinée à séduire et attirer les volontés » et « cette doctrine se présente à la conscience humaine comme une explication intégrale du monde historique dans lequel l’homme est plongé, comme une représentation de l’histoire universelle, à partir de laquelle il peut juger des événements de son actualité et déterminer les choix qu’il doit poser. » Les représentations du monde « prétendent révéler l’origine, le sens et la fin de l’histoire universelle, pour qu’à leur lumière l’homme puisse orienter définitivement sa propre existence ainsi que celle de l’humanité. »⁠[9]

Ainsi, le libéralisme « distingue, dans la conscience du citoyen, la Société et l’État, comme deux voies ou deux modes d’obtention du Bien commun »[10] Face au libéralisme, le communisme promet « l’intégration de l’univers entier au sein d’une Société sans classes et sans États » tandis que le nazisme promet « le bienfait d’une civilisation supérieure grâce à l’épée victorieuse d’un peuple de maîtres dominant toute société et toute nation. »⁠[11]

Le communisme appelle « en tout lieu les esclaves-prolétaires à la lutte des classes, à la révolution pour établir la dictature du prolétariat sur les maîtres-capitalistes » tandis que le nazisme, au contraire, donne aux maîtres, aux plus forts, de dominer les faibles ⁠[12]


1. LOUZEAU Frédéric, L’anthropologie sociale du Père Gaston Fessard, PUF, 209.
2. Id., p. 345.
3. FESSARD G., Pax nostra, Examen de conscience international, 1936, pp. 403-404, cité in LOUZEAU Fr., op. cit., pp. 388-389,note 1.
4. Id., p.155.
5. Cf. Phénoménologie de l’Esprit (1807), Aubier, 1939 ; Encyclopédie des sciences philosophiques, (1817).
6. Œuvres complètes, Costes, 1924-1934 ; Morceaux choisis, Gallimard, 1934.
7. Mein Kampf (1924-1925), Nouvelles Editions latines, 1934.
8. Id., p. 41.
9. Id., p. 55.
10. Id., pp. 47-48.
11. Autorité et bien commun, op. cit., p. 91.
12. LOUZEAU Fr., op. cit., pp. 61-63.

⁢i. La dialectique du maître et de l’esclave

Communisme et nazisme malgré leurs différences, ont une source commune: Hegel qui pose à l’origine de toute société une lutte à mort entre maîtres et esclaves. A l’origine, les hommes, êtres de désir, veulent s’emparer de tout. Dans cette situation, la lutte est inévitable. Devient maître, vainqueur, celui qui préfère la liberté à la vie alors que l’esclave, vaincu, est celui qui a préféré la vie à la liberté. Cette dialectique du maître et de l’esclave est, selon Hegel, « un fait historique premier », « une condition fondamentale de toute l’histoire ». Elle a « une valeur profondément humaine » et donc une « portée universelle ».⁠[1] La « lutte à mort » a comme fin « la création d’un premier lien social par une reconnaissance inégale et non réciproque »[2]. Comment ? L’esclave dans l’angoisse de la mort a préféré la vie à la liberté, il obéit au maître qui le met au travail, à la transformation de la nature. Ainsi, il devient « maître de soi, tandis que le maître est resté seulement maître d’autrui ».⁠[3] L’esclave est maître de la matière et maître de son propre maître puisque le pouvoir de celui-ci dépend désormais « de la dextérité technique et de l’intelligence de son esclave »[4]. Privé du fruit de son travail qui profite au maître, l’esclave prend conscience « du monde désormais transformé ainsi que de sa propre capacité universelle à l’humaniser »[5] Le travail libère l’esclave⁠[6] alors que le maître reste dépendant du travail de l’esclave.

Marx, quant à lui, escamote le premier temps de la lutte à mort et de la condition servile. Pour Marx, le travail est premier et la révolution, la lutte vient en second lieu. Mais il prive ainsi l’esclave de la prise de conscience. Telle est son erreur. L’erreur de Hitler est aussi de n’apercevoir qu’un seul des aspects de la dialectique du maître et de l’esclave « à l’exclusion radicale de l’autre »[7]. Si Marx ne pense d’abord qu’à l’esclave, Hitler ne pense qu’au maître.

Dès lors, le mot « social » chez Marx « finit toujours […] par se réduire à l’économique pur, qui est précisément l’être collectif aperçu par l’esclave. Tandis que pour Hitler, le social revêt la forme du politique pur et même du racial, qui considère l’être social du point de vue exclusif du maître. »[8] Or, il y a dans la réalité sociale humaine « trois sortes de relations qui s’entrecroisent en tout individu pour constituer la structure de sa co-existence avec autrui »[9] » : le politique qui concerne le « rapport de l’homme à l’homme » ; l’économique qui implique le « rapport de l’homme à la nature » et le national qui est « l’unité particulière du politique et de l’économique ».⁠[10]

La lutte à mort qui fonde le politique précède le travail de l’esclave qui fonde l’économique. c’est pourquoi le politique (rapport de l’homme à l’homme) a priorité sur l’économique (rapport de l’homme à la nature) contrairement à ce que pense Marx. Mais si l’économique supprime le politique, il supprime aussi l’humanité.⁠[11] Hitler accordant au politique un primat absolu en fait une politique de domination pure et réduit l’économique à un état servile et se prive de la connaissance des peuples soumis. Marxisme et nazisme sont deux mystiques de la classe universelle chez l’un, de la race chez l’autre. Deux mystiques antichrétiennes.

On assiste chez Marx à une triple réduction du social chez Marx : le social est réduit à la société civile qui se réduit dans l’économique puis dans le mode de production de la vie matérielle⁠[12]. Social signifie finalement pur économique. L’homme est réduit ainsi à l’état de fourmi.

En fin de compte, la lutte finale n’est jamais finale et la lutte révèle que le travail n’est pas premier.

Il y a aussi une triple réduction du social chez Hitler : le primat absolu du politique néglige l’économique, identifie le politique au national et réduit le national au racial. Le rapport homme-homme n’est plus qu’un rapport animal-animal.

En fin de compte, la domination du peuple allemand ne peut durer car la connaissance appartient à l’esclave et le maître la méprise.

Ceci dit, aussi intéressante soit-elle, la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave ne peut « établir une analyse intégrale de la société »[13]. Elle présente des insuffisances.

Tout d’abord, elle n’envisage « aucune fin véritable à l’histoire »[14] mais un éternel va-et-vient. Le maître ne reste pas nécessairement maître, ni l’esclave esclave : il y a « une perpétuelle alternance entre maîtres et esclaves ».⁠[15] . De plus, cette dialectique ne permet pas d’expliquer le progrès de l’autorité et du lien social dans l’histoire réelle des hommes. En effet, le visage du maître et de l’esclave se modifie au fil du temps, tous deux progressent suivant une autre logique. En outre, cette dialectique n’explique pas comment politique et économique peuvent surmonter leur disjonction. ⁠[16]

De cette disjonction, Hegel ou, mieux, le rationalisme libéral en est responsable. Le rationalisme renvoie à une situation historique : celle de la modernité européenne opposée au christianisme. En effet, essentiellement, le rationalisme est une attitude spirituelle qui rejette la Transcendance divine et affirme « l’autonomie de la raison et plus généralement […] l’autosuffisance de l’homme pour engendrer l’humanité ». C’est à cause de ce rationalisme que les idéologies citées n’ont pu créer un monde nouveau.⁠[17]

Pour dépasser la dialectique hégélienne il faudrait une dialectique qui réconcilie politique et économique, qui les mette en conjonction ⁠[18] et qui, corrige en même temps le postulat rationaliste.⁠[19] « Une autre dialectique, qui soit encore plus nécessaire et plus efficace que la précédente pour interpréter l’histoire et la société humaines » ?⁠[20]


1. Id., pp. 72-73.
2. Id., p. 82.
3. Id., p. 85.
4. Id., pp. 86-87.
5. Id., p. 104.
6. Le politique doit encadrer et même contraindre au travail, aux, aux apprentissages car « hors d’une contrainte venue d’abord de l’extérieur (parents, instituteurs, éducateurs…​), aucun labeur n’est jamais humanisant ». (Id., p. 161).
7. Id., p. 117.
8. Id., p. 118.
9. France, prends garde de perdre ta liberté ! 1946, cité in LOUZEAU, op. cit., p.121.
10. LOUZEAU, op. cit., pp. 122-123.
11. Id., pp. 127- 128.
12. Id., pp. 140-141.
13. Id., p. 164.
14. Id., p. 165.
15. Id., p. 178.
16. Id., pp. 168-169.
17. Id., p. 171.
18. Id., p. 169.
19. Id., p. 173.
20. Id., p. 165.

⁢ii. La dialectique de l’homme et de la femme

[1]

Hegel et Marx, dans leur jeunesse, avaient vu l’importance de l’amour, de la relation de l’homme et de la femme. Voilà une autre dialectique prometteuse qui ne remplace pas purement et simplement la dialectique du maître et de l’esclave qui a une valeur « transhistorique » ou « métahistorique » et nous éclaire sur « l’origine du politique et de l’économique ».⁠[2] Fessard parle de « dépasser » la dialectique hégélienne, c’est-à-dire la conserver et la supprimer en même temps.⁠[3]

La dialectique de l’homme et de la femme, est « d’un type aussi profond -existentiel- et universel que celle du maître et de l’esclave, mais qui réalise en outre l’unité et la réconciliation des éléments que cette dernière ne parvenait qu’à disjoindre et opposer. »[4]

Pour réconcilier politique et économique, vaincre leur disjonction, il faut une conversion du politique et de l’économique. Une conversion où le maître se fait « pouvoir public » et se met au « service du travailleur pour l’aider à se libérer des servitudes de la nature ». En même temps, le travail de production doit s’orienter vers « le développement de la liberté de tous et de chacun ». Fessard explique que « L’unité de la société humaine et son progrès ne sont possibles que dans la mesure où politique et économique se mettent en interaction réciproque »[5]. Deux réalités « sont dites en interaction ou en relation réciproque chaque fois qu’elles deviennent l’une pour l’autre moyen et fin ».⁠[6]

C’est à l’intérieur de la relation de l’homme et de la femme que opère cette conversion. Non seulement elle précède la lutte à mort mais elle est plus riche que la relation maître-esclave et aussi fondamentale et universelle⁠[7] : « Le rapport immédiat, naturel, nécessaire de l’homme à l’homme, est le rapport de l’homme à la femme. Dans ce rapport générique naturel, le rapport de l’homme à la nature est immédiatement son rapport à l’homme, de même que le rapport de l’homme à l’homme est immédiatement son rapport à la nature, sa propre détermination naturelle. »[8]

Voici comment se passe cette transformation.

Dans un premier temps, la dialectique homme-femme apparaît aussi comme une lutte caractérisée par trois éléments : désir, lutte et don.

Au départ il y a, comme dans la dialectique précédente, un désir, le désir sexuel. Ce désir est plus complexe que le désir de s’emparer d’un objet car il n’implique pas seulement une attirance biologique mais aussi un choix.

Il y a lutte mais elle est ici une lutte amoureuse, une lutte de vie et non une lutte à mort. Pensons aux jeux de séduction et aux préliminaires de l’amour.

Enfin, cette lutte s’articule autour d’un don mutuel. L’acte sexuel n’est pas une simple « possession » mais une connaissance non pas simplement de la nature mais de l’autre être humain⁠[9], une « co-naissance ». Se crée une seule chair, une unité supérieure qui est la « société conjugale ».⁠[10]

Vient un second temps où l’on retrouve aussi trois éléments : conception, grossesse et enfantement.

Lors de la conception, alors qu’auparavant, l’unité sexuelle était ponctuelle et éphémère, la femme se transforme et l’enfant conçu va incarner objectivement l’unité amoureuse.

Suit le « travail » de l’enfantement où les caractéristiques du travail servile sont retournées. L’angoisse de la mort devient promesse de vie. L’obéissance que l’esclave devait au maître devient une discipline de vie. Quant à la « transformation de la nature », la femme la réalise avec sa propre matière qu’elle donne à l’être humain en gestation. De plus, l’« objet » de son « travail » ne lui est pas strictement enlevé comme le fruit du travail de l’esclave dont seul le maître jouit. Il reste chair de sa chair et devient un bien commun au « maître » et à l’« esclave ».⁠[11]

Enfin, à la naissance, l’union conjugale s’objective en un sujet capable de relations avec l’homme et avec la femme, sujet qui les projette vers l’avenir et qui invite à la croissance des trois personnes.⁠[12] L’enfant, dit le P. Mattheeuws, « est le témoin de l’unité ontologique et indissoluble du double rapport de l’homme à l’homme et de l’homme à la nature. »[13]

Vis-à-vis des enfants, « le maître et l’homme se fondent dans la figure du père, surmontant sa domination pour les élever à sa hauteur. De même, , la mère assure la synthèse de l’esclave et de la femme, jouant de tout objet de la nature, pour le mettre au service de l’engendrement et de l’exercice concret des libertés. »[14]

La dialectique de l’homme et de la femme est antérieure⁠[15], complémentaire et supérieure à la dialectique hégélienne. Elle en est le fondement et l’accomplissement.

Antérieure. L’esclave avant d’être esclave est fils d’un père et d’une mère : la relation homme-homme est donc première. Cette dialectique conjugale est ontologiquement antérieure à la dialectique du maître et de l’esclave⁠[16] car, avant de lutter à mort, on cherche « l’être mutuel dont l’union de l’homme et de la femme offre l’exemplaire accompli ».⁠[17] Il en est ainsi de toutes les rencontres.

Complémentaire. Elle est du même type que celle du maître et de l’esclave mais elle en renverse, comme on l’a vu, les éléments constitutifs. Le politique (le rapport homme-homme) et l’économique (le rapport homme-nature) y collaborent. Mieux, « le politique se subordonne à la production »[18]. Entendez : « la puissance masculine de domination est orientée vers le service du bien commun »[19]. La femme transforme la nature mais produit un nouvel être. Entendez : la production est subordonnée au développement de la liberté. C’est dans la famille, première cellule sociale, qu’a lieu la réconciliation entre le politique et l’économique. Qui plus est, on assistons ici, avec la présence de l’enfant, fruit de la dialectique homme-femme, à la première suppression de la propriété privée puisque l’enfant n’est ni objet ni chose dans les mains de ses parents.⁠[20]

Supérieure. La lutte à mort entraîne une reconnaissance du maître par l’esclave et le travail servile une connaissance par l’esclave de la nature humanisée. Nous sommes face à une relation inégale et non réciproque. La lutte amoureuse, elle, entraîne une connaissance de l’homme et de la femme et le travail de l’enfantement entraîne une reconnaissance égale et réciproque de l’homme, de la femme et de l’enfant. Cette reconnaissance « unit non seulement deux êtres divers mais elle en fait éclore un troisième qui, égal à chacun des deux, est le témoin de l’unité ontologique et indissoluble du double rapport de l’homme à l’homme et de l’homme à la nature ».⁠[21]

On peut en conclure qu’« en tout homme comme à tous les échelons de la genèse des communautés humaines, la dialectique maître-esclave n’existe jamais à l’état pur. Un autre souffle, complémentaire, antérieur et supérieur, laisse aussi entendre sa voix…​ »⁠[22]

De plus, on se rend compte, et ceci est très important, que la dialectique homme-femme « permet de dépasser, en toute conscience et à chaque échelon de la genèse des communautés humaines, les oppositions autrement irréconciliables ». Elle est « toujours présente à chacun des termes dissociés, tels que « maître et esclave, […] agit en eux, sans même qu’ils l’aperçoivent, pour diriger leur lutte vers sa solution ».⁠[23]

Tout projet commun implique une lutte amoureuse et un enfantement c’est-à-dire une collaboration qui doit s’objectiver dans une œuvre où chacun se reconnaît. Aucune société ne peut s’engendrer ni même progresser vers une unité sans collaborer à une œuvre commune.⁠[24]

La famille nucléaire est une communauté humaine parfaite, modèle de toute société humaine.⁠[25]

G. Fessard répond ensuite à deux objections que l’on peut opposer à cette description. La première consiste à rappeler que la famille monogame dont le jésuite fait grand cas, n’est pas donnée telle à l’origine, elle est le fruit d’une longue évolution. La seconde pose la question de savoir si les relations exemplaires découvertes dans la famille sont susceptibles de s’appliquer à toute société ? Autrement dit, est-ce que l’amour peut s’étendre au-delà du groupe familial ou du groupe d’amis ? Il semble impossible que l’amour puisse fonder une grande société.

Il est sûr que la famille monogame n’est pas donnée d’emblée à l’origine ? Le P. Fessard le sait mais il n’empêche qu’elle est le fondement de tout édifice social, que la famille est la « cellule sociale par excellence » et que tout un chacun peut « découvrir la valeur universelle des relations sociales qui s’établissent dans la cellule familiale »[26], qui est une cellule primordiale « parce que c’est dans son sein que l’être humain vient au monde au sens biologique du terme, puis éclot à la vie sociale au sens juridique du mot, et enfin apprend les gestes, les attitudes, les principes fondamentaux, grâce auxquels il pourra participer à l’expansion indéfinie du principe dont il est lui-même le fruit »[27]. La famille est « l’école où s’apprennent, et se révèlent à la fois, les principes fondamentaux qui assurent la genèse et la croissance de toute société. »[28]

Pour vérifier si l’amour peut engendrer une grande société, il convient, comme dans le cas de la famille, tout d’abord de distinguer « genèse naturelle et la genèse historique »[29] et surtout ne pas séparer les deux dialectiques qui interfèrent.⁠[30] A partir de leur interférence, on peut « dégager l’essence des relations familiales qui en résultent, observer comment ces relations s’étendent aux groupes sociaux les plus étendus ».⁠[31] Le point capital à retenir c’est qu’« aucune des deux dialectiques fondamentales n’existe à l’état pur, aucune ne fait sentir son influence sans l’autre ou ne saurait prétendre seule à l’explication intégrale du monde historique ».⁠[32] Partout les deux dialectiques entrent « dans une alliance ou une interaction réciproque ». Cette interaction est à l’œuvre « à travers tous les degrés de la société »[33] et « l’humanité telle qu’elle existe réellement […] n’a pu se réaliser et ne pourra progresser vers son terme que par une perpétuelle interférence ou contamination entre les deux dialectiques du maître et de l’esclave, de l’homme et de la femme. »[34]

Dans cette interaction ou interférence, s’effectue, « avec une communication de leurs propriétés, une sorte de contamination qui affecte aussi bien les relations qu’elles engendrent que les réalités qui les soutiennent. »[35]. C’est l’interférence entre les deux dialectiques qui « affleure de manière élémentaire dans la diversité des structures sociales principales. »[36]

C’est ainsi que « société conjugale et société politique demeurent en interaction réciproque, selon une proportion variable mais jamais nulle, mesurée par cette fameuse interférence des deux dialectiques. »[37]

Revenons à la source pour comprendre comment lutte à mort et lutte amoureuse peuvent interférer.

En fait, l’interférence est contenue dans la relation sexuelle, qu’elle soit sponsale ou non. Dans la relation sexuelle apparaît une « affinité » entre maître et homme et entre esclave et femme : « Le maître qui s’unit charnellement à son esclave-femme devient pour elle, par le fait même, moins maître qu’homme. Et réciproquement, son esclave devient pour lui moins esclave que femme. » Tel est « le fait historique premier »[38] qui « représente une condition fondamentale de la genèse et du progrès de la réalité humaine, qui se joue et se rejoue à chaque instant. »[39]

Le passage d’une dialectique à l’autre se poursuit et s’affermit avec l’arrivée de l’enfant. L’humanisation se poursuit : le maître, homme-époux devient père et l’enfant devient plus homme et fils qu’esclave. La paternité tend à « supprimer la domination pour élever à son niveau ceux que [le père] a engendrés »[40]. Ainsi, le politique se transforme, de politique-domination en politique-service vis-à-vis d’un être appelé à l’égalité.

De son côté, la femme-esclave va fournir un travail de femme plus que d’esclave par l’enfantement : le travail n’a plus pour fin la satisfaction des besoins immédiats mais la production de la liberté. Ainsi s’opère la conversion de l’économique dans la maternité.⁠[41] Par la paternité et la maternité, l’homme et la femme sortent de leur face-à-face et la tension qui existe entre eux ne dégénère pas en scission dans la mesure où une troisième relation est engendrée : la fraternité qui est une visée commune, la finalité essentielle.⁠[42] Pour G. Fessard, la description de la vie familiale, est capitale car « sans la médiation des relations de paternité, maternité, fraternité, l’homme ne peut prendre conscience de soi comme « personne ». »[43]


1. Cf. également COUNET Jean-Michel, La dialectique Homme-Femme dans la théologie de l’histoire de Gaston Fessard et ses implications pour une philosophie au féminin, sur [email protected]
2. Id., p. 182.
3. Id., p. 180.
4. Id., p. 174.
5. FESSARD G., Mystère de la société, Recherches sur le sens de l’histoire, (1948) 1, p. 164, Lessius, 1996, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 187.
6. LOUZEAU, op. cit., pp. 186-187.
7. Id., pp. 196-197.
8. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., 2, pp. 166-167, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 191.
9. Dans la Bible « connaître », c’est « avoir une expérience concrète ». Le mot « sert, entre autres, à exprimer la solidarité familiale ( Dt 33, 9), et aussi les relations conjugales (Gn 4, 1 ; Lc 1, 34). » (VTB, p. 199).
10. LOUZEAU, op. cit., pp. 204-205.
11. Il s’agit d’« un travail qui ne se contente plus d’humaniser la nature comme celui de l’esclave mais l’« hominise » dans la personne de l’enfant conçu » et qui réunifie le politique et l’économique. (LOUZEAU, op. cit., p. 324).
12. LOUZEAU, op. cit., p. 213.
13. MATTHEEUWS A., La dialectique Homme-Femme dans Evangelium vitae, in Anthropotes, 16/2, 2000, pp. 399-421.
14. LOUZEAU, op. cit., pp. 325-326.
15. Cette dialectique homme-femme est « antérieure logiquement et 'existentiellement » à l’autre et « lui indique sa finalité véritable et supérieure ». (LOUZEAU, op. cit., p. 325).
16. Id., pp. 204-205.
17. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 209, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 207.
18. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 205, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 218.
19. LOUZEAU, op. cit., p. 218.
20. Id., p. 220.
21. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 214, cité in F. LOUZEAU, op. cit., p. 222.
22. LOUZEAU, op. cit., pp. 225-226.
23. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 214, cité in LOUZEAU, op. cit., pp. 224-225.
24. LOUZEAU, op. cit., p. 216.
25. Id., p. 231.
26. Id., p. 234.
27. G. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 303, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 235.
28. LOUZEAU, op. cit., p. 235.
29. Id., p. 244.
30. Id., p. 243.
31. Id., p. 248.
32. Id., p. 251.
33. Id., p. 252.
34. Id., p. 253 note 8. « Les dialectiques m-e et h-f interfèrent l’une avec l’autre, la première étendant son jeu à des dissociations humaines toujours plus étendues, la seconde les ramenant à l’unité ». (Id., p. 325).
35. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 224 cité in LOUZEAU, op. cit., p. 254.
36. LOUZEAU, op. cit., p. 255.
37. Id., p. 256.
38. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 225, cité in F. LOUZEAU, op. cit., p. 262.
39. F. LOUZEAU, op. cit., p. 262.
40. G. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 226, cité in F. LOUZEAU, op. cit., p. 264.
41. F. LOUZEAU, op. cit., pp.265-266.
42. Id., p. 268.
43. Id., p. 286. Cette remarque est aussi importante pour comprendre l’erreur fondamentale du marxisme. F. LOUZEAU écrit : « Si […​] le P. Fessard parvient à montrer comment paternité, maternité et fraternité, engendrent l’être générique [au sens où Marx emploie le mot : être conscient et volontaire] ou personnalisé de l’homme à tous les degrés sociaux, il sera possible alors d’en déduire que la réalisation de l’histoire humaine ne dépend pas uniquement, ni même prioritairement, du travail des mains humaines, fût-il celui de l’industrie la plus perfectionniste » (op. cit., p. 296). Il s’ensuit que Marx a tort. Et Louzeau ajoute : « S’il s’avère que paternité, maternité et fraternité sont susceptibles de propager cette unité de la famille à travers tous les étages de la société, il sera possible d’espérer qu’elles puissent vaincre toute aliénation, y compris la dernière de toutes, l’aliénation religieuse. » (Op. cit., p. 298).

⁢a. La fraternité

Si l’interférence est bien le fait historique premier, chacun est appelé à cette fraternité qui est « ontologique », dans le sens où l’auteur emploie ce mot, c’est-à-dire naturelle et historique.⁠[1]

La fraternité est naturelle car le frère et la sœur issus de la même chair, du même sang, n’ont pas besoin de la relation sexuelle pour assurer l’unité que l’on cherche dans la fusion sexuelle. Ainsi est justifiée la prohibition de l’inceste.

Sur le plan historique, la dialectique conjugale homme-femme ne pouvant s’exercer directement entre frère et sœur, la dialectique maître-esclave a le champ libre entre frère et sœur et s’exprime par toutes sortes de rivalités et de jeux. Toutefois, la dialectique conjugale subsiste malgré tout à travers les parents soucieux de la paix dans la famille: les forts sont invités à se mettre au service des faibles (conversion du politique) et les plus faibles sont invités à participer à l’œuvre commune (conversion de l’économique). « La fraternité des enfants, synthèse et idéal de la paternité et de la maternité, approfondit et élargit encore l’interaction du politique et de l’économique. »[2]

Entre parents et enfants, il subsistera toujours une inégalité mais entre frères, il y a égalité puisqu’ils ont la même origine et une réciprocité plus profonde, plus parfaite, que celle des époux puisque la réciprocité des parents était limitée à deux personnes, basée sur l’attirance sexuelle « médiatisée » par l’enfant. La fraternité révèle que la relation d’amour peut s’élargir⁠[3], transcender l’amour des époux. La fraternité révèle encore que l’interaction du politique et de l’économique dépasse le cadre du couple puisque chaque enfant peut jouer le rôle de père ou de mère « selon les besoins du bien commun familial »[4].

On se rend compte, à travers la vie familiale et plus précisément par l’expérience de la fraternité, que l’égalité et la réciprocité, peuvent s’exercer au-delà de la famille, que la reconnaissance des frères et des sœurs est apte à « s’appliquer à tout rapport de l’homme à l’homme comme à tout rapport de l’homme à la nature »[5], que l’interaction des deux dialectiques comme celle de la politique et de l’économique, sont susceptibles de se communiquer au-delà du cercle familial.⁠[6]

Ainsi, la fraternité « fait apparaître un nouveau type de lien social »[7] : la « triade » « paternité-maternité-fraternité » se présente « comme structure fondamentale de toute société humaine ».⁠[8] Paternité, maternité et fraternité « engendrent dans la sphère familiale un monde de sujets libres et personnalisés, où chacun s’éprouve et se conçoit comme une personne » : « sujet de droits inaliénables et titulaire d’une vocation insubstituable ». De plus, « elles projettent dans la conscience de ses membres l’appel et la promesse d’une communion personnelle à une échelle toujours plus grande, jusqu’à l’humanité universelle. »[9]


1. Id., p. 269.
2. Id., p. 326.
3. « Grâce au jeu de l’égalité et de la réciprocité, la fraternité des enfants prend davantage conscience de l’amour qui est « leur origine, leur règle et leur idéal » (Mystère de la société, op. cit., p. 305), tandis que l’amour conjugal tend progressivement à ressembler à celui du frère et de la sœur. » (LOUZEAU, op. cit., p. 275).
4. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 292, cité in F. LOUZEAU, op. cit., p. 272.
5. Id., p. 304, cité in F. LOUZEAU, op. cit., p. 274.
6. F. LOUZEAU, op. cit., p. 272.
7. Id., p. 274.
8. Id., p. 277.
9. Id., p. 326.

⁢b. La société

On vient de voir que « les trois relations de paternité, maternité, fraternité non seulement fondent la cellule familiale, mais également construisent l’armature de toute société humaine. »[1] La paternité, la maternité et la fraternité liées à la dialectique maître-esclave, « sont susceptibles de concerner toutes les divisions sociales ». Issues de la relation homme-femme « qui réalise l’unité originelle du rapport de l’homme à l’homme et de l’homme à la nature, elles peuvent « établir en interaction réciproque les éléments du politique et de l’économique ». Le modèle familial peut structurer « des groupes sociaux de plus en plus étendus »[2] et il est seul capable « de régler, à travers les sphères diverses du social, la croissance harmonieuse de la raison et de l’amour et d’accomplir l’une et l’autre en une totalité parfaite. »[3]

Les 3 relations paternité-maternité-fraternité « remplissent déjà, à l’intérieur même de la famille, leurs fonctions universelles ou universalisantes, c’est-à-dire « personnalisantes ». »[4] L’enfant parce qu’il est fils ou fille acquiert immédiatement la dignité personnelle d’un sujet de droit. Par l’engendrement, l’homme et la femme « naissent comme père et mère » et donc la paternité, la maternité et la fraternité « révèlent l’essence de la puissance génératrice, propre à l’espèce humaine » (Mystère de la société, op. cit., p. 310), qui est de concevoir un monde de sujets. » Et donc, « la raison ultime de la vie en société est d’autoriser tous les membres de l’humanité à advenir à eux-mêmes comme sujets de droit, chargés d’un rôle. »[5]


1. Id., p. 279.
2. Id., p. 280.
3. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 309, cité in LOUZEAU, op. cit., pp. 280-281.
4. LOUZEAU, op. cit., p. 283.
5. Id., pp. 284-285.

⁢c. Le peuple

Mais comment se passe « la transition de la famille au peuple sous l’action des relations familiales » puisque pour Fessard, « la fraternité étend le jeu des relations de paternité et de maternité au-delà de la famille » ?⁠[1]

Au fur et à mesure que les parents vieillissent, ils « retombent en enfance » dit-on et les enfants deviennent les parents de leurs parents. On assiste à un renversement de situation : l’esclave devient maître du maître. Par la mort, les parents deviennent « choses ». L’emploi du mot ne doit pas choquer car dans le langage de saint Thomas, les enfants, à l’origine, sont des « choses ». Au moment de la mort, les enfants éloignés par leur vie adulte se réunissent pour un ultime hommage, pour des rites funéraires divers qui ont pour but justement de soustraire les parents à la corruption des choses. Et ces rites reviennent à dates fixes avec un nombre toujours plus grand de familles. C’est par ce culte des morts que se fonde « une tradition où s’alimente une « fidélité créatrice ». » Ce culte des morts fonde la patrie considérée comme un « échelon supérieur de la famille », une « unité sociale supérieure ». La fraternité confère aux parents qui les ont engendrés une nouvelle existence où les enfants deviennent parents de leurs parents. Et « la fraternité familiale, par l’entremise du culte des morts qu’elle assure, engendre une nouvelle unité sociale »[2]. Les nouvelles paternité et maternité exercées par les enfants s’étendent « à une multiplicité de familles, à la communauté d’un peuple ». A l’origine, les deux dialectiques constitutives du rapport homme-femme se sont vécues dans l’union sexuelle. Désormais le rapport homme-nature s’enracine dans une terre, une patrie, terre des pères et des morts. Une fidélité nouvelle et une unité nouvelle sont créées. Par la fraternité, la paternité et la maternité deviennent « paternité et maternité de la Patrie ».⁠[3]


1. Id., p. 307.
2. Id., p. 314 note 4.
3. Id., pp. 312-313. On assiste donc à « l’avènement d’une paternité et d’une maternité aux dimensions de la Patrie par la médiation du culte des morts ; puis, à travers la genèse de l’État et de la Société, l’avènement d’une fraternité nationale qui se réfléchit et étend à toutes les consciences l’unité du double rapport de l’homme à l’homme et de l’homme à la nature, réalisée spontanément dans la conscience du prince. » ( Id., p. 326).

⁢d. La nation

Le jeu des dialectiques familiales ne s’arrête pas là. La paternité et la maternité de la Patrie ont élargi la fraternité familiale à l’échelle d’un peuple et vont le transformer en nation.

Comment ?

La paternité a poussé l’homme-maître à « dépasser sa domination en faveur de la famille ». De même, la paternité de la Patrie va exercer son autorité au bénéfice du peuple : le maître devient seigneur, puis prince, puis État. La dialectique conjugale qui interfère avec la dialectique du maître-esclave oriente « le travail servile et l’activité du maître vers une collaboration commune, au service de la liberté de tous et de chacun. » La maternité de la Patrie va jouer le même rôle que la femme au sein de la famille et va susciter « l’exigence d’une « chose commune », d’une « république » « . La tension paternité-maternité se transforme « en polarité de l’État et de la Société ». La fraternité du peuple « scelle l’interaction du politique et de l’économique réalisée sous l’influence de la paternité et de la maternité de la Patrie, et en retour s’en trouve par elles profondément transformée. » La fraternité qui implique « reconnaissance égale et réciproque […] informe progressivement le monde des habitudes et des coutumes jusqu’à permettre l’édification d’un ordre de droit, inspiré par un idéal de justice ». C’est par cette reconnaissance égale et réciproque que le peuple devient Nation.⁠[1]

Entre les nations maintenant, il y a soit une dissociation des deux dialectiques et c’est la guerre soit une « recomposition par la médiation d’une unité supérieure »[2]


1. Id., pp. 317-320. Notons encore qu’en période de paix, la dialectique maître-esclave s’estompe au profit de la dialectique homme-femme tandis qu’en période révolutionnaire, lutte à mort et lutte amoureuse se disputent : on veut, par exemple, un chef de son choix, des élections pour bannir la violence. (Id., p. 319). Le P. Fessard écrit : « La révolution est le moment de négation qui, dans l’existence de la communauté humaine comme en celle de tout être, est la condition du progrès. » (Id., p. 349).
2. Id., p. 321.

⁢e. Conclusion

Quels sont les ponts importants à retenir ?

Les dialectiques conjugale et familiale apportent une « amélioration essentielle et indispensable » à l’autre dialectique.⁠[1]

Désormais, « les termes de 'père’, 'mère’ et 'frère’ qualifient mieux les consciences concrètes, tant individuelles que sociales, que ceux de 'maître’ et d’'esclave’, d’'homme’ et de 'femme’ et d’'enfant’ . »⁠[2]

Enfin, nous avons assisté à la réconciliation de l’économique et du politique : « le pouvoir politique tend à y supprimer sa domination et à se faire « pouvoir public » au profit de ceux qu’il essaie d’élever à sa hauteur, selon l’essence de la paternité, et la collaboration économique, loin de satisfaire seulement les propres besoins des partenaires, tend non seulement à y engendrer des libertés nouvelles mais encore à leur en garantir l’exercice concret, selon l’essence de la maternité. »[3]

Une dernière remarque non négligeable : est exigé « l’engagement de la liberté humaine qui, à tout moment du parcours dialectique, se trouve soumise à une alternative, qui l’autorise soit au progrès, soit à l’arrêt, voire à la régression. » Les dialectiques « dessinent […] des figures ou des possibles de la liberté humaine ».⁠[4]

Arrivés à ce point de la réflexion, il nous faut reconnaître une insuffisance dans tout le processus décrit par le P. Fessard. Il nous a offert « un principe d’intelligibilité des événements du passé » mais qu’en est-il pour le présent et l’avenir ?

Se profile une troisième dialectique, celle du païen et du juif, qui est « la source des deux dialectiques du maître et de l’esclave, de l’homme et de la femme ». Cette troisième dialectique est, selon la conviction du jésuite, « le seul principe qui permette d’[…]user avec exactitude » des deux autres.⁠[5]


1. Id., p. 327. Le jeu des deux dialectiques nous offre aussi la possibilité de discerner les idéologies totalitaires. Le nazisme présente l’homme sans femme car le maître n’a pas de rapport avec les nations esclaves. Le communisme, lui, se construit sur une femme sans homme puisque la société sans classes est sans État. (Id., p. 331).
2. Id., p. 329.
3. Id..
4. Id., p. 333.
5. Id., p. 340.

⁢iii. La dialectique du juif et du païen

[1]

Hegel et Marx, dans leur jeunesse, avaient vu l’importance de l’amour, de la relation de l’homme et de la femme. Voilà une autre dialectique prometteuse qui ne remplace pas purement et simplement la dialectique du maître et de l’esclave qui a une valeur « transhistorique » ou « métahistorique » et nous éclaire sur « l’origine du politique et de l’économique ».⁠[2] Fessard parle de « dépasser » la dialectique hégélienne, c’est-à-dire la conserver et la supprimer en même temps.⁠[3]

La dialectique de l’homme et de la femme, est « d’un type aussi profond -existentiel- et universel que celle du maître et de l’esclave, mais qui réalise en outre l’unité et la réconciliation des éléments que cette dernière ne parvenait qu’à disjoindre et opposer. »[4]

Pour réconcilier politique et économique, vaincre leur disjonction, il faut une conversion du politique et de l’économique. Une conversion où le maître se fait « pouvoir public » et se met au « service du travailleur pour l’aider à se libérer des servitudes de la nature ». En même temps, le travail de production doit s’orienter vers « le développement de la liberté de tous et de chacun ». Fessard explique que « L’unité de la société humaine et son progrès ne sont possibles que dans la mesure où politique et économique se mettent en interaction réciproque »[5]. Deux réalités « sont dites en interaction ou en relation réciproque chaque fois qu’elles deviennent l’une pour l’autre moyen et fin ».⁠[6]

C’est à l’intérieur de la relation de l’homme et de la femme que opère cette conversion. Non seulement elle précède la lutte à mort mais elle est plus riche que la relation maître-esclave et aussi fondamentale et universelle⁠[7] : « Le rapport immédiat, naturel, nécessaire de l’homme à l’homme, est le rapport de l’homme à la femme. Dans ce rapport générique naturel, le rapport de l’homme à la nature est immédiatement son rapport à l’homme, de même que le rapport de l’homme à l’homme est immédiatement son rapport à la nature, sa propre détermination naturelle. »[8]

Voici comment se passe cette transformation.

Dans un premier temps, la dialectique homme-femme apparaît aussi comme une lutte caractérisée par trois éléments : désir, lutte et don.

Au départ il y a, comme dans la dialectique précédente, un désir, le désir sexuel. Ce désir est plus complexe que le désir de s’emparer d’un objet car il n’implique pas seulement une attirance biologique mais aussi un choix.

Il y a lutte mais elle est ici une lutte amoureuse, une lutte de vie et non une lutte à mort. Pensons aux jeux de séduction et aux préliminaires de l’amour.

Enfin, cette lutte s’articule autour d’un don mutuel. L’acte sexuel n’est pas une simple « possession » mais une connaissance non pas simplement de la nature mais de l’autre être humain⁠[9], une « co-naissance ». Se crée une seule chair, une unité supérieure qui est la « société conjugale ».⁠[10]

Vient un second temps où l’on retrouve aussi trois éléments : conception, grossesse et enfantement.

Lors de la conception, alors qu’auparavant, l’unité sexuelle était ponctuelle et éphémère, la femme se transforme et l’enfant conçu va incarner objectivement l’unité amoureuse.

Suit le « travail » de l’enfantement où les caractéristiques du travail servile sont retournées. L’angoisse de la mort devient promesse de vie. L’obéissance que l’esclave devait au maître devient une discipline de vie. Quant à la « transformation de la nature », la femme la réalise avec sa propre matière qu’elle donne à l’être humain en gestation. De plus, l’« objet » de son « travail » ne lui est pas strictement enlevé comme le fruit du travail de l’esclave dont seul le maître jouit. Il reste chair de sa chair et devient un bien commun au « maître » et à l’« esclave ».⁠[11]

Enfin, à la naissance, l’union conjugale s’objective en un sujet capable de relations avec l’homme et avec la femme, sujet qui les projette vers l’avenir et qui invite à la croissance des trois personnes.⁠[12] L’enfant, dit le P. Mattheeuws, « est le témoin de l’unité ontologique et indissoluble du double rapport de l’homme à l’homme et de l’homme à la nature. »[13]

Vis-à-vis des enfants, « le maître et l’homme se fondent dans la figure du père, surmontant sa domination pour les élever à sa hauteur. De même, , la mère assure la synthèse de l’esclave et de la femme, jouant de tout objet de la nature, pour le mettre au service de l’engendrement et de l’exercice concret des libertés. »[14]

La dialectique de l’homme et de la femme est antérieure⁠[15], complémentaire et supérieure à la dialectique hégélienne. Elle en est le fondement et l’accomplissement.

Antérieure. L’esclave avant d’être esclave est fils d’un père et d’une mère : la relation homme-homme est donc première. Cette dialectique conjugale est ontologiquement antérieure à la dialectique du maître et de l’esclave⁠[16] car, avant de lutter à mort, on cherche « l’être mutuel dont l’union de l’homme et de la femme offre l’exemplaire accompli ».⁠[17] Il en est ainsi de toutes les rencontres.

Complémentaire. Elle est du même type que celle du maître et de l’esclave mais elle en renverse, comme on l’a vu, les éléments constitutifs. Le politique (le rapport homme-homme) et l’économique (le rapport homme-nature) y collaborent. Mieux, « le politique se subordonne à la production »[18]. Entendez : « la puissance masculine de domination est orientée vers le service du bien commun »[19]. La femme transforme la nature mais produit un nouvel être. Entendez : la production est subordonnée au développement de la liberté. C’est dans la famille, première cellule sociale, qu’a lieu la réconciliation entre le politique et l’économique. Qui plus est, on assistons ici, avec la présence de l’enfant, fruit de la dialectique homme-femme, à la première suppression de la propriété privée puisque l’enfant n’est ni objet ni chose dans les mains de ses parents.⁠[20]

Supérieure. La lutte à mort entraîne une reconnaissance du maître par l’esclave et le travail servile une connaissance par l’esclave de la nature humanisée. Nous sommes face à une relation inégale et non réciproque. La lutte amoureuse, elle, entraîne une connaissance de l’homme et de la femme et le travail de l’enfantement entraîne une reconnaissance égale et réciproque de l’homme, de la femme et de l’enfant. Cette reconnaissance « unit non seulement deux êtres divers mais elle en fait éclore un troisième qui, égal à chacun des deux, est le témoin de l’unité ontologique et indissoluble du double rapport de l’homme à l’homme et de l’homme à la nature ».⁠[21]

On peut en conclure qu’« en tout homme comme à tous les échelons de la genèse des communautés humaines, la dialectique maître-esclave n’existe jamais à l’état pur. Un autre souffle, complémentaire, antérieur et supérieur, laisse aussi entendre sa voix…​ »⁠[22]

De plus, on se rend compte, et ceci est très important, que la dialectique homme-femme « permet de dépasser, en toute conscience et à chaque échelon de la genèse des communautés humaines, les oppositions autrement irréconciliables ». Elle est « toujours présente à chacun des termes dissociés, tels que « maître et esclave, […] agit en eux, sans même qu’ils l’aperçoivent, pour diriger leur lutte vers sa solution ».⁠[23]

Tout projet commun implique une lutte amoureuse et un enfantement c’est-à-dire une collaboration qui doit s’objectiver dans une œuvre où chacun se reconnaît. Aucune société ne peut s’engendrer ni même progresser vers une unité sans collaborer à une œuvre commune.⁠[24]

La famille nucléaire est une communauté humaine parfaite, modèle de toute société humaine.⁠[25]

G. Fessard répond ensuite à deux objections que l’on peut opposer à cette description. La première consiste à rappeler que la famille monogame dont le jésuite fait grand cas, n’est pas donnée telle à l’origine, elle est le fruit d’une longue évolution. La seconde pose la question de savoir si les relations exemplaires découvertes dans la famille sont susceptibles de s’appliquer à toute société ? Autrement dit, est-ce que l’amour peut s’étendre au-delà du groupe familial ou du groupe d’amis ? Il semble impossible que l’amour puisse fonder une grande société.

Il est sûr que la famille monogame n’est pas donnée d’emblée à l’origine ? Le P. Fessard le sait mais il n’empêche qu’elle est le fondement de tout édifice social, que la famille est la « cellule sociale par excellence » et que tout un chacun peut « découvrir la valeur universelle des relations sociales qui s’établissent dans la cellule familiale »[26], qui est une cellule primordiale « parce que c’est dans son sein que l’être humain vient au monde au sens biologique du terme, puis éclot à la vie sociale au sens juridique du mot, et enfin apprend les gestes, les attitudes, les principes fondamentaux, grâce auxquels il pourra participer à l’expansion indéfinie du principe dont il est lui-même le fruit »[27]. La famille est « l’école où s’apprennent, et se révèlent à la fois, les principes fondamentaux qui assurent la genèse et la croissance de toute société. »[28]

Pour vérifier si l’amour peut engendrer une grande société, il convient, comme dans le cas de la famille, tout d’abord de distinguer « genèse naturelle et la genèse historique »[29] et surtout ne pas séparer les deux dialectiques qui interfèrent.⁠[30] A partir de leur interférence, on peut « dégager l’essence des relations familiales qui en résultent, observer comment ces relations s’étendent aux groupes sociaux les plus étendus ».⁠[31] Le point capital à retenir c’est qu’« aucune des deux dialectiques fondamentales n’existe à l’état pur, aucune ne fait sentir son influence sans l’autre ou ne saurait prétendre seule à l’explication intégrale du monde historique ».⁠[32] Partout les deux dialectiques entrent « dans une alliance ou une interaction réciproque ». Cette interaction est à l’œuvre « à travers tous les degrés de la société »[33] et « l’humanité telle qu’elle existe réellement […] n’a pu se réaliser et ne pourra progresser vers son terme que par une perpétuelle interférence ou contamination entre les deux dialectiques du maître et de l’esclave, de l’homme et de la femme. »[34]

Dans cette interaction ou interférence, s’effectue, « avec une communication de leurs propriétés, une sorte de contamination qui affecte aussi bien les relations qu’elles engendrent que les réalités qui les soutiennent. »[35]. C’est l’interférence entre les deux dialectiques qui « affleure de manière élémentaire dans la diversité des structures sociales principales. »[36]

C’est ainsi que « société conjugale et société politique demeurent en interaction réciproque, selon une proportion variable mais jamais nulle, mesurée par cette fameuse interférence des deux dialectiques. »[37]

Revenons à la source pour comprendre comment lutte à mort et lutte amoureuse peuvent interférer.

En fait, l’interférence est contenue dans la relation sexuelle, qu’elle soit sponsale ou non. Dans la relation sexuelle apparaît une « affinité » entre maître et homme et entre esclave et femme : « Le maître qui s’unit charnellement à son esclave-femme devient pour elle, par le fait même, moins maître qu’homme. Et réciproquement, son esclave devient pour lui moins esclave que femme. » Tel est « le fait historique premier »[38] qui « représente une condition fondamentale de la genèse et du progrès de la réalité humaine, qui se joue et se rejoue à chaque instant. »[39]

Le passage d’une dialectique à l’autre se poursuit et s’affermit avec l’arrivée de l’enfant. L’humanisation se poursuit : le maître, homme-époux devient père et l’enfant devient plus homme et fils qu’esclave. La paternité tend à « supprimer la domination pour élever à son niveau ceux que [le père] a engendrés »[40]. Ainsi, le politique se transforme, de politique-domination en politique-service vis-à-vis d’un être appelé à l’égalité.

De son côté, la femme-esclave va fournir un travail de femme plus que d’esclave par l’enfantement : le travail n’a plus pour fin la satisfaction des besoins immédiats mais la production de la liberté. Ainsi s’opère la conversion de l’économique dans la maternité.⁠[41] Par la paternité et la maternité, l’homme et la femme sortent de leur face-à-face et la tension qui existe entre eux ne dégénère pas en scission dans la mesure où une troisième relation est engendrée : la fraternité qui est une visée commune, la finalité essentielle.⁠[42] Pour G. Fessard, la description de la vie familiale, est capitale car « sans la médiation des relations de paternité, maternité, fraternité, l’homme ne peut prendre conscience de soi comme « personne ». »[43]


1. Cf. également COUNET Jean-Michel, La dialectique Homme-Femme dans la théologie de l’histoire de Gaston Fessard et ses implications pour une philosophie au féminin, sur [email protected]
2. Id., p. 182.
3. Id., p. 180.
4. Id., p. 174.
5. FESSARD G., Mystère de la société, Recherches sur le sens de l’histoire, (1948) 1, p. 164, Lessius, 1996, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 187.
6. LOUZEAU, op. cit., pp. 186-187.
7. Id., pp. 196-197.
8. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., 2, pp. 166-167, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 191.
9. Dans la Bible « connaître », c’est « avoir une expérience concrète ». Le mot « sert, entre autres, à exprimer la solidarité familiale ( Dt 33, 9), et aussi les relations conjugales (Gn 4, 1 ; Lc 1, 34). » (VTB, p. 199).
10. LOUZEAU, op. cit., pp. 204-205.
11. Il s’agit d’« un travail qui ne se contente plus d’humaniser la nature comme celui de l’esclave mais l’« hominise » dans la personne de l’enfant conçu » et qui réunifie le politique et l’économique. (LOUZEAU, op. cit., p. 324).
12. LOUZEAU, op. cit., p. 213.
13. MATTHEEUWS A., La dialectique Homme-Femme dans Evangelium vitae, in Anthropotes, 16/2, 2000, pp. 399-421.
14. LOUZEAU, op. cit., pp. 325-326.
15. Cette dialectique homme-femme est « antérieure logiquement et 'existentiellement » à l’autre et « lui indique sa finalité véritable et supérieure ». (LOUZEAU, op. cit., p. 325).
16. Id., pp. 204-205.
17. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 209, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 207.
18. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 205, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 218.
19. LOUZEAU, op. cit., p. 218.
20. Id., p. 220.
21. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 214, cité in F. LOUZEAU, op. cit., p. 222.
22. LOUZEAU, op. cit., pp. 225-226.
23. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 214, cité in LOUZEAU, op. cit., pp. 224-225.
24. LOUZEAU, op. cit., p. 216.
25. Id., p. 231.
26. Id., p. 234.
27. G. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 303, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 235.
28. LOUZEAU, op. cit., p. 235.
29. Id., p. 244.
30. Id., p. 243.
31. Id., p. 248.
32. Id., p. 251.
33. Id., p. 252.
34. Id., p. 253 note 8. « Les dialectiques m-e et h-f interfèrent l’une avec l’autre, la première étendant son jeu à des dissociations humaines toujours plus étendues, la seconde les ramenant à l’unité ». (Id., p. 325).
35. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 224 cité in LOUZEAU, op. cit., p. 254.
36. LOUZEAU, op. cit., p. 255.
37. Id., p. 256.
38. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 225, cité in F. LOUZEAU, op. cit., p. 262.
39. F. LOUZEAU, op. cit., p. 262.
40. G. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 226, cité in F. LOUZEAU, op. cit., p. 264.
41. F. LOUZEAU, op. cit., pp.265-266.
42. Id., p. 268.
43. Id., p. 286. Cette remarque est aussi importante pour comprendre l’erreur fondamentale du marxisme. F. LOUZEAU écrit : « Si […​] le P. Fessard parvient à montrer comment paternité, maternité et fraternité, engendrent l’être générique [au sens où Marx emploie le mot : être conscient et volontaire] ou personnalisé de l’homme à tous les degrés sociaux, il sera possible alors d’en déduire que la réalisation de l’histoire humaine ne dépend pas uniquement, ni même prioritairement, du travail des mains humaines, fût-il celui de l’industrie la plus perfectionniste » (op. cit., p. 296). Il s’ensuit que Marx a tort. Et Louzeau ajoute : « S’il s’avère que paternité, maternité et fraternité sont susceptibles de propager cette unité de la famille à travers tous les étages de la société, il sera possible d’espérer qu’elles puissent vaincre toute aliénation, y compris la dernière de toutes, l’aliénation religieuse. » (Op. cit., p. 298).

⁢a. Introduction

Une réflexion sur la genèse de la société suppose une réflexion sur l’histoire, son sens et sa fin.

d’autre part, on peut se poser la question de savoir si l’analyse qui précède est compatible avec la vision chrétienne. Incontestablement la pensée de G. Fessard est sous-tendue par sa théologie⁠[1] et pour lui, on ne s’en étonnera pas, « l’histoire a non seulement un sens, mais un terme, et le terme transcendant d’une humanité réconciliée et délivrée de tout mal ».⁠[2] Mais il tente de « dégager des catégories pleinement philosophiques de l’être collectif, qui s’accordent en toute intelligibilité au sens chrétien du devenir. »⁠[3]

Justement, sur le plan philosophique, il constate qu’« une philosophie qui affirmerait d’emblée et immédiatement que tout ce qui arrive est pour le mieux devrait ou bien s’appuyer sur la foi et très précisément la foi chrétienne, ou bien se résoudre en un optimisme qui ne pourrait se fonder qu’en supprimant la liberté. »⁠[4] La réalité est moins simple et révèle l’importance de la liberté. Le P. Fessard affirme clairement que : « les événements n’ont pas par eux-mêmes un sens déterminé qui pourrait être celui du pire, mais […] ce sens m’est remis entre les mains. »[5]

Revenons, pour bien comprendre le pourquoi d’une troisième dialectique, quelques instants en arrière. La première dialectique décrite n’est pas, pour Fessard, une « narration purement descriptive de faits concrets, mais plutôt comme un principe d’explication du devenir humain, abstrait d’une observation phénoménologique élémentaire. »[6]. Cette dialectique ne peut « expliquer la progression visibles des figures de l’autorité à travers l’évolution des sociétés humaines »[7] C’est pourquoi il a fallu chercher une autre dialectique qui, elle-même, nous l’avons vu, n’éclaire que le passé. Maintenant, pour le présent et le futur, apparaît la nécessité « d’une troisième dimension de l’historicité, dont la forme englobe la totalité des trois extases de temps (présent-passé-avenir) et que l’on peut qualifier de « surnaturelle » sans référence nécessaire à une révélation religieuse. »[8] En effet, l’interférence des deux dialectiques « ne saurait suffire entièrement à la représentation du drame de l’histoire, car elle ne se fonde et ne s’engage que sur le double rapport antinomique de l’homme à l’homme et de l’homme à la nature. Il faut donc supposer l’existence d’un troisième rapport, à la fois fondamental et plus concret : l’interaction de l’homme et de « Dieu », ce dernier terme étant compris de manière générale comme l’unité transcendante des deux premiers rapports. »[9] A cet endroit, nous avons le choix : « soit clore la société et le devenir dans une histoire purement naturelle et humaine, soit les recevoir tous deux d’un drame surnaturel, plus précisément humano-divin. »[10] Il nous faut donc passer à un « degré surnaturel », à une troisième dialectique entre Dieu et l’humanité.

Le choix de G. Fessard s’appuie sur le message de Noël délivré par Pie XII en 1956.⁠[11] Le Saint-Père y dénonce la « contradiction fondamentale de notre temps » : d’un côté, l’homme prétend bâtir une société riche et sécuritaire grâce à la « seconde révolution technique » et, d’un autre côté, il est confronté à la réalité : les ruines de la guerre et la peur de ne pouvoir instaurer la paix. Pour nos contemporains, cette contradiction ne peut être résolue qu’en allant jusqu’au bout de sa volonté d’autonomie radicale par rapport au passé, à la religion et à sa conception de l’homme. La religion est accusée « d’avoir créé et de vouloir maintenir en vie tout le passé, particulièrement ses formes périmées ; coupable surtout d’ancrer les idées sociales de l’homme dans des schèmes absolus et donc immuables. »[12] Cette lecture permet au P. Fessard de réaffirmer que « l’histoire est, par essence, produit des libertés humaines »[13]. Les hommes, ne fut-ce que par le langage, dominent la nature et transcendent « la division des extases temporelles, passé, présent, avenir » et ainsi créent l’histoire⁠[14]. Pour vaincre la contradiction signalée par Pie XII et le « faux réalisme », comme il l’appelle, il faut se rendre compte que « la réalité et la société humaine ne sont pas fondées sur le déroulement de nécessités mécaniques, mais sur l’action libre et toujours bienveillante de Dieu et sur l’action libre des hommes, une action faite d’amour et de fidélité, partout où ils observent l’ordre établi par Dieu. » La réalité historique résulte « de l’interaction des libertés humaines avec le Liberté divine »[15] et le religieux peut se définir comme « la conscience que l’être historique prend de son sens et de sa liberté, en tant que l’un et l’autre le constituent en relation avec l’absolu. »[16]

La nécessaire dialectique entre Dieu et l’humanité est historiquement révélée par la dialectique entre le juif et le païen qui peut éclairer et orienter « l’aspiration à l’unité universelle de l’humanité ». Mais le passage fraternité nationale à la fraternité universelle est, pour G. Fessard, « à la fois essentiel et problématique, nécessaire et impossible. »[17]

Elle paraît impossible dans la mesure où, d’une part, le désir d’unité de l’un va se heurter à la conscience nationale de l’autre et l’histoire nous révèle une dialectique maître-esclave entre les États-Nations, facteur de dissociation . Il faut donc espérer qu’une nouvelle fois, la dialectique homme-femme puisse jouer son rôle de réconciliation.

La dialectique du maître et de l’esclave ne peut contrairement à ce qu’espéraient le communisme et le nazisme, établir une fraternité universelle. Dans le nazisme, le maître, homme sans femme, sans partenaire égal affirme le primat du politique. Dans le communisme, le peuple d’esclaves, femme sans homme, affirme le primat de l’économique et refuse tout pouvoir extérieur et supérieur.

Pour une synthèse du politique et de l’économique au plan international⁠[18], il faut qu’interfère aussi à ce niveau la dialectique homme-femme. Or, si, déjà dans la famille puis au niveau de la nation, la fraternité est possible c’est qu’il y a dans l’homme une aspiration à la fraternité, à l’unité. L’apparition d’un droit international autour d’une même notion de justice, signifie aussi que la dialectique homme-femme est à l’œuvre. La seule dialectique maître-esclave ne peut y parvenir. Témoignent de la nécessaire interférence des deux dialectiques, par exemple, la notion de « crime contre l’humanité » et même l’appel à la collaboration dans le nazisme. On constate aussi une relation homme-femme entre l’État soviétique et les nations englobées dans l’URSS ou encore du côté capitaliste avec le plan Marshall. Ces quelques réalités montrent que la dialectique homme-femme est déjà à l’œuvre dans l’histoire.

Il est donc possible d’espérer que ces deux dialectiques produisent » des relations nouvelles de paternité et de maternité qui fondent une fraternité universelle ». Cette paternité et cette maternité, pour surmonter les divisions, doivent être élevées par rapport à tout État à toute société comme la Société et l’État le sont par rapport aux pères et mères individuels.⁠[19]

Nazisme et communisme ont divinisé la volonté de puissance pour l’un et la volonté de jouissance pour l’autre. De part et d’autre on a voulu être Dieu sans Dieu opposant l’Humanité à Dieu Au contraire, « pour établir en interaction la volonté de puissance et l’appétit de jouissance et pour que la fraternité humaine soit possible, « il faut donc supposer qu’il se joue une dialectique entre Dieu et l’homme analogue à celle de l’homme et de la femme ; dialectique de Dieu et de l’Humanité » (Mystère de la société, op. cit., p. 487 cité in F. Louzeau, op. cit., p. 374), et que celle-ci soit intérieure à chacun de nous comme à toutes les dialectiques qui traversent le monde humain. »[20] G. Fessard pose donc l’hypothèse d’une troisième dialectique analogue à celle de l’homme et de la femme où l’Humanité joue le rôle de la Femme et Dieu le rôle de l’Homme en espérant que leurs rapports tendront « à s’harmoniser dans un rapport égal et réciproque ».⁠[21] Il faut préciser que « le premier moment historique de la réalisation concrète de l’humanité par Dieu s’opère dans un rapport maître-esclave (si Dieu désire reconnaître la liberté de l’homme, l’homme veut avoir la liberté de Dieu, liberté transcendante et s’accaparer la Vie et la distinction entre le Bien et le Mal) entre eux deux, dont le rapport homme-femme demeure à la fois la condition de possibilité et la visée supérieure. »[22] Comment la relation Dieu-humanité peut-elle tendre « à s’harmoniser dans un rapport égal et réciproque » ?⁠[23] Quand les deux dialectique maître-esclave et homme-femme interfèrent sur le plan individuel ou social, le maître devient homme et père et l’esclave devient femme et mère, engendrant des frères. Par contamination, la dialectique Dieu-Humanité ne pourrait-elle pas produire les mêmes effets « sur le plan surnaturel, par la médiation des trois relations de paternité, maternité et fraternité ? »[24]

Le problème vient de la division fondamentale entre Dieu et Humanité: l’Humanité aspire à une relation homme-femme avec Dieu mais cette division ne se vit que « dans la mort, l’angoisse et la servitude, dans un rapport maître-esclave. »[25]

Seule la religion chrétienne présente les deux dialectiques : d’une part est annoncée une relation d’amour entre Dieu et les hommes et d’autre part, nous savons qu’il y eut à l’origine une lutte semblable à celle du maître et de l’esclave, révélée dans le récit de la chute d’Adam. Nous avons aussi découvert, et c’est unique, une interférence des deux lorsque le Dieu Tout Puissant prend Israël comme épouse. Dieu est maître et époux. Le point culminant de la relation s’identifie à Marie, fille d’Israël, servante et épouse du Seigneur, mère du Fils, vrai Dieu, vrai homme qui se fait esclave et révèle que la maîtrise de Dieu est une paternité. Après la mort du Fils, la fraternité des disciples se rassemble. Finalement, l’Esprit du père et du Fils « devient le fondement du Peuple de Dieu, de l’Église, épouse du Père et Mère patrie de ceux qui se reconnaissent ses fils. »[26] Pour Fessard donc, la religion chrétienne apporte « la solution à la fois rationnelle et surnaturelle, au problème de la nécessaire et impossible aspiration de la conscience humaine à la fraternité universelle ».⁠[27]

Une nouvelle relation de maternité naît de « cette communauté fraternelle » : l’Église, « médiatrice à son tour entre la puissance du Père et la fraternité de ses fils, […] les oriente vers leur unité totale entre eux comme avec Dieu et avec la nature »[28]. En même temps, l’Église est « centrée sur le sacrement eucharistique, c’est-à-dire, à la lettre, sur l’Action de grâces, sur la reconnaissance d’amour qui transsubstantifie le Ceci et le Maintenant en corps de Dieu, par le moyen du Verbe qui temporalise et humanise Dieu pour éterniser et diviniser l’Homme et la Nature ».⁠[29]

Reste que l’Église ne regroupe pas toute l’humanité mais sa croissance « s’explique par une dialectique du païen et du juif, inspirée par la théologie paulinienne de l’histoire ».⁠[30]


1. Chez Fessard, « la perspective théologique est présente, quoique cachée, dès le départ comme principe et fondement de l’ensemble du parcours. » (Id., p. 352).
2. FESSARD, Insurrection et guerre d’idéologie, manuscrit inédit de 1936-1938 sur la guerre d’Espagne, p. 100, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 351).
3. LOUZEAU, op. cit., p. 352.
4. Insurrection et guerre idéologique, op. cit., p. 39, cité in F. LOUZEAU, op. cit., p. 351.
5. Insurrection et guerre idéologique, op. cit., p. 39, cité in F. LOUZEAU, op. cit., pp. 353-354.
6. F. LOUZEAU, op. cit., p. 354.
7. Id., p. 355.
8. Id., pp. 355-356.
9. Id., pp. 356-357.
10. Id., p. 357.
11. Libre méditation sur un message de Pie XII (Noël 1956), Plon, coll. « Tribune libre », n° 8, octobre 1957.
12. Libre méditation sur un message de Pie XII, p. 51, cité in F. LOUZEAU, op. cit., p. 361.
13. LOUZEAU, op. cit., p. 360.
14. Id..
15. Libre méditation…​, op. cit., pp. 54-55, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 362.
16. Libre méditation…​, op. cit., p. 52, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 361. F. Louzeau offre en note cette illustration (Id., p. 363) : « si l’entité familiale a atteint puis a maintenu si longtemps dans l’histoire réelle la structure monogame et indissoluble, n’est-ce pas la preuve que, sous l’action entrecroisée des libertés divine et humaine, une multitude de consciences ont fini par y trouver un lieu social d’excellence pour que mûrisse la liberté de ses membres et que chacun puisse y jouer son rôle historique ? » (cf. aussi VINGT-TROIS Mgr André, 7 décembre 2005 devant la mission [commission ?] parlementaire d’information sur la famille et les droits des enfants: « on peut au moins, à titre conservatoire, reconnaître que le statut légal du mariage dans notre société est l’aboutissement d’une évolution qui s’étend sur plusieurs siècles, pour ne pas dire plusieurs millénaires. Faut-il considérer que cette évolution est sans signification ? Autrement dit, le mariage monogame, stable et hétérosexuel doit-il être considéré comme une formule parmi d’autres, dont la prédominance au XXIe siècle serait purement contingente, une formule sur laquelle on pourrait revenir en estimant que, après tout, le statut du mariage dans la société romaine du Ier siècle n’était pas si mauvais ? « 
17. LOUZEAU, op. cit., p. 365.
18. Et ce n’est pas évident car « État et Société représentent les deux moyens pour obtenir le Bien commun dans une communauté libérale, si bien qu’ils héritent en quelque sorte de l’idéal d’universalité qui marque le projet originel du Libéralisme. le politique et l’économique cherchent donc identiquement à s’étendre à l’infini ; mais l’un et l’autre voient leur dynamisme contrarié par cette irréductible réalité du national. » (Id., p. 367, note 2).
19. Id., p. 372.
20. Id., p. 374.
21. Id., p. 375.
22. Id., p. 377.
23. Id., p. 375.
24. Id., p. 378.
25. Mystère de la société, op. cit., p. 486, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 378.
26. Mystère de la société, op. cit., p. 488, cité in LOUZEAU, op. cit., p.381.
27. F. LOUZEAU, op. cit., p. 382.
28. FESSARD, Le matérialisme historique et la dialectique du Maître et de l’Esclave, 1947 p. 77 cité in LOUZEAU, op. cit., p. 381.)
29. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 488, cité in F. LOUZEAUouzeau, op. cit., p. 381.
30. F. LOUZEAU, op. cit., p. 382. Fessard médite Ep 2, 12-19: « …​souvenez-vous [vous : les chrétiens issus du paganisme] qu’en ce temps-là, vous étiez sans Messie, privés du droit de cité en Israël, étrangers aux alliances de la promesse, sans espérance et sans Dieu dans le monde. mais maintenant en Jésus-Christ, vous qui jadis étiez loin, vous avez été rendus proches par le sang du Christ. C’est lui, en effet, qui est notre paix : de ce qui était dicvisé, il a fait une unité. dans sa chair, il a détruit le mur de séparation : la haine. Il a aboli la loi et ses commandements avec leurs observances. Il a voulu ainsi, à partir du Juif et du païen, créer en lui un seul homme nouveau, en établissant la paix, et les réconcilier avec Dieu tous les deux en un seul corps, au moyen de la croix : là il a tué la haine. Il est venu annoncer la paix à vous qui étiez loin, et la paix à ceux qui étaient proches. Et c’est grâce à lui que les uns et les autres, dans un seul Esprit, nous avons l’accès auprès du Père. Ainsi, vous n’êtes plus des étrangers, ni des émigrés ; vous êtes concitoyens des saints, vous êtes de la famille de Dieu. »

⁢b. Dans le vif du sujet

Fessard relève une « antinomie » dans la culture juive. d’une part, ce peuple est très particulariste dans la mesure où, en fonction même de son élection, il est jaloux de son « unité sociale et culturelle », très attaché à son unité, sa culture, sa race. d’autre part, ce peuple a des « visées universalistes »[1].

Antinomie aussi entre le juif et le païen, entre le peuple élu et le païen exclu d’Israël, sans Loi, sans Dieu, sans Promesse.

Ces antinomies, le Christ les révèle en nous. d’une part, nous sommes des personnes uniques et d’autre part, nous sommes appelés à l’unité. d’autre part nous sommes des païens qui veulent imposer leurs particularités et d’autre part, des juifs qui sont élus parmi les autres.

C’est le Christ qui résout ces contradictions et réconcilie l’homme avec lui-même, avec les autres et avec Dieu.⁠[2]

Le mouvement qui fonde la personne, sujet de droits et de devoirs, c’est-à-dire qui renonce à l’exercice de certains droits pour se mettre au service de la communauté, se retrouve à toutes les étapes de la construction des différentes communautés : couple, famille, patrie, communauté des nations. « A l’origine, écrit Fessard, toujours le sacrifice volontaire d’une tendance naturelle -bonne en soi pour l’individualité isolée - en faveur d’un bien commun à plusieurs. renoncement à un bien inférieur, plus individuel, plus sensible, pour un bien supérieur, plus général, plus idéal. »[3]

La Communauté des nations ne peut se réaliser que par et pour la charité mais cette charité universelle ne peut se construire que sur une justice qui inclut une prédilection pour sa patrie dont l’amour ne se bornera pas à ses frontières. Les langues qui différencient les peuples ne coïncident pas nécessairement avec les nations mais n’en restent pas moins des éléments de différenciation. Une fois encore, c’est le Christ qui révèle la possibilité d’une unité « supérieure à toutes les divisions de langues, de peuples, de nations ».⁠[4]

Le peuple juif a refusé le Christ pour garder son particularisme. Ce peuple dispersé aux quatre coins du monde a conservé, malgré tout, son unité, une unité négative constituée par son refus d’intégration. Une nouvelle antinomie est apparue entre le juif incroyant au Christ et le païen converti. Recourant de nouveau à Paul, Fessard, à la suite de certains Pères de l’Église, affirme un « rapport intrinsèque » entre cette dispersion du peuple juif et la propagation du christianisme.⁠[5] Cette nouvelle antinomie donne son sens à l’histoire après le Christ mais traverse la conscience de chacun, toujours plus ou moins partagé entre religion pure et irréligion nommée désormais rationalisme, rationalisme issu donc du judaïsme antichrétien et défini comme « suffisance de la raison humaine pour juger de tout et n’être jugée par « personne ». »[6]

Le récit de la tour de Babel montre que seul le Christ peut rassembler les personnes et les patries, personnes et patries qui ont chacune et chacune « une mission unique ».⁠[7]

Quelle est alors la mission du chrétien ? Divisé d’abord en lui-même entre un païen idolâtre qui veut imposer aux autres ses particularités et un juif élu enfermé dans ses privilèges, puis entre un païen converti et un juif incroyant, l’Homme nouveau chrétien croît en rejetant « la convoitise toujours renaissante » du premier et l’incroyance du second. En chacun des chrétiens, toujours partagés intérieurement, « le devenir-chrétien, écrit Fessard, ne réunit pas moins Juif élu et Païen converti qu’il ne les sépare du Païen idolâtre uni de son côté au Juif incrédule »[8] Dans le Christ, se réconcilient « les opposés: synthétiser à chaque instant le Juif élu et le païen converti, tout en rejetant l’idolâtrie du Païen et l’incroyance du Juif. »[9]


1. Id., pp. 389-390. Même si certains juifs aujourd’hui refusent ou récusent l’universalisme, le rêve d’une domination universelle, il reste néanmoins très marqué dans la tradition. (Cf. NOVAK David et SHER MAAYANI Aviva, Le judaïsme est-il une religion universelle ?, in Pardès, Etudes et cultures juives, 2004, vol. 36, n° 1, pp. 157-174.
2. LOUZEAU, op. cit., pp. 390-393.
3. FESSARD, Pax nostra, Examen de conscience international (1936), cité in LOUZEAU, op. cit., p. 395.
4. Id., p. 199, cité in F. LOUZEAU, op. cit., p. 399.
5. LOUZEAU, op. cit., p. 402. Paul se réfère à Rm 9-11. Notamment lorsqu’il écrit : « …​grâce à leur faute [la faute des juifs qui n’ont pas reconnu le Christ], les païens ont accédé au salut…​ » (11, 11) ; « …​leur mise à l’écart a été la réconciliation du monde…​ » (11, 15).
6. FESSARD, Pax nostra, op. cit., p. 220, cité in LOUZEAU, op. cit., pp. 406-407. G. Fessard précise que le judaïsme antichrétien a produit d’abord « une religion purement naturelle : l’Islam » qui, sous l’influence de certains rabbins comme Moïse Maïmonide (1138-1204) ou Salomon ibn Gabirol dit Avicebron (1021-1070) et quelques philosophes musulmans comme Abu 'Ali al-Husayn ibn Abd Allah ibn Sina dit Avicenne (980-1037), Ibn Rochid de Cordoue dit Averroès (1126-1198) préparaient l’avènement du nationalisme contemporain réveillant l’« indidualité égoïste et païenne » et du pacifisme internationaliste prétendant « réaliser la fraternité universelle par les seules forces humaines ».(Pax nostra, op. cit., p. 221 cité in LOUZEAU, op. cit., pp. 407-408)
7. LOUZEAU, op. cit., p. 408.
8. De l’actualité historique, t. 2: Progressisme chrétien et apostolat ouvrier (1960), p. 55, n. 1, cité in LOUZEAU, op. cit., p 411, n.2.
9. LOUZEAU, op. cit., id..

⁢c. Il y a plus

L’inimitié dont parle Paul, entre le juif et le païen, est le symbole de tous les conflits, déchirements, scissions dans l’histoire des hommes. Et c’est le Christ qui, par sa croix, abat « le mur de séparation », réconcilie Dieu et les hommes, me réconcilie avec moi-même et avec les autres. Non seulement cette inimitié, cette dialectique surnaturelle du juif et du païen est exemplaire de toutes les formes d’inimitié mais, de plus, elle englobe les deux premières qui sont d’ordre philosophique. Elle est, dit Fessard, « la source des deux autres et le seul principe qui permette de les interpréter exactement ».⁠[1]

Comment ?

Au fondement de cette dialectique, s’opposent deux forces nées de la liberté humaine et qui traduisent la dualité « âme et corps, esprit et chair » : l’« orgueil » et l’« égoïsme » qui peuvent aussi s’appeler « volonté de puissance et appétit de jouissance ».⁠[2] Or dans l’étreinte sexuelle, les deux forces se conjuguent ne fût-ce qu’un instant et leur accord peut s’objectiver dans l’apparition d’un nouvel être. Le « souvenir de cette unité » dont nous sommes tous issus, marque désormais, malgré les aléas, la vie des hommes, la vie du couple, la vie de la famille mais aussi la relation maître-esclave. Le maître découvre sa liberté dans la volonté de puissance et l’intelligence de l’esclave qui a préféré la jouissance à la mort se révèle dans le travail forcé. Liberté et intelligence, volonté de puissance et appétit de jouissance interagissent par le langage où s’exprime le rêve d’unité surgi du lien conjugal.

De plus, seule des trois, la dialectique juif-païen se résout par l’opération du Dieu transcendant qui se révèle dans l’histoire des hommes où, dans une nouvelle dialectique conjugale entre le Dieu-Homme et l’Humanité-Femme. Ainsi la dialectique juif-païen apparaît « comme la synthèse des deux rapports précédents ». L’Écriture en témoigne. Le Juif élu se sent d’abord esclave face à son Maître-Dieu puis femme⁠[3] puisque préféré aux autres peuples et gratifié d’une Promesse et d’une Alliance. ⁠[4]

De son côté, le païen idolâtre, refusant le Maître, se veut à la fois maître et homme. Fessard en trouve la preuve chez Paul de nouveau en Rm 1, 18-32.⁠[5] Non seulement, les païen idolâtres ne peuvent bénéficier de la reconnaissance élémentaire du premier temps de la dialectique maître-esclave mais, de plus, incapables de distinguer la vérité de la dialectique homme-femme, ils sombrent dans l’inversion sexuelle. « Ainsi, en voulant s’engendrer à la fois maître et homme en face de Dieu, le païen idolâtre méconnaît la vérité des dialectiques maître-esclave et homme-femme. »[6]

En outre, les deux dialectiques, rappelons-nous, qui nous racontent le rapport de l’homme avec l’homme et de l’homme avec la nature, se trouvent transformées et unifiées par le Christ qui s’est fait esclave, semblable à chacun, pour sauver tous les hommes, surélève, divinise les rapports homme-homme et homme-nature. La dialectique du païen et du juif synthétise donc et interprète justement les deux autres dialectiques. Elle donne la clé du mystère de la société et de l’histoire à tel point que l’ignorance de la Rédemption rend la société incompréhensible et obscurcit le sens de l’histoire. C’est par le Christ que les divisions peuvent être surmontées et je deviens toujours plus chrétien dans la mesure où je laisse le Christ réconcilier à chaque instant et en chacun de mes actes, le païen et le juif qui sont en moi. Fessard en conclut également que tout événement de l’histoire a sa raison puisque « la société et même toute l’histoire sont destinées au salut éternel en Jésus-Christ. » C’est pourquoi, Fessard n’a pas craint d’écrire, à l’instar du Felix culpa de la liturgie, Felix revolutio à propos de la révolution communiste et de la révolution nazie, tout en les condamnant bien sûr.⁠[7]

« Païen » et « juif » sont, en fait, des « essences ou catégories historiques ». De quoi s’agit-il ? Les essences historiques sont « des natures qui tendent à se réaliser »[8] dans l’histoire. « elles représentent […] des figures de possibilités toujours renaissantes dans l’esprit humain devant Dieu ». En chacun de nous « coexistent […] un païen idolâtre et un juif élu, un païen converti et un juif incroyant ».⁠[9] Ces catégories, historiques et conceptuelles ne prennent leur plein sens que dans la foi chrétienne.⁠[10] Le lien entre ces catégories « essentiellement immanentes et corrélatives » constitutives de l’anthropogenèse⁠[11] ne disparaît ou ne se modifie que « dans et par le Christ ».⁠[12] En Christ, en effet, « il n’y a plus ni Juif, ni Grec ; il n’y a plus ni esclave, ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme ; car tous vous n’êtes qu’un en Jésus Christ. »[13]

La dialectique païen-juif « suggère et indique, en dernière analyse, un sens ultime très précis à la méthode « dialectique » : elle doit en définitive aider et conduire, aussi bien le croyant que l’incroyant, à reconnaître la nécessité rationnelle du libre sacrifice de soi, seule voie pour qu’en chacun et en tous advienne le devenir pleinement humain ou chrétien de l’humanité, dans une paix qui réconcilie l’Humanité avec Dieu, la division au plus intime de chaque conscience, les hommes entre eux. » Nous sommes ainsi renvoyés à notre liberté personnelle, au dépassement de nous-mêmes.⁠[14]


1. Esquisse du mystère de la Société et de l’Histoire (1960) publié in De l’Actualité historique, t. 1, A la recherche d’une méthode (1960), pp. 121-211 et cité in LOUZEAU, op. cit., p. 419.
2. LOUZEAU, op. cit., p. 422.
3. Pensons notamment au Cantique des cantiques.
4. Id., pp. 423-429.
5. « En effet la colère de Dieu se révèle du haut du ciel contre tourte impiété et toute injustice des hommes, qui retiennent la vérité captive de l’injustice ; car ce que l’on peut connaître de Dieu est pour eux manifeste : Dieu le leur a manifesté. En effet, depuis la création du monde, ses perfections invisibles, éternelle puissance et divinité, sont visibles dans ses œuvres pour l’intelligence ; ils sont donc inexcusables, puisque, connaissant Dieu, ils ne lui ont rendu ni la gloire ni l’action de grâce qui reviennent à Dieu ; au contraire, ils se sont fourvoyés dans leurs vains raisonnements et leur cœur insensé est devenu la proie des ténèbres ; se prétendant sages, il sont devenus fous ; ils ont troqué la gloire du Dieu incorruptible contre des images représentant l’homme corruptible, des oiseaux, des quadrupèdes, des reptiles.
   C’est pourquoi Dieu les a livrés, par les convoitises de leurs cœurs, à l’impureté où ils avilissent eux-mêmes leurs propres corps. ils ont échangé la vérité de Dieu contre le mensonge, adoré et servi la créature au lieu du Créateur qui est béni éternellement. Amen. C’est pourquoi Dieu les a livrés à des passions avilissantes : leurs femmes ont échangé les rapports naturels pour des rapports contre nature ; les hommes de même, abandonnant les rapports naturels ave la femme, se sont enflammés de désir les uns pour les autres, commettant l’infamie d’homme à homme et recevant en leur personne le juste salaire de leur égarement. Et comme ils n’ont pas jugé bon de garder la connaissance de Dieu, Dieu les a livrés à leur intelligence sans jugement ; ainsi font-ils ce qu’ils ne devraient pas. Ils sont remplis de toute sorte d’injustice, de perversité, de cupidité, de méchanceté, pleins d’envie, de meurtres, de querelles, de ruse, de dépravation, diffamateurs, médisants, ennemis de Dieu, provocateurs, orgueilleux, fanfarons, ingénieux au mal, rebelles à leurs parents, sans intelligence, sans loyauté, sans cœur, sans pitié. Bien qu’ils connaissent le verdict de Dieu déclarant dignes de mort ceux qui commettent de telles actions, ils ne se bornent pas à les accomplir, mais ils approuvent encore ceux qui les commettent. »
6. LOUZEAU, op. cit., p. 432.
7. Id., pp. 432-437.
8. Pax nostra, op. cit., p. 223, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 447.
9. LOUZEAU, op. cit., p. 447. De même, précédemment, « …​la lutte à mort et le travail qui associent le maître et l’esclave, la lutte amoureuse et l’enfantement qui unissent l’homme et la femme, la conversion du politique et de l’économique qu’assurent les relations familiales, en viennent à représenter dans la dialectique non pas un fait ponctuel parmi les autres, mais un moment essentiel de l’anthropogenèse qui se reproduit à chaque instant, autant pour la personne individuelle que pour le corps social, quel que soit leur degré de complexité - chacun jouant selon les circonstances le rôle du maître ou de l’esclave, de l’homme ou de la femme, du père ou de la mère, du frère ou de la sœur. » Id., p. 446.
10. Id., p. 448.
11. Cette division qui s’est exprimée et s’exprime encore en nationalisme et humanitarisme, en fascisme et communisme ou encore en croyants et incroyants, n’est pas seulement hors de nous mais aussi en nous. (Id., p. 453, n. 1).
12. Id., p. 453.
13. Ga 3, 28.
14. LOUZEAU, op. cit., pp. 456-457.

⁢iv. Un exemple d’analyse selon la méthode fessardienne

L’exemple est emprunté à un événement de l’histoire de France, que le P. Fessard a vécu.⁠[1] Au moment de la défaite, en 1940 et face à l’armistice signé entre le vainqueur et le vaincu, les consciences françaises sont divisées. Certains, contre l’armistice, estiment qu’il valait mieux que la nation périsse plutôt que céder à l’injustice imposée, d’autres, pour l’armistice, qu’il vaut mieux vivre et céder à la violence.

Qui a raison ? Est-il possible de concilier ces deux attitudes opposées ?

Pour juger, le P. Fessard choisit comme critère de se référer au Bien commun en ses éléments constitutifs : la sécurité qui permet d’exister paisiblement, la justice c’est-à-dire l’ordre de droit, les règles juridiques qui harmonisent les rapports sociaux et la valeur ou l’idéal qui rassemble « les valeurs universelles, humaines et divines » auxquelles tend le peuple.⁠[2]

A la lumière de ces éléments, on peut dire que pour les adversaires de l’armistice, il vaut mieux sacrifier son existence à la justice et au bien commun international (« plutôt la mort que l’esclavage ») ; pour les partisans, il faut préférer son existence à la justice et au Bien commun international (« plutôt l’esclavage que la mort »).⁠[3] Quelle est l’attitude légitime ?

Fessard tente de mettre en évidence le conflit qui se joue à l’intérieur de la conscience. Ce conflit est celui de l’âme et du corps. L’âme qui est le maître, le corps qui est l’esclave. Il faut préférer le bien de l’âme, dit le chrétien et être prêt à sacrifier le bien du corps par amour de Dieu. Mais le chrétien doit aussi aimer le prochain et le prochain le plus prochain est son propre corps. Voilà deux amours en lutte, deux amours où se mêlent générosité et prudence qui s’opposent, la première, à la « témérité orgueilleuse » et la seconde à la « lâcheté égoïste. »[4]

Armé de ces considérations, Fessard peut entrer dans le vif du sujet et porter un jugement sur la politique du gouvernement de Vichy issu de l’armistice. Gouvernement dirigé par ce qu’il appelle un Prince-esclave puisque le Prince n’est Prince que dans la mesure ou il s’est fait esclave. Et s’il est esclave, il ne peut être prince. Par rapport au Bien commun, sui ce gouvernement s’emploie à « sauvegarder l’existence et la sécurité du peuple », il respecte le Bien commun et doit être obéi. S’il veut « entraîner le peuple dans un reniement positif de la Valeur », il n’et pas conforme au Bien commun et la désobéissance « n’est pas révolte, mais service du Bien commun ».⁠[5]

Ceci dit, concrètement, les situations sont complexes et demandent des nuances. Ainsi, le point de vue du Prince-esclave n’est pas nécessairement celui du peuple. La règle du Bien commun est une règle souple de sorte que, « devant chaque décision, un discernement très précis doit s’opérer, selon une dialectique de la résistance et de la collaboration. »[6] De même face à tel ordre de coopération : est-il favorable au vainqueur et/ou au peuple, immédiatement ou médiatement ? Quel dommage pourrait-il provoquer ? Le jugement doit être prudentiel et responsable et dépendra aussi de la fonction de la personne concernée.⁠[7]. Il aborde aussi le délicat problème des sanctions collectives qui ne rendent pas illégitimes les actions de résistance à condition que les chefs et les membres de la communauté soient « disposés à en assumer les conséquences ».⁠[8] En fin de compte comment distinguer objectivement le licite de l’illicite sans référence au Bien commun ? C’est lui- qui garantira « une interaction bienfaisante entre les diverses tendances contraires » : le souci du prince pour la sécurité du peuple et la défense des idéaux par les citoyens, chacun collaborant à l’œuvre du Bien commun. A condition de passer par le point de vue de l’autre pour y chercher la part de vérité. Tout homme, toute nation, même dans les conditions les plus sombres, a, dans la recherche du Bien commun, une voie de salut. Le chrétien sait que le Bien commun traduit dans la société l’action de la Providence car derrière lui, c’est le Christ qui agit : « Cherchez le Royaume de Dieu et la justice de Dieu, et tout cela vous sera donné par surcroît. »[9]

C’est fondamentalement la méthode ignatienne qui inspire les différentes dialectiques puisque c’est la liberté de l’homme qui est en jeu dans son rapport à Dieu, aux autres dans le tissu changeant de l’histoire des sociétés.⁠[10]

La dialectique du païen et du juif est, selon Fessard, « source et symbole de toutes les oppositions qui déchirent l’humanité »[11] et, de plus, par l’irruption du Christ, elle éclaire et pacifie les deux autres dialectiques qui, d’ailleurs, ne sont pas étrangères à la Bible.

La dialectique du maître et de l’esclave, nous l’avons vu, se trouve dans l’Epître à Philémon et Hegel lui-même cite, dans son explication, le livre des Proverbes⁠[12]. La dialectique homme-femme, elle se trouve dès le premier chapitre de la Genèse mais aussi dans l’Epître aux Ephésiens. Quant à la dialectique païen-juif, elle est, comme dit précédemment, révélée en long et en large par Paul⁠[13]. Enfin, dans l’enseignement de l’Église, le P. Fessard, nous avons vu, a attiré notre attention sur le message de Noël 1956 du pape Pie XII qui, pour résoudre les contradictions de notre temps, nous invite à tenir compte, à la fois, de la réalité historique, de notre liberté et des vérités révélées par la religion. Très concrètement, le chrétien est invité à se dépouiller du vieil homme et à revêtir l’homme nouveau. A ce moment, « il n’y a plus Grec et Juif, circoncis et incirconcis, barbare, Scythe, esclave, homme libre, mais Christ : il est tout et en tous. »[14]

La dialectique païen-juif peut nous expliquer comment « surmonter la division apparemment persistante et insoluble entre la foi chrétienne et les philosophies incroyantes. » Elle nous « permet de distinguer la racine proprement spirituelle de l’athéisme occidental ».⁠[15] L’homme contemporain prétend, en effet, construire la société et la fraternité humaine par ses seules forces, sans le Christ et sans l’Église. Il est comme le juif refusant Jésus-Christ et s’identifiant au païen idolâtre.


1. Cf. La conscience catholique devant la Défaite et la Révolution, (1942), document destiné au cardinal Suhard, archevêque de Paris, publié in-extenso sous le titre Collaboration et résistance au pouvoir du Prince-esclave, in F. LOUZEAU, op. cit., pp. 651-801
2. LOUZEAU, op. cit., p. 463.
3. Id., pp. 464-465.
4. Id., pp. 466-467.
5. Id., p. 468.
6. Id., p. 471.
7. Id., pp. 472-473. Fessard cite, en exemple, la personne responsable de la distribution de denrées alimentaires et l’ouvrier dans une usine d’armement.
8. Id., p. 474.
9. Mt 6, 33. Cf. LOUZEAU, op. cit., pp. 475-477.
10. LOUZEAU, op. cit., pp. 478-479.
11. Id., p. 483.
12. « La crainte du Seigneur est le commencement de la Sagesse » (Pr 9, 10). Cf. LOUZEAU, op. cit., p. 486.
13. Rm ; Ep 2 ; Ga 3, 28.
14. Col 3, 9-11.
15. LOUZEAU, op. cit., p. 490.

⁢v. Comment dépasser l’opposition ?

C’est précisément la dialectique païen-juif qui offre une possibilité de réconciliation grâce, comme dit Fessard, conjointement à l’« Acte de Dieu » et à l’« Acte de l’homme ».⁠[1]qu’entend-il par là ? En ce qui concerne l’Acte de Dieu, G. Fessard est convaincu que « l’opposition entre chrétiens et incroyants se présente […] comme une tension féconde, appartenant bel et bien à l’économie du Mystère, sa solution déterminant la fin de l’histoire ».⁠[2] En attendant, l’opposition peut déjà se résoudre dans la mesure où le chrétien se dépouille du « vieil homme pour revêtir l’homme nouveau ». Cet acte du devenir chrétien est l’Acte d’homme dont l’objectif est d’articuler et réconcilier « les éléments que les pensées non chrétiennes disjoignent et opposent » : la dialectique païen-juif unit les genèses provoquées par les dialectiques maître-esclave et homme-femme « conformément à l’intelligence et à la liberté de l’homme aussi bien qu’au Logos et la Liberté de Dieu ».⁠[3] Ne peut-on penser que tous ces rapports et relations sont les « jointures », les « articulations »[4] du Corps du Christ ? En tout cas, entre théologie chrétienne et philosophies athées, il ne doit pas y avoir de lutte à mort mais plutôt une lutte amoureuse.


1. Id. p. 496.
2. Id..Cf. Rm 11, 25-26: « l’endurcissement d’une partie d’Israël durera jusqu’à ce que soit entré l’ensemble des païens. Et ainsi tout Israël sera sauvé. »
3. LOUZEAU, op. cit., pp. 499-500.
4. Ep 4, 16.

⁢vi. L’œuvre du P. Fessard peut-elle être encore utile aujourd’hui ?

Incontestablement elle nous aide à comprendre le passé mais peut-elle servir pour guider notre présent et notre avenir ?

Une objection risque tôt ou tard de surgir : l’analyse du P. Fessard a été nourrie par l’actualité qu’il a vécue et elle s’est attachée surtout -mais pas exclusivement- à réfléchir aux idéologies de son temps. Mais l’instrument qu’il nous offre, s’il fut utile pour déceler forces et lacunes du communisme et du nazisme, peut-il encore servir à quelque chose aujourd’hui ?

Les trois dialectiques qui sont « des principes successifs d’interprétation du devenir humain »[1] nous éclairent sur le sens de l’histoire. Notamment, la dialectique homme-femme en mettant en avant « l’alliance des libertés en vue d’une œuvre commune » nous a révélé les relations de maternité, paternité et fraternité qui sous-tendent « l’architecture de toute société humaine, de la famille jusqu’à la communauté nationale ». ⁠[2] Mais c’est la dialectique païen-juif qui non seulement « fonde […] le procédé des deux autres » mais surtout en donne « la clé d’interprétation ». Cette dialectique, avons-nous déjà dit, est « source et symbole de toutes les oppositions » qui agitent le monde et « opère la synthèse des figures précédentes » : « le juif se reconnaît esclave et femme devant Dieu, tandis que le païen se veut maître et homme en face de Lui. » De plus, l’orgueil et l’égoïsme qui traversent les deux premières dialectiques « sont mis en interaction avec la Puissance divine pour trouver par elle leur rédemption, au moyen d’une dialectique du païen et du juif. »[3] Ainsi, « loin d’imposer un sens fixé à l’histoire des sociétés, ces catégories, à la fois anciennes et nouvelles, présentes en chacun et en tous, dessinent des figures concrètes et existentielles, à partir desquelles la liberté humaine peut déchiffrer les possibilités de son action historique, et être par elles poussée au perpétuel dépassement de soi. »[4]

Ceci dit, l’effondrement des idéologies ne rend-il pas obsolète, pour une large part, l’analyse fessardienne ?

Certes non et pour plusieurs raisons.

L’étude des totalitarismes et de leurs luttes « a mis à nu la structure du bien commun propre aux sociétés politiques libérales, en a suggéré la fragilité et les tendances » et révélé surtout « la nocivité cachée du « rationalisme » occidental, dans son rejet du surnaturel et de sa manifestation historique ».⁠[5] De plus, si globalement, les idéologies se sont dissoutes, il n’empêche que certains de leurs « éléments » circulent encore dans les consciences comme le « primat de l’économique sur le politique ».⁠[6] Enfin, le rêve d’organisation universelle de l’humanité peut-il faire l’économie d’une réflexion sur les « conditions de cette unification » ? L’orgueil et l’égoïsme ne peuvent-ils engendrer de nouvelles idéologies ? Il faudra toujours apprendre à discerner et pourquoi pas à l’école du P. Fessard ?⁠[7]

La profondeur de l’instrument d’analyse mis à notre disposition dépasse le cadre idéologique de l’époque et emprunte à la Bible, consciemment chez Hegel, inconsciemment chez Marx, des « figures » qui peuvent éclairer nos rapports avec Dieu, les hommes et la nature et nous guider dans nos choix d’action.

Enfin, sommes-nous si différents de nos pères ? Les notions de maître, esclave, homme, femme, père, mère, frère, nous sont-elles devenues étrangères ? La lutte à mort a-t-elle disparu de nos horizons aussi bien sur le plan national ou international, sur le plan politique comme sur le plan économique ? Les bienfaits des dialectiques conjugale et familiale ne sont-ils pas menacés par l’irruption de l’individualisme ou plus simplement par la violence conjugale ? Sur le plan international, comme à l’époque du P. Fessard, ne serait-il pas opportun, dans la difficile construction européenne, par exemple, de sonder les nationalismes ? Et la question juive, est-elle sortie de l’actualité ?


1. LOUZEAU, op. cit., p. 511.
2. Id., pp. 512-513.
3. Id., p. 515.
4. Id., p. 516.
5. Id., pp. 520-521. Très clairement, pour Fessard, c’est dans ce rationalisme « beaucoup plus que dans la guerre, pur phénomène extérieur, que gît la grande épreuve des démocraties » (BENDA Julien, La grande épreuve des démocraties, in Etudes, mars 1945, p. 421, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 521). F. Louzeau ajoute cette réflexion de Vaclav Havel en 1984: « Les systèmes totalitaires représentent un avertissement plus pressant que le rationalisme occidental ne veut l’admettre. En effet, ils sont avant tout un miroir convexe des conséquences nécessaires de ce rationalisme. Une image grotesquement agrandie de ses propres tendances profondes. la pointe extrême de son évolution et le fruit effrayant de son expansion. Ils lui offrent des renseignements précieux sur sa propre crise. Bref, les systèmes totalitaires ne sont pas seulement des voisins dangereux, moins encore une quelconque avant-garde du progrès mondial. Malheureusement, bien au contraire, ils sont l’avant-garde de la crise globale de cette civilisation (européenne à l’origine, puis euro-américaine et enfin planétaire). Ils sont un portrait prospectif possible du monde occidental. » (HAVEL, Essais politiques, Calmann-Lévy, 1989, p. 235).
6. LOUZEAU, op. cit., p. 521.
7. Id., p. 522.

⁢vii. L’art du dialogue

Les trois dialectiques confrontent des positions antagonistes et appellent leur résolution. Quelles sont, dans la recherche d’une entente, « les conditions d’un dialogue véritable et efficace, fondement et moyen de fraternité entre les hommes » ? Selon quels critères engager un dialogue sur le plan social sinon en recherchant la justice et la paix ? Comment discourir rationnellement sinon en s’appuyant sur la vérité et la logique ?⁠[1] Au lieu de logique et de réciprocité, de bonne foi et de bonne volonté, à l’opposé, les idéologues cherchent à « séduire, compromettre, pervertir ou détruire ».⁠[2]

Autrement dit, le vrai dialogue n’est pas in fine une lutte à mort entre maître et esclave mais relève davantage de la lutte amoureuse pour aboutir à une entente, un accord, un « enfantement » « où se marient, dans la justice et la paix, les valeurs des blocs les plus opposés ».⁠[3] La médiateur, entre les opposants, cherchera ce qui les accorde et refusera leur partialité au risque, dans le pire des cas, face au refus, au mensonge, ou à la violence, d’être victime à l’image du Christ.⁠[4]

*

Qui mieux que le chrétien peut exercer ce rôle ? Il est, en principe, particulièrement destiné, par sa foi et l’exercice de sa raison, à utiliser opportunément le méthode dialectique décrite, méthode qui comporte « d’une part un processus analytique qui, des faits concrets, extrait une réflexion sur l’existence et l’histoire, d’autre part une dialectique qui en définit les essences ou les catégories dites « historiques », les lie entre elles et les anime. »[5]

Autrement dit, il est celui qui peut marier philosophie et théologie, liberté de l’homme et liberté de Dieu, évangélisation et action politique.

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1. Id., p. 529.
2. Id., pp. 530-531.
3. Controverse entre le Pr J.-J. Mayoux et le R.P. G. Fessard, 1951-1952. Cité in F. LOUZEAU, op. cit., p. 532.
4. F. Louzeau, publie, en illustration, des extraits de la correspondance échangée entre le cardinal Désiré-Joseph Mercier (1851-1926) figure majeure de la résistance belge en 1914-1918 et le baron von der Lancken, chef du département politique du gouvernement général allemand pendant l’occupation. Dans cette correspondance, correspondance, le cardinal fait le tri entre l’inacceptable des exigences allemandes et ce que moralement les citoyens peuvent accepter « pour éviter des maux pires ». (Op. cit., pp. 809-813).
5. LOUZEAU, op cit., p. 445. Cf. également PETRACHE Ana, Gaston Fessard, un chrétien de rite dialectique ?, Cerf, 2017