La mondialisation place l’Église dans un contexte nouveau pour exercer sa mission d’universalisation à l’égard du monde.
Actualité du christianisme dans le processus de mondialisation, in Communio, XXV,1-n°147 janvier-février 2000, p. 69.
Le dictionnaire Robert ne mentionne le mot « mondialisation » que dans son supplément de 1970 en notant qu’il n’apparaît qu’en 1953 [1], constitué à partir de l’adjectif mondial. Mondialisation signifie simplement « le fait de devenir mondial, de se répandre dans le monde entier. »
Pourtant, l’homme, dès son apparition, a cherché à étendre ses activités au-delà du territoire qu’il occupait, à la limite, jusqu’aux confins du monde tel qu’il était connu à telle époque. Dès la préhistoire, des populations migrent, des populations se rapprochent pour échanger marchandises et expériences[2], puis des empires se créent[3], des colonies s’établissent et des expéditions de découverte s’en vont de plus en plus loin. Des progrès techniques comme la roue, les routes, les ponts et surtout le perfectionnement de la navigation[4] et, plus tard, des moyens de communication favorisent le commerce et les contacts, encouragés, organisés par des accords politiques.[5]
Au IIe s. avant J.-C., Polybe écrit : « Autrefois, les événements qui se déroulaient dans le monde n’étaient pas liés entre eux. Aujourd’hui, ils sont tous dépendants des uns des autres. »[6]
Certes, il y eut ici ou là des périodes de repli suite à des crises, à des guerres comme après les deux guerres mondiales au XXe siècle.[7] Mais, nous le constatons, le mouvement d’expansion né avec l’homme semble-t-il n’a fait que s’amplifier, favorisé par le sacre du libre-échange.
L’OCDE distingue trois phases dans la « mondialisation » : une première phase d’interdépendance de peuples distincts, puis, à partir des XVe et XVIe siècles, une phase d’intégration au sens de regroupement d’activités sous une autorité commune et enfin la phase actuelle toute récente qui se caractérise par la « participation de la majorité des États de la planète à l’économie de marché et au libre-échange ».[8] Plus précisément encore, selon le Fonds monétaire international, la mondialisation au sens actuel du terme désigne « l’interdépendance économique croissante de l’ensemble des pays du monde, provoquée par l’augmentation du volume et de la variété des transactions transfrontalières de biens et de services, ainsi que des flux internationaux de capitaux, en même temps que la diffusion accélérée et généralisée de la technologie. »[9] Cette mondialisation n’a été possible que par « le progrès phénoménal qui a touché tous les domaines de la vie économique au cours des dernières années, particulièrement dans l’informatique, les communications et les transports ».[10]
Un autre mot est souvent utilisé parfois comme synonyme de mondialisation et surtout dans les pays anglo-saxons, c’est le mot globalisation utilisé en 1983 par Ted Levitt, professeur à la Harvard Business School afin de désigner la convergence des marchés financiers [11]. Toutefois, En français, globalisation, souligne J.-Y. Calvez, dit presque le contraire, à la limite, de ce qu’implique la mondialisation. Celle-ci appelle « à mettre en œuvre des politiques interventionnistes, jusqu’à l’échelle mondiale » tandis que globalisation évoque « davantage laisser-faire, laisser-passer ».[12]
A lire tout ce qui précède, on serait tenté de penser que nous sommes face à un phénomène purement économique mais il n’en est rien.
L’économiste Hugues Puel, reconnaît, bien sûr, que « l’économie est un moteur de la mondialisation » : l’extension des échanges joue un rôle mais aussi les migrations de populations ainsi que, et c’est l’intérêt de son analyse, les structures politiques[13]-https://fr.wikipedia.org/wiki/1964[1964) dans son livre La grande transformation (1944) publié en français chez Gallimard en 1983: « Réduire la sphère de l’économie à des phénomènes exclusivement marchands revient à éliminer de la scène la plus grande part de l’histoire humaine ; par contre étendre la définition du concept de marché jusqu’à lui faire englober tous les phénomènes économiques a pour conséquence d’attribuer artificiellement à tout ce qui relève de l’économique les caractéristiques particulières des phénomènes de marché. inévitablement, la pensée y perd de sa clarté. »]. Pour se rendre compte de l’importance du politique il suffit d’examiner le fonctionnement d’une multinationale étant donné que « près de la moitié des échanges mondiaux se fait entre les cent plus grandes multinationales ». La multinationale « joue en réalité des différences existant entre les États ». Alors qu’elle a bien une nationalité, son universalisme découle en fait de la faiblesse ou de l’inadéquation du politique, de l’« insuffisance d’une gouvernance mondiale pour harmoniser des règles du jeu qui chercheraient à prendre en compte le bien commun de l’ensemble des habitants de la planète ». Comme le montre l’histoire lors des périodes de repli protectionniste, « le facteur politique rend la mondialisation réversible » : « la causalité économique est un moteur puissant, mais ne résiste pas à l’intervention du facteur politique avec toute sa force contingente et irrationnelle. » Le problème de la mondialisation « est d’abord de nature politique » et c’est à ce niveau que se situent les enjeux éthiques. [14]
Car il y a bien évidemment des enjeux éthiques. La signification de la mondialisation « est plus large et plus profonde que le simple aspect économique, car une époque nouvelle s’est ouverte dans l’histoire et concerne le destin de l’humanité. »[15] Il suffit pour s’en rendre compte de voir comment tout un chacun perçoit la mondialisation. Il la perçoit à travers ce qu’Hugues Puel appelle « la mondialisation des signes » : facilité et rapidité des déplacements, des communications, échanges physiques, matériels, intellectuels, religieux mais uniquement pour ceux qui en ont les moyens intellectuels et financiers évidemment. A cela s’ajoute mondialisation des problèmes démographiques, urbanistiques, climatiques.
Certains profitent de la mondialisation, d’autres en pâtissent.
On a constaté à partir, grosso modo, de 1980, « une croissance impressionnante du commerce mondial ». Deuxièmement « un essor remarquable de l’investissement direct à l’étranger » et, en même temps, « le développement explosif des marchés financiers. » [16] Dit ainsi, tout cela paraît prometteur mais à y regarder de plus près on constate que le commerce croît plus vite que l’économie, que nombre d’entreprises passent sous contrôle étranger ou sont délocalisées et, en ce qui concerne les marchés financiers, « 90% de ces échanges de monnaie n’ont pratiquement pas de rapport avec le commerce des biens et des services. On assiste ainsi à une mondialisation financière marquée par une forte instabilité, ponctuée de crises impressionnantes, ainsi qu’à l’explosion de produits sophistiqués nouveaux ».[17]
Ces nouveautés permettent à certaines régions peu développées mais jouissant d’une main-d’œuvre compétente et bon marché de rattraper plus ou moins leur retard que les pays dits avancés. Les travailleurs spécialisés y gagnent une meilleure rémunération et les consommateurs peuvent profiter de biens et services à prix concurrentiels.
Mais, les personnes peu compétentes, les sociétés peu concurrentielles souffrent dans ce vaste mouvement où le profit des actionnaires dope l’entreprise et l’emporte souvent au détriment des réalités sociales nationales. Des inégalités se créent ou s’accentuent. Et le risque majeur est peut-être « de passer d’une économie de marché à une société de marché ».[18] En effet, la mondialisation s’appuie sur l’idéologie néo-libérale qui conduit à l’élargissement des privatisations, à l’abaissement des barrières douanières et à la libéralisation des marchés monétaires et financiers. Cette idéologie a des répercussions sur les mentalités et accentue la tendance déjà constatée à l’individualisme et au matérialisme pratique. En même temps, on se rend compte de la responsabilité du politique sur le plan local mais plus encore sur le plan mondial. L’enjeu est de taille car les sociétés sont confrontées à des tensions internes et, dans la mesure où elles paraissent s’enrichir, doivent aussi faire face à des migrations considérables. Ajoutons à cela que le « modèle » occidental peut être une menace pour d’autres cultures qui voudraient se moderniser sans perdre leur âme. Ainsi s’expliquent, selon E. Herr, « de profondes crises de replis identitaires conduisant inéluctablement à des radicalisations nationalistes et/ou religieuses malheureuses et meurtrières ».[19]
Les mises en garde contre la mondialisation ne manquent pas [20] avec parfois des prises de position radicales[21].
Souvent, la critique est très ciblée. Ainsi, Mgr Michel Schooyans dénonce, avec force exemples et documents, Le prix humain de la globalisation : l’ONU et à sa suite les grandes organisations mondiales s’écartent de la déclaration des droits de l’homme de 1948 pour soutenir une « globalisation holistique » ce qui « signifie que l’homme doit se soumettre au Tout d’où il émane et dans lequel il retournera se fondre »[22]. Cette nouvelle idéologie s’attaque tout particulièrement à la famille et donc à une structure essentielle de la société.
Des auteurs dénoncent eux le lien qui existe entre la mondialisation financière et le terrorisme[23] ; les effets désastreux de la mondialisation pour l’Afrique[24], sur la vie et le travail des femmes[25], sur les cultures bousculées par des produits culturels standardisés[26] et les réactions particularistes[27], sur l’accès à l’eau[28] et plus largement sur l’environnement[29], sur les travailleurs, les États[30], les systèmes de protection sociale[31], comment elle favorise l’économie parallèle[32], comment la pauvreté favorise un nouvel ordre financier[33], comment la mondialisation attise les extrémismes de droite et les fondamentalismes[34] et mobilise à son service la force armée.[35], 1999, p. 61, cité in HOUTART François, _La mondialisation, Que penser de… ?, Fidélité, sd, p. 10). Le chanoine Houtart, né en 1925, Docteur en sociologie de l’UCL, diplômé de l’Institut international d’urbanisme appliqué, professeur émérite à l’UCL et ancien directeur de recherches socio-religieuses. Il fut le fondateur et le directeur du Centre tricontinental et de la revue Alternatives Sud, à Louvain-la-Neuve jusqu’en 2010. À l’occasion des élections fédérales de 2010 en Belgique, il soutient l’alternative unitaire de la gauche francophone à travers le Front des Gauches. Ce front est constitué du Parti Communiste, de la Ligue Communiste Révolutionnaire, de Vélorution, du Comité pour une Autre Politique (CAP), du Parti Humaniste et du Parti socialiste de lutte.]
d’autres réfléchissent à la manière d’humaniser la mondialisation[36] ou de la réorienter[37], ou encore s’interrogent sur son avenir : elle va disparaître[38] ou engendrer un monde nouveau[39].
Plus connus sont les partisans de l’« altermondialisme » : sous ce vocable se réunissent des mouvements très divers d’inspiration[40] mais unis contre le mondialisme néolibéral au nom souvent d’un autre mondialisme[41]. François Houtart à la recherche Des alternatives crédibles au capitalisme mondialisé[42] distingue deux courants d’alternatives : « le néo-keynésianisme et le post-capitalisme. » Le néo-keynésianisme[43], dans lequel il range la doctrine sociale de l’Église[44], ne renonce pas à la logique du marché mais veut le réguler mondialement, « limiter ses effets pervers et […] empêcher qu’il ne débouche sur des abus […], rétablir les conditions de la concurrence, tout en essayant parallèlement de réduire la destruction de l’environnement et les injustices sociales « . Par quels moyens ? en faisant « appel à la conscience des acteurs en présence » et en établissant »_ un cadre normatif pour le fonctionnement de l’économie ». Quant au post-capitalisme, il _« envisage l’organisation de l’économie sur d’autres bases que celle du capitalisme » ou de l’économie de marché. Dans cette voie que l’auteur apprécie particulièrement, il se réfère à Lucien Sève[45] ou encore Karl Polanyi[46] et prône la construction d’une « autre mondialisation, celle des résistances ou des luttes ».
Pour Fr. Houtart, si les deux courants prônent de semblables régulations économiques, écologiques, sociales, politiques et culturelles, ils s’appuient sur des philosophies et des éthiques différentes et leurs alternatives sont aussi différentes. L’un cherchant des alternatives « à l’intérieur de l’économie capitaliste », l’autre, une alternative « au système capitaliste ». Dans cette alternative, les mesures communes aux deux tendances[47] sont considérées « comme autant de jalons sur la voie du dépassement » pour inscrire l’activité économique dans une autre « logique ». Il s’agit, en effet, de remplacer « la notion de profit par celle de besoin », de prendre en compte « la manière sociale de produire dans le processus de production et dans le développement des technologies », de contrôler démocratiquement non seulement le « champ politique mais également [les] activités économiques », de faire de la consommation un moyen et non un objectif, de considérer l’État comme un « organe technique et non comme instrument d’oppression, etc. ».
Pour avancer dans cette autre logique, il faut une « convergence des résistances au capitalisme et des luttes sociales »[48] ; des convergences aussi au niveau des États[49], qui leur permettent de ne pas être liés aux États-Unis ; des initiatives au niveau du droit des droits humains, du droit des peuples vis-à-vis du droit des affaires[50]
On peut, à l’encontre, évoquer les antimondialistes adeptes du protectionnisme[51] au nom de la souveraineté nationale, voire du nationalisme[52] ou au nom d’une identité politique à retrouver[53].
d’autres, par contre, se réjouissent de la mondialisation néolibérale[54]
Comment se retrouver dans ce foisonnement de positions ? Comment chrétien doit-il juger le mondialisme actuel ? Doit-il souhaiter l’avènement d’un mondialisme et sous quelle forme ?
Nous savons combien l’Église attache d’importance à l’idée d’unité du genre humain et combien elle milite surtout depuis le XXe siècle pour la rencontre et l’entente des hommes à travers le monde.
d’ailleurs, il semble que la marche vers l’unité soit inscrite dans l’histoire des hommes peut-être parce qu’elle est inscrite dans leurs gènes. Comme le souligne Chantal Delsol, « le désir d’unité est […] un espoir concret que réalise l’histoire des hommes. Le passage de la tribu à la nation extrait les groupes humains de leur particularisme pour les faire accéder à la reconnaissance de l’autre. le polythéisme des dieux locaux, des dieux des ancêtres, cède la place au monothéisme qui unifie l’humanité sous la houlette d’une divinité unique, et accrédite l’idée d’une espèce humaine unique. Nous ne cessons de quêter des lois universelles, une morale commune inscrite en tout homme. Et chaque retombée dans la séparation, dans la haine, dans la ségrégation, nous laisse tremblants et honteux. »[55] L’Église a condamné le nationalisme, se réjouit de la construction de l’Europe et a souhaité des organisations internationales.
Mais qu’en est-il de la mondialisation actuelle ?
On se rend compte que cette mondialisation si l’on veut conserver ses meilleures promesses et éviter les catastrophes, doit être maîtrisée et orientée. En fonction de quoi et comment ?
Tout d’abord, en fonction du bien commun, défini ici comme bien commun universel et par le biais d’une autorité universelle.
A propos du bien commun universel, déjà en 1963, le pape Jean XXIII déclarait : « Pas plus que le bien commun d’une nation en particulier, le bien commun universel ne peut être défini sans référence à la personne humaine. C’est pourquoi les pouvoirs publics de la communauté mondiale doivent se proposer comme objectif fondamental la reconnaissance, le respect, la défense et le développement des droits de la personne humaine. Ce qui peut être obtenu soit par son intervention directe, s’il y a lieu, soit en créant sur le plan mondial les conditions qui permettront aux gouvernements nationaux de mieux remplir leur mission ».[56] En effet, « le bien commun réside surtout dans la sauvegarde des droits et des devoirs de la personne humaine »[57] et la famille humaine « rassemble des êtres qui sont tous égaux en dignité naturelle. C’est donc une nécessité de nature qui exigera toujours qu’on travaille de façon suffisante au bien commun universel, celui qui intéresse l’ensemble de la famille humaine ».[58] Et s’il est, bien sûr, un bien commun national, celui-ci est « assurément inséparable du bien de toute la communauté humaine ».[59] Il y a une « égalité naturelle de toute les communautés politiques en dignité humaine » et toutes ont « droit à l’existence, au développement, à la possession des moyens nécessaires pour le réaliser, à la responsabilité première de leur mise en œuvre ».[60] Non seulement « les communautés politiques, dans la poursuite de leurs intérêts, se garderont de se causer du tort les unes aux autres » mais elles devront « mettre en commun leurs projets et leurs ressources pour atteindre les objectifs qui leur seraient autrement inaccessibles », sans favoritisme ou parti-pris mais dans un esprit d’harmonie.[61]
Mais ce n’est pas suffisant. Vu l’ampleur, la diversité et l’urgence des problèmes, la bonne volonté des États ne suffit pas. Ces problèmes mondiaux, « ne peuvent être résolus que par une autorité publique dont le pouvoir, la constitution et les moyens d’action prennent eux aussi des dimensions mondiales et qui puisse exercer son action sur toute l’étendue de la terre ».[62] Cette « autorité publique de compétence universelle », efficace et impartiale, au service du bien commun universel, doit être constituée « par un accord unanime et non pas imposé par la force ».[63] L’objectif fondamental est « la reconnaissance, le respect, la défense et le développement des droits de la personne humaine » et dans cette action universelle, le principe de subsidiarité sera respecté comme il doit l’être à l’intérieur de chaque État.[64]
Pour cette tâche, nous avons vu que le pape Jean-XXIII comptait beaucoup sur une évolution positive de L’ONU.[65]
Le Concile Vatican II va intégrer dans la Constitution pastorale Gaudium et spes (1965) la notion de bien commun universel : « Parce que les liens s’intensifient et s’étendent peu à peu à l’univers entier, le bien commun, c’est-à-dire cet ensemble de conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres, d’atteindre leur perfection d’une façon plus totale et plus aisée, prend aujourd’hui une extension de plus en plus universelle. Tout groupe doit tenir compte des besoins et des légitimes aspirations des autres groupes, et plus encore du bien commun de l’ensemble de la famille humaine. »[66] Et le bien commun universel fondamental est bien sûr la personne humaine considérée dans son intégralité. Ce respect de la personne nous impose « de nous faire le prochain de n’importe quel homme ».[67] Attitude qui implique une conversion radicale : « Que tous prennent très à cœur de compter les solidarités sociales parmi les principaux devoirs de l’homme d’aujourd’hui, et de les respecter. En effet, plus le monde s’unifie et plus il est manifeste que les obligations de l’homme dépassent les groupes particuliers pour s’étendre peu à peu à l’univers entier. Alors avec le nécessaire secours de la grâce divine, surgiront des hommes vraiment nouveaux, artisans de l’humanité nouvelle. »[68] On a bien compris que cette conversion radicale doit être une conversion spirituelle.
L’encyclique Populorum progressio (1967) sera entièrement consacrée à cet élargissement indispensable de la solidarité dans un monde où « la question sociale est devenue mondiale ».[69]
En 1987, dans l’encyclique Sollicitudo rei socialis, Jean-Paul II, bien conscient des difficultés qu’il peut y avoir à reconnaître l’interdépendance des hommes et surtout à en tirer concrètement toutes les conséquences, va revenir sur la nécessité d’une conversion en définissant d’abord la solidarité comme une vertu et en relevant ensuite son implication religieuse : « Quand l’interdépendance est ainsi reconnue, la réponse correspondante, comme attitude morale et sociale et comme « vertu », est la solidarité. » Et d’expliquer : « Celle-ci n’est donc pas un sentiment de compassion vague ou d’attendrissement superficiel pour les maux subis par tant de personnes proches ou lointaines. Au contraire, c’est la détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun, c’est-à-dire pour le bien de tous et de chacun parce que tous nous sommes vraiment responsables de tous. Une telle détermination est fondée sur la ferme conviction que le développement intégral est entravé par le désir de profit et la soif de pouvoir dont on a parlé. Ces attitudes et ces « structures de péché » ne peuvent être vaincues - bien entendu avec la grâce divine - que par une attitude diamétralement opposée : se dépenser pour le bien du prochain en étant prêt, au sens évangélique du terme, à « se perdre » pour l’autre au lieu de l’exploiter, et à « le servir » au lieu de l’opprimer à son propre profit[70] ».[71]
Au passage, nous constatons qu’il y a dans l’opposition relevée deux visions de la mondialisation : celle qui recherche profit et pouvoir et celle qui se construit sur le service et le souci de l’autre. Nous y reviendrons.
Lors du 50e anniversaire de cette encyclique Pacem in terris, le pape Jean-Paul II[72] rappelait tout cela et relevait quelques progrès notables dans le sens que souhaitait Jean XXIII[73]. Mais, après avoir salué cette « vision de précurseur », Jean-Paul II devait bien constater que « la perspective d’une autorité publique internationale au service des droits humains, de la liberté et de la paix, ne s’est pas encore entièrement réalisée » et qu’« il faut malheureusement constater les fréquentes hésitations de la communauté internationale concernant le devoir de respecter et d’appliquer les droits humains. Ce devoir concerne tous les droits fondamentaux et ne laisse pas de place pour des choix arbitraires qui conduiraient à des formes de discrimination et d’injustice. En même temps, nous sommes témoins de l’accroissement d’un écart préoccupant entre une série de nouveaux « droits » promus dans les sociétés technologiquement avancées et des droits humains élémentaires qui ne sont pas encore respectés, surtout dans des situations de sous-développement : je pense, par exemple, au droit à la nourriture, à l’eau potable, au logement, à l’auto-détermination et à l’indépendance. » Il concluait cette critique en réaffirmant que « La paix exige que cet écart soit réduit de manière urgente et en définitive supprimé. »
Jean-Paul II ajoutait un autre reproche : « la communauté internationale, qui possède depuis 1948 une charte des droits de la personne humaine, a pour le moins négligé d’insister comme il le faut sur les devoirs qui en découlent. En réalité, c’est le devoir qui établit le cadre dans lequel les droits doivent être contenus, pour ne pas s’exercer sous forme de simple arbitraire. Une plus grande conscience des devoirs humains universels serait d’un grand avantage pour la cause de la paix, car elle lui fournirait la base morale de la reconnaissance, partagée entre tous, d’un ordre des choses qui ne dépend pas de la volonté d’un individu ou d’un groupe. »[74]
Jean-Paul II posait enfin deux questions fondamentales à propos de la défense et de la recherche du bien commun universel. Constatant avec beaucoup d’autres que le monde est en grand désordre, il se demandait d’abord « quel type d’ordre peut remplacer ce désordre, pour donner aux hommes et aux femmes la possibilité de vivre dans la liberté, la justice et la sécurité ? » Et ensuite, « puisque le monde, malgré son désordre, est en train de s’organiser dans plusieurs domaines (économique, culturel et même politique), surgit une autre question, également pressante : selon quels principes doivent se développer ces nouvelles formes d’ordre mondial ? » Dans sa réponse, Jean-Paul II revient à ce que Jean XXIII mettait en exergue 50 ans plus tôt. Premièrement, on ne peut pas faire abstraction des problèmes liés aux principes moraux. Autrement dit, la question de la paix qui est essentielle dans la mise en ordre des affaires mondiales, « ne peut pas être séparée de celle de la dignité humaine et des droits humains. » Deuxièmement, il est nécessaire que tout le monde collabore « à la constitution d’une nouvelle organisation de toute la famille humaine, pour assurer la paix et l’harmonie entre les peuples, et en même temps promouvoir leur progrès intégral ». Non pas en constituant « un super-État mondial » mais en accélérant « les progrès déjà en cours pour répondre à la demande presque universelle de modes démocratiques dans l’exercice de l’autorité politique, tant nationale qu’internationale, et pour répondre aussi à l’exigence de transparence et de crédibilité à tous les niveaux de la vie publique. »[75]
Méditant sur le bien commun, Benoît XVI n’hésite pas à en souligner l’importance théologique et même téléologique pourrait-on dire. En effet, « quand elle est inspirée et animée par la charité, l’action de l’homme contribue à l’édification de cette cité de Dieu universelle vers laquelle avance l’histoire de la famille humaine. Dans une société en voie de mondialisation, le bien commun et l’engagement en sa faveur ne peuvent pas ne pas assumer les dimensions de la famille humaine tout entière, c’est-à-dire de la communauté des peuples et des nations, au point de donner forme d’unité et de paix à la cité des hommes, et d’en faire, en quelque sorte, la préfiguration de la cité sans frontières de Dieu. »[76] Il s’agit de travailler au « développement humain intégral »[77] de toute l’humanité en étant bien conscient que « l’annonce du Christ est le premier et le principal facteur de développement ».[78]
Quand donc l’Église parle de la mondialisation, elle ne la réduit pas simplement à « un processus socio-économique » car « ce n’est pas là son unique dimension. Derrière le processus le plus visible se trouve la réalité d’une humanité qui devient de plus en plus interconnectée. Celle-ci est constituée de personnes et de peuples auxquels ce processus doit être utile et dont il doit servir le développement, en vertu des responsabilités respectives prises aussi bien par des individus que par la collectivité. Le dépassement des frontières n’est pas seulement un fait matériel, mais il est aussi culturel dans ses causes et dans ses effets. Si on regarde la mondialisation de façon déterministe, les critères pour l’évaluer et l’orienter se perdent. c’est une réalité humaine et elle peut avoir en amont diverses orientations culturelles sur lesquelles il faut exercer un discernement. La vérité de la mondialisation comme processus et sa nature éthique fondamentale dérivent de l’unité de la famille humaine et de son développement dans le bien. Il faut donc travailler sans cesse afin de favoriser une orientation culturelle, personnaliste et communautaire, ouverte à la transcendance, du processus d’intégration planétaire. »[79]
Benoît XVI reprend à son compte le jugement lapidaire de son prédécesseur : « la mondialisation, a priori, n’est ni bonne ni mauvaise. Elle sera ce que les personnes en feront. »[80]
En bref, les chrétiens ne peuvent être indifférents au sort des personnes sur la terre entière ; ils doivent travailler, par charité, à l’unité du genre humain[81] puisque tous sont enfants d’un même Père ; leurs efforts doivent viser à l’instauration toujours plus parfaite d’un bien commun universel tel qu’il a été défini, ouvert à la transcendance ; leurs efforts doivent être coordonnés, soutenus par une autorité politique. « La mondialisation réclame certainement une autorité, puisque est en jeu le problème du bien commun qu’il faut poursuivre ensemble ; cependant cette autorité devra être exercée de manière subsidiaire et polyarchique pour, d’une part, ne pas porter atteinte à la liberté et, d’autre part, pour être concrètement efficace. » Le pape insiste : « pour ne pas engendrer un dangereux pouvoir universel de type monocratique, la gouvernance de la mondialisation doit être de nature subsidiaire, articulée à de multiples niveaux et sur divers plans qui collaborent entre eux. »[82]
Ceci dit, il n’en reste pas moins « urgent que soit mise en place une véritable Autorité politique mondiale » comme le souhaitait Jean XIII. Une véritable autorité c’est-à-dire une Autorité qui « devra être reconnue par tous, jouir d’un pouvoir effectif pour assurer à chacun la sécurité, le respect de la justice et des droits. Elle devra évidemment posséder la faculté de faire respecter ses décisions par les différentes parties, ainsi que les mesures coordonnées adoptées par les différents forums internationaux. » Cette autorité est nécessaire « pour le gouvernement de l’économie mondiale, pour assainir les économies frappées par la crise, pour prévenir son aggravation et de plus grands déséquilibres, pour procéder à un souhaitable désarmement intégral, pour arriver à la sécurité alimentaire et à la paix, pour assurer la protection de l’environnement et pour réguler les flux migratoires ».[83]
Le pape François confirmera, à sa manière, les interventions de ses prédécesseurs lors de sa rencontre avec les membres de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies[84] . Bien conscient que « le monde contemporain, apparemment connecté, expérimente une fragmentation sociale, croissante et soutenue, qui met en danger « tout fondement de la vie sociale » et par conséquent « finit par nous opposer les uns aux autres, chacun cherchant à préserver ses propres intérêts » (Laudato si’, 229) », le pape indique dans quel sens « la louable construction juridique internationale de l’organisation des Nations Unies et de toutes ses réalisations » doit se poursuivre. Car elle est certes « perfectible comme toute œuvre humaine et, en même temps, nécessaire ». Comment perfectionner l’instrument de sorte qu’il soit « le gage d’un avenir sûr et heureux pour les futures générations » ?
A travers tout son discours, François indique deux chemins à suivre : la recherche du bien commun dans l’« accomplissement de l’idéal de fraternité humaine » et conjointement le perfectionnement du moyen qu’est l’ONU.
Il faut que les représentants des États sachent « laisser de côté des intérêts sectoriels et idéologiques, et chercher sincèrement le service du bien commun » en renforçant « le meilleur de chaque peuple » et donc en respectant leur « diversité ». Il faut en effet « accorder à tous les peuples, sans exception, une participation et une incidence réelle et équitable dans les décisions »[85]. Le pape donne-t-il quelques précisions sur le bien commun ? Il cite le Préambule de la Charte des nations Unies, charte qu’il appelle « vraie norme juridique fondamentale » : « le développement et la promotion de la primauté du droit », la justice donc, « est une condition indispensable pour atteindre l’idéal de fraternité ». « L’action politique et économique est efficace seulement lorsqu’on l’entend comme une activité prudentielle, guidée par un concept immuable de justice, et qui ne perd de vue, à aucun moment, qu’avant et au-delà des plans comme des programmes il y a des femmes et des hommes concrets, égaux aux gouvernants », femmes et hommes qui doivent être « de dignes acteurs de leur propre destin » qui est de développer intégralement leur humanité et d’exercer pleinement leur dignité. Ainsi, une gestion responsable de l’économie mondiale ne peut se passer d’« une sérieuse réflexion sur l’homme » qui reconnaîtra qu’il y a « une loi morale inscrite dans la nature humaine elle-même, qui comprend la distinction naturelle entre homme et femme et le respect absolu de la vie à toutes les étapes et dans toutes ses dimensions. »[86] Il s’agit là d’« un niveau supérieur de sagesse, qui accepte la transcendance - la transcendance de soi-même ».[87]
La mondialisation qu’espèrent les Souverains Pontifes, dont parle l’Église, n’a donc rien à voir avec la mondialisation néo-libérale utilitariste et relativiste car l’Autorité qui doit la réguler et l’orienter « devra être réglée par le droit, se conformer de manière cohérente aux principes de subsidiarité et de solidarité, être ordonnée à la réalisation du bien commun, s’engager pour la promotion d’un authentique développement humain intégral qui s’inspire des valeurs de l’amour et de la vérité ».[88]
Pour comprendre la différence fondamentale entre les deux mondialisations, il n’est pas inintéressant de considérer l’explication apportée par William Cavanaugh, dans son livre Eucharistie-mondialisation[89], et comment la Bible peut aussi nous conforter dans notre choix.
L’auteur américain a choisi un titre pour le moins surprenant qu’il précise, d’une manière malgré tout encore énigmatique, en écrivant qu’ « à la géopolitique de la mondialisation s’oppose la géopolitique de l’Eucharistie »[90]. qu’est-ce à dire ? En fait, la mondialisation telle qu’elle se vit actuellement « prend en compte le monde entier, mais d’un point de vue qui est détaché de toute localisation précise »[91]. Un bon exemple, façon de parler, nous est donné par l’entreprise multinationale. Par contre, « l’Eucharistie engendre un espace authentiquement universel non pas en oblitérant la dimension locale, mais en l’intégrant dans la catholica universelle lors de chaque célébration locale. »[92]
Au fil du temps, l’État-nation a consacré l’universel sur le local en étendant son contrôle sur toutes les composantes de la société les consacrant comme corps intermédiaires. Eh bien, « la mondialisation, loin d’annoncer le dépérissement de l’État-nation, signifie au contraire une hyperextension à la fois de l’État et de sa souveraineté sur les individus, qui constitue la phase finale de l’absorption du local par l’universel. »[93] L’État moderne a subordonné le local à l’universel, liant les institutions de la société civile. Aujourd’hui, « l’universel non seulement peut se passer de tout relais local, mais lui-même n’a plus de lieu particulier ». « Les gouvernements ont soit cédé soit perdu tout contrôle sur l’économie internationale ; par la dérégulation du commerce international et le développement des moyens électroniques de transfert, l’argent a virtuellement échappé à l’emprise des États. »[94]
Comme l’écrivait un chroniqueur du New York Times « le nouvel ordre n’est lié par rien, ni par les ouvriers, ni par les produits, ni par les structures sociales, ni par les entreprises, ni par les usines, ni par les communautés ni même par la nation. »[95] Donc, « l’État-nation semble perdre de son emprise » face au « nomadisme » des firmes multinationales et c’est l’OMC qui remplace l’État-nation[96]. Autrement dit, c’est le marché mondial qui s’affranchit de l’État-nation comme jadis l’État-nation s’était affranchi des coutumes locales. le monde est aujourd’hui « macdonaldisé »[97]
Cette unité, et ceci est important, est une utopie car « pour la nouvelle économie n’importe quel espace, réel ou virtuel, est une source de profit potentiel »[98]. Au lieu de faire du monde un « village planétaire », la nouvelle économie « a exacerbé l’insécurité et les conflits d’intérêts, quand elle ne les a pas suscités, en provoquant à la compétition des régions du ,monde géographiquement séparées les unes des autres. le libre-échange, par exemple, que l’on présente comme une stratégie bénigne, censée assurer le développement des nations au moyen de la compétition économique, respire la violence et pourrait bien ouvrir la voie à une guerre économique de tous contre tous. »[99] La nouvelle économie « exacerbe l’attachement au « local » -nations, régions, etc. -, qui, pour attirer les investisseurs, se doivent de mettre en avant le caractère « unique » de leur environnement social ou géographique (bas salaires, syndicats peu virulents, ressources et infrastructures de qualité, réglementation accommodante, environnement séduisant pour les cadres, etc.). Puis, ou plutôt en même temps qu’elle les exacerbe, la compétition gomme les particularités locales, dont le caractère prétendument unique n’est le plus souvent que la répétition, ici, d’un « modèle gagnant », là-bas. »[100] De plus, la nouvelle économie obsédée par la croissance continue promeut sans cesse la nouveauté, des nouveautés dont l’obsolescence est programmée. Dans cette perspective, « le consommateur idéal n’est donc plus celui ou celle qui désire un bien plutôt qu’un autre, mais qui désire consommer indéfiniment. ». Comme dit Cavanaugh, « la logique économique de la valeur d’échange a presque entièrement éteint la mémoire de la valeur d’usage. »[101] Nous sommes bien dans cette « culture du déchet » que dénonçait le pape François[102].
La perspective catholique ne peut être que fondamentalement opposée à cette conception si l’on considère que son « âme » se révèle essentiellement dans l’eucharistie. L’eucharistie nous permet de comprendre que la catholicité l’eucharistie « transcende la dichotomie de l’universel et du local »[103]. Chaque eucharistie, où que ce soit dans le monde, rend présente la totalité du Corps du Christ. L’Église constituée par l’eucharistie est catholique, universelle[104] certes, mais, comme l’explique H. de Lubac, si « « universel » suggère un mouvement d’expansion », « catholique » « relève plutôt d’un mouvement de concentration » : « « catholique » dit davantage, et autre chose : il suggère l’idée d’un tout organique, d’une cohésion, d’une synthèse ferme, d’une réalité non pas dispersée, mais au contraire, quelle qu’en soit l’étendue dans l’espace ou la différenciation interne, tournée vers un centre qui en assure l’unité ».[105] Pour reprendre l’idée d’un « village planétaire », ce n’est pas une vue de l’esprit mais c’est « cette assemblée, ici et maintenant ». La « mondialisation eucharistique » n’est pas abstraite, elle réunit « les hommes autour du Corps du Christ, sans acception d’âge, de race, de sexe, de langue ou de classe sociale, renverse les barrières spatiales et temporelles élevées par la modernité. En Jésus-Christ, il n’y a ni Grec, ni Juif, ni homme, ni femme écrit saint Paul aux Galates (Ga 3, 28) ».[106]
Et l’eucharistie est moins un lieu qu’un récit qui nous met en route vers notre patrie céleste . Comment dès lors résister à la nouvelle économie, « économie de l’hypermobilité » ? En demeurant « dans la fidélité à l’Alliance scellée par le Christ sur la Croix » [107]. La Croix réunit le passé, le présent et le monde à venir alors que « le capitalisme planétaire et la société de consommation entretiennent en nous [un déchirement intérieur] en nous livrant à un océan de purs présents ».[108] Et le désir de consommer sans cesse exacerbé et inassouvi dans la mondialisation néolibérale trouve dans l’eucharistie son véritable « objet » indépassable : le Corps du Christ qui absorbe le communiant[109] qui retrouve son unité, sa plénitude. Il est ensuite « renvoyé non pas dans le monde « ordinaire », mais dans l’univers du Corps christique » tout en restant dans son environnement familier qui est lui-même « métamorphosé: le Corps universel du Christ fait soudainement intrusion dans les interstices de l’espace local : vous tournez le coin d’une rue et le Christ est là, dans la personne du sans -logis qui ; mendie une pièce pour une tasse de café. » C’est « le Christ lui-même qui se présente à nous sous les traits des plus faibles, de ceux qui ont faim et soif, des étrangers, de ceux qui sont nus, malades, emprisonnés »[110]. Dans la pseudo-communion générée par l’hypercapitalisme mondialisé nous sommes juxtaposés et en compétition tandis que l’eucharistie nous rend « participants les uns des autres dans une mutuelle communion au Corps du Christ où, écrit saint Paul, « si un membre souffre, tous les membres partagent sa souffrance ; si un membre est glorifié, tous les membres partagent sa joie » (1 Co 12, 26) « .[111] Cet « espace christique » « abolit radicalement les barrières économiques et politiques, que l’ « autre », concurrent potentiel ou source de profits dans le monde de la compétition, retrouve enfin son visage humain. Car cet autre, nous apprend encore saint Paul, même le plus faible et le plus démuni, y est honoré non parce qu’il est « simplement différent », mais parce qu’il est entièrement autre - parce qu’il est le Christ lui-même (Col 1, 24) ». Autrement dit encore, le communiant fidèle ne peut plus « se nourrir de la faim des autres ».
Cette méditation sur l’eucharistie, cœur de notre foi et de notre vie, nous rappelle que nous sommes tous invités à la même table que nous devons dresser la table pour que tous soient accueillis et cette méditation sur le « local » et « l’universel » enracine au plus profond de la foi chrétienne la nécessité de ne jamais dissocier la solidarité et la subsidiarité souci de l’unité et respect de chaque personne.
Beaucoup d’auteurs[112] ont pour éclairer notre temps confronté la « mondialisation » telle qu’elle est présentée dans Gn 11, 1-9 dans le récit de la construction de la tour de Babel[113] et celle qui est vécue lors de la Pentecôte (Ac 2, 1-36).
Le pape Benoît XVI s’est emparé du sujet[114] et a montré combien il était d’actualité. Nous vivons dans un monde pétri d’incompréhensions, d’inégalités, d’agressivité et d’individualisme et il se pose la question de savoir nous pouvons « vraiment trouver et vivre l’unité dont nous avons tellement besoin ? » [115]
Deux manières opposées de construire l’unité se proposent à nous.
Il y a tout d’abord le modèle de Babel. Babel, c’est « un royaume dans lequel les hommes ont concentré tellement de pouvoir qu’ils pensent ne plus devoir faire de référence à un Dieu lointain, et être si forts qu’ils peuvent se construire une route qui mène au ciel pour en ouvrir les portes et se mettre à la place de Dieu. »[116] Notre monde ne ressemble-t-il pas par certains côtés à Babel ? » Benoît XVI répond : « Avec le progrès de la science et de la technologie, nous en sommes arrivés à pouvoir dominer les forces de la nature, à manipuler les éléments, à fabriquer les êtres vivants, presque jusqu’à l’être humain lui-même. Dans cette situation, prier Dieu semble quelque chose de dépassé, d’inutile, parce que nous-mêmes pouvons construire et créer tout ce que nous voulons. Mais nous ne réalisons pas que nous revivons l’expérience même de Babel. C’est vrai, nous avons multiplié les possibilités de communiquer, d’obtenir des informations, de transmettre des nouvelles, mais pouvons-nous dire que la capacité de nous comprendre a augmenté, ou que peut-être paradoxalement, nous nous comprenons de moins en moins ? » Peut-on espérer tout de même l’unité ? Oui mais comme nous le montre le récit de la Pentecôte[117], « l’unité ne peut être que par le don de l’Esprit de Dieu, lequel nous donnera un cœur nouveau et un nouveau langage, une nouvelle capacité de communiquer. »
On peut ajouter et préciser encore[118] qu’à Babel, les hommes « se rassemblent tous au même endroit, délaissant le reste de la terre ». C’est « un projet total, voir totalitaire : une seule langue, un seul peuple, une seule ville » où « les différences sont niées » et, comme nous l’avons vu, « cette volonté d’uniformité se retourne vite contre Dieu ». Lors de la Pentecôte, les hommes « se rassemblent tous à Jérusalem venant de toute la terre mais pour en repartir » et « tous comprennent les paroles des disciples » mais « dans leur propre langue ». Et donc, « le projet de pentecôte est aussi un projet d’unité, un projet universel, mais qui passe par la diversité : un diversel. »
Le pape Benoît XVI n’évoque pas explicitement l’enjeu de la mondialisation sauf au point de vue culturel qui est essentiel bien sûr. Il n’empêche, comme l’écrit le P. Jean Daniélou, qu’avec le récit de Babel, « nous sommes en pleine théologie de la société internationale, de la communauté des peuples, de l’histoire politique. cette histoire politique peut être -et en fait est toujours- corrompue par le péché. les réalités qui la constituent sont ainsi perverties. la cité terrestre devient le royaume de ce monde. Elle rentre elle aussi dans le drame du péché. essentiellement ambigüe, elle peut rentrer dans le dessein de Dieu ou se constituer contre lui. »[119]
Babel ou Pentecôte ? c’est le sous-titre d’un ouvrage entièrement consacré à la mondialisation dans tous ses aspects, économiques, politiques, stratégiques, sociaux, culturels.[120]
Philippe van Parijs[121] se demande si l’éthique est « en mesure de résister à l’épreuve de l’immersion dans un marché de plus en plus mondialisé » dont l’instauration « constitue peu à peu l’humanité en un seul peuple », tendance renforcée encore par « l’émergence de pressions migratoires et d’interdépendances écologiques d’une ampleur inédite - et du reste en interaction étroite avec elles ». Pour lui, « la tâche sera rude et longue, à la fois intellectuellement et politiquement. » En effet, les deux seules voies qui s’offrent, dans ce cadre, au respect des « exigences les plus fondamentales de l’éthique sociale » sont d’une part ce qu’il appelle « la globalisation démocratique » et, d’autre part, « le patriotisme solidariste ». d’une part, qui dit globalisation dit centralisation c’est-à-dire éloignement du pouvoir de décision, difficulté accrue pour contrôler les décideurs et difficulté de se sentir solidaire des « globalisés » lointains.[122] d’autre part, il faudrait un projet collectif mobilisateur et respectueux du pluralisme des opinions, « un projet qui ne soit pas axé sur la rentabilité, la compétitivité, la performance économiques » mais « sur une conception de la justice sociale qui combine un égal respect pour une grande diversité de conceptions de la vie et une égale sollicitude pour tous les membres de la société, avec ce que cela implique comme divergence systématique par rapport à la distribution des ressources qu’instaurerait spontanément le libre jeu du marché. »
Il faut donc « hisser la citoyenneté à un niveau davantage soustrait aux contraintes engendrées par la mobilité des facteurs précieux », c’est la « globalisation démocratique » et « muscler » cette citoyenneté « par la mise en place d’une allégeance à un projet mobilisateur qui neutralise la menace de cette mobilité » , c’est le rôle du « patriotisme solidariste » .
Le rassemblement progressif de toute l’humanité en un seul peuple est « sans doute une chance inouïe à saisir », c’est-à-dire « la possibilité de réaliser l’exigence éthique exaltante de non-discrimination, de solidarité mondiale apparue dans nos cultures avec les grandes religions universelles ». Mais dans ce mouvement, surgit « un péril sans précédent » : « celui d’un ratatinement sur des solidarités toujours plus exigües et plus ténues, sous la contrainte toujours plus pressante de l’impératif de compétitivité. » L’enjeu est de taille : on ne peut pas « laisser se construire un monde où ne puisse plus subsister que ce qui passe le filtre de la compétitivité ». Ce serait un « cauchemar ».[123]
Ce serait « l’Apocalypse » renchérissent Philippe de Woot[124] et Jacques Delcourt. Les auteurs, défendant l’universalisme de la Pentecôte ou encore celui suggéré par Paul dans sa théologie du Corps du Christ, rappellent les grandes valeurs chrétiennes à travers les Écritures et l’enseignement social de l’Église mais pour répondre au souhait d’une globalisation démocratique et d’un patriotisme solidariste chers à Philippe van Parijs, ils montrent que « les églises peuvent tout à la fois favoriser une montée de conscience universelle, des mobilisations citoyennes et encourager des actions visant à la pacification du monde, au développement durable, à la conservation de la nature, au respect des droits de l’homme, à l’amélioration de l’environnement, à plus d’égalité et de solidarité et donc au bien commun de l’humanité. » Ils notent que « par rapport à des organisations et des mouvements souvent spécialisés, les Églises apparaissent comme des institutions faîtières, comme des instances capables de promouvoir des mobilisations et des solidarités plus larges. » Et ils ajoutent que les Églises chrétiennes peuvent au nom d’une vision de l’homme partagée collaborer à cette œuvre avec les autres Églises et religions du monde.[125]
Né en 1946, cet historien indien, spécialisé en relations internationales, est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la politique de l’Asie.
\2013. Hugues Puel est né en 1932 à Bordeaux. Il fut maître de conférences à la faculté des sciences économiques et de gestion à l’université Lumière (Lyon-II) de 1968 à 1993. Spécialiste en économie du travail, il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur le chômage et le système de l’emploi, sur l’économie et l’éthique économique. Dominicain, il s’engage dans le mouvement Économie et humanisme, fondé par Louis-Joseph Lebret. Il fut directeur général d’Économie et humanisme de 1969 à 1973 et directeur de la revue Économie et humanisme de 1968 à 1979. L’association Economie et humanisme disparaît en 2007.
On peut citer aussi CAVANAGH Mander John, Alternatives à la globalisation économique. Un autre monde est possible, Editions Ecosociété, 2005. Le slogan « un autre monde est possible » va faire florès dans les milieux de « gauche » : VAROUFAKIS Yanis (ancien ministre des Finances du gouvernement Tsipras en Grèce) intitule un de ses livres, Un autre monde est possible, Flammarion 2015. Le 22 mai 2016, le cinéaste britannique Ken Loach reprenait ce slogan dans son discours aux accents politiques prononcé lors de la réception de sa deuxième palme d’or au festival de Cannes.
Prudemment, des auteurs souhaitent « une éthique et une politique » pour une autre mondialisation sans se risquer à les définir. La critique est nourrie de nombreux arguments mais la construction d’un autre monde se cherche. Cf. HOUTART François, La mondialisation, op. cit..
L’auteur semble ne pas avoir bien saisi la position de l’Église face au capitalisme, telle qu’elle est décrite, par exemple, dans les encycliques Laborem exercens et Centesimus annus.
Sur le plan politique, des mesures doivent être prises conjointement : la démocratisation des organisations internationales, et le renforcement de leur rôle régulateur à partir « d’autres critères que la simple rentabilité du capital » ; la restauration de l’État comme garant efficace et démocratique « des objectifs sociaux et des préoccupations écologiques. »
Mais chaque homme est membre de la société : il appartient à l’humanité tout entière. Ce n’est pas seulement tel ou tel homme, mais tous les hommes qui sont appelés à ce développement plénier. Les civilisations naissent, croissent et meurent. mais, comme les vagues à marée montante pénètrent chacune un peu plus avant sur la grève, ainsi l’humanité avance sur le chemin de l’histoire. Héritiers des générations passées et bénéficiaires du travail de nos contemporains, nous avons des obligations envers tous et ne pouvons nous désintéresser de ceux qui viendront agrandir après nous le cercle de la famille humaine. la solidarité universelle qui est un fait, et un bénéfice pour nous, est aussi un devoir. »
« L’Église est universelle premièrement quant au lieu ; car, contrairement à la croyance des Doinatistes, elle est répandue dans le monde entier. L’Apôtre écrit en effet aux Romains (1, 8) : Votre foi est célébrée dans le monde entier. Et Jésus, avant de monter au ciel, dit aux onze apôtres (Mc 16, 15) : Allez dans le monde entier, prêchez l’Évangile à toutes les créatures. C’est pourquoi Dieu, qui, dans l’Antiquité, était connu seulement en Judée, l’est maintenant dans le monde entier
Or cette Église comprend trois paries. L’une sur la terre, une autre au ciel, et la troisième au purgatoire.
Deuxièmement, elle est universelle quant à la condition des hommes qui la composent, parce que personne n’en est rejeté, ni le maître, ni l’esclave, ni l’homme, ni la femme. Saint Paul écrit en effet aux galates (3, 28) : il n’y a plus maintenant ni de juif ni de Gentil, ni d’esclave ni d’homme libre, ni d’homme ni de femme ; mais vous n’êtes tous qu’un en Jésus-Christ.
Troisièmement, l’Église est universelle quant au temps. Il y eut des hommes qui affirmèrent le contraire : l’Église ne doit durer qu’un temps. Ce en quoi ils sont dans l’erreur ; car cette Église a commencé du temps d’Abel, et elle durera jusqu’à la fin du monde. Jésus en effet, avant de remonter au ciel, dit à ses disciples (Mt 28, 20) : Voici que moi, je vais être avec vous toujours jusqu’à la fin du monde. Et après la consommation des siècles, son Église demeurera dans le ciel éternellement. » (Collationem in Symbolum Apostolorum : Commentaire du Je crois en Dieu, Sermons du Carême 1273, Nouvelles éditions latines, 1969, n° 137-139).
Une unité parfaite instaurée sur cette terre ne saurait être qu’une fausse unité. ce qui caractérise l’homme, ce n’est pas l’unité enfin achevée, mais le travail en vue de l’unité, l’action évolutive par laquelle il progresse vers la communion sans y parvenir jamais tout à fait. Ce travail en vue de l’unité s’exprime en un mot : la relation. L’œuvre de l’homme sur cette terre consiste à tisser des relations entre les diversités, c’est ainsi qu’il évolue et grandit. individuellement, la vie morale consiste à développer des relations humaines entre des personnalités respectées dans leur différence. Collectivement, la recherche de l’unité passe, non pas par l’abolition des diversités de cultures, mais par l’entretien de leurs relations. Se civiliser n’est rien d’autre qu’apprendre à reconnaître l’autre. Dans l’histoire de Babel, l’autre a été supprimé en tant qu’autre, puisque chacun a perdu sa différenciation.
La différenciation exprime la spécificité. la dignité de l’être s’efface s’il perd sa spécificité […]. Une unité qui voudrait dissoudre ces singularités en abolirait en même temps la valeur propre. C’est pourquoi le créateur préfère à l’unité une harmonie […] ». La recherche de l’uniformité est l’obsession de toutes les formes de totalitarisme. (La grande méprise, op. cit., pp. 85-86).
Le Seigneur va mettre fin à cette aventure. certains commentateurs ont dit parfois que c’était par jalousie que Dieu contrecarrait le désir des hommes de se rassembler et de s’entendre, de réaliser leur unité. Or Dieu ne condamne pas d’emblée le projet, il descend « pour voir » et constate ; Cette « descente » de Dieu souligne non seulement une « distance cosmologique » mais aussi « la distance ontologique ». Le désir d’unité est au cœur de tout homme et ce désir a été placé par Dieu dans l’homme. Ce désir est bon mais c’est la manière de lui donner corps qui est contestable. Cette manière est « une impasse » car, d’une part « une langue unique équivaudrait à la stérilisation de la pensée » et d’autre part, selon l’exégète, l’espace clos de cette ville dont les habitants ne veulent pas « être disséminés sur toute la surface de la terre » (Gn 11, 4) est un « terrain propice à la tyrannie d’un pouvoir politique sourd aux contestations et ignorant les médiations ». Dieu donc disperse les hommes car « la dispersion réalise la distance préalable au dialogue. Même vécue d’abord dans le désarroi, elle ouvre la voie à une naissance dans la reconnaissance d’une paternité. Le « Je » se reçoit d’un autre. » L’intervention de Dieu ne condamne pas le projet humain mais « met tout simplement engarde contre son dévoiement ». Elle « ouvre à la rencontre vivifiante » et « constitue un avertissement quand ne cessent de renaître la prétention à se suffire et la séduction des empires. » (De Babel à la pentecôte, Histoire d’une bénédiction, in Nouvelle Revue Théologique, n° 122, 2000, pp. 19-28).
Une langue unique est inutile, elle n’est pas nécessaire à l’universalité. Cela signifie qu’« aucune langue, aucune culture ne peut s’arroger le monopole de la construction du sens ». Le jour de la Pentecôte et dorénavant, « l’Esprit saint opère dans la langue de vie des hommes, fruit de leurs histoires particulières, y compris en leur expression religieuse en ce que celle-ci a de divinisable au prix des nécessaires discernements et purifications. Cela implique l’attention au rôle des traditions religieuses non-chrétiennes en tant qu’elles véhiculent des aspects de la révélation non encore déployés et participent à l’histoire du salut. »,
Ce n’est pas sur des briques que le peuple se construit mais sur Jésus. Les hommes cherchaient à « se faire un nom », désormais c’est le nom du Christ qui est exalté.
Alors que « l’expérience de Babel est vécue dans la détresse », celle de la Pentecôte est vécue dans la joie.
Le récit de la Pentecôte se termine aussi par une dispersion mais celle-ci est la « condition pour la réalisation de la mission : faire de tous les hommes des fils de Dieu en Jésus. » (CHEREAU G., De Babel à la Pentecôte, op. cit., pp. 28-35).
L’auteur note, à propos de la Pentecôte : « Le rassemblement ne supprime pas la diversité des nations, non plus que celle des langues, richesse de la création voulue par Dieu et magnifiée par la Genèse (Gn 10, 31-32). Ce que n’avait su faire le zèle orgueilleux de Babel, l’Esprit-Saint l’accomplit : l’unité par-delà la diversité des peuples, la communion et la compréhension mutuelle au-delà des cultures et des langues variées. »