Sous le pontificat de Jean-Paul II (1978-2005), la cause européenne progresse considérablement. 18 pays vont rejoindre l’Union européenne dont des pays d’Europe de l’Est, suite à la chute du mur de Berlin[1] et du Portugal en 1986. Entre temps, en 1985, le Groenland a décidé de se retirer en ratifiant le Traité sur le Groenland et a désormais le statut de pays et territoire d’outre-mer associé. Avec la fin de la Guerre froide, la partie Est de l’Allemagne rejoint de facto la Communauté économique européenne en 1990 (puisque réunifiée avec la partie ouest-allemande). Puis l’Union européenne intègre en 1995 des États neutres : l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Autriche[Autriche], la Finlande et la Suède et en 2004 dix nouveaux États, en majorité issus du bloc de l’Est : Chypre, l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Estonie[Estonie], la Hongrie, la Lettonie, la Lituanie, Malte, la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie et la Slovénie.] ; le projet d’une constitution pour l’Europe se réalise petit à petit ; le parlement européen accroît son influence[2] ; progressivement s’établit la libre circulation des biens, des services, des personnes et des capitaux ; la monnaie unique voit le jour ; une coopération de plus en plus étroite s’établit pour lutter contre la criminalité et la crise financière et économique.[3]
Avant même que l’Europe civile s’étende à l’Est, Jean-Paul II[4] va désigner saints Cyrille et Méthode co-patrons de l’Europe[5], montrant par là que l’Europe est « le fruit de deux courants de traditions chrétiennes auxquelles s’ajoutent aussi deux formes de culture diverses mais en même temps complémentaires ».[6] Jean-Paul II leur adjoindra trois femmes : sainte Brigitte de Suède, sainte Catherine de Sienne et sainte Thérèse-Bénédicte de la Croix[7]. Trois femmes parce que l’Église reconnaît « toujours plus clairement la dignité de la femme et ses dons propres ». Trois femmes dont la « sainteté s’est […] exprimée dans des circonstances historiques et dans une contexte « géographique » qui les rendent particulièrement significatives pour le continent européen ».[8]
Comme ses prédécesseurs et durant son très long pontificat, Jean-Paul II ne cessera de s’intéresser à la cause européenne.[9] Les discours sont innombrables et insistants. Ils ont été prononcés notamment lors de la visite des pays européens ou encore devant les représentants des diverses instances européennes. On en retrouvera l’essentiel dans l’Exhortation apostolique Ecclesia in Europa[10].
L’Europe, pour quoi faire ?
Tout d’abord, on peut se poser la question : « « Faire l’Europe », pour quoi faire ? »[11]. Et ensuite : pourquoi l’Église s’intéresse-t-elle tellement à l’unité de l’Europe ? Pourquoi apporte-t-elle, pour reprendre les termes de Jean-Paul II, un « appui décidé » aux projets d’union européenne ?[12]
Les raisons évoquées par Jean-Paul II sont nombreuses. Si, au point de départ c’est la volonté d’en finir avec la guerre et d’établir une paix durable basée sur la solidarité et la collaboration qui a prévalu, bien d’autres motivations ont surgi. Voilà des siècles, comme nous l’avons vu, que les Européens, chrétiens ou non, rêvent d’une Europe unie.[13]
Ensuite, un fait s’impose : « l’Europe occupe une place de premier plan dans la géographie culturelle du monde ».[14]
Enfin, l’histoire de l’Europe est tout particulièrement liée à celle de l’Église : « On ne peut pas comprendre l’histoire et les destinées de l’Europe, son passé comme les tâches présentes et futures, sans le christianisme et son apport essentiel à la culture occidentale. »[15]
Plus précisément, l’Europe est l’endroit où le christianisme s’est développé d’une manière toute particulière jusqu’à se répandre à travers le monde : « L’Europe n’est pas le premier berceau du christianisme. Même Rome a reçu l’Évangile grâce au ministère des Apôtres Pierre et Paul, qui sont venus ici de la patrie de Jésus-Christ. Mais, de toute façon, il est vrai que l’Europe est devenue, durant deux millénaires, comme le lit d’un grand fleuve où le christianisme s’est répandu, rendant fertile la terre de la vie spirituelle des peuples et des nations de ce continent. Et sur cette lancée, l’Europe est devenue un centre de mission qui a rayonné vers les autres continents. »[16] L’Europe est « le continent qui a le plus contribué au développement du monde, aussi bien dans le domaine des idées que dans celui du travail, des sciences et des arts ».[17] « L’Europe revêt une importance particulière pour l’histoire de l’Église et pour la diffusion progressive, dès les temps apostoliques, du message évangélique dans le monde.[18] Et le lien entre le christianisme et l’Europe est si fort que Jean-Paul II n’hésite pas à dire que « la crise et la tentation de l’Européen et de l’Europe sont des crises et des tentations du christianisme et de l’Église en Europe. »[19] Nous y reviendrons plus loin.
C’est à cause de ce lien que l’Europe a une grande responsabilité et une mission vis-à-vis des autres parties du monde qu’elle a évangélisées. Mais sa responsabilité est aussi engagée du fait que si elle a annoncé le Christ au-delà de ses frontières, elle a aussi malheureusement diffusé à travers le monde ses erreurs et ses crimes. Elle a apporté une « grande contribution au reste du monde, pour le bien et pour le mal. […]. Avec ses réussites et ses failles, l’Europe a laissé une marque indélébile sur le cours de l’histoire : elle a donc une responsabilité que les représentants de ses peuples ne peuvent que saisir et poursuivre. »[20]
« C’est en Europe [… ] qu’ont éclaté deux guerres mondiales […]. C’est de l’Europe que, sur le monde entier, se sont répandues des idéologies qui, en bien des endroits, exercent une influence prépondérante, comme des maladies importées. Cette commune culpabilité signifie pour l’Europe une particulière responsabilité, ne serait-ce que pour apporter une contribution décisive à la résolution effective de l’actuelle crise mondiale. mais cela exige tout d’abord pour l’Europe elle-même un renouveau profond, sur le plan spirituel, moral et politique, à partir de la vigueur et de la foi de son origine chrétienne. »[21]
La Communauté internationale « attend de la Communauté européenne un témoignage de justice et de fraternité, une contribution originale et efficace à l’arrêt des guerres en cours, à la recherche de solutions négociées équitables, au bannissement de la violence, du terrorisme, de la torture, et je dirais, plus encore, des exécutions sommaires même perpétrées par des gouvernements légitimes, au désarmement progressif et contrôlé, à l’amélioration des termes de l’échange entre pays riches et pays pauvres, à l’entraide réelle pour faire reculer la faim et permettre le développement des peuples à partir de leurs propres ressources.
Malgré l’acuité de ses propres faiblesses, l’Europe peut apporter cette contribution. »[22]
« Plus que jamais on attend la voix de l’Europe dans son ensemble pour la solution des crises mondiales actuelles ; la déception n’en est que plus grande lorsque des problèmes économiques marginaux, le manque de collaboration, ou des préjugés nationaux, font surgir des obstacles apparemment insurmontables. Il est temps de démanteler les égoïsmes nationaux, qui peuvent avoir une importance locale, mais qui s’effondrent lorsqu’on les considère honnêtement par rapport aux vrais problèmes de l’humanité. A ceux-ci l’Europe doit donner le plus rapidement possible une réponse commune et solidaire. »[23]
Mais l’Europe connaît des problèmes internes et notamment elle subit une crise économique et sociale qui pousse les hommes à prendre « conscience de leur responsabilité pour l’Europe et son avenir. […] Le poids des problèmes que posent aujourd’hui la sécurité, la justice sociale, la paix, les échanges économiques et culturels, requiert nécessairement l’unité et des initiatives communes. […] II n’y a, en fin de compte, pas d’alternative raisonnable »[24] L’unité de l’Europe est donc aussi une nécessité pratique. d’autant plus que l’Europe n’a pas été déchirée seulement par deux guerres mondiales mais aussi d’autres dissensions politiques morales et religieuses. Il faut « recomposer les fatales déchirures et ruptures intervenues au cours de l’histoire ». Déchirures et tensions « qui compromettent son unité passent à travers le continent entre l’Est et l’Ouest, entre le Nord et le Sud ».[25]
Jusqu’en 1989, Jean-Paul II n’aura de cesse de dénoncer la séparation des deux parties de l’Europe, des « deux poumons » de l’Europe dira-t-il[26]. Il reprendra aussi volontiers l’expression « maison commune »[27] pour désigner l’ensemble du continent. Construire « la maison commune européenne, […] cette grande entreprise, que les Européens se sont engagés à mener à son terme, a reçu son inspiration de l’Évangile du Verbe incarné […]. L’histoire de la formation des nations européennes va de pair avec celle de leur évangélisation, au point que les frontières de l’Europe coïncident avec celles de la pénétration de l’Évangile. […] Dans cet « humus », les Européens sont appelés à construire leur maison commune. Et tout comme le foyer domestique est le lieu où chacun se sent « chez lui », accueilli, respecté et aidé tel qu’il est, de même l’Europe doit devenir une « maison » où tout peuple se verra reconnu, dans la physionomie qui est la sienne - là où il le faut - dans son développement et surtout respecté dans ses aspirations. Tout comme il n’y a pas de motif d’avoir peur dans la demeure familiale, de même il ne devrait pas y avoir en Europe quelque sorte de menace que ce soit, qui puisse porter l’un à craindre l’autre. A l’inverse, il devrait y avoir la joie de vivre ensemble, afin de répartir les richesses matérielles, culturelles et spirituelles communes. »[28]
La réunification de l’Europe fut une préoccupation majeure de Jean-Paul II. Il vit même dans son élection comme Pape, le signe d’un projet divin. En 1979, parlant de lui à la troisième personne, il médite sur sa mission en tant que premier pape slave : « C’est peut-être justement pour ça que Dieu l’a choisi, c’est peut-être pour cela que l’Esprit Saint l’a guidé, afin qu’il introduise dans la communion de l’Église la compréhension des paroles et des langues qui semblent encore étrangères aux oreilles habituées aux sons romains, germaniques, anglo-saxons, celtes. […] Le Christ ne veut-il pas, l’Esprit-Saint ne dispose-t-il pas que ce pape polonais, ce pape slave, manifeste justement maintenant l’unité spirituelle de l’Europe chrétienne qui, débitrice des deux grandes traditions de l’ouest et de l’est, professe grâce aux deux « une seule foi, un seul baptême, un seul Dieu et Père de tous » (Ep 4, 5-6), le Père de Notre Seigneur Jésus-Christ ? »[29]
La même année[30], devant les membres du Parlement européen, il prit la peine d’emblée de leur rappeler que leur action se développait « dans la partie de l’Europe » qu’ils représentaient. Et il ajoutait que « les partenaires […] réunis n’oublieront évidemment pas qu’ils ne constituent pas à eux seuls toute l’Europe ; ils demeureront conscients de leur responsabilité commune pour l’avenir du continent tout entier, ce continent qui au-delà de ses divisions historiques, de ses tensions et de ses conflits, a une profonde solidarité, à laquelle une même foi chrétienne a largement contribué. C’est donc toute l’Europe qui doit être bénéficiaire des pas aujourd’hui accomplis, et aussi les autres continents vers lesquels l’Europe pourra se tourner avec son originalité spécifique. » L’Europe, en effet, doit, disait-il plus tard devant la même assemblée, « se déployer aux dimensions qui lui ont données la géographie et plus encore l’histoire ».[31] Ce qui se réalisa.
Un retour en arrière ?
« Faire l’Europe » et « une Europe sans frontières qui ne renonce pas aux racines chrétiennes qui l’ont fait naître » ni « à l’authentique humanisme de l’Évangile du Christ ! »[32], n’est-ce pas vouloir revenir en arrière ?
Cet intérêt pour l’unification européenne cache-t-il une volonté de restaurer le passé, l’Europe chrétienne ? S’agit-il d’un projet politique de la part de l’Église ?
La réponse à ces questions est sans ambigüités mais elle a nourri, un temps, les soupçons de quelques-uns.[33]
L’Europe peut-être une « dans le respect dû à toutes ses différences, y compris celles des divers systèmes politiques », dira Jean-Paul II à Compostelle.[34]
Devant le Parlement européen[35], Jean-Paul dénoncera on ne peut plus nettement ce qu’il appelle « l’intégralisme religieux » : « Notre histoire européenne montre abondamment combien souvent la frontière entre « ce qui est à César » et « ce qui est à Dieu » a été franchie dans les deux sens. la chrétienté latine médiévale - pour ne mentionner qu’elle -, qui pourtant a théoriquement élaboré, en reprenant la grande tradition d’Aristote, la conception naturelle de l’État, n’a pas toujours échappé à la tentation intégraliste d’exclure de la communauté temporelle ceux qui ne professaient pas la vraie foi. L’intégralisme religieux, sans distinction entre la sphère de la foi et de celle de la vie civile, aujourd’hui encore pratiqué sous d’autres cieux, paraît incompatible avec le génie propre de l’Europe tel que l’a façonné le message chrétien. »[36] Comment avec une telle affirmation soupçonner le Pape de vouloir restaurer une Europe chrétienne ? La Souverain Pontife est bien conscient que l’Europe est « plurielle » au point de vue religieux et philosophique. Par ailleurs, ardent défenseur des droits de l’homme, il est particulièrement attentif au respect de la liberté religieuse et donc d’une juste laïcité de l’État.[37] Mais il faut à la fois respecter « une juste conception de la laïcité des institutions politiques » et « accorder aux valeurs susmentionnées l’enracinement profond de type transcendant qui s’exprime dans l’ouverture à la dimension religieuse. »[38]
Le monde a donc changé et les valeurs citées étant respectées, l’homme contemporain ne peut s’empêcher aujourd’hui comme hier de s’interroger sur le sens réel de sa vie : « On a l’impression d’une priorité de l’économie sur la morale, d’une priorité du temporel sur le spirituel. […] On ne peut pas vivre pour l’avenir sans comprendre que le sens de la vie est plus grand que celui du temporel, que ce sens est au-dessus de ce temporel. Si la société et les hommes de notre continent ont perdu l’intérêt pour ce sens, ils doivent le retrouver. Peuvent-ils, dans ce but, revenir quinze siècles en arrière ? Au temps où naquit saint Benoît de Nursie ?
Non, ils ne le peuvent pas. Le sens de la vie, ils doivent le retrouver dans le contexte de notre temps. Ce n’est pas possible autrement. Ils ne doivent pas et ils ne peuvent pas retourner au temps de Benoît, mais ils doivent retrouver le sens de l’existence humaine tel qu’il était vécu par Benoît. »[39] Cette recherche de sens implique la liberté car « « Dieu ne veut pas qu’on le serve de force, mais de gré » (St Otto). Ce n’est qu’en respectant ce principe que les États et les blocs politiques surmonteront leurs antagonismes internationaux, et que pourra naître une Europe unie de l’Atlantique à l’Oural »[40] Et cette liberté religieuse implique la distinction des pouvoirs. Comme le dira Jean-Paul II à des représentants d’institutions européennes : « mon propos n’est pas d’entrer dans ce qui relève de l’autorité des organismes ici établis, ni dans les domaines propres de vos compétences ».[41] Et il le répétera dans d’autres circonstances : « il n’appartient pas au Saint-Siège de déterminer les modalités politiques souhaitables de la coopération européenne qui, elle, est nécessaire. Il revient aux hommes politiques, aux experts, de trouver, de proposer démocratiquement à leurs concitoyens et de faire ratifier par les responsables, les solutions concrètes et graduelles de ce grand et complexe problème. »[42] C’est bien l’heure du laïcat.[43]
L’Église « sans revendiquer certaines positions qu’elle a occupées jadis et que l’époque actuelle considère comme totalement dépassées, l’Église elle-même, en tant que Saint-Siège et communauté catholique, offre son service pour contribuer à la réalisation de ces objectifs destinés à procurer aux nations un authentique bien-être matériel, culturel et spirituel ».[44]
Comment « faire l’Europe » ?
La question s’est posée aux pères fondateurs de l’Europe[45] et, dans un premier temps, ils ont « eu l’intuition que le domaine économique se prêtait en premier lieu à un projet communautaire, tant en raison de la situation mondiale que pour éviter désormais les concurrences dangereuses pour la paix. »[46], des Caraïbes et du Pacifique] (https://fr.wikipedia.org/wiki/Pays_ACP[pays appelés ACP). Accord renouvelé en 1979 (Lomé II, 57 pays), 1984 (Lomé III, 66 pays) et 1990 (Lomé IV, 70 pays). En 2000, la Convention de Lomé est remplacée par l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Accord_de_Cotonou[accord de Cotonou]. Alors qu’elle ne comptait à l’origine que 18 États membres, elle en compte à présent 79, preuve de son attractivité. Cette coopération avait pour but de favoriser l’adaptation des pays ACP à l’économie de marché. Elle ne doit pas être confondue avec les accords de Lomé signés en 1999 pour mettre fin à la guerre civile de Sierra Leone.] Mais ils étaient bien conscients qu’il fallait aller plus loin. Il faut « construire l’Europe comme une communauté d’hommes […] en l’enrichissant d’un esprit, d’un idéal, d’une âme, parce qu’il ne peut exister de communauté humaine véritable sans ces valeurs culturelles et spirituelles par lesquelles l’homme devient principalement homme. »[47] Il n’est pas possible de « concevoir l’Europe privée de cette dimension transcendante ».[48]
« L’Europe unie, ce n’est plus seulement un rêve ni un souvenir utopique du Moyen Age. […] Ce processus n’est pas et ne peut pas être un événement d’ordre purement politique et économique ; il a une profonde dimension culturelle, spirituelle et morale. L’unité culturelle de l’Europe vit dans et par les différentes cultures qui s’interpénètrent et s’enrichissent mutuellement. cette caractéristique définit l’originalité et l’autonomie de la vie dans notre continent. La recherche de l’identité européenne nous ramène à ses sources.
Si la mémoire historique de l’Europe ne plonge pas au-delà des idéaux des lumières, son unité nouvelle aura des fondements superficiels et instables. Le christianisme […] est à la racine même de la culture européenne. la marche vers une nouvelle unité de l’Europe ne pourra pas ne pas en tenir compte ! »[49]
L’Europe, un continent malade
Comme nous l’avons vu, il ne s’agissait pas de revenir en arrière. Il s’agissait et il s’agit toujours de considérer la construction européenne dans le contexte contemporain et tout d’abord de bien analyser la situation de l’Europe et de ne pas fermer les yeux sur les problèmes graves qu’elle connaît.[50]
Comment ne pas prendre en compte notamment les innombrables et graves conflits politiques et religieux qui ont déchiré l’Europe ? [51] « L’histoire commune de l’Europe, déclare Jean-Paul II, ne présente pas seulement des traits resplendissants, mais ,présente aussi des points noirs, terribles, qui sont incompatibles avec l’esprit d’humanisme et la Bonne Nouvelle annoncée par Jésus-Christ ». Ce sont les « guerres sanglantes et haineuses », les persécutions, les exodes, les assassinats pour fait de race, de nationalité, de convictions et cela aussi de la part de chrétiens ! « Reconnaître nos fautes et implorer le pardon, car nous autres chrétiens, nous sommes devenus coupables, par pensées, paroles et par actions et parce que nous ne sommes pas intervenus pour empêcher l’injustice.
Dans l’histoire de l’Europe, ce ne sont cependant pas seulement les rapports entre les États ainsi que la vie politique qui sont caractérisés par la discorde. L’Église du Christ est également traversée par des lignes de démarcation et des fossés tracés par les divisions religieuses.[52] Les intérêts politiques et les problèmes sociaux se sont mêlés avec des luttes fanatiques, l’oppression et l’expulsion d’hommes n’ayant pas la même foi ainsi que l’oppression des consciences. Nous qui devons administrer l’héritage que nous ont légué nos pères présentons également cette Europe devenue profondément coupable sous la Croix. Car c’est dans la Croix que réside l’espoir. »[53] Les chrétiens soucieux de « faire l’Europe » doivent donc faire preuve d’humilité.[54]
Nous traînons donc un lourd passé de discordes et aujourd’hui des divisions civiles et religieuses subsistent et nourrissent une crise profonde : « Dans le domaine civil, l’Europe est divisée. Des fractures artificielles privent ses peuples du droit de se rencontrer tous dans un climat d’amitié ; et du droit à unir librement leurs efforts et leur créativité au service d’une vie sociale pacifique, ou d’une contribution solidaire pour résoudre les problèmes qui touchent les autres continents. La vie civile se trouve marquée par les conséquences d’idéologies sécularisées, qui vont d la négation de Dieu ou de la limitation de la liberté religieuse à l’importance prépondérante attribuée au succès économique par rapport aux valeurs humaines du travail et de la production ; du matérialisme et de l’hédonisme[55], qui sapent les valeurs de la famille nombreuse et unie, celles de la vie dès la conception[56] et de la protection morale de la jeunesse, jusqu’à un « nihilisme » qui désarme la volonté d’affronter les problèmes cruciaux comme le sont ceux des nouveaux pauvres, des émigrés, des minorités ethniques et religieuses, du bon usage des moyens d’information, tout en armant les mains du terrorisme. »
Sur le plan religieux : l’Europe est divisée « non pas tant ni principalement à cause des divisions qui se sont produites au cours des siècles, que parce que les baptisés et les croyants ont abandonné les raisons profondes de leur foi et la vigueur doctrinale et morale de cette vision chrétienne de la vie qui garantit l’équilibre des personnes et des communautés. »[57]
De plus, aujourd’hui, « nous nous trouvons dans une Europe où se fait toujours plus forte la tentation de l’athéisme et du scepticisme, où pousse une pénible incertitude morale avec la désagrégation de la famille et la dégénérescence des mœurs, où domine un conflit dangereux d’idées et de courants. »[58] Nous nous trouvons face à un « agnosticisme pratique » et à une « indifférence tranquille ».[59]
Un remède pour l’Europe
Cette situation pousse l’Église à œuvrer pour la paix à l’intérieur des nations, entre les nations, à développer l’œcuménisme et, en définitive, à réévangéliser l’Europe : « La source d’espérance, pour l’Europe et pour le monde entier, est le Christ, le Verbe fait chair, le seul médiateur entre Dieu et l’homme. C’est l’Église, le chemin par lequel passe et se répand la vague de grâce surgie du Cœur transpercé du Rédempteur. » Il faut présenter le Christ à ceux « qui vivent plongés dans le relativisme et le matérialisme ».[60]
L’affirmation est nette et sans complexe : malgré les divisions politiques économiques idéologiques, l’Europe qui « ne peut cesser de chercher son unité fondamentale, doit se tourner vers le christianisme. »[61]
En effet, où trouver remèdes, où trouver le socle solide de l’unité européenne sinon dans ses « racines », dans son « patrimoine », dans son « identité »[62] ou encore dans son « héritage »[63], marqués par le christianisme.[64]
Les maux évoqués ci-dessous, témoignent eux-mêmes de la nécessité de retrouver ce patrimoine. On ne peut même comprendre ces maux qu’à la lumière du christianisme.
Jean-Paul II l’a longuement expliqué devant les évêques d’Europe : « les transformations de la conscience européenne, poussées jusqu’aux plus radicales négations de l’héritage chrétien, ne demeurent pleinement compréhensibles que dans une référence essentielle au christianisme. les crises de l’Européen sont les crises du chrétien. les crises de la culture européenne sont les crises de la culture chrétienne. […] L’épilogue fatal des courants philosophico-culturels et des mouvements de libération fermés à la transcendance, tout cela a fini par désenchanter l’Européen en le poussant vers le scepticisme, le relativisme et en le faisant même tomber dans le nihilisme, dans l’insignifiance et l’angoisse existentielle […]. Ces épreuves, ces tentations et cet aboutissement du drame européen interpellent non seulement le christianisme et l’Église de l’extérieur, comme une difficulté ou un obstacle extérieurs à dépasser dans l’œuvre d’évangélisation, mais, au sens vrai, ils sont intérieurs au christianisme et à l’Église. » Les « maux » ne se comprennent que « sur l’horizon d’une conscience chrétienne ». Ainsi l’athéisme est « plus une rébellion et une infidélité à Dieu qu’une simple négation de Dieu » Le sécularisme « s’est alimenté et s’alimente dans la conception biblique de la création et de la relation de l’homme et du cosmos. » « L’entreprise scientifico-technique d’assujettir le monde » est « dans la ligne biblique de la tâche que Dieu a confiée à l’homme. » La volonté de pouvoir est « la tentation de l’homme et du peuple sous le signe de l’alliance avec Dieu ». Dès lors, les remèdes sont à chercher aussi « à l’intérieur de l’Église et du christianisme. […] Si l’athéisme est une tentation de la foi, c’est par l’approfondissement et la purification de la foi qu’il sera vaincu. Si le sécularisme met en cause la conception de l’homme dans le monde et l’utilisation de l’univers, l’évangélisation devra proposer de nouveau cette théologie et cette spiritualité cosmiques […][65]. Si la révolution industrielle […] a donné naissance à un type d’économie, à des rapports sociaux et à des mouvements qui semblent s’opposer à l’Église et faire obstacle à l’évangélisation, c’est en vivant, en annonçant et en incarnant l’Évangile de la justice, de la fraternité et du travail que nous restituerons au monde du travail un monde humain et chrétien ». Il faut donc « faire appel à la foi et à la sainteté de l’Église pour répondre à ces problèmes et à ces défis n’est pas une volonté de conquête ou de restauration, mais le chemin obligé qui va jusqu’au fond des défis et des problèmes.[…] C’est en étant fidèle jusqu’au bout au Christ et en devenant toujours davantage par la sainteté de sa vie et par les vertus évangéliques transparence du Christ, que l’Église entrera dans l’âme et le cœur de l’Europe. » Pour cela, il est nécessaire de « demander pardon de nos infidélités, de nos divisions et des maladies que nous avons répandues dans le monde. » Et le pape de réaffirmer : « Nous n’avons pas de recettes économiques ni de programmes politiques à proposer. mais nous avons un message et une Bonne Nouvelle à annoncer ». Il faut que le monde choisisse : « Que l’Europe s’enferme dans ses petites ambitions terrestres, dans ses égoïsmes, et qu’elle succombe dans l’angoisse et dans l’insignifiance en renonçant à sa vocation et à son rôle historique, ou bien qu’elle retrouve son âme dans la civilisation de la vie, de l’amour et de l’espérance, dépend également de nous. »[66]
Devant le Parlement européen il n’hésitera pas à souhaiter la reconnaissance du « patrimoine religieux », des « racines chrétiennes »[67] et l’« invocation à Dieu ».[68]
Le thème des « racines » est tout à fait fondamental dans la pensée de Jean-Paul II.[69] Racines communes à toutes les nations européennes, racines qui seules peuvent servir à construire l’unité souhaitée.
Pour ne pas mal comprendre la pensée de Jean-Paul II, on peut l’éclairer des réflexions du philosophe Rémi Brague sur la spécificité culturelle du christianisme[70]. On constatera une familiarité entre la description du philosophe et le souhait du Souverain Pontife qui ne peut être défini comme une volonté de restauration pur et simple du passé, d’un passé d’ailleurs qui n’a peut-être pas existé tel qu’on le rêve a posteriori.
Tout d’abord, il faut reconnaître que « l’influence du christianisme sur l’Europe est un fait historique incontestable »[71] qui a pris du temps, mille ans environ[72]. Tout historien doit en convenir et tout homme le constate dans les arts comme dans nombre d’habitudes et institutions. Mais, nous rappelle immédiatement le philosophe, un fait ne peut jamais fonder un droit. Constater l’héritage chrétien donc n’engage à rien.[73]
Ceci dit, l’auteur, pour évaluer ce que le christianisme apporte et peut apporter à l’Europe nous propose une clé d’analyse : « le christianisme est moins un contenu de la culture européenne que sa forme ». Il ne s’agit pas, dans cette optique, de « défendre » un contenu « contre » d’autres, une culture contre une autre[74]. Il s’agit de reconnaître le christianisme comme « forme ». qu’est-ce à dire ? Alors que toutes les religions se définissent en interprétant ou en rejetant la religion précédente[75], le christianisme, lui, fait unique dans l’histoire, « reconnaît l’authenticité d’une religion qui l’a précédé […] telle qu’elle s’atteste elle-même dans les Écritures qui sont celles du judaïsme avant d’être celles du christianisme. »[76] Cette caractéristique subsiste. Introduit dans un monde déjà marqué par une culture et des institutions, dans un monde marqué par la culture grecque et le droit romain, le christianisme les accepte comme il a accepté la culture juive, il les corrige et les épure au nom d’une morale qu’il n’a pas inventée.[77] Certes, l’Europe plus ou moins christianisée s’est souvent mal conduite vis-à-vis des autres civilisations mais le christianisme en tant que religion , sans être une culture « propose un modèle de rapport à la culture : un rapport de reconnaissance, aux deux sens du terme » : une « gratitude envers ce qu’on a reçu » et le respect de l’autre en tant que tel.[78]
Avec ces précisions, nous pouvons comprendre exactement ce que Jean-Paul II explique à un aréopage non confessionnel intéressé par la construction de l’Europe[79] quel rôle l’Église propose[80] de jouer en la matière : « Montrer les chemins concrets pour y parvenir et les aplanir progressivement peut faire l’objet de vos consultations ; la réalisation rentre dans la compétence des hommes politiques ; l’Église considère qu’elle a pour tâche d’encourager fermement les responsables, mais en même temps de leur faire observer que le processus d’unification de l’Europe, au-delà des ententes souhaitables dans les domaines technique, militaire et politique, doit trouver ses fondements et son milieu vital dans un renouveau spirituel et moral de la culture occidentale, qu’il faut rechercher avec une urgence tout aussi grande. Là l’Église elle-même se sent directement provoquée de façon toute particulière. De même que le christianisme, au cours du premier millénaire de l’Europe, a intégré l’héritage gréco-romain[81] et la culture des Germains, des Celtes et des Slaves[82], et a donné vie à un esprit européen commun, de même aujourd’hui peut-elle contribuer efficacement à ce que les peuples divers de ce continent construisent une nouvelle civilisation européenne commune à partir de leur grande multiplicité culturelle et nationale. La promotion d’un tel renouveau et d’une telle construction communautaire dépend pour une part essentielle du renforcement et de l’approfondissement des valeurs morales et spirituelles fondamentales que les peuples d’Europe ont appris à apprécier et à vivre à l’école du christianisme : la dignité de la personne humaine et ses droits fondamentaux imprescriptibles, l’inviolabilité de la vie, la liberté et la justice, le sens de la communauté humaine et de la solidarité, particulièrement envers les pauvres et envers ceux qui sont privés de leurs droits, la responsabilité morale de chacun pour la conduite de sa propre vie et pour le bien commun, l’engagement pour les peuples sous-développés, la christianisation du monde et le soin de l’héritage culturel et religieux.
L’Europe ne peut se renouveler et se retrouver elle-même que par le renouveau de ces valeurs communes, auxquelles elle doit sa propre histoire, son précieux patrimoine culturel et sa mission dans le monde. L’Église peut et veut apporter pour cela sa contribution irremplaçable. Elle désire aider l’Europe à retrouver son âme et son identité, comme à apprécier à sa juste valeur et à réaliser sa vocation dans la communauté internationale des peuples. »[83] Il ne s’agit pas de « construire une Europe parallèle à celle qui existe » mais révéler « l’Europe à elle-même » montrer « son âme et son identité à l’Europe », offrir « à l’Europe la clé d’interprétation de sa vocation ».[84]
Le « renouveau spirituel et moral de la culture occidentale »[85] qui peut donner des « fondements » et un « milieu vital » à l’Europe, qui construira « une nouvelle civilisation européenne commune » doit se faire comme jadis à partir de la « grande multiplicité culturelle et nationale » présente. Cette « la construction communautaire dépend pour une part essentielle du renforcement et de l’approfondissement des valeurs morales et spirituelles fondamentales que les peuples d’Europe ont appris à apprécier et à vivre à l’école du christianisme ». Conscient que l’adjectif « spirituel » pourrait en hérisser plus d’un, Jean-Paul II se plaît à montrer qu’en l’utilisant il est dans la ligne du statut[86] que les Européens se sont donné. Pour dire, en bref, le pourquoi et le comment de la construction européenne, il reprend quelques « expressions essentielles » du statut: le but est « la paix fondée sur la justice », « pour la préservation de la société humaine et de la civilisation ». Comment ? Dans un inébranlable attachement « aux valeurs spirituelles et morales qui sont le patrimoine commun de leurs peuples ».[87]
Comme on l’a compris, ce n’est pas dans la substance même du christianisme de faire « table rase » du passé pas plus que du présent. Les « valeurs communes » indispensables à une vraie et solide unité[88] ne sont pas à reprendre telles qu’elles ont été parfois vécues dans le passé mais doivent être renouvelées dans la mesure où le temps a passé précisément et apporté des choses neuves.
Quelles sont les valeurs qui doivent être renouvelées et en quoi consiste ce renouvellement.
Le dictionnaire nous aide à comprendre que renouveler c’est « rétablir dans un état nouveau en remplaçant par une chose nouvelle et semblable (ce qui a servi, subi une altération, une déperdition) » ; ou encore « changer en donnant une forme nouvelle » ; « faire renaître, donner une vigueur nouvelle » ; « remettre en vigueur, faire revivre », etc..[89]
Les « valeurs » à faire revivre sont : « la dignité de la personne humaine et ses droits fondamentaux imprescriptibles, l’inviolabilité de la vie, la liberté et la justice, le sens de la communauté humaine et de la solidarité, particulièrement envers les pauvres et envers ceux qui sont privés de leurs droits, la responsabilité morale de chacun pour la conduite de sa propre vie et pour le bien commun, l’engagement pour les peuples sous-développés, la christianisation du monde et le soin de l’héritage culturel et religieux. »[90]
Répondant à la question de savoir quel a été l’apport du christianisme aux différents peuples d’Europe, Jean-Paul II dira : « En près de vingt siècles, le christianisme a contribué à forger une conception du monde et de l’homme qui demeure aujourd’hui un apport fondamental, au-delà des divisions, des faiblesses, voire des abandons des chrétiens eux-mêmes ». Comment caractériser cette « conception du monde et de l’homme » ? « Le message chrétien traduit une relation si étroite de l’homme avec son Créateur qu’il valorise tous les aspects de la vie, à commencer par la vie physique : le corps et le cosmos sont l’œuvre et le don de Dieu. la foi au Dieu créateur a démythifié le cosmos pour l’offrir à l’investigation rationnelle de l’homme. Maîtrisant son corps et dominant la terre, la personne déploie des capacités à leur tour « créatrices » : dans la vision chrétienne, l’homme, loin de mépriser l’univers physique, en dispose librement et sans crainte. Cette vison positive a largement contribué au développement par les Européens des sciences et des techniques.
En paix avec le cosmos, l’homme chrétien a aussi appris à respecter la valeur inestimable de chaque personne, créée à l’image de Dieu et rachetée par le Christ. Rassemblés dans les familles, les cités, les peuples, les êtres humains ne vivent pas et ne peinent pas en vain : le christianisme leur apprend que l’histoire n’est pas un cycle indifférent en perpétuel recommencement, mais qu’elle trouve un sens dans l’alliance que Dieu propose aux hommes afin de les convier à accepter librement son Règne. » S’ajoute à cela « une haute notion de la dignité de la personne », l’affirmation d’une « conscience irréductible aux conditionnements qui pèsent sur elle, une conscience capable de connaître sa dignité propre et de s’ouvrir à l’absolu, une conscience qui est source des choix fondamentaux guidés par la recherche du bien pour les autres comme pour soi, une conscience qui est le lieu d’une liberté responsable. »[91]
Ailleurs, il ajoutera que même sur le plan de la démocratie, l’apport du christianisme peut être vivifiant et original. En effet, « la démocratie, ne vise pas un égalitarisme qui nivelle tout, mais le respect des personnes, de leurs droits fondamentaux, de leur liberté, en restant attentif au rôle primordial des familles et des corps intermédiaires, et en gardant également le souci de dépasser les intérêts particuliers lorsque le bien commun est en cause. On peut parler à ce point de vue d’une éthique parlementaire. »[92] Plus largement, il faut vivifier « le sens du droit, l’unité dans la multiplicité des nations , la volonté de participation responsable, la créativité dans l’art et dans la pensée. Il faudra en outre chercher les voies d’un dialogue renouvelé entre foi et culture » pour « refonder la culture européenne ».[93]
Si tout le monde, en principe, reconnaît et défend ces valeurs, peut-être certains seront-ils choqués d’entendre le pape glisser dans son énumération « la christianisation du monde »[94]. En fonction du simple droit à la liberté religieuse, refuser ce principe serait tout d’abord oublier que « le christianisme a vocation de profession publique et de présence active dans tous les domaines de la vie ». Et immédiatement, Jean-¨Paul II en déduit que son devoir est « de souligner avec force que si le substrat religieux et chrétien de ce continent devait en venir à être marginalisé dans son rôle d’inspirateur de l’éthique et dans son efficacité sociale, c’est non seulement tout l’héritage du passé européen qui serait nié, mais c’est encore un avenir digne de l’homme européen - je dis de tout homme européen, croyant ou incroyant - qui serait gravement compromis. »[95] Refuser le principe de christianisation serait ensuite oublier « que la conscience de la dignité humaine et des droits correspondants -même si on n’employait pas ce mot - est née en Europe sous l’influence du christianisme ».[96]
L’héritage est donc bien présent et identifié. Le récuser, le relativiser, serait suicidaire[97] : Il faut s’atteler à « la construction d’une culture et d’une éthique de l’unité, sans lesquelles n’importe quelle politique de l’unité est destinée tôt ou tard à s’effondrer. » Et, une fois encore, « pour édifier la nouvelle Europe sur des bases solides, il ne suffit pas de lancer un appel aux seuls intérêts économiques qui, s’ils rassemblent parfois, d’autre fois divisent, mais il est nécessaire de s’appuyer plutôt sur les valeurs authentiques, qui ont leur fondement dans la loi morale universelle, inscrite dans le cœur de tout homme. Une Europe qui remplacerait ces valeurs de tolérance et de respect universel par l’indifférentisme éthique et le scepticisme en matière de valeurs inaliénables, s’ouvrirait aux aventures les plus risquées et verrait tôt ou tard réapparaître sous de nouvelles formes les spectres les plus effroyables de son histoire. »[98] Et si l’on parle de La crise de la civilisation[99] ou du Déclin de l’Occident[100], ces formules empruntées à des œuvres célèbres, « ne veulent signifier que l’extrême actualité et nécessité du Christ et de l’Évangile. Le sens chrétien de l’homme, image de Dieu[101], selon la théologie grecque si appréciée par Cyrille et Méthode et approfondie par saint Augustin, est la racine des peuples de l’Europe et il faut s’y rapporter avec amour et bonne volonté pour donner la paix et la sérénité à notre époque. C’est seulement ainsi que se découvre le sens humain de l’histoire qui est en réalité « l’histoire du salut ». »[102]
« Pour conjurer cette menace, le rôle du christianisme s’avère encore une fois vital » mais il est sous-entendu qu’à ce travail de redécouverte et de rajeunissement, les catholiques ne sont pas seuls conviés : « A la lumière des nombreux points de rencontre avec les autres religions que le Concile Vatican II a reconnues (cf. décret Nostra aetate), on doit souligner avec force que l’ouverture au Transcendant est une dimension vitale de l’existence. Il est donc essentiel que tous les chrétiens présents dans les différents pays du continent s’engagent à un témoignage renouvelé. »[103] Et nous allons voir que non seulement les diverses confessions chrétiennes sont invitées mais aussi les non chrétiennes et même les incroyants.
Au sujet des diverses confessions chrétiennes, Jean-Paul II souligne que l’unité politique de l’Europe interpelle aussi l’unité des chrétiens et doit renforcer le dialogue œcuménique : « Aujourd’hui se réveille parmi les chrétiens d’Europe une conscience nouvelle de leur responsabilité spécifique dans la construction d’une Europe unie, qui puisse tirer son inspiration et son énergie de cette tradition chrétienne qui unit tous les peuples. On ne doit pas oublier -et moins encore le renier - que la vie de ces peuples, au Nord comme au Sud, à l’Est comme à l’Ouest, est objectivement enracinée dans les valeurs chrétiennes ; et ces valeurs chrétiennes communes peuvent leur rendre la conscience d’appartenir à une unique famille de peuples. Parmi les chrétiens divisés grandit l’exigence profonde de retrouver leur unité historique pour construire ensemble la maison de famille des peuples européens. l’unité des chrétiens est profondément liée à l’unification du continent : c’est notre vocation et notre devoir historique à l’heure présente. »[104] Il intègre l’apport du judaïsme dans la constitution des « racines » de l’Europe : « La civilisation européenne garde […] ses racines profondes près de cette source d’eau vive que sont les Saintes Écritures : Dieu unique s’y révèle comme notre Père et nous engage, par ses commandements, à lui répondre par l’amour, dans le liberté. A l’aube d’un nouveau millénaire, l’Église en annonçant à l’Europe l’Évangile de Jésus-Christ, découvre chaque fois mieux, avec joie, les valeurs communes, soit chrétiennes, soit juives, par lesquelles nous nous reconnaissons comme frères et auxquelles se réfèrent l’histoire, la langue, l’art, la culture des peuples et des nations de ce continent. »[105]
Jean-Paul II insiste aussi sur le devoir de respecter les « croyants des autres religions » et de dialoguer avec eux.[106]
Et c’est très logiquement qu’en de nombreuses occasions, Jean-Paul II va demander une « nouvelle évangélisation » de l’Europe, une « seconde évangélisation » pour « reconstruire les consciences à la lumière de l’Évangile du Christ, cœur de la civilisation européenne »[107]. Une réévangélisation est nécessaire[108] pour revivifier les racines, leur offrir un socle et une justification fondamentaux : « l’évangélisation du continent européen » est certes un « thème complexe, extrêmement complexe » qui doit être abordé « dans un esprit de collaboration fraternelle avec les représentants des Églises et communautés avec lesquelles nous ne sommes pas en pleine unité ». On ne peut éluder la question : « pour l’Europe se pose […] le problème de l’« autoévangélisation » […]. L’Église doit toujours s’évangéliser. L’Europe catholique et chrétienne a besoin de cette évangélisation. Elle doit s’évangéliser elle-même. »[109] La raison a été évoquée plus haut : « Peut-être nulle part ailleurs n’apparaissent aussi clairement que dans notre continent les courants de la négation de la religion, de la « mort de Dieu », de la sécularisation programmée, de l’athéisme militant organisé. »[110] Nous vivons une « crise de la culture dans la mort ou l’affaiblissement des valeurs idéales communes et des principes éthiques et religieux obligatoires pour tous ».[111] Hier, comme aujourd’hui, l’évangélisation est donc nécessaire et sans doute suivant les mêmes vecteurs : « De l’œuvre des saints est née une civilisation européenne fondée sur l’Évangile du Christ et a surgi un ferment pour un authentique humanisme imprégné de valeurs éternelles, tandis que s’enracinait par ailleurs une œuvre de promotion civile sous le signe et dans le respect du primat du spirituel. La perspective ouverte alors par la fermeté de ces témoins de la foi est toujours actuelle et constitue la route idéale pour continuer à construire une Europe pacifique, solidaire, vraiment humaine, et pour dépasser les oppositions et contradictions qui risquent de bouleverser la sérénité des individus et des nations ».[112]
L’action à entreprendre peut se développer à deux niveaux. d’une manière générale, il faut : « faire naître de nouvelles impulsions et de nouvelles forces pour un renouveau global de l’Europe, au plan spirituel, moral et politique, sur un terrain idéal où elle pourrait remplir de manière responsable et efficace la mission spirituelle qui lui revient aujourd’hui au sein de la communauté des peuples ». Et le Pape de préciser : « la mission spirituelle de l’Europe est la mission des Européens et […] sa mission chrétienne est celle des chrétiens d’Europe ».[113] Ce distinguo confirme ce que nous avions pensé précédemment : l’adjectif « spirituel » peut être considéré comme un synonyme de « moral » et, dans ce cas, tous les hommes de bonne volonté, tous les « Européens » doivent se mobiliser. Les chrétiens qui doivent collaborer sans crainte avec tous les « Européens » conscients de l’enjeu, ont une mission identique avec, en plus, une spécificité qui est, dans la mesure du possible, d’ouvrir à la foi c’est-à-dire au seul vrai fondement et à la justification ultime de cette quête « spirituelle » : « les chrétiens peuvent en définitive - personnellement ou, mieux encore, associés à ceux qui ont les mêmes idées qu’eux - apporter les valeurs et les convictions dont ils vivent, en collaboration avec des hommes ayant d’autres visions du monde, en vue de créer un État et une société dignes de l’homme et contribuer ainsi de manière décisive au renouvellement intérieur de l’Europe tout entière. »[114] Tous ont une mission et plus particulièrement « les penseurs, les scientifiques, les artistes, les explorateurs, les inventeurs, les chefs d’État, les apôtres et les saints ».[115]
La nouvelle évangélisation implique un renouveau culturel : « A la veille du troisième millénaire, la mission apostolique de l’Église l’engage à une nouvelle évangélisation où la culture revêt une importance primordiale. […] le nombre de chrétiens augmente mais, dans le même temps, s’accentue la pression d’une culture sans ancrage spirituel. La déchristianisation a engendré des sociétés sans référence à Dieu. Le reflux du marxisme-léninisme athée comme système politique totalitaire en Europe est loin de résoudre les drames qu’il a provoqués en trois quarts de siècle. Tous ceux que ce système totalitaire a touchés d’une manière ou d’une autre, ses responsables et ses partisans comme ses opposants les plus irréductibles, sont devenus ses victimes. Ceux qui ont sacrifié à l’utopie communiste leur famille, leurs énergies et leur dignité prennent conscience d’avoir été entraînés dans un mensonge qui a très profondément blessé la nature humaine. les autres retrouvent une liberté à laquelle ils n’ont pas été préparés et dont l’usage reste hypothétique, car ils vivent dans des conditions politiques, sociales et économiques précaires, et connaissent une situation culturelle confuse, avec le réveil sanglant des antagonismes nationalistes. […] Le vide spirituel qui mine la société est d’abord un vide culturel, et c’est la conscience morale, renouvelée par l’Évangile du Christ, qui peut vraiment le combler. »[116]
L’unité dans la diversité
« Faire l’Europe », ce sont des « racines » communes, redécouvertes et revivifiées mais c’est aussi une manière de faire l’unité dans la diversité, « sans nivellement appauvrissant »[117],
de construire un ensemble où les nations gardent aussi leur âme, leurs racines particulières, « une vaste communauté diverse mais unie ».[118]
Il s’agit de respecter « le caractère original de chaque région, mais en retrouvant dans ses racines un esprit commun »[119] .
Fils de la Pologne qui a résisté à l’uniformité communiste, il sait le prix et la force d’une personnalité culturelle, de la « nation » comme il l’a montré dans son Discours à l’Unesco[120]. Il ne s’agit en aucun cas d’une réhabilitation du nationalisme : Jean-Paul II, comme ses prédécesseurs, a dénoncé « les nationalismes exagérés au lieu de l’authentique amour de la patrie »[121]. Mais il a constaté que « la violation des droits de l’homme va de pair avec la violation des droits de la nation, avec laquelle l’homme est uni par des liens organiques, comme une famille agrandie ».[122] « On ne peut comprendre l’homme en dehors de cette communauté qu’est la nation, il est naturel qu’elle ne soit pas l’unique communauté, toutefois elle est une communauté particulière, peut-être la plus intimement liée à la famille, la plus importante pour l’histoire spirituelle de l’homme. »[123].
Vu l’importance de cette nation, dans la construction européenne, s’imposent « les questions essentielles : comment accéder à une fraternité élargie, sans rien perdre des traditions valables propres à chaque pays ou région ? Comment développer les structures de coordination sans diminuer la responsabilité à la base ou dans les corps intermédiaires ? Comment permettre aux individus, aux familles, aux communautés locales, aux peuples d’exercer leurs droits et leurs devoirs, en s’ouvrant, à l’intérieur de cette Communauté européenne et face au reste du monde, en particulier au reste de l’Europe et aux pays les plus démunis, à un bien commun plus large et à une plus grande harmonie ? »[124]
Appliquant le vieux et sacré principe de subsidiarité[125], il faut »…accéder à une fraternité élargie, sans rien perdre des traditions valables propres à chaque pays ou région […] développer les structures de coordination sans diminuer la responsabilité à la base ou dans les corps intermédiaires […] permettre aux individus, aux familles, aux communautés locales, aux peuples d’exercer leurs droits et leurs devoirs »[126] . La diversité est précieuse et légitime et, dans le cas de l’Europe, elle renvoie à un substrat identique, au fond chrétien.[127] Certes, et « plus que jamais l’Europe a besoin de retrouver son identité spirituelle, incompréhensible sans le christianisme. » Mais, « le christianisme n’est pas quelque chose qui vient en supplément, quelque chose d’étranger à la conscience européenne : à cette conscience qui constitue le tissu conjonctif profond et véritable du Vieux Continent, sous-jacent à la légitime diversité des peuples, des cultures et des histoires. le christianisme, l’annonce de l’Évangile, est à l’origine de cette conscience, de cette unité spirituelle. »[128]
La preuve est faite, en Europe, qu’« une multiplicité d’ethnies peut coexister sur un territoire limité, […] les tensions ainsi créées stimulent la créativité, donnant lieu à une unité dans la multiplicité ». Une fois encore, « ce qui a permis au continent européen de trouver cette unité dans la multiplicité, c’est avant tout la propagation d’une seule et même foi chrétienne » grâce aux missionnaires et aux pèlerins. « La Communauté culturelle du continent européen, qui continue à exister en dépit de toutes les crises et scissions, ne s’explique pas, si on fait abstraction de la teneur du message chrétien. Amalgamé à la spiritualité antique, celui-ci forme un patrimoine commun auquel l’Europe doit sa richesse et sa vigueur, l’épanouissement des arts et des sciences, de la formation et de la recherche, de la philosophie et de la spiritualité. Dans le contexte des croyances chrétiennes, la vision chrétienne de l’homme a marqué d’une façon toute particulière la civilisation européenne. La conviction de ce que l’homme a été créé à l’image de Dieu et qu’il a été racheté par Jésus-Christ, fils de Dieu, a solidement enraciné dans l’histoire du salut la considération et la dignité de la personne humaine, le respect du droit de la personne humaine au libre épanouissement dans la solidarité avec les autres hommes. Il était donc logique que les droits généraux de l’homme aient été formulés et proclamés d’abord en Occident. »[129]
En bref, « le christianisme a été pour notre Continent un facteur primordial d’unité entre les peuples et les cultures et de promotion intégrale de l’homme et de ses droits. »[130] Cette capacité manifestée par le christianisme de créer l’unité dans la diversité reste indispensable et urgente à une époque « caractérisée par une nouvelle phase du processus d’intégration européenne et par sa forte évolution dans un sens multi-ethnique et multi-culturel ».[131]
Malgré les conflits sanglants et les crises spirituelles, « on doit affirmer que l’identité européenne est incompréhensible sans le christianisme et que c’est précisément en lui que se trouvent ces racines communes qui ont permis la maturation de la civilisation d’un continent, de sa culture, de son dynamisme, de son esprit d’entreprise, de sa capacité d’expansion constructive, y compris dans les autres continents ; en un mot, tout ce qui constitue sa gloire.[…] Et de nos jours encore, l’âme de l’Europe reste unie car, en plus de son origine commune, elle possède des valeurs chrétiennes et humaines identiques, comme la dignité de la personne humaine, le sens profond de la justice et de la liberté, l’application au travail, l’esprit d’initiative, l’amour de la famille, le respect de la vie, la tolérance et le désir de coopération et de paix, toutes valeurs qui la caractérisent ».[132] La diversité des opinions n’'est pas un obstacle à la recherche d’une unité : « Nous chrétiens, proclamons ouvertement l’Évangile de Jésus-Christ, mais nous n’imposons notre foi ou nos convictions à personne. Nous reconnaissons qu’il n’y a pas d’unanimité sur la façon dont les droits de l’homme se fondent philosophiquement. Néanmoins nous sommes tous appelés à défendre tout être humain, sujet de droits inaliénables et à travailler parmi nos contemporains, pour obtenir un consentement unanime sur l’existence et la substance de ces droits humains. »[133] Et l’Église a un rôle capital à jouer : « l’Église ne peut renoncer à proclamer la vérité sur le caractère intégral des valeurs humaines fondamentales, car si l’on ne retient que certaines d’entre elles, cela peut miner les fondements de l’ordre social. Même les Etas pluralistes ne peuvent pas renoncer aux normes éthiques dans leur législation et dans la vie publique, spécialement lorsque le bien essentiel qu’est la vie de l’homme depuis le moment de sa conception jusqu’à sa mort naturelle exige une protection ».[134]
Jean-Paul II va même plus loin. En parlant de l’Europe devant le Corps diplomatique, il rappelle ce qu’il était écrit dans Gaudium et spes [135] « Comme, de par sa mission et sa nature, l’Église n’est liée à aucune forme particulière de culture, ni à aucun système politique, économique ou social, par cette universalité même, elle peut être un lien très étroit entre les différentes communautés humaines et entre les différentes nations, pourvu que celles-ci lui fassent confiance et lui reconnaissent en fait une authentique liberté pour l’accomplissement de sa mission. »[136] On peut en conclut que même si le christianisme n’avait pas été le substrat historique de l’Europe, il aurait par nature été l’instrument idéal de l’unification. Dès lors, il aurait un rôle semblable à jouer sur les autres continents ou régions du monde en quête de regroupement, comme dans l’ensemble de la planète.
L’Europe ouverte sur le monde
Revenons à la question initiale : « pourquoi faire l’Europe ? ». Pour en faire une citadelle ? Un univers protégé et clos ?[137]
Tel n’était pas l’esprit des fondateurs. Konrad Adenauer déclarait en avril 1951: « le pool charbon-acier n’est constitué ni pour séparer l’Europe du reste du monde, ni pour étendre l’égoïsme national à des limites continentales ».
Jean-Paul II rappelle un grand principe : »…il y a un bien commun de la communauté internationale que les pays d’Europe doivent aussi rechercher, avec courage, sens de l’équité et désintéressement… »[138]. La vocation de l’Europe, conformément à son passé, est claire : l’Europe doit continuer à se montrer ouverte et exemplaire. »[139] En effet, elle « a un rôle à jouer dans les événements humains du troisième millénaire : elle qui a tant contribué au progrès humain au cours des siècles passés pourra être demain encore un phare lumineux de civilisation pour le monde, si elle sait puiser à nouveau, dans la concorde et l’harmonie, à ses sources originaires : le meilleur humanisme classique, élevé et enrichi par la Révélation chrétienne. »[140] Il invite donc l’Europe, par exemple, à s’ouvrir « aux pays les plus démunis, à un bien commun plus large et à une plus grande harmonie […] »[141] d’ailleurs, « l’Europe a le sentiment vague, presque inconscient, qu’elle a des obligations envers les peuples qui la composent et le reste de la famille humaine. Pour relever le défi de remplir ses obligations, l’Europe a besoin de redécouvrir son identité la plus profonde. Elle a besoin de surmonter toute répugnance ; quelle qu’elle soit, pour reconnaître le patrimoine commun et la civilisation de ses peuples, divisés comme ils le sont par des frontières physiques, politiques et idéologiques, mais unis par les liens d’une culture qui, véritablement, les embrasse tous. »[142]
Cet appel à l’ouverture et à l’attention au reste du monde n’oblitère pas le mal que l’Europe a pu commettre à travers l’histoire dans certaines parties du monde mais il n’empêche qu’elle a joué aussi un rôle positif qu’elle peut poursuivre : « Pendant des siècles, l’Europe a joué un rôle considérable dans les autres parties du monde. On doit admettre qu’elle n’a pas toujours mis le meilleur d’elle-même dans sa rencontre avec les autres civilisations, mais personne ne peut contester qu’elle a fait partager heureusement beaucoup des valeurs qu’elle avait longuement mûries. » Sa mission est d’« animer et favoriser les rapports Nord-Sud. Il y a, en effet, dans le cadre de la solidarité universelle, une responsabilité de l’Europe à l’égard de cette partie du monde. » Ne serait-ce que dans l’accueil des immigrés et des réfugiés.[143]
Dans trois domaines, l’Europe « devrait reprendre un rôle de phare dans la civilisation mondiale » : « d’abord, réconcilier l’homme avec la création » c’est-à-dire « préserver l’intégrité de la nature ». « Ensuite, réconcilier l’homme avec son semblable », c’est-à-dire s’accepter les uns les autres dans la diversité et être accueillant à l’étranger, au réfugié, comme on vient de le rappeler. « Enfin, réconcilier l’homme avec lui-même », c’est-à-dire « travailler à reconstituer une vision intégrée et complète de l’homme et du monde » contre les « cultures du soupçon et de la déshumanisation », en faveur d’une vision de la science, de la technique, de l’art qui « n’excluent pas, mais appellent la foi en Dieu ».[144] Il n’y a là nulle arrogance de la part des chrétiens. Lorsqu’ils défendent et proposent les richesses de leur passé qui sont les richesses de leur présent, leur volonté est de servir pour le mieux-être de leurs contemporains.[145]
Les dossiers urgents
A l’intérieur, l’Europe devrait, dans le cadre général de la protection des droits de l’homme, se consacrer prioritairement à la santé de la famille. Le devoir de l’Église étant évidemment de veiller sur le mariage[146] et la famille : « Ce devoir premier de l’Église doit s’exprimer clairement dans une culture européenne encore marquée par des valeurs humaines et chrétiennes authentiques, mais trop souvent obscurcies par des déviations dues soit à des conceptions erronées, soit à un laisser-aller moral. »[147] Il faut « redonner à la famille sa valeur », déstabilisée qu’elle est par des facteurs économiques, des « conceptions qui dévalorisent l’amour ». Il faut rendre à la famille « sa valeur d’élément premier dans la vie sociale » , veiller à sa stabilité, y assurer l’accueil de la vie, le respect de la vie de la conception « jusqu’aux stades ultimes de la maladie ou aux états les plus graves d’obscurcissement des facultés mentales », le respect aussi de la filiation naturelle. « La famille comme telle, rappellera la pape, est un sujet de droits » et il est souhaitable que l’Institution place « des bornes d’ordre éthique à l’action de l’homme sur l’homme ».[148]
d’autres chantiers importants attendent les Européens : ils ont à « promouvoir la dignité de tous les travailleurs » et la solidarité, réagir à la crise de l’emploi, lutter contre les zones de pauvreté.[149]
L’éducation est un autre chantier à ne pas négliger : il faut favoriser le progrès de l’éducation « dans le cadre de la vérité intégrale de l’homme », préserver, « transmettre, confier, les témoins d’une culture vivante, les œuvres, les découvertes et les expériences qui ont progressivement contribué à façonner l’homme en Europe. »[150]
La tristesse du Pape
Jean-Paul II ne s’est-il pas fait quelques illusions et n’a-t-il pas été déçu par l’évolution de l’Europe ? Illusion lorsqu’il affirme que « l’Europe, par nécessité, cherche à redéfinir son identité par-delà les systèmes politiques et les alliances militaires. Et elle redécouvre un continent de culture, une terre irriguée par la foi chrétienne millénaire et, en même temps, nourrie d’un humanisme séculier, traversé par des courants contradictoires. »[151]
S’il a pu se réjouir du déclin « de la division de l’Europe et du monde en deux camps idéologiques opposés », de la course aux armements, de « l’enferment du monde communiste en une société close », force est, pour le Saint-Père, de constater que des maux dénoncés au début de son pontificat, persistent parfois sous une autre forme[152] et gangrènent encore le continent après la chute du communisme.[153] Certes, « un demi-siècle de séparation a pris fin », les deux parties de l’Europe sont réunies mais, lucide, il dira : « on a vu, et parfois d’une manière très douloureuse, que la récupération du droit à l’autodétermination et l’élargissement des libertés politiques et économiques ne sont pas suffisants pour la reconstruction de l’unité européenne ». Le pape évoque non seulement l’ancienne Yougoslavie mais aussi l’Albanie et « l’énorme poids » qui pèse sur les sociétés qui se sont libérées du communisme. « Il ne doit pas advenir qu’après la chute d’un mur, visible, un autre le remplace, celui-là invisible, pour continuer à diviser notre continent : le mur qui passe à travers le cœur des hommes. C’est un mur fait de peur et d’agressivité, de manque de compréhension pour les hommes d’origine différente, de couleur de peau différente, de convictions religieuses différentes. C’est le mur de l’égoïsme politique et économique, de l’affaiblissement de la sensibilité en ce qui concerne la valeur de la vie humaine et la dignité de tout homme. Même les succès indiscutables de la période récente dans les domaines économique, politique et social ne cachent pas l’existence de ce mur. Son ombre s’étend sur toute l’Europe. Le but ultime qu’est l’unité authentique du continent européen est encore lointain. »[154]
Il se rend compte que « rien n’est jamais définitivement acquis. […] Des rivalités séculaires peuvent toujours resurgir, des conflits entre minorités ethniques s’enflammer de nouveau, des nationalismes s’exacerber. Voilà pourquoi, il est nécessaire qu’une Europe, conçue comme une « communauté de nations », s’affermisse sur la base des principes si opportunément adoptés à Helsinki, en 1975, par la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) ». Malheureusement : « les démocraties occidentales n’ont pas su user de la liberté conquise naguère au prix de durs sacrifices. On ne peut que regretter l’absence délibérée de toute référence morale transcendante dans la gestion des sociétés dites « développées ». A côté d’élans généreux de solidarité, d’un souci réel de la promotion de la justice et d’une préoccupation constante du respect effectif des droits de l’homme, force est de constater la présence et la diffusion de contre-valeurs telles que l’égoïsme, l’hédonisme, le racisme et le matérialisme pratique. »[155]
Dans l’ensemble de l’Europe, en 1992, il déplore la persistance de « divisions exaspérées », la « résurgence de certains nationalismes », la « tentation du repli sur soi » et « un processus de développement qui fait de la concurrence la loi suprême ». Alors que l’on croyait que la construction européenne était un gage de paix, une nouvelle guerre a éclaté en ex-Yougoslavie ![156] Quelques semaines plus tard, devant le Corps diplomatique, il brosse un bien triste portrait du continent alors que fait encore rage la guerre en Bosnie-Herzégovine : « Toute l’Europe en est humiliée. Ses institutions déconsidérées. Tous les efforts de paix des années récentes sont comme anéantis. Après le désastre des deux dernières guerres mondiales qui avaient germé en Europe, il avait été convenu que plus jamais les États ne prendraient les armes et n’en favoriseraient l’usage pour résoudre leurs différends internes ou mutuels. la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe (CSCE) a même élaboré des principes et un code de conduite, adoptés par consensus par tous les États participants. Or, sous nos yeux, ces principes et les engagements qui en découlent sont systématiquement transgressés. le droit humanitaire, conquête laborieuse de ce siècle, n’est plus respecté. les principes les plus élémentaires régissant la vie en société sont bafoués par de véritables hordes qui sèment la terreur et la mort. Comment ne pas songer […] à ces enfants à tout jamais marqués par le spectacle de tant d’horreur ? A ces familles séparées et jetées sur les routes, dépossédées et sans ressources ? A ces femmes déshonorées ? A ces personnes enfermées et maltraitées dans des camps que l’on croyait à jamais disparus ? […] La communauté internationale devrait montrer davantage sa volonté politique de ne pas accepter l’agression et la conquête territoriale par la force, ni l’aberration de la « purification ethnique ». Et ce n’est pas tout ! Il constate que « l’Europe [est] tiraillée entre l’intégration communautaire et la tentation de la désintégration nationaliste et ethnique… »[157]. Un an plus tard, rien n’a changé en ex-Yougoslavie et le Pape dénonce avec force les guerres fratricides, « le racisme et le nationalisme les plus primitifs », les « tortionnaires sans morale ». Revenant encore sur les « nationalismes exacerbés », il rappellera l’encyclique Mit brennender Sorge en disant : « nous nous trouvons face à un nouveau paganisme ».[158]
Le Pape avouera même sa « détresse » devant la guerre en ex-Yougoslavie, les exactions et les déportations qu’elle entraîne toujours alimentées par le nationalisme et le racisme.[159]
Il n’y a pas que la guerre qui met à mal le rêve européen : « le développement économique et le processus d’intégration européenne, qui semblaient devoir s’étendre progressivement, ont subi de douloureux temps d’arrêt, alors que se faisait toujours plus pesante, dans toute l’Europe, la plaie du chômage. »[160]
Et, d’une manière générale, Jean-Paul II relèvera encore que l’Europe « est traversée, en notre siècle, par de forts courants de « contre-évangélisation ». Même si ces courants ont aujourd’hui diminué dans leur forme la plus radicale, ils n’ont pas complètement cessé d’agir, surtout dans le domaine des principes, y compris d’une façon systématique. »[161] L’homme européen, [est] largement tenté par le relativisme et une permissivité qui finissent par supprimer toute frontière objective entre le bien et le mal, étouffant la voix même de la conscience ».[162]
Il déplore « la tendance à séparer les droits humains de leur fondement anthropologique - c’est-à-dire de la vision de la personne humaine originaire de la culture européenne - est fondamentale. » Et que dire de la « tendance à interpréter les droits uniquement dans une perspective individualiste, en faisant peu de cas du rôle de la famille comme « noyau fondamental de la société » (Déclaration universelle des Droits de l’Homme, art. 16). » A ce point de vue, « il est également paradoxal que, d’un côté, le besoin de respecter les droits humains soit fortement affirmé alors que, d’autre part, le plus fondamental d’entre eux - le droit à la vie - est nié. » Le Conseil de l’Europe a éliminé « la peine de mort de la législation de la grande majorité de ses États-membres ». Le pape, « tout en se réjouissant de cette noble conquête et dans l’attente qu’elle s’étende au reste du monde, […] forme des vœux fervents afin que l’on parvienne au plus tôt à comprendre également qu’une grave injustice est commise lorsqu’une vie innocente n’est pas sauvegardée dans le sein de la mère. » [163]
Le pape dira[164] sa « tristesse » devant « la résolution approuvée par le Parlement européen » : « Elle n’a pas simplement pris la défense des personnes à tendances homosexuelles, refusant d’injustes discriminations à leur égard. Sur ce point, l’Église elle aussi est d’accord, et même elle l’approuve, elle le fait sien, car toute personne est digne de respect. Ce qui n’est pas admissible moralement, c’est l’approbation juridique de la pratique homosexuelle ».[165]
Autre sujet de déception pour le pape : l’absence de référence officielle à Dieu. « L’Union européenne a entrepris de formuler une « Charte des droits fondamentaux » et cet effort est une tentative de synthétiser d’une manière nouvelle, au début du nouveau millénaire, les valeurs fondamentales dont doit s’inspirer le « vivre-ensemble » des peuples européens. L’Église a suivi avec une vive attention les diverses phases de l’élaboration de ce document. A ce propos, je ne peux pas cacher ma déception de ce qu’aucune référence à Dieu n’ait été insérée dans le texte de la Charte, à Dieu en qui se trouve la source suprême de la dignité de la personne humaine et de ses droits fondamentaux. On ne peut oublier que ce fuit la négation de Dieu et de ses commandements qui créa, au siècle passé, la tyrannie des idoles, qui s’est exprimée par la glorification d’une race, d’une classe, de l’État, de la nation, d’un parti, à la place de la glorification du Dieu vivant et vari. C’est bien à la lumière des malheurs qui se sont déversés sur le XXe siècle que l’on comprend combien les droits de Dieu et de l’homme s’affirment ou tombent ensemble. »[166]
L’espoir, malgré tout
Mais il ne perdra jamais courage ni espoir devant les malheurs et les trahisons de l’Europe qui, malgré tout, qu’elle le veuille ou non, reste marquée par le christianisme.[167] Inlassablement, jusqu’à sa mort, il réaffirmera la nécessité vitale des valeurs qui ont fait l’Europe et qui doivent la « faire ».[168]
Devant le déchirement de l’ex-Yougoslavie, il indiquera le chemin de la paix : « Certes il convient de reconnaître les aspirations légitimes des personnes et des peuples à la liberté ; mais il est urgent que, aujourd’hui comme hier, tous prennent conscience de leurs devoirs autant que de leurs droits, et qu’ils donnent la priorité à la solidarité pour la construction d’une véritable société de nations. » La « réconciliation » est toujours possible à partir de « valeurs morales et religieuses »[169] Il rappellera que « C’est la force de l’Europe de pouvoir unir des peuples, dans le respect légitime des souverainetés nationales et des cultures spécifiques, par la coopération dans les multiples domaines de la vie commune, ainsi que dans le développement de la solidarité et de la charité. En s’engageant résolument dans cette voie, l’Europe ouvrira la voie à une ère de paix sur l’ensemble du continent. »[170]
Devant la déliquescence morale de l’Europe, la mission sera de « mettre courageusement en évidence les normes morales qui expriment dans les situations concrètes de la vie la vérité sur l’homme, créé à l’image de Dieu : ce n’est que par leur respect intégral qu’il est possible de parvenir à une authentique liberté et à une solidarité effective. » Il est important de « donner un espace adéquat, dans la nouvelle évangélisation, à l’enseignement social de l’Église ». C’est « une exigence toujours plus urgente. »[171] Alors que l’avortement et l’euthanasie se banalisent en Europe, le Pape affirmera: « un des objectifs de mon pontificat est de construire une « culture de la vie » destinée à s’opposer à la « culture de la mort » « .[172]
Plus précisément encore, Jean-Paul II expliquera la nécessité de réfléchir aux principes fondamentaux car « la recherche de la liberté, de la vérité et de la communion […] constitue, comme l’a dit la Déclaration finale du Synode (n° 4), « l’aspiration la plus profonde, la plus ancienne et durable de l’humanisme européen […]. « Les rapports entre liberté et vérité, et entre liberté et solidarité, ne doivent pas être conçus en termes d’antithèses réciproques, comme cela s’est trop souvent passé et se passe encore dans la culture européenne, mais d’intime connexion et de nécessaire corrélation. On ne peut jamais perdre de vue le principe et le centre vivant de la vérité, de la liberté et de la communion, qui est la personne de Jésus-Christ. » [173] C’est à ce niveau-là que l’évangélisation doit porter son effort : « C’est l’heure de la vérité pour l’Europe. les murs se sont écroulés, les rideaux de fer n’existent plus, mais le défi sur le sens de la vie et la valeur de la liberté demeure plus fort que jamais dans l’intimité des intelligences et des consciences. » A ce niveau-là, les consciences comme les cultures peuvent s’éveiller et révéler les richesses qu’elles contiennent. le christianisme jouant ici le rôle de révélateur : « Toute rencontre authentique de l’Évangile avec une culture déterminée comprend un processus de purification et de développement qui en révèle, au fur et à mesure que le temps s’écoule, les potentialités cachées. »[174]
Jean-Paul II s’inscrit aussi en faux contre la tendance du « monde » à vouloir confiner le message chrétien ou, plus largement, religieux, dans la sphère privée[175]. Il faut, au contraire, redécouvrir « la dimension communautaire et publique de la foi. Puisse ne pas se renouveler l’erreur de ceux qui, voulant construire un monde sans Dieu, n’ont réalisé qu’une société contre l’homme. Dans ce but, l’apport de tous les croyants est nécessaire, pour que, par un effort commun, ils soient les témoins de la primauté de Dieu dans leur vie et qu’ils proclament par tous les moyens que « si le Seigneur ne construit pas la maison, c’est en vain que peinent les maçons » (Ps 126, 1). »[176]
A des hommes politiques chrétiens, il rappellera l’exemple des fondateurs. La foi chrétienne a été « la source du courage de ceux qu’on appelle les pères de l’Europe, dont quelques-uns ont appartenu à votre famille politique ». Il leur fallait « une vison profonde de l’homme et de la société, et un courage hors du commun pour proposer à leurs peuples -qu’ils soient sortis de la guerre vainqueurs ou vaincus - d’établir des relations nouvelles placées sous le signe d’une compréhension mutuelle et d’adopter un idéal européen, tout en soulignant l’importance pour chaque homme d’appartenir à une nation ». Pour poursuivre leur œuvre, « le dialogue et l’estime réciproque sont essentiels à la construction de la paix du continent et au dynamisme de chaque nation. » Ce qui « exige beaucoup d’efforts et de sacrifices de la part des différentes nations de l’Union. » En effet, « l’édification de l’Union européenne suppose avant tout le respect de toute personne et des différentes communautés humaines, faisant droit à leurs dimensions spirituelle, culturelle et sociale. » Il ne faut pas oublier que « les chrétiens ont largement contribué à former la conscience et la culture européennes ». Et « si l’Europe se construit en écartant la dimension transcendante de la personne, en particulier si elle refuse de reconnaître à la foi au Christ et au message évangélique leur force d’inspiration, elle perd une grande partie de son fondement. lorsque la symbolique chrétienne est bafouée et lorsque Dieu est écarté de la construction humaine, cette dernière est fragilisée, ca elle manque de bases anthropologiques et spirituelles. En outre, sans référence à la dimension transcendante, la démarche politique se réduit souvent à une idéologie. A l’inverse, ceux qui ont une vision chrétienne de la politique sont attentifs à l’expérience personnelle de la foi en Dieu chez leurs contemporains ; ils inscrivent leur démarche dans un projet qui place l’homme au centre de la société et ils ont conscience que leur engagement est un service de leurs frères, dont ils sont responsables devant le Maître de l’histoire.[…] L’amour d’autrui suscite des attitudes fraternelles et des relations solides entre les personnes et les peuples, pour que les principes du bien commun, de la solidarité et de la justice conduisent à un partage équitable du travail et des richesses, à l’intérieur de l’Union comme avec les pays qui ont besoin d’aide ; il faut une motivation spirituelle généreuse pour que l’Europe reste un continent ouvert et accueillant, et pour que la dignité de nos frères ne soit pas bafouée, car la raison d’être de la société est de permettre à chacun de mener « une vie véritablement humaine » (Jacques Maritain, L’homme et l’État, p.11). »[177]
Il ne faut pas compter seulement sur les moyens humains : « Il est donc urgent qu’un grand mouvement de prière traverse les communautés ecclésiales du continent européen, en s’opposant au vent du sécularisme qui promeut et privilégie les moyens humains, l’efficacité à tout prix et une vision pragmatique de la vie. »[178]
On ne fera jamais l’Europe sans la nouvelle évangélisation souhaitée depuis le début du pontificat, une réévangélisation profonde et respectueuse qui touche les consciences et les sociétés : Il n’y aura pas d’unité de l’Europe tant qu’elle ne sera pas fondée sur l’unité de l’esprit. Ce fondement très profond de l’unité fut apporté à l’Europe et renforcé tout au long des siècles par le christianisme avec son Évangile, sa compréhension de l’homme et sa contribution au développement de l’histoire des peuples et des nations. cela ne signifie nullement que le christianisme veuille s’approprier l’histoire. L’histoire de l’Europe est en effet un grand fleuve dans lequel se versent de nombreux affluents, et la diversité des traditions et des cultures qui la forment est sa grande richesse. les fondements de l’identité de l’Europe sont construits sur le christianisme. Et le manque actuel d’unité spirituelle de l’Europe vient principalement de la crise de cette autoconscience chrétienne. » C’est le Christ qui « a révélé à l’homme sa dignité » Il en est aussi le « garant ». Les saints patrons de l’Europe, les missionnaires[179] ont introduit cette révélation dans la culture européenne : « Cette Bonne Nouvelle, les murs des églises, des abbayes, des hôpitaux et des universités la redisent. les livres, les sculptures et les peintures la proclamaient, les poésies et les œuvres des compositeurs l’annonçaient. C’est sur l’Évangile que reposaient les fondements de l’unité spirituelle de l’Europe.[…] Sans le Christ, il est impossible de comprendre l’homme. Aussi le mur qui se dresse aujourd’hui dans les cœurs, le mur qui divise l’Europe, ne sera-t-il pas abattu sans un retour à l’Évangile. Sans le Christ, en effet, il n’est pas possible de construire une unité durable. On ne peut la faire en se séparant des racines à partir desquelles les pays de l’Europe ont grandi, en se séparant de la grande richesse culturelle des siècles passés. Comment peut-on construire une « maison commune » pour toute l’Europe si elle n’est pas construite avec les briques que sont les consciences des hommes, cuites au feu de l’Évangile, unies par le lien d’un amour social solidaire, fruit de l’amour de Dieu ? » [180]
Le travail qui reste à accomplir est immense : ce qui reste à accomplir: « ne laisser aucune nation, pas même la moins puissante, en dehors de l’ensemble » ; « le renforcement des institutions démocratiques, le développement de l’économie, les coopérations internationales n’atteignent leur vrai but que s’ils garantissent une prospérité suffisante pour que l’homme puisse développer toutes les dimensions de sa personnalité […] créer les conditions d’une généreuse solidarité qui n’abandonne aucun citoyen au bord de la route, de permettre à chacun d’accéder à la culture, de reconnaître et de mettre en pratique les plus hautes valeurs humaines et spirituelles, de professer et de partager ses propres convictions religieuses. En avançant le long de ces voies, le continent européen renforcera sa cohésion, se montrera fidèle à ceux qui ont jeté les bases de sa culture et répondra à sa vocation séculaire dans le monde. »[181] Et encore : faire « obstacle aux réseaux occultes qui veulent profiter du grand marché européen pour blanchir l’argent de toute sorte de trafics qui sont indignes de l’homme, en particulier dans le domaine de la drogue, du commerce des armes et de l’exploitation des personnes, spécialement des femmes et des enfants. Les ressources, les richesses et les fruits de la croissance sur le continent, doivent pouvoir être affectés avant tout aux plus pauvres dans les différents pays, aux nations qui ont besoin de se développer davantage et qui sont actuellement encore marquées par les conséquences de la régression économique et des fluctuations des marchés financiers. » Les défis ne manquent pas : « la lutte contre le chômage, la protection de l’environnement », etc. Surtout « que la construction européenne ne soit pas d’abord une communauté d’intérêt, mais une communauté fondée sur des valeurs et sur la confiance mutuelle, plaçant l’homme au centre de tous les combats. » Pour cela, « développer toujours davantage chez nos contemporains une conscience européenne qui, prenant en compte les racines des peuples, les mobilisent pour qu’ils constituent une communauté de destin, grâce à une volonté politique qui s’attache à unir les peuples.. Une telle perspective ne pourra advenir que si l’on privilégie une vison globale de l’homme et de la société [….] ».[182]
Plus radicalement, il est indispensable de « réaffirmer le caractère non absolu des institutions politiques et des pouvoirs publics, précisément en raison de l’' « appartenance » prioritaire et innée de la personne humaine à Dieu. » Sans cela, « on risquerait de légitimer les orientations du laïcisme et de la sécularisation agnostique et athée qui conduisent à l’exclusion de Dieu et de la loi morale naturelle dans les divers domaines de l’existence humaine. » « La coexistence civile » en serait menacée « Doivent également être reconnus et sauvegardés l’identité spécifique et le rôle social de l’Église et des confessions religieuses. » Il faut donc « réagir à la tentation d’édifier la coexistence européenne en excluant la contribution des communautés religieuses, la richesse de leur message, de leur action et de leur témoignage : cela ôterait, entre autres, au processus de construction européenne des énergies importantes pour la fondation éthique et culturelle de la coexistence civile. »[183]
L’Europe demain
Dans un de ses derniers discours, Jean-Paul II nous livre son rêve d’Europe : « « Quelle est l’Europe dont on devrait rêver aujourd’hui ? […] une Europe sans nationalismes égoïstes, dans laquelle les nations sont considérées come les centres vivants d’une richesse culturelle qui mérite d’être protégée et promue au bénéfice de tous. […] une Europe dans laquelle les conquêtes de la science, de l’économie et du bien-être social ne sont pas orientées vers un consumérisme privé de sens, mais sont aux service de chaque homme dans le besoin et de l’aide solidaire pour les pays qui cherchent à atteindre l’objectif de la sécurité sociale. […] une Europe dont l’unité se fonde sur la véritable liberté. la liberté de religion et les libertés sociales murissent comme des fruits précieux sur l’humus du christianisme. Il n’ya pas de responsabilité sans liberté : ni devant Dieu, ni devant les hommes. […] une Europe unie grâce à l’engagement des jeunes » à condition que la famille se présente « comme une institution ouverte à la vie et à l’amour désintéressé […]. Une famille dont les personnes âgées font également partie intégrante en vue de ce qui est le plus important : la transmission active des valeurs et du sens de la vie. […] une entité politique, mais plus encore spirituelle, dans laquelle les hommes politiques chrétiens de tous les pays agissent dans la conscience des richesses humaines que la foi porte en elle […]. » [184]
Déjà le 7 juillet 1952, en la fête précisément de Saints Cyrille et Méthode, Pie XII adressait à tous les peuples de Russie une lettre apostolique déjà citée. Il y évoque le temps où « la chrétienté orientale et l’occidentale étaient unies sous l’autorité du Pontife romain, comme Chef Suprême de toute l’Église ». Dans son Radio-message de Noël 1950, il affirmait déjà : « Orient et Occident ne représentent pas des principes opposés, mais participent à un commun héritage ».
(cf. http://www.koerber-stiftung.de/internationale-politik/bergedorfer-gespraechskreis/portraet.html).
Il semble sûr évidemment que Gorbatchev et Adenauer ne donnaient le même sens à l’expression « maison commune ». Ainsi l’ambassadeur d’URSS à Bruxelles, Félix Petrovitch Bogdanov dans une conférence intitulée « La maison commune européenne » (dans le cadre des « Conférences de Bruxelles », le lundi 19 mars 1990), précisa que la vraie dimension de la maison commune allait de Vladivostock à San Francisco ! De son côté, Mme Natalia Doubinina, de l’Institut de l’Europe et de l’Académie des sciences, interrogée sur la « maison commune », dans le cadre d’un colloque (« Réalités européennes du présent », 5 et 6 octobre 1990) expliqua avec beaucoup de loyauté intellectuelle que le concept de M. Gorbatchev restait un « cadre », volontairement encore très vague, et que cette nouvelle approche constituait essentiellement, à ce stade, un « appel aux Européens ». (link:http://www.cvce.eu/obj/"la_maison_commune_recherche_de_paternite"_dans_la_libre_belgique_14_mars_1991- fr-c8fbc2d3-a88c-46c4-8507-88138ddbf926.html).
V. Soloviev est un philosophe et un poète russe (1853-1900) qui donnait à la Pologne la mission de servir le catholicisme. Jean-Paul II cite son nom parmi d’autres auteurs in Discours aux membres d’un Colloque international, 6 novembre 1981, ( DC n° 1819, 6 décembre 1981, p. 1055).
« si le substrat religieux et chrétien de ce continent devait en venir à être marginalisé dans son rôle d’inspirateur de l’éthique et dans son efficacité sociale, c’est non seulement tout l’héritage du passé européen qui serait nié, mais c’est encore un avenir digne de l’homme européen -[…] de tout homme européen, croyant ou incroyant - qui serait compromis. »
« Face aux différentes solutions possibles de ce « processus » européen complexe et important, l’Église » n’a pas « qualité pour exprimer une préférence de l’une ou l’autre solution institutionnelle ou constitutionnelle » et respecte « l’autonomie légitime de l’ordre démocratique (CA 47).[…] Dans le même temps, […] elle ne peut rester indifférente face aux valeurs qui inspirent les divers choix institutionnels. » (Message aux participants au Congrès européen « Vers une constitution européenne ? », 20 juin 2002, in DC n° 2283, 5 janvier 2003, pp. 22-24).
« L’identité européenne n’est pas une réalité facile à cerner. Les sources lointaines de cette civilisation sont multiples, venant de la Grèce et de Rome, des fonds celtes, germaniques et slaves, du christianisme qui l’a profondément pétrie ». Il y a, en effet, en Europe, une grande diversité de langues, de cultures, de traditions juridiques. (Discours devant le Conseil de l’Europe, 8 octobre 1988, in DC n° 1971, 6 novembre 1988, pp. 1000-1005).
Les universités devraient être le lieu spécial pour donner lumière et chaleur à ces convictions qui sont enracinées dans le monde gréco-romain, et qui ont été enrichies et élevées par la tradition judéo-chrétienne. C’est une telle tradition qui a développé une idée plus haute de la personne humaine vue comme image de Dieu, rachetée par le Christ et appelée à un destin éternel, dotée de droits inaliénables et responsable du bien commun de la société. les débats théologiques relatifs à la double nature du Christ ont permis l’élaboration d’un concept de la personne humaine qui est la pierre d’angle de la civilisation occidentale.
L’individu a été de cette façon placé dans un ordre naturel de la création avec des conditions et des exigences objectives. la position de l’homme n’est plus confiée au caprice des gouvernants et des idéologies, mais s’appuie sur une loi naturelle universelle objective. »
( Discours à l’université d’Uppsala (Suède), 9 juin 1989, in DC n° 1988, 16 juillet 1989, pp. 700-703).
Persuadés que la consolidation de la paix fondée sur la justice et la coopération internationale est d’un intérêt vital pour la préservation de la société humaine et de la civilisation ;
Inébranlablement attachés aux valeurs spirituelles et morales qui sont le patrimoine commun de leurs peuples et qui sont à l’origine des principes de liberté individuelle, de liberté politique et de prééminence du droit, sur lesquels se fonde toute démocratie véritable ;
Convaincus qu’afin de sauvegarder et de faire triompher progressivement cet idéal et de favoriser le progrès social et économique, une union plus étroite s’impose entre les pays européens qu’animent les mêmes sentiments ;
Considérant qu’il importe dès maintenant, en vue de répondre à cette nécessité et aux aspirations manifestes de leurs peuples, de créer une organisation groupant les États européens dans une association plus étroite,
Ont en conséquence décidé de constituer un Conseil de l’Europe comprenant un Comité de représentants des gouvernements et une Assemblée Consultative, et, à cette fin, ont adopté le présent Statut: […] »
(http://conventions.coe.int/Treaty/fr/Treaties/Html/001.htm). JPII rappelle à plusieurs reprises l’engagement des pères fondateurs affirmant que les valeurs spirituelles et morales sont « la source véritable de la liberté individuelle, de l’indépendance politique et de l’autorité de la loi » (Message pour les 50 ans du Conseil de l’Europe, 5 mars 1999, in DC n° 2206, 20 juin 1999, pp. 553-554).
L’Europe que vous représentez correspond à des pays de longue tradition chrétienne. On pourrait même dire que, pour la plupart, leur histoire nationale s’est presque confondue jusqu’ici avec l’histoire chrétienne. (Allocution aux présidents des Parlements de la Communauté européenne, 26 novembre 1983, in DC n° 1865, 1er janvier 1984, pp. 7-8).
d’une manière générale, il affirmera la primauté du droit « Devant les tentations de la puissance, face à des conflits d’intérêts malheureusement inévitables, il revient au doit d’exprimer et de défendre l’égale dignité des peuples et des personnes. » Et plus particulièrement, l’Église défend et défendra « les valeurs primordiales du respect de la vie à toutes les étapes, les biens inaliénables de l’institution familiale, l’exercice des droits humains fondamentaux, la liberté de conscience et de pratique religieuse, l’épanouissement de la personne dans une libre communion avec ses frères. » (Discours aux représentants des institutions européennes à Luxembourg, 15 mai 1985, in DC n° 1898, 16 juin 1985, pp. 653-658.)
On peut associer à la réflexion de Jean-Paul II celle du cardinal DANNEELS sur les « valeurs ». Dans une conférence, l’archevêque de Malines-Bruxelles présente MOULIN Léo comme le « coauteur » de cette conférence où il a utilisé les articles Croyance et non-croyance, (Secrétariat pour les non-croyants (Cité du Vatican, XIX, 2, 1984), Image de notre temps : la personnalité narcissique, (Revue générale, août-septembre 1982) ; Forces et faiblesses de la société européenne, in Colloque Des dieux et des hommes. Le resurgissement du religieux dans le monde contemporain, Centre d’étude sur l’actuel et le quotidien, 12-13 mars 1985). Avec l’aide donc de son ami agnostique, G. Danneels analyse les athéismes et leurs faiblesses puis les valeurs humaines et leurs « toxines » : « Cet humanisme européen, désormais, n’est que rarement fondé dans une vision chrétienne du monde, où Dieu est le Créateur et le garant suprême des valeurs. Le point de référence qu’est l’Absolu fait défaut. Or, sans ce point de référence, sans ce lien avec l’Absolu transcendant, les valeurs et les idées humanistiques européennes laissées à elles-mêmes, sécrètent tout naturellement des « toxines » qui empoisonnent lentement le tissu vivant et dont certaines peuvent être mortelles. » Et de cardinal de dénoncer la reconnaissance de droits qui peut dériver en individualisme, licence, anarchie et narcissisme. Il déplore que l’égalité débouche sur une « utopie niveleuse » ; que l’amour de la patrie devienne nationalisme ou régionalisme dans l’oubli des autres nations ; que l’État devient État-providence ; que le progrès aboutisse à refuser toute limite ; que l’amour de la paix puisse aboutir à la « tolérance de l’intolérable » et au nihilisme ; etc.. Et paraphrasant peut-être Gilbert Keith Chesterton qui écrivait que le monde moderne est plein d’anciennes vertus chrétiennes devenues folles (Orthodoxie,III, 1908), le cardinal affirme que « toutes les valeurs européennes, longtemps portées par la foi en Dieu, mais désormais désaliénées et redevenus la propriété de l’homme, ont produit et produisent de plus en plus de toxines qui les rendent folles, faute d’un point de vue de référence situé au-dehors et au-dessus de l’homme. […] Les crises que nous connaissons sont les enfants légitimes de ses valeurs motrices, mais surchauffées et débranchées de leur source ; les « toxines » qui nous empoisonnent sont dans la logique même - de notre génie - devenu déréglé et même fou. […] Nous ne pouvons guère espérer guérir grâce à quelque doctrine extérieure étrangère à nos valeurs : le résultat serait son rejet ou notre dénaturation. Mais nous ne pouvons pas non plus guérir par une sorte d’Homéopathie - par l’évolution même de notre maladie : car le cancer ne peut s’autoguérir ! Alors, y a-t-il un autre espoir pour les valeurs européennes en crise que celui de retrouver la source : l’Absolu transcendant ? Mais l’homme peut-il le faire de ses propres forces ? » (L. Moulin) » (Conférence du cardinal Godfried Danneels, archevêque de Malines-Bruxelles lors du VIe Symposium des évêques d’Europe (7-11 octobre 1985) ; in DC n° 1906, 17 novembre 1985, pp. 1068-1078.)
C’est pour cela que l’Église met en garde contre une réduction de la vision de l’Europe qui la considère uniquement sous des aspects économiques et politiques, comme elle met en garde contre un regard acritique prônant un modèle de vie consumériste.
Si nous voulons que la nouvelle unité de l’Europe soit durable, nous devons construire sur les valeurs spirituelles qui furent jadis à sa base, en prenant en considération la richesse et la diversité des cultures et des traditions de chaque nation. Telle, en effet, doit être la grande Communauté Européenne de l’Esprit. Ici aussi, je renouvelle l’appel que j’ai adressé au vieux Continent : « Europe, ouvre tes portes au Christ ! ». » (Discours aux deux Chambres du Parlement de la république de Pologne, 11 juin 1999, in DC n° 2208, 18 juillet 1999, pp. 670-674).
Il dépendra aussi de nous, chrétiens, que l’Europe, avec ses aspirations terrestres, se referme sur elle-même, dans ses égoïsmes, renonçant à sa vocation et à son rôle historique, ou bien qu’elle retrouve son âme dans la culture de la vie, de l’amour et de l’espérance. » (Discours lors de la rencontre avec les autorités et le Corps diplomatique, 20 juin 1998, in DC, n° 2186, 19 juillet 1998, pp. 688-690).
-l’interdiction faite aux couples homosexuels de se marier ou de bénéficier de dispositions juridiques équivalentes ; la recommandation devrait garantir l’ensemble des droits et des avantages du mariage, ainsi qu’autoriser l’enregistrement des partenariats
- toute restriction au droit des lesbiennes et des homosexuels d’être parents ou bien d’adopter ou d’élever des enfants. » (n°14). »
Le point d’arrivée de ce processus a souvent été le laïcisme et le sécularisme agnostique et athée, c’est-à-dire l’exclusion absolue et totale de Dieu et de la loi morale naturelle de tous les milieux de la vie humaine. On a ainsi relégué la religion chrétienne dans les limites de la vie privée de chacun. N’est-il pas significatif de ce point de vue, que l’on ait ôté de la Charte de l’Europe toute référence explicite aux religions et, donc, également au christianisme ? J’ai exprimé mon regret devant ce fait, que j’estime anti-historique et offensant pour les Pères de l’Europe nouvelle […]. » (Allocution à la Fondation Alcide de Gasperi, 23 février 2002, in DC, n° 2267, 7 avril 2002, pp. 301-302).
Sans doute, d’autres forces en dehors de l’Église ont également contribué à l’affirmation de ces valeurs et parfois, les catholiques eux-mêmes, freinés par des situations historiques négatives, ont été lents à reconnaître des valeurs qui étaient chrétiennes, même sui elles étaient malheureusement coupées de leurs racines religieuses. Ces valeurs, l’Église les propose à nouveau aujourd’hui à l’Europe avec une vigueur renouvelée, car l’Europe risque de tomber dans le relativisme idéologique et de céder au nihilisme moral, en déclarant parfois bien ce qui est mal, et mal ce qui est bien. » (Allocution à la Fondation Alcide de Gasperi, 23 février 2002, in DC, n° 2267, 7 avril 2002, pp. 301-302).
« Celui qui veut travailler activement à l’édification d’une authentique unité européenne ne peut pas faire abstraction de ces données historiques dont l’éloquence est incontestable. […] Pour retrouver son identité profonde, l’Europe ne peut pas ne pas revenir à ses racines chrétiennes […]. » (Discours aux représentants du monde de la culture, des sciences et des arts à Sofia (Bulgarie), 24 mai 2002, in DC n° 2272, 16 juin 2002, pp. 574-576).
« Il est important que l’Europe, enrichie au cours des siècles grâce au trésor de la foi chrétienne, confirme ses origines et ravive ces racines. » (Discours aux cardinaux et à la Curie romaine, 22 décembre 2003, in DC n° 2306, 17 janvier 2004, pp. 71-74).
Jean-Paul II mettra en garde les peuples de l’Est récemment entrés dans l’Union européenne contre les faux espoirs et les invitera à participer à la construction européenne en restant fidèles à leurs racines propres. En entrant dans les structures européennes, les Roumains doivent bien distinguer « les valeurs positives et négatives de la société occidentale » : attention à la consommation et à l’individualisme « le peuple roumain fera bien de se rappeler qu’il n’a pas seulement quelque chose à recevoir, mais qu’il possède également un riche héritage spirituel, culturel et historique à offrir au bénéfice de l’humanité et de la vitalité du continent tout entier. » « savoir conserver une ferme adhésion aux valeurs chrétiennes. » (Discours aux évêques de Roumanie en visite ad limina, 1er mars 2003, in DC n° 2292, 18 mai 2003, pp. 467-469). A propos des pays de l’ancien « bloc de l’Est » qui vont entrer dans les structures européennes, il dira qu’ils « ont une grande mission à accomplir sur le Vieux Continent ». Le pape conscient que les opposants sont nombreux , salue leur « sollicitude à l’égard de la défense de l’identité culturelle et religieuse » de leur pays et partage « leurs inquiétudes sur la répartition économiques des forces » mais « la Pologne toujours constitué une part importante de l’Europe […], elle ne peut pas aujourd’hui abandonné cette communauté » malgré les difficultés car elle « constitue une famille de nations fondée sur une tradition chrétienne commune. L’entrée dans les structures de l’Union européenne, avec des droits égaux à ceux des autres pays, est pour notre nation et pour les autres nations slaves voisines, l’expression d’une justice historique et peut, d’autre part, constituer un enrichissement pour l’Europe. » Les croyants ont « le devoir d’une construction active de la communauté de l’esprit sur la base des valeurs qui ont permis de survivre à des décennies d’efforts visant à introduire de manière programmée l’athéisme. » (Discours aux pèlerins venus pour deux canonisations, 19 mai 2003, in DC n° 2295, 6 juillet 2003, pp. 622-624). Aux Slovaques, il dira : « …apportez à la construction de l’identité de la nouvelle Europe, la contribution de votre riche tradition chrétienne. Ne vous contentez pas seulement de la recherche d’avantages économiques. En effet, une grande richesse peut également engendrer une grande pauvreté. Ce n’est qu’en édifiant même avec des sacrifices et de difficultés, une société qui respecte la vie humaine sous toutes ses formes, qui promeuve la famille comme lieu d’amour réciproque et de croissance de la personne, qui recherche le bien commun et soit attentive aux exigences des plus faibles, que l’on aura la garantie d’un avenir fondé sur des bases solides et riche de biens pour tous. » (Discours à l’arrivée à Bratislava (Slovaquie), 11 septembre 2003, in DC n° 2299, 5 octobre 2003, pp. 852-853).
Pour projeter de construire de manière adéquate une maison, il faut un instrument de mesure adéquat. Celui qui ne connaît pas la mesure, manque aussi son objectif. Les architectes de la Maison européenne disposent de l’image de l’homme que le christianisme a inculquée dans l’antique culture du Continent, jetant les bases de la créativité et de la performance dont le niveau est tant admiré par tous. Le concept de l’homme créé à l’image et à la ressemblance de Dieu n’est donc pas une antique pièce de musée, mais représente la base d’une Europe moderne sur laquelle les multiples pierres de construction des diverses cultures, peuples et religions peuvent être tenues unies pour l’édification du nouvel édifice. Sans ce critère de mesure, la Maison européenne actuellement en construction risque de s’affaisser et de ne pas durer. » (Discours d’arrivée à Salzbourg, 19 juin 1998, in DC, n° 2186, 19 juillet 1998, p. 684).