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ii. L’hindouisme et les faits

Par contre, le même jour, Benoît XVI recevait aussi le nouvel ambassadeur d’Inde⁠[1] et, à cette occasion, le saint Père exprima sa « profonde préoccupation pour les chrétiens qui ont été victimes d’explosions de violence dans certaines régions »[2]. En effet, à suivre l’actualité des dernières années, on se demande comment il est possible de présenter l’hindouisme comme une religion pacifique et tolérante. En effet, depuis 1998, la minorité chrétienne d’Inde⁠[3] subit de plus en plus de persécutions.⁠[4] Ces persécutions qui se sont amplifiées à partir de 2008⁠[5] ont causé la mort de dizaines de chrétiens, le déplacement de dizaines de milliers d’autres, l’incendie de dizaines d’Églises, de temples protestants et de milliers de maisons de chrétiens.⁠[6] Les destructions et exactions diverses, les arrestations, les harcèlements physiques, les enlèvements, les viols, les attaques contre des écoles catholiques, les brutalités contre des prêtres, les perturbations des cérémonies religieuses, les conversions forcées furent tels en 2008 que la Cour suprême de l’Inde a ordonné au gouvernement de l’Orissa, région particulièrement troublée, de protéger les chrétiens sous peine d’être destitué.⁠[7] Le mouvement qui touche plusieurs États de l’Inde, s’est étendu également au Népal où un groupe hindouiste, Nepal Defence Army, a déclaré la guerre aux chrétiens.⁠[8]

Comment expliquer cette situation dans un pays qui a ou avait, notamment la réputation d’être un État tolérant, ouvert, non-violent, à l’image du héros de l’indépendance : Gandhi ?⁠[9]


1. Madame Chitra Narayanan.
2. Cf. Zenit.org, 29-5-2009.
3. Au total 25 millions de chrétiens (dont 18 millions de catholiques) vivent en Inde, soit 2,3 % d’une population qui, fin 2008, est à 82 % hindoue. Les sikhs sont estimés à 2%, les jaïns 0,8% et les bouddhistes 0,4%.
4. Il en est de même pour les musulmans (11%) dont les frères pakistanais persécutent les hindous et suscitent ainsi des représailles en Inde. « Cette communauté se sent persécutée, puisque ses membres sont considérés comme des citoyens de seconde classe. Pis, les extrémistes indiens commettent souvent des massacres qui restent presque toujours impunis contre leurs concitoyens musulmans. En 2002, entre 800 et 2000 habitants musulmans de l’État du Goujarat (ouest de l’Inde, aux confins avec le Pakistan) ont été massacrés par des extrémistes hindous. La police locale avait laissé faire et le gouvernement central du Goujarat, dirigé par Narendra Modi, avait été directement mis en cause par la Commission nationale des droits de l’homme. Récemment, le chef d’un monastère hindou avait été arrêté, car accusé d’avoir des liens avec l’attentat perpétré, le 29 septembre 2008, dans un marché proche de la mosquée de Malegaon, à 280 km, au nord de Bombay, causant la mort de 6 personnes et blessant 82 autres. L’un des exécutants de la série d’attaques qui a frappé, mercredi [26 novembre 2008], Bombay, a révélé à une télévision indienne qui l’a interviewé, que la principale revendication de son groupe consistait à exiger de mettre fin à la ‘’persécution pratiquée contre les musulmans indiens’’ » (BENALI Nacéra sur www.bladi-dz.com).
5. A tel point qu’ « à la suite des pressions exercées par le Parlement européen lors du sommet UE-Inde du 29 septembre 23008, la Commission européenne et le Conseil de l’Union européenne se sont saisis de la question de l’aggravation des persécutions religieuses à l’encontre des chrétiens en Inde » (Questions parlementaires, 20-10-2008 sur www.europarl.europa.eu).
6. « Le pays a été cruellement touché par une flambée de violences anti-chrétiennes depuis la mi-août , lorsqu’un prêtre carme a été sauvagement assassiné dans l’Andhra Pradesh. Cette vague de violences a enflammé le pays, faisant une vingtaine de morts et de nombreux blessés. Le 20 août, des affrontements entre chrétiens et hindous ont éclaté dans l’État d’Orissa, dans l’est du pays. 41 églises auraient été incendiées et près de 500 maisons de chrétiens détruites, selon le Père Babu Joseph, porte-parole de la conférence épiscopale d’Inde, pour qui ces violences sont sans précédent. Dans l’État du Madhya Pradesh, le 18 septembre, la cathédrale Saint-Pierre et Saint-Paul de Jabalpur a été incendiée, faisant suite à plusieurs actes de vandalisme dans les églises, ainsi que la profanation d’un tabernacle dans une église de l’État du Karnataka et l’agression de quatre Sœurs de Mère Teresa à Chhattisgarh. Depuis l’arrivée au pouvoir du Parti nationaliste hindou (BJP, Bharatiya Janata Party) dans certains États du pays, la situation devient extrêmement préoccupante pour les chrétiens qui subissent des violences désormais chroniques. Pour la seule année 2007, l’Association de défense des chrétiens, basée à New Delhi, a recensé 192 cas d’attaques contre des chrétiens. Et Noël dernier, dans l’Orissa, fut encore le théâtre de violences puisque cinq chrétiens furent tués et 200 églises catholiques ou temples protestants détruits » (www.aed-france.org). Outre l’Orissa, l’Andhra Pradesh, le Madhya Pradesh, cités, les États du Chhattisgarh, du Karnakata, du Kerala, du Jharkhand, du Maharashtra, et d’Uttarakhand connaissent aussi des violences semblables, contre les personnes, les bâtiments religieux et privés, les religieux et les religieuses. (Cf. Zenit 24-09-2008 et www.portesouvertes.fr « Au service des chrétiens persécutés »).
7. Zenit, 12-01-2009.
8. Le NDA a aussi revendiqué un attentat contre une mosquée mais ce sont les catholiques qui sont le plus visés. Après un attentat à la bombe dans l’Église de l’Assomption à Katmandou, le 25-5-2009, le NDA a déclaré le 29 mai : « Nous voulons que le million de chrétiens quitte le pays, sinon nous mettrons un million de bombes dans toutes les maisons où vivent des chrétiens et nous les ferons exploser ». Cette violence a été condamnée par le premier ministre communiste, par divers responsables hindous et musulmans et a provoqué l’organisation d’une grande manifestation pacifique, le 3 juin 2009, rassemblant 4000 protestants, 3000 catholiques, des hindous et des musulmans. Le NDA s’est constitué en 2006, année où le royaume hindou est devenu une république laïque qui reconnaît la liberté de religion. ( Zenit.org 25-05-2009 et 3-6-2009).
9. Nous suivrons, entre autres, la très intéressante analyse de ZANG Sylvie, Persécutions antichrétiennes en Inde, sur continentalnews.fr, 28-8-2008.

⁢a. Des causes politiques et sociales ?

Plusieurs observateurs expliquent cette montée de violences par la situation politique et sociale particulière de l’Inde.⁠[1]

Dans sa lutte pour l’indépendance, le Congrès national indien, fondé en 1885, se déclara laïc mais mobilisa, parfois avec des arguments religieux, tous les Indiens quelle que soit leur religion. La liberté de confesser et de pratiquer leurs religions respectives, en privé comme en communauté était reconnue à tous, qu’ils soient hindous ou musulmans. Après l’indépendance, en 1947, le président Nehru⁠[2] défendit une conception plus neutre de la laïcité de l’État entendue comme une indifférence face à la religion, tandis que Gandhi était partisan d’un « laïcisme religieux ». Si ,pour lui, la religion était indispensable à la politique, l’État toutefois ne devait faire aucune différence entre les religions. Malgré ces différences, l’Inde, État laïc, s’engagea officiellement sur le chemin de la tolérance fidèle à la tradition hindoue comme à l’esprit moderne. Le philosophe hindouiste Sarvepalli Radhakrishnan qui fut président de l’Inde de 1962 à 1967, déclara : « La laïcité est compatible avec la vieille tradition religieuse. Elle cherche à former une communauté de croyants, non pas en subordonnant des valeurs à des options partisanes, mais en les accordant harmonieusement entre elles. »[3] Un autre homme politique indien confirme cette conception : « Ce style de laïcité souscrit à la thèse de la philosophie hindoue qui dit que les religions possèdent des éléments de la vérité et qu’aucune n’a le monopole de la vérité. L’esprit de tolérance est le fondement de la laïcité. »[4] De leur côté, les organisations confessionnelles hindoues, après l’assassinat de Gandhi, en 1948, par un hindou, se déclarèrent partisans de la laïcité et affirmèrent que l’hindouisme ne contredisait pas l’État laïc « puisque l’hindouisme est une religion ouverte et capable de s’adapter, que Râma est un héros national et que son règne (Râmâraj), loin d’exclure les autres religions, les protège toutes. »[5]

Dans cet esprit, dès le préambule, la Constitution indienne affirme : « Nous sommes résolus à assurer à tous les citoyens (…) la liberté de pensée, d’expression, de croyance, de foi et de culte. » Et l’article 25 de cette Constitution proclame « la liberté de conscience et la libre profession, pratique et propagation de la religion » en ces termes : « Dans le cadre de l’ordre public, de la morale, de la santé et des autres dispositions de cette partie, toutes les personnes ont, de manière égale, droit à la liberté de conscience et le droit de professer, pratiquer et propager librement la religion ».

Les premières difficultés apparurent avec les musulmans. Si du VIIIe siècle jusqu’au XVIe siècle, les musulmans dominèrent la péninsule indienne où les périodes de tolérance et d’intolérance vis-à-vis des hindous alternèrent, ils perdirent progressivement de leur influence avec l’arrivée des Européens et particulièrement des Anglais qui triomphèrent de leurs rivaux et s’imposèrent progressivement dès le XVIIIe siècle. Ceux-ci favorisèrent les hindous plus aptes à s’adapter à la modernité. Lorsque naquit le Parti du Congrès national indien, en 1885, qui cristallisait l’aspiration à l’indépendance, les musulmans se montrèrent réticents devant le projet d’un vaste mouvement panindien où ils seraient nécessairement minoritaires et ils fondèrent un parti religieux, la Ligue musulmane, pour protéger leur autonomie culturelle et politique. Devant la montée du mouvement national hindou, les Anglais changèrent de politique et s’appuyant sur la minorité musulmane, tentèrent d’exploiter la rivalité entre les deux communautés. Toutefois, par le pacte de Lucknow, en 1916, la Ligue musulmane et le Parti du Congrès de Gandhi font alliance pour réclamer l’indépendance. Ce pacte n’effaça pas les vieux antagonismes et dès 1926, les deux communautés entrent en hostilité et, dans la mesure où les hindous se montrèrent peu conciliants, les musulmans qui, en grande partie voulaient sauvegarder l’idée d’une Inde fédérale unie, finirent par réclamer la constitution d’un État islamique indépendant, le Pakistan. Ce que l’Angleterre accepta. La scission se fit, en 1947, sur la base d’un recensement des religions effectué en 1941. S’ensuivirent d’énormes mouvements de populations, sources de pillages et de massacres : des millions d’hindous voulant rejoindre l’Inde et des millions de musulmans partant vers le Pakistan. La question du Cachemire restant une source de conflit entre le Pakistan, l’Inde et la Chine.

On comprend mieux, à relire l’histoire, que les hindous nourrissent de la méfiance et de la rancune vis-à-vis des musulmans. On comprend surtout que la partition entre Pakistan et Inde opérée sur la base d’un clivage religieux a facilité une collusion entre le patriotisme et la foi religieuse, collusion qui explique pourquoi, par exemple, en 1992, à Ayodhya, capitale mythique du royaume de Râma, des hindous ont rasé la mosquée Babri Masjid, ou mosquée de Babur, construite en 1528. En effet, elle aurait été construite d’après une légende sur l’emplacement de la naissance du dieu Râma, où il y aurait eu un temple hindou détruit par les musulmans.⁠[6]

Pour de plus en plus d’Indiens, l’Inde est le pays de l’hindouisme et cette identification va finalement justifier la persécution des chrétiens pourtant parfaitement absents de cette longue confrontation entre indouisme et islam.⁠[7] Cette persécution interpelle d’autant plus que les chrétiens ont été, pendant des siècles, bien tolérés en Inde. Ajoutons encore que plus de 60% d’entre eux sont des « dalits ».⁠[8] Ce mot regroupe les classes défavorisées, basses castes, intouchables, parias, et populations tribales et donc si les chrétiens peuvent avoir quelque influence, nécessairement très limitée, c’est surtout grâce à leurs institutions scolaires et caritatives là où ils sont implantés.

En mars 1998, on assiste à la victoire du BJP dans l’État du Bihar. Le BJP, Bharatiya Janata Party (Parti du Peuple Indien) est aujourd’hui l’un des principaux partis politiques en Inde, de tendance nationale-hindouiste. Ce parti dont les succès ont fluctué, exerce néanmoins une grande influence dans de nombreux États. Le BJP profite de l’appui du Vishva Hindu Parishad (VHP fondé en 1964), une organisation religieuse⁠[9], et du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), une organisation militante, tous étant réunis dans le Sangh Parivar (la « grande famille » du nationalisme hindou, un réseau qui comporte également nombre d’associations, syndicats, etc…​)⁠[10]. Plusieurs commentateurs attirent l’attention sur le double jeu mené par ces nationalistes. Le VHP et le RSS qui préconisent de favoriser les hindous par rapport aux minorités musulmane et chrétienne ne sont guère inquiétés dans leurs exactions par les autorités du BJP au pouvoir.

Cette émergence nationale-religieuse explique la recrudescence des persécutions contre les musulmans et contre les chrétiens⁠[11] qui représenteraient une menace étrangère pour la culture hindoue et l’identité du pays. En 1998 serait apparu ce slogan : « C’est maintenant le Râmarajan, le règne de Râma. Enfin, on observera de nouveau la religion hindoue ! »[12]

Pour Mgr Concessao, archevêque de New Delhi, ce qui semble expliquer la persécution, c’est le fait qu’il y a de plus en plus de conversions. Le christianisme, par sa morale de la liberté, remet en cause le système de caste propre à l’hindouisme et attire une population croissante.⁠[13]

C’est bien, semble-t-il, la pierre d’achoppement. Plusieurs déclarations le confirment : pour Praveen Togadia, un des leaders du VHP, « la conversion au christianisme équivaut à changer de nationalité… Les conversions menacent l’unité nationale. » ; Giriaj Kishore, secrétaire du VHP, déclare : « Aujourd’hui, les chrétiens représentent une menace plus grande que la menace collective des séparatistes musulmans. » ; Ashok Singhal, président du VHP a affirmé que le Prix Nobel d’économie a été attribué à Amartya Sen grâce à « un complot des chrétiens dans le but de propager leur religion et d’évincer l’hindouisme. » Il estime que « les musulmans et les chrétiens ne toléreront pas qu’une autre religion survive ». Rajendra Sing, chef du RSS est, quant à lui, sûr que « les musulmans et les chrétiens prendront la culture hindoue si les hindous les traitent comme des Indiens. »[14]

Le confirme également cette tentative, en 2006, de renforcer une loi anti-conversion. Cette tentative a échoué⁠[15] mais elle doit attirer notre attention sur une certaine ambigüité des textes officiels.⁠[16]

Revenons un instant à l’article 25 de la Constitution. Après avoir proclamé « la liberté de conscience et la libre profession, pratique et propagation de la religion » et déclaré que, « Dans le cadre de l’ordre public, de la morale, de la santé et des autres dispositions de cette partie, toutes les personnes ont, de manière égale, droit à la liberté de conscience et le droit de professer, pratiquer et propager librement la religion », dans le deuxième paragraphe le texte précise : « Rien dans cet article ne devra affecter l’exécution de quelque loi existante ou empêcher l’État de faire une loi

  1. qui régule ou restreint toute activité profane, économique, financière, politique ou autre qui peut être associée à la pratique religieuse ;

  2. qui pourvoit au bien-être et à la réforme sociale ou au lancement d’institutions religieuses hindoues à caractère public destinées à toutes les classes et sections d’Hindous.

Suivent deux « explications » :

Explication 1 : l’usage et le port des kirpans (⁠[17]) devront être considérés comme inclus dans la profession de la religion Sikh.

Explication II : dans la clause (b) du numéro (2), la référence aux Hindous sera interprétée comme incluant une référence aux personnes professant la religion Sikh, Jaïn ou Bouddhiste, et la référence aux institutions religieuses hindoues sera interprétée en conséquence.

Si les chrétiens et les musulmans se réfèrent systématiquement à l’article premier, les hindous peuvent s’appuyer sur la suite qui, dans les précisions apportées, ne cite explicitement que les religions traditionnelles nées en Inde.⁠[18] On peut donc lire cet article 25 de manière très restrictive et exclure de la protection de l’État les religions étrangères.

La Constitution a vu, lors de sa préparation, s’affronter des avis divergents au sujet de la liberté religieuse : « les traditionnalistes hindous du Congrès souhaitaient une « uniformisation culturelle du pays » qui aurait reconnu la place prédominante de l’hindouisme ».⁠[19] C’est le président Nehru qui a empêché cette vision de s’imposer. C’est surtout le mot « propager » qui avait fait problème : « Il ne pouvait satisfaire les hindous qui ne comprennent pas pourquoi, à la différence des hindous, les musulmans et les chrétiens sont à la recherche de nouveaux adeptes. Mahatma Gandhi lui-même s’était plusieurs fois exprimé contre tout prosélytisme. Les hindous avaient fait une concession, selon eux majeure et injustifiée, aux musulmans et aux chrétiens. Ils redoutaient leur zèle missionnaire. Faute de pouvoir modifier la Constitution, les militants trouveraient d’autres moyens de contrecarrer la liberté des chrétiens de « propager » leur religion. »[20]

La première mesure prise dans ce sens fut, dès 1953, de ne plus accorder de visas à de nouveaux missionnaires. Jawarlahal Nehru expliqua cette décision devant trois évêques indiens venus lui demander de reconsidérer cette mesure. Selon S. Zang, il leur dit en substance : « Le christianisme est implanté en Inde, me dit-on, depuis le Ier siècle. Pourquoi faudrait-il que les chrétiens aient encore besoin de missionnaires étrangers ? Aujourd’hui, le pays s’efforce de se débrouiller par lui-même. Tout au plus fait-on appel quelquefois à des spécialistes étrangers, pour des tâches particulières, lorsqu’il n’y a pas sur place des gens compétents. De même, on peut à la rigueur autoriser l’entrée de quelques missionnaires étrangers, s’il s’agit de tâches spécifiques, étant entendu que la communauté chrétienne prendra les mesures nécessaires pour former, le plus rapidement possible, le personnel indien dont elle a besoin »[21]. Cette justification qui peut paraître raisonnable voilait sans doute des pressions exercées par les milieux militants hindouistes.⁠[22] Et comme ceux-ci n’ont pas désarmés, au contraire, cette politique s’est durcie au cours des dernières années.⁠[23]
Un autre moyen de lutter contre l’intrusion religieuse étrangère, fut, de nouveau dès les années 60, l’établissement de lois anti-conversions⁠[24] : « En 1967 et 1968, deux projets de loi furent adoptés dans les États de l’Orissa et du Madhya Pradesh, qui donnaient au gouvernement le pouvoir de contrôler les conversions. En principe, il s’agissait simplement de vérifier la liberté de ceux qui changeaient de religion, mais la formulation était telle que tous les abus étaient possibles. »[25] Finalement, la Cour suprême déclara ces deux lois constitutionnelles.⁠[26] En 1978, une loi sur la liberté de religion fut votée dans l’Arunachal Pradesh, un État frontière peu peuplé. Le gouvernement interdit l’accès de ce territoire à tout missionnaire chrétien sous prétexte de préserver les traditions, les cultures et les croyances locales. « De plus, pour décourager le changement de religion, il fut précisé que ceux qui abandonneraient leur religion ancestrale seraient privés des nombreux avantages prévus pour les populations tribales. »[27] Malgré les protestations des chrétiens de toute l’Inde, le 25 octobre 1978, le président de la République entérinait officiellement ce texte discriminatoire visant les chrétiens de cet État.⁠[28] Le 22 décembre 1978, sous le régime du Janata Party, un projet de loi fut déposé à l’Assemblée de New Delhi qui reprenait en substance les clauses de la loi adoptée dans l’Orissa et qui était cette fois destinée à l’ensemble de la nation ! Toutes tendances confondues, les chrétiens et les autres minorités religieuses protestèrent. Mère Teresa intervint et le projet de loi fut retiré. En 2006, dans l’État du Madhya Pradesh, nous l’avons vu, il y eut une nouvelle tentative d’établir une loi anti-conversions, avortée heureusement. Mais toutes ces pressions incessantes visent à durcir et généraliser un principe qui a été adopté précédemment et qui traduit, qu’on le veuille ou non, un certain parti-pris officiel malgré des manifestations de bonne volonté de la part des autorités interpellées.⁠[29]

Mais nous ne sommes pas au bout de nos découvertes. Un troisième moyen de discrimination contre les chrétiens utilise les mesures prises en faveur des  dalits dont nous avons déjà parlé plus haut. On a réservé aux dalits des sièges au Parlement, des emplois dans les administrations, ils jouissent de facilités d’admission dans les collèges et universités avec bourses d’études, les agriculteurs et les artisans reçoivent des subventions aux artisans. Ces privilèges ne sont pas octroyés automatiquement et dépendent, dans une large mesure, du bon vouloir des autorités locales, mais les dalits peuvent revendiquer à l’exception des dalits de religion chrétienne parce qu’ils sont chrétiens. L’article 341-1 de la Constitution donne au président de la République le droit de spécifier quels sont les castes, tribus, groupes, races, etc. qui méritent d’être inclus dans les « scheduled castes ». Or, en 1950, le président décida que « personne en dehors des hindous ne peut être considéré comme appartenant aux 'scheduled castes’ »[30]. Par la suite, le texte a été amendé pour y inclure aussi les sikhs et les bouddhistes mais pas les chrétiens. Même s’ils sont pauvres et défavorisés, ceux-ci n’ont pas droit aux avantages prévus pour les dalits sauf s’ils se reconvertissent à l’hindouisme. Les autorités sont restées sourdes à toutes les protestations qui se sont pourtant multipliées durant ces cinquante dernières années.⁠[31] Le BJP qui milite pour une identité hindoue forte, l’Hindutva, cherche à « préserver une hégémonie toujours plus contestée par les dalits, les tribus et les femmes. »[32] On imagine aisément que l’Église qui n’accepte pas ces inégalités soit considérée comme une ennemie.
Comme on l’a vu, face à toutes ces discriminations, les chrétiens soutenus souvent par d’autres minorités religieuses et parfois par des hindous, n’ont jamais répondu par la violence mais, en plus de manifester⁠[33], ils n’ont jamais cesser de protester de toutes les manières et d’en appeler aux autorités responsables, police, gouvernements locaux et gouvernement central, au nom des droits de l’homme et au raison des principes généraux et généreux établis par la Constitution.⁠[34] Pour plus d’efficacité, les diverses dénominations chrétiennes se sont regroupées dans un Forum chrétien uni pour les droits de l’homme (FCUDH), qui a mis sur pied un comité de vigilance et entrepris de multiples démarches au plus haut niveau. Ils en ont aussi appelé plusieurs fois à la Commission nationale des minorités.⁠[35]
Comment le gouvernement réagit-il ?

En lisant ce qui précède, on se rend facilement compte que le gouvernement est embarrassé par toutes ces agressions contre les chrétiens et leurs protestations, coincé entre les déclarations généreuses de la Constitution⁠[36] et les sollicitations des groupes hindouistes⁠[37]. A chaque attentat, le gouvernement s’est engagé, devant les responsables des communautés chrétiennes, devant la presse, au Parlement, à faire le nécessaire pour que les coupables soient arrêtés et jugés. Et effectivement, les auteurs de ces atrocités ont été parfois arrêtés et déférés devant les tribunaux. Par ailleurs, les partis fondamentalistes quand ils accèdent au pouvoir, face à leurs responsabilités, ont tendance à modérer quelque peu, par réalisme, les ardeurs agressives qu’ils manifestaient dans l’opposition. De plus, n’oublions pas que les hindous ne partagent pas tous le point de vue des mouvements extrémistes : « Il existe une vaste majorité que l’on pourrait qualifier de « silencieuse » qui manifeste toujours une attitude tolérante, voire appréciative, à l’égard du christianisme. »[38] Il n’empêche que la situation des chrétiens reste précaire et le restera tant qu’une ambigüité persistera quant à la laïcité du pouvoir et tant que religion et nationalisme seront associés. L’Inde aujourd’hui, comme le Tibet hier non montrent l’importance de la distinction des pouvoirs et d’une saine laïcité de l’État. En attendant, que se passerait-il si un parti fondamentaliste, le BJP, devenait assez puissant pour gouverner seul ? Les intégristes hindous ne désarment pas. La publication de l’Exhortation apostolique Ecclesia in Asia, « donnée » à New Dehli en 1999, a renforcé la volonté des militants hindous d’intensifier leur action devant la menace accrue d’évangélisation.⁠[39]


1. Cf. ROBIN Cyril, Emeutes ethno-religieuses en Inde, in Projet, n° 281, juillet 2004, pp. 32-35.
2. Jawaharlal Nehru, 1889-1964.
3. Cité par HÄNGGI H., in Conflits religieux en Inde : les chrétiens persécutés, in Choisir, janvier 2000, p. 13. Le P. Hubert Hänggi enseigne aux Facultés de Munich et à l’Université d’Innsbruck.
4. Gajendra Gadhkar, cité par HÄNGGI H. (id.), fut Ministre de la Loi et de la Justice ou, selon les sources, Juge en chef à la Cour suprême.
5. Id. Râma est un roi légendaire de l’Inde antique. Il aurait vécu au XXe siècle avant J.-C. Il aurait apporté bonheur et paix et est considéré dans l’hindouisme comme le septième avatar du dieu Vishnou. Ses exploits sont relatés dans la fameuse épopée du Râmâyana.
6. Le gouvernement a depuis acheté le terrain pour le soustraire aux factions rivales. Des fouilles entreprises sur le site pour vérifier la validité des revendications des dévots de Rama confirment ces revendications, au moins quant à la présence d’un lieu de culte hindou antérieurement à la mosquée. .(Wikipedia)
7. Les chrétiens sont présents en Inde depuis le tout début de l’ère chrétienne. Selon la tradition, c’est l’apôtre Thomas qui, en 52, fonda les premières communautés chrétiennes. Il aurait été inhumé à Mylapore près de Damas. En 1493, la bulle Inter Caetera d’Alexandre VI, puis en 1494 le traité de Tortesillas entre l’Espagne et le Portugal, confient à ce dernier la responsabilité de l’évangélisation des terres de l’Est. Du XVIe, où s’illustra saint François-Xavier, au début du XIXe siècle, diverses congrégations religieuses et instituts missionnaires poursuivirent l’évangélisation.
8. « Bien que le gouvernement indien ne reconnaisse pas la hiérarchie des castes, des mesures spéciales sont prises en faveur des citoyens les plus défavorisés, qui se trouvent être principalement des Indiens de basse caste ou des populations tribales. Dans les textes législatifs, ils sont désignés par diverses expressions : « scheduled castes » et « scheduled tribes » (respectivement castes et tribus classées, répertoriées), « backward classes » (classes arriérées) et « denotified communities » (en fait, surtout des nomades). (…) Depuis quelque temps toutes ces classes, castes ou ethnies sont regroupées sous le nom de dalits. » (ZANG S., op. cit.).
9. « Son objectif est de renforcer l’hindouisme en le dotant d’une organisation centrale, d’élaborer une espèce de « catéchisme hindou » et de codifier certains rituels diversement observés à travers la société. Il s’intéresse à une diaspora hindoue plus ou moins en quête d’identité et de références religieuses, mais ce mouvement n’a pas pour objectif de recruter de nouveaux adeptes en dehors de l’Inde. En revanche, il s’efforce de développer chez les hindous une conscience politique en vue de l’hindouisation du pays. » (ZANG S., op. cit).
10. Voici comment S. Zang , id., décrit le fondamentalisme hindou : « Le RSS (Rashtriya Swayamsewak Sangh : Corps national des volontaires) fut fondé par le Dr Keshav Bali Ram Hedgewar à Nagpur en 1925. A l’origine, cette organisation était l’une des composantes des mouvements de libération de l’Inde. Elle s’inspirait d’une part de (Société des Aryens) de Dayananda Saravasti (1824-1883) et d’autre part du Hindu Mahasabha (Grande assemblée hindoue), deux mouvements qui avaient en commun le souci de restaurer une Inde aussi hindouiste que possible. Au moment de l’indépendance, le RSS était devenu un mouvement relativement puissant dans le nord de l’Inde. L’assassinat de Mahatma Gandhi par Vinayak Nathuram Godse à Delhi le 30 janvier 1948 lui fut imputé. Le mois suivant, cette organisation fut déclarée illégale et interdite, mais l’interdiction fut levée en juillet 1949. Le RSS fut de nouveau interdit par India Gandhi en 1976 durant « l’état d’urgence ». Pendant plusieurs décennies, ce mouvement était beaucoup moins présent dans le sud que dans le nord ; mais, peu à peu, il a réussi à bien s’implanter également dans le sud où le parti qu’il soutient, le BJP (Bharatiya Janata Party : Parti du peuple indien), a remporté quelques beaux succès aux élections. C’est un mouvement discipliné, fortement organisé, avec de multiples programmes de formation pour ses membres dans divers domaines (depuis la formation « idéologique » jusqu’à la formation physique). Le RSS se méfie particulièrement des religions sémitiques (islam et christianisme) qu’il considère comme des religions étrangères dont l’expansion pourrait ruiner tout espoir de rendre à l’hindouisme la place qui lui est due en Inde. Son objectif est non seulement de défendre l’hindouisme et d’améliorer sa cohésion mais aussi de faire de l’Inde peu à peu un « hindu rashtra » (État hindou). Diverses formules ont été utilisées pour décrire l’objectif final de cette organisation. Y aurait-il une place pour d’autres religions ? Oui, peut-être, dans la mesure où elles se rangeraient sous « l’ombrelle » de l’hindouisme, dans la mesure où elles adopteraient la culture hindoue ? Mais lorsqu’on sait qu’en Inde, culture et religion sont profondément imbriquées, on ne peut qu’éprouver une profonde inquiétude face aux implications possibles de telles formules si elles étaient mises en pratique. Il arrive aussi que tel ou tel représentant de ce mouvement soit plus catégorique et dise que la place des chrétiens est en Europe ou en Amérique. Ce mouvement n’est jamais devenu un parti politique, mais il contribua puissamment à la fondation du parti Jan Sangh, avec lequel s’établirent des relations d’interdépendance. Le RSS soutenait le Jang Sangh, tandis que celui-ci favorisait les objectifs du RSS De semblables relations s’établirent avec le BJP lorsque, suite à diverses alliances et scissions successives, le Jang Sangh disparut au profit de ce nouveau parti actuellement au pouvoir. Au cours des dernières décennies, d’autres mouvements fondamentalistes hindous ont vu le jour. La plupart sont des émanations plus ou moins directes du RSS Ils partagent ses objectifs et certains sont particulièrement virulents : le VHP dont il a été question plus haut, le Banjrang Dal qui rassemble surtout des jeunes, le Gayatri Parivar qui rassemble les dévots de la mantra (une formule de prière très utilisée par les hindous), le Sangh Pariwar qui à l’origine était une association de sadhus (moines, ascètes, souvent itinérants) mais qui aujourd’hui semble centraliser les diverses activités de tous ces mouvements. Il y a aussi des organisations plus locales telles que le Hindu Munnani (Front hindou) dans le Tamil Nadu ou le Hindu Jagram Manch dans le Gujarat. Déjà, avant les dernières élections, le BJP était devenu le parti le plus nombreux à l’Assemblée et avait pu former un gouvernement de coalition dirigé par Atal Bihari Vajpayee. En 1999, Sonia Gandhi, à la tête du parti du Congrès, avait réussi à le renverser. Mais le BJP est sorti renforcé des nouvelles élections provoquées par le parti du Congrès. Il ne jouit pas encore d’une majorité absolue, mais son nouveau gouvernement de coalition semble être solidement installé au pouvoir. Aussi longtemps que les partis soutenus par le RSS et les autres mouvements apparentés étaient très minoritaires, leur influence se faisait sentir surtout par des groupes de pression ou dans les rouages de l’administration. Mais à mesure qu’augmentait le poids politique du BJP, ces mouvements devinrent plus audacieux. (…). Depuis que le BJP est au pouvoir, tout se passe comme si les militants fondamentalistes estimaient pouvoir passer à l’action, sans avoir à redouter la répression des autorités gouvernementales. Il peut être risqué de s’en prendre aux musulmans, nombreux et susceptibles de réagir rapidement avec violence ; mais on prend moins de risques en s’en prenant aux minorités chrétiennes. »
11. Il faut noter que les hindous sont plus prudents avec les musulmans qu’avec les chrétiens car si les premiers ne craignent pas de répliquer, les chrétiens ont été invités à ne jamais répondre à la violence par la violence.
12. Cité in HÄNGGI H., op. cit., p. 12.
13. Encore faut-il relativiser cette affirmation. Non seulement, les chrétiens sont très inégalement répartis sur le territoire de l’Inde mais, de plus, dans l’ensemble de la population, leur pourcentage diminue dans la mesure où le taux de natalité chez les chrétiens est plus faible que chez les hindous et les musulmans.
14. HÄNGGI H., op. cit., pp. 14-15.
15. Le 25 juillet 2006, le gouvernement de l’État du Madhya Pradesh, dirigé par le BJP, avait fait voter un projet de loi renforçant la loi anti-conversion de 1968 pour, selon lui, lutter contre les conversions forcées. Toutefois, la loi n’a pu entrer en vigueur, le gouverneur de l’État ayant refusé de la signer. Le dossier a ensuite été transmis à l’adjoint du procureur général, afin de statuer si la loi n’était pas contraire aux principes de liberté religieuse inscrits dans la Constitution indienne. Selon le Solicitor general qui assiste l’Attorney general, cet amendement est ambigu car il restreint l’article 25 de la Constitution indienne qui fait référence au droit fondamental des citoyens de professer, pratiquer et propager la religion de leur choix. L’amendement prévoyait que toute demande de changement de religion devait être soumise à l’autorisation du magistrat du district, 30 jours à l’avance, ce dernier étant libre d’accepter ou de refuser, en fonction de l’enquête réalisée par la police locale. Faute de demande préalable, les personnes concernées encouraient une amende pouvant aller jusqu’à 1000 roupies (18 euros) et toute personne ayant procédé à des conversions sans cet accord était passible d’un an d’emprisonnement et d’une amende de 5 000 roupies (84 euros). Pour l’assistant du procureur, cette loi est « vague et déraisonnable, en ce sens qu’elle ne se concentre pas sur le réel problème », à savoir si la conversion est forcée ou non, « une conversion peut très bien être voulue par une personne, mais si le rapport de police contient une objection, il sera considéré comme défavorable », précise-t-il. Pour Mgr Pascal Topno, archevêque de Bhopal, « cette décision est très utile à l’Église car elle lui permet de résister aux tentatives visant à limiter ses activités », précisant que la motivation politique de départ de ce projet de loi était de « brider » la liberté de conscience. Pour les chrétiens, cet avis est un signe d’espérance. Le P. Anand Muttungal, porte-parole de l’Église catholique au Madhya Pradesh, a qualifié la décision de l’assistant du procureur général de « victoire de la position de l’Église » et du principe de laïcité. (Zenit.org, 5 juillet 2007 et EDA 388, 393, 394, 424, 456).
16. Ce qui explique, comme l’écrit un journaliste que « la violence antichrétienne continue à flageller l’Inde ». En septembre 2008, la cathédrale catholique des Saints-Pierre-et-Paul de Jabalpur (État du Madhya Pradesh) a été incendiée. « Les responsables de l’attaque seraient des membres du groupe radical hindou « Dharm Raksha Sena ». La cathédrale était devenue, à l’occasion de l’Année saint Paul, un centre de diffusion de la pensée paulinienne, proposant un programme de rencontres, de célébrations et d’activités pastorales consacrées à l’apôtre des nationsL’édifice, qui a plus de 150 ans, a subi des dommages irréparables, surtout au niveau de l’autel majeur et des vitraux. Il s’agit de la 3e attaque contre des chrétiens dans cet État, après l’agression du gardien de nuit de l’école du couvent du carmel, le 31 août dernier, et l’incendie d’une église à Ratlam. C’est aussi l’agression la plus grave de ces derniers jours, après les actes de vandalisme contre certaines églises, enregistrés en fin de semaine dernière dans le Karnataka. Les chrétiens d’Inde, affirme un prêtre, « sont traités comme des citoyens de deuxième classe. Ils ne se sentent pas protégés. Pour ne pas compromettre les familles chrétiennes, les prêtres ont dû se réfugier dans les bois ». » ( mailto : [email protected][JANVA] Michel, sur https://www.lesalonbeige.fr/ 22-9-2008).
17. Le poignard symbolique que doivent porter les Sikhs en lieu et place de l’arme réelle qu’ils portaient jadis.
18. C’est à la fin du VIe siècle, dans le bassin du Gange, que le bouddhisme et le jaïnisme sont apparus au sein de l’hindouisme dont ils se sont distingués. Le sikhisme apparut au XVe siècle et s’est inspiré de l’hindouisme et du soufisme.
19. ZANG S., op. cit..
20. Id..
21. Id..
22. S. Zang poursuit : « Quoi qu’il en soit, la politique officielle du gouvernement indien sur ce point est restée inchangée depuis. Elle a été appliquée avec plus ou moins de souplesse selon les époques. Il est arrivé, dans les années 1960 et 1970, que plusieurs dizaines de visas soient accordés la même année sur simple recommandation des évêques, sans que soit vraiment vérifiée la nécessité de faire appel à des « spécialistes » étrangers faute de pouvoir en trouver en Inde. Mais il est arrivé aussi que des missionnaires résidant en Inde depuis des dizaines d’années se voient refuser le renouvellement de leur carte de séjour et soient expulsés, sans qu’on puisse démontrer qu’ils avaient de quelque façon enfreint les lois du pays. »
23. « Tout récemment, un éminent professeur d’écriture sainte, originaire des États-Unis, a été mis en demeure de quitter le territoire indien dans les quinze jours. Il était pourtant entré en Inde très légalement et ne s’était jamais adonné à une activité pastorale ou missionnaire, mais avait simplement assuré l’enseignement à la faculté de théologie du séminaire St Pierre de Bangalore tout en continuant son travail de recherche. » (Id).
24. « Déjà en 1954, dans l’État du Gujarat, un projet de loi fut déposé pour demander que toute conversion soit dûment soumise à une procédure d’enregistrement. Il fut repoussé avec l’appui du Premier ministre Nehru. En 1958, dans le Madhya Pradesh, un projet de loi destiné à interdire la conversion des mineurs fut également repoussé. Entre temps, une commission d’enquête avait été mandatée par le gouvernement de cet État pour étudier le problème des activités missionnaires. Elle était dirigée par un certain M. B. Niyogi, un juge en retraite. Selon son rapport, il y avait effectivement un grand nombre de missionnaires étrangers, notamment des missionnaires américains disposant de fonds considérables, si bien qu’il semblait nécessaire de contrôler plus rigoureusement leurs activités, voire de les expulser, et de veiller à ce que l’argent qu’ils recevaient ne soit pas utilisé à des fins de propagande religieuse. Ce rapport fut l’objet de vives controverses. Catholiques et protestants réagirent d’un commun accord pour défendre leurs droits constitutionnels. Il n’y eut pas d’expulsion massives de missionnaires, mais, peu à peu, le contrôle de l’usage de l’argent devint plus rigoureux et, par la suite, ce rapport fut fréquemment évoqué pour justifier la méfiance à l’égard des activités missionnaires des chrétiens. » (Id.)
25. « Le texte de la loi adoptée dans l’Orissa disait : « Personne ne convertira ou n’essaiera de convertir tout autre personne par la force ou par des moyens frauduleux ou en lui offrant des avantages, ni n’encouragera de telles conversions, sous peine d’une année de prison et/ou d’une amende de 5 000 Rs ». Dans les paragraphes suivants, le sens des mots était spécifié. Le mot « fraude » s’appliquait à « toute présentation fausse des données », y compris, comme devait le préciser un juge, en faisant croire à de pauvres gens que Dieu leur demandait de changer de religion ! Le mot « avantage » s’appliquait à toutes sortes de biens, les « avantages matériels ou autres », sans exclure les biens spirituels. Aux termes de cette loi, grâce à l’imprécision des mots, on pouvait interdire toute conversion. La constitutionalité de cette loi fut attaquée devant la Haute Cour de l’Orissa qui la déclara « ultra vires » en 1972. [Cette formule juridique employée surtout en matière de succession signifie simplement ici, selon l’étymologie : « au-delà des pouvoirs », c’est-à-dire « inconstitutionnel »]._ + La loi adoptée dans le Madhya Pradesh abordait le problème différemment. Elle exigeait simplement que toute conversion soit rapportée aux autorités civiles. Mais le seul fait de devoir leur signaler les conversions donnait aux autorités civiles bien des moyens de les décourager_. » (Id.).
26. « …au prix d’une curieuse argutie : selon ce jugement, l’article 25 de la Constitution ne donne pas le droit fondamental de convertir quelqu’un à sa propre religion, mais simplement de « transmettre et de diffuser sa religion en exposant son enseignement. Il faut tenir compte du fait que l’article 25 garantit la liberté de conscience à tous les citoyens et pas seulement aux adhérents de telle religion. Il s’ensuit donc qu’il n’existe pas de droit fondamental de convertir quelqu’un à sa propre religion car, si une personne entreprenait délibérément d’en convertir une autre, ce qui est distinct de l’effort de transmettre et de diffuser les enseignements de sa religion, elle ne respecterait pas la liberté de conscience garantie à tout citoyen ». » (Id.).
27. Id..
28. « Il n’est pas sans intérêt d’ajouter cependant que les législateurs avaient sous-estimé la capacité de ces populations tribales à déci der par elles-mêmes ce qui leur convenait. L’accès de l’Arunachal Pradesh était interdit aux missionnaires chrétiens, mais les résidents de cet État avaient la possibilité d’aller chercher dans l’État voisin de l’Assam une éducation à laquelle ils n’avaient pas accès chez eux. Certains furent admis dans des écoles dirigées par des chrétiens. Ils découvrirent la foi chrétienne et se firent baptiser. Repartis chez eux, ils devinrent eux-mêmes des messagers de l’Évangile. Assez rapidement se formèrent de nouvelles communautés chrétiennes qui, en dépit des risques que cela comportait, surent faire prévaloir leurs droits, si bien qu’aujourd’hui le gouvernement ne peut que constater l’existence dans cette région de l’Inde de chrétiens relativement nombreux. » (Id.).
29. « A en croire les diatribes des militants, on pourrait se demander si la survie de l’hindouisme ne serait pas en danger en raison du nombre des conversions au christianisme. Or, on a déjà vu que, selon les dernières statistiques, le pourcentage des chrétiens en Inde est en diminution. Il est assez probable que cette diminution continuera parce que, d’une part, le taux de natalité est plus faible chez les chrétiens que chez les hindous et les musulmans et, d’autre part, depuis déjà pas mal d’années, il y a peu de conversions au christianisme. Il y a eu aussi, semble-t-il, quelques rares cas de chrétiens qui revenaient à l’hindouisme - ce qui, selon les militants hindous, ne peut être appelé « conversion » parce qu’il s’agit d’un simple retour à la religion ancestrale ! Ces mêmes hindous parlent souvent de « conversions forcées » - ce qui pour un chrétien n’a aucun sens, puisqu’on ne peut devenir disciple du Christ que par une adhésion libre et personnelle à sa personne et à son enseignement. d’ailleurs, comme l’écrivait récemment un journaliste, on n’a jamais pu déceler un seul cas de « conversion forcée » au christianisme en Inde depuis l’indépendance. Reste ce que des hindous considèrent comme des conversions « frauduleuses » parce que les missionnaires feraient miroiter à des populations ignorantes les avantages que leur vaudrait un changement de religion. En fait, il est arrivé, et il arrive encore, que des hindous, ou plus souvent des populations tribales qui n’ont jamais vraiment adhéré à l’hindouisme, perçoivent dans l’intérêt que leur manifestent des chrétiens et dans l’aide qu’ils leur apportent un espoir, un moyen d’échapper à leur misère, et que, par la suite, ils demandent à devenir chrétiens. C’est ainsi qu’au mois de février 1999, dans l’État du Gujarat, alors que la campagne anti-chrétienne battait son plein, 600 dalits du village d’Undhai ont demandé à devenir chrétiens pour « en finir avec le boycott social et économique » que leur imposait la haute caste des patels et pour « protester contre l’impuissance du gouvernement à les protéger ». Bien sûr, il appartient alors aux responsables des communautés chrétiennes de veiller à ce que les considérations d’ordre économique ou social ne soient pas les seules à motiver leur démarche d’ordre religieux ! Mais, face à de telles démarches de la part de groupes de dalits opprimés par des hindous mieux placés dans l’échelle sociale, on est en droit de se demander si l’opposition farouche de ces derniers à toute conversion est motivée principalement par des considérations d’ordre religieux ! Leur préoccupation principale ne serait-elle pas de sauvegarder leur position dominante qui leur permet d’exploiter sans problème une main-d’œuvre bon marché ? L’aide proposée par des chrétiens peut affectivement amorcer un processus de réflexion chez des personnes qui ont toujours connu des conditions de vie particulièrement difficiles dans la société hindoue, et cette réflexion peut éventuellement aboutir à un changement de religion. Ce fut le cas, semble-t-il, pour les dalits de la région de Ranchi, dans le Bihar, que le P. Lievens et d’autres jésuites aidèrent dans leurs luttes pour faire prévaloir leurs droits vers la fin du XIXe et le début du XXe siècle. Ils forment aujourd’hui des communautés chrétiennes relativement nombreuses et florissantes. Certains dirigeants hindous sont d’ailleurs tout à fait conscients de la nécessité d’améliorer l’image de marque de l’hindouisme sur ce point (…). Au mois de février 1999, à Mangalore, lors de grandes manifestations anti-chrétiennes, une haute personnalité de l’hindouisme a demandé aux manifestants de « lutter contre les inégalités qui prévalent dans l’hindouisme ». Est-ce en raison de telles considérations que le Premier ministre proposa récemment que soit organisé un grand débat, au niveau national, au sujet des conversions ? Les dirigeants chrétiens n’apprécièrent pas cette initiative, parce qu’ils ne voulaient pas que soit remis en jeu le droit que la Constitution donne à tout citoyen de l’Inde de « propager » sa religion. C’est malheureusement un objectif auquel des militants hindous n’ont toujours pas renoncé, même s’ils essaient de l’obtenir par des moyens détournés. Tout récemment encore, le BJP, qui est au pouvoir dans le Gujarat, a introduit devant l’Assemblée de l’État un nouveau projet de loi qui limiterait considérablement le droit des chrétiens à propager leur foi. Tout compte fait, comme l’a écrit récemment un ancien collaborateur du Times of India, le Dr Olav Albuquerque, dans un article intitulé « The big Lie » (le gros mensonge), il n’est pas difficile de déceler derrière toutes ces croisades pour une défense de l’hindouisme et un arrêt des conversions des affirmations mensongères. Il n’est pas vrai que l’hindouisme soit en danger à cause du nombre des conversions ; il n’est pas vrai qu’il y ait des « conversions forcées » ; il n’est pas vrai que toute action humanitaire de la part des chrétiens soit entreprise dans le seul but de faire des conversions ; il n’est pas vrai que les chrétiens soient moins patriotiques que les hindous. » (Id.).
30. Cité par ZANG S., id..
31. « En 1985, le tribunal suprême de l’Inde débouta l’appel d’un intouchable devenu chrétien qui plaidait pour conserver ses droits à des avantages spéciaux, en dépit de sa conversion au christianisme. Dans les attendus du jugement, on trouvait des considérations pour le moins curieuses : le tribunal n’avait pas de doute sur le fait que les intouchables hindous ou sikhs étaient dans le besoin, mais le plaignant n’avait pas réussi à prouver que les intouchables chrétiens étaient pareillement dans le besoin !Tout récemment encore, une délégation des responsables nationaux des communautés chrétiennes, ayant demandé à rencontrer le Premier ministre actuel, lui présentèrent un mémorandum dans lequel ils demandaient, entre autres choses, que soit mis fin à cette discrimination gravement injuste à l’encontre des dalits chrétiens. On ne connaît pas la réponse du Premier ministre ; mais on peut difficilement espérer qu’elle soit positive. En effet, il a été porté au pouvoir par des mouvements qui n’ont jamais caché leur opposition à la présence chrétienne en Inde. On devine même que c’est en raison des pressions exercées par ces mouvements que de telles mesures discriminatoires furent instaurées et maintenues » (Id.).
32. NAYAK Anand, Les violences dans l’hindouisme, in Religions et violences, Sources et interactions, Symposium sous la direction de Anand Nayak, Editions universitaires, Fribourg, Suisse, 2000, p. 97.
33. « De multiples manifestations ont été organisées, certains regroupant parfois des centaines de milliers de personnes, parmi lesquelles on trouvait non seulement des chrétiens mais aussi des musulmans et parfois des hindous. Certains des crimes perpétrés contre les chrétiens ont en effet soulevé une indignation quasi générale, en particulier le viol des religieuses et le meurtre du missionnaire australien et de ses deux enfants. Au cours de ces manifestations, les chrétiens demandent que justice soit faite, que les coupables soient identifiés et punis et que des mesures soient prises pour mettre fin à ce harcèlement des chrétiens. Soucieux d’éviter tout dérapage, les évêques ont demandé que les réactions « restent profondément chrétiennes ». Ils ont rappelé les valeurs chrétiennes du pardon et de la réconciliation. Il s’agit en effet non seulement de ne pas répondre à la violence par la violence, mais aussi de veiller à ce que les appels pour que les coupables soient arrêtés et punis ne véhiculent pas un relent de vengeance ou de haine qui n’aurait rien d’évangélique. Du côté chrétien, on s’efforce aussi d’éviter toute provocation. C’est ainsi qu’un très important rassemblement qui avait été prévu dans l’État d’Orissa pour le 1er décembre 1999 fut annulé. On avait espéré réunir 500 000 chrétiens, venant de plusieurs États, pour des journées de prière. Mais le VHP ayant fait circuler des tracts pour protester contre ce rassemblement, les organisateurs décidèrent d’y renoncer. » (Id.).
34. « Les responsables des communautés chrétiennes ont aussi essayé d’entrer en dialogue avec les mouvements fondamentalistes hindous. A leur initiative, le 18 décembre 1998, eut lieu une rencontre entre, d’une part, les principaux dirigeants du RSS et du BJP et, d’autre part, une délégation chrétienne dirigée par Mgr Alan de Lastic, président de la Conférence épiscopale catholique et du Forum des chrétiens. Selon les participants, elle s’avéra utile. Il y eut des discussions très franches autour des « perceptions et appréhensions » des uns et des autres. Du côté chrétien, on comprit un peu mieux comment la présence chrétienne en Inde était perçue par les militants hindous. Les hindous, quant à eux, apprécièrent, semble-t-il, d’entendre les chrétiens les assurer de leur profond attachement au pays et à sa culture. « Une initiative de paix », « un pas significatif » déclarait à la fin de la rencontre le secrétaire général du BJP, Narendra Modi. On formula aussi le souhait qu’il y ait d’autres rencontres avec des « discussions plus approfondies ». En définitive cependant, cette tentative de dialogue n’aboutit à aucun engagement concret et n’apporta guère d’amélioration dans les relations entre chrétiens militants et hindous, puisqu’il y eut de nouveau une longue série d’attaques contre les communautés chrétiennes tout au long de l’année 1999. » (Id.).
35. C’est ainsi qu’en 1999, par exemple, le FCUDH a préparé un rapport mentionnant 116 cas d’agression violentes dont certaines mortelles. « Le ministre de l’Intérieur de l’époque a lui-même présenté ce rapport au Parlement, authentifiant par le fait même l’exactitude de ces données. Lors de son intervention devant les députés, il a d’ailleurs donné l’assurance aux chrétiens que les auteurs de ces attaques seraient punis. » (Id.). Ce qui n’a pas empêché les attaques de continuer.
36. « Jusqu’à présent cependant, la Constitution reste inchangée et la loi continue de garantir la liberté de religion. Les chrétiens peuvent se rassembler, manifester, publier des journaux et des livres, se déplacer librement. Ils peuvent acquérir des biens et les gérer, diriger des institutions, etc. Lorsqu’ils sont victimes d’agressions, ils peuvent demander que justice soit faite au nom de la loi. » (Id.).
37. Deux exemples illustrent ce ballotement du pouvoir : « Il avait (…) été question de faire de l’an 2000 en Inde l’année du Christ ! Sous la pression des militants hindous, ce projet fut abandonné. Mais, au début de l’année, le Premier ministre a solennellement mis en circulation un timbre dessiné par un artiste chrétien pour commémorer le 2000e anniversaire de la naissance du Christ. Il en a profité pour dire que « l’enseignement du Christ était pertinent pour notre monde et notre époque » et que « les valeurs indiennes traditionnelles s’opposaient à toute discrimination à l’encontre des minorités religieuses ». » En 2008, le gouvernement a cédé aux exigences des extrémistes : « Dans l’État du Gujarat, le gouvernement local, avec l’accord du gouvernement central, a levé l’interdiction qui était faite aux fonctionnaires de participer aux activités du RSS. Il s’ensuit, par exemple, que désormais les agents de police peuvent participer aux activités des groupes activistes, que les enseignants peuvent diffuser cette idéologie dans les écoles, etc. » (Id.).
38. Id..
39. Dans cette Exhortation apostolique, Jean-Paul II a salué les traditions religieuses de l’Asie mais il a aussi rappelé que le message évangélique doit être porté à toutes les nations : « L’Église a le respect le plus profond pour ces traditions et elle cherche à engager un dialogue sincère avec leurs adeptes. Les valeurs religieuses qu’elles enseignent attendant leur accomplissement en Jésus-Christ. » (6) C’est pourquoi, « conscients du caractère essentiellement missionnaire de l’Église et dans l’attente pleine d’espérance d’une nouvelle effusion de l’Esprit Saint au moment où l’Église entre dans le nouveau millénaire, les Pères du Synode ont demandé que cette Exhortation apostolique post-synodale présente quelques directives et orientations à ceux qui œuvrent dans le vaste champ de l’évangélisation en Asie » (42).

⁢b. L’hindouisme en question ?

Reste un problème. Nous avons vu que quelques grandes personnalité indiennes estiment que la tolérance religieuse est ancrée dans la tradition hindoue.⁠[1] Et, effectivement, si l’on peut considérer le bouddhisme comme une dissidence par rapport à l’hindouisme, il n’a pas provoqué de remous, pas plus que le jaïnisme. Quant aux sikhs, ils n’eurent de problèmes qu’en raison de leurs velléités d’indépendance politique. Mais toutes ces traditions et bien d’autres encore, toutes ces « expériences multiples, souvent hétérogènes (…) ont pourtant ceci de commun d’être nées en terre indienne ».⁠[2]

Les chrétiens, eux, jusqu’à une époque récente, ont été bien accueillis dans la mesure où, l’hindouisme « n’est pas une religion aux contours bien déterminés. (…) L’hindouisme n’attend pas de ses adeptes qu’ils adhèrent à des croyances précises. Il n’est donc pas aisé de déterminer ce qui est conforme à l’hindouisme et ce qui ne l’est pas. » De plus, pour l’hindouisme, « il y a diverses façons d’atteindre l’absolu et plusieurs voies de salut ». Ce qui explique qu’« on aurait (…) du mal à trouver soit dans ses livres sacrés soit dans les écrits et pratiques des représentants les plus connus et les plus respectés de l’hindouisme, des encouragements à l’intolérance religieuse. Nulle part on ne trouve d’appel à une guerre sainte. Il n’est même pas question de l’expansion de l’hindouisme. En fait, l’hindouisme n’est pas une religion à vocation universelle. C’est plutôt une religion liée à un terroir, avec ses lieux saints (rivières et montagnes sacrées, divers lieux de pèlerinage, etc.). On naît hindou, on ne le devient pas. »[3] Ce qui, nous l’avons vu a conduit à associer, au XXe siècle, nationalisme et religion mais n’explique pas encore comment les adeptes rigoureux d’une religion réputée tolérante peuvent recourir à la violence. Autrement dit, comment un hindouiste peut-il justifier sa violence au nom de sa religion ?

Nous avons tendance, en Occident, à associer la non-violence de Gandhi à l’hindouisme alors que Gandhi a transformé profondément le sens de l’ahimsâ brahmanique⁠[4] : « En relisant ce concept à travers un prisme de valeurs chrétiennes qu’il rapportait d’Angleterre et d’Afrique du Sud, [Gandhi] a cru plutôt redécouvrir ses racines dans sa propre culture reformulées en termes occidentaux et s’en est emparé avec d’autant plus de passion. » De plus, « en associant des notions orientales et occidentales, Gandhi fait passer la non-violence du domaine religieux à celui du combat révolutionnaire. » Il disait : « La non-violence m’est un credo, le souffle de ma vie. Mais je ne l’ai jamais proposée à l’Inde comme un credo… je l’ai proposé au Congrès comme une méthode politique destinée à résoudre des problèmes politiques. »[5] La non-violence est utilisée comme un moyen efficace pour mobiliser les Indiens en vue de leur indépendance dans le cadre d’un État moderne qui, en principe, doit se fonder sur la volonté générale. Mais le choix de Gandhi est aussi moral. Et ceci, nous le verrons par suite, est très important : « Les moyens, disait-il, sont comme la graine et la fin comme l’arbre. Le rapport est aussi inéluctable entre la fin et les moyens qu’entre l’arbre et la semence… On récolte exactement ce que l’on sème. »[6] Comme nous allons le voir, « l’idée de la non-violence chez Gandhi n’est pas une pure interprétation de la tradition hindoue. Les auteurs émanant du christianisme et la personne de Jésus lui-même l’ont profondément marqué », en particulier le Sermon sur la montagne.⁠[7] Un mouvement nationaliste indépendantiste et religieux comme le RSS, par exemple, n’a pas adhéré à la politique non-violente de Gandhi ni au soutien que celui-ci apporta aux musulmans même si Gandhi a été influencé aussi par la bhakti traditionnelle. Cette « dévotion qui fait participer le fidèle à la personne et à l’essence de la divinité qu’il adore »[8], est « le sommet de l’expérience spirituelle ».⁠[9]

Quelle est alors la tradition dont se réclament les mouvements cités qui prétendent en défendre la pure interprétation ?

Il faut bien sûr la chercher dans les textes sacrés de l’hindouisme, dans les Veda, le Bhagavadgîtâ, les Upanisad, le Mahâbhâratâ, la Râmâyana, la Loi de Manu et d’autres textes encore.

On constate très vite que violence et, disons, non-violence sont mêlées : « les violences et non-violences hindoues sont complexes » et « elles sont décrites à travers des images ambigües ».⁠[10] Dans les textes les plus anciens (Veda), on découvre que dès l’origine, dès sa fondation, le monde est violent. d’une part, les récits de guerre entre dieux, humains, démons abondent à côté de l’évocation de l’ahimsâ. d’autre part, le sacrifice occupe aussi une place essentielle. Le sacrifice est lié à l’apparition du brahmanisme : « le brahmane, situé au sommet du système des castes, peut, sans problème, défendre par la violence sa position qui est le résultat de la qualité extraordinaire des ses vies antérieures. »[11] Si le sacrifice occupe une telle place (une place que contestera le bouddhisme) c’est parce que le premier homme sacrifié par les dieux donna naissance au monde, aux êtres et aux ordres. Dès lors, « si l’ignorance des dieux et des êtres entraîne dans le monde la diversité et la confusion, le prêtre, en faisant le sacrifice quotidien, rétablit cette unité et cette harmonie dans le monde. »[12]

Comment alors justifier la violence et le sacrifice, en particulier, face à la loi de l’ahimsâ (« ne pas causer de mal ») ?

Il existe un ordre cosmique et sociétal préétabli, le dharma « qui prime, en tant qu’ordre global, sur toute forme de considération individuelle et d’évaluation de type moral (…). »⁠[13] Il faut maintenir ou restaurer cet ordre, sans cesse menacé de désordre. Il y a une violence légitime, nécessaire et une violence condamnée, anarchique qui dérègle le monde et la vie (adharma). Toute violence qui maintient le dharma est acceptée. Sont nécessaires et légitimes quatre formes de violences :

  • la violence sacrificielle. On dira que la violence pratiquée dans le sacrifice est non-violence. On ne dira pas, en sanscrit, « tuer » un animal mais « faire consentir l’animal, faire que l’animal dise qu’il est d’accord »[14]. Non seulement le sacrifice est consenti mais il « vise à un changement d’état, d’être. »[15]

  • la violence royale, quels que soient ses moyens, pour protéger, punir, maintenir le dharma. La guerre sera interprétée comme sacrifice nécessaire pour rétablir l’ordre socio-cosmique. La violence des rois qui défendent leur royaume, comme celle des dieux, des brahmanes, des cultivateurs est jugée seulement en fonction des conséquences bénéfiques ou maléfiques. Elle est une qualité de la vie si elle est employée pour le bien et non pour le profit personnel ou par colère. Pour rétablir la justice, elle est un devoir à accomplir sans égoïsme.⁠[16] Aujourd’hui, elle « n’est point lettre morte, mais au contraire se retrouve aujourd’hui encore dans d’innombrables réflexions politico-religieuses. Elle sera profondément contestée par Gandhi. »[17] 

  • le châtiment tel qu’il est décrit par la Loi de Manu

  • la violence intériorisée, tournée vers soi et acceptée donc.

C’est ici que se situe l’ahimsâ. L’ahimsâ  : « n’est pas une réponse à une violence anarchique et destructrice, (…) n’est pas le simple contraire de la violence, mais correspond et répond à la violence conditionnée et légitime. » Enfin, ce concept « n’a pas surgi d’un milieu d’oppressés, mais est le fruit de réflexions nées dans le milieu ascétique (…). » En fait, l’ahimsâ est orientée vers la libération spirituelle : elle « promulgue la tentative d’intérioriser la violence sacrificielle et de faire de sa personne le lieu du sacrifice dans l’idée de pouvoir se défaire, en évitant l’acte de tuer, des conséquences inhérentes à un tel acte » Celui qui ainsi prend sur lui la violence, « s’immole lui-même pour accéder à un autre ordre, reconnu comme supérieur. Le renonçant ne veut pas s’investir personnellement dans l’action, car toute action est une forme de violence. » Donc l’ahimsâ n’est pas motivée par le bien de l’autre, l’entente entre les hommes mais par « le salut individuel et la sortie du monde »[18]. Dans cette perspective, on ne subit pas la violence, on la légitime en agissant au nom du dharma ou en se détachant de l’action en se libérant par la voie de l’ahimsâ.

Cette loi de l’ahimsâ qui ne se confond pas, comme nous allons le voir avec la non-violence de Gandhi est une loi générale. En effet, « toute la quête spirituelle de l’Inde se fonde sur l’expérience-clef du samâdhi, décrite comme l’atteinte d’un niveau de conscience parfaitement harmonieux, accordé à la Réalité absolue : une fois résolus tensions et conflits liés aux couples d’opposés (…), toutes les notions divergentes d’intérieur-extérieur, moi-autrui… s’unifient dans la Conscience absolue du Brahman ou du Soi, et la violence s’évanouit d’elle-même. »[19] Dans ce travail d’apaisement, pour diminuer voire détruire la violence qui gît au cœur de l’homme et empoisonne ses actes, est recommandée la violence contre soi représentée par le yoga qui maîtrise les sens par la méditation et d’autres techniques pour purifier l’être de ses pulsions. L’homme violent a l’esprit malade, il doit donc l’assainir. Toutefois, ces techniques comme la nourriture employée comme médication restent propres au sujet et ne peuvent toucher à la violence sociale ou à l’injustice personnelle ou collective.⁠[20]

Ceci dit, on comprend mieux à présent l’originalité de la vision de Gandhi. Non seulement il ne rejette pas toute violence⁠[21] mais il considère que le fait de ne pas tuer et, plus profondément, le souci du salut personnel dans l’ahimsâ sont moins importants que l’intérêt pour autrui et pour le bien-être social. L’ahimsâ n’est pas d’abord abstinence mais « acte de vie, (…) engagement total dans une perspective spirituelle et politique ».⁠[22] Cette prééminence de l’intérêt humanitaire permet de traduire ahimsâ par amour qui « consiste à se sacrifier pour le bien des autres ».⁠[23] L’amour purifie, donne un sens élevé à la vie, permet aux hommes de s’unir et de vivre ensemble sans violence.⁠[24] L’amour implique « une discipline (…) exigeante, rigoureuse, dont les vertus cardinales sont la sincérité, l’ouverture, la non-crainte, le sacrifice, l’humilité, l’amour absolu de la vérité, la tolérance et la discipline. »[25] L’ahimsâ est donc plus que le contraire d’himsâ (violence), elle n’est pas faiblesse mais courage car il en faut pour aimer son ennemi. C’est un sacrifice (yajña) c’est-à-dire « un acte ayant pour but le bien d’autrui, accompli dans l’espoir d’aucune récompense, temporelle ou spirituelle ».⁠[26]

On voit ici la nouveauté de Gandhi par rapport à la tradition. Le renoncement n’est pas purement spirituel ni purement individuel. Il se vit dans l’histoire et le salut concerne l’ensemble de la société. La libération accompagne l’engagement social. L’ascétisme (tapas) qui peut aller jusqu’à l’offrande de sa vie est l’arme suprême⁠[27] non pour abolir les conséquences de ses actes mais pour changer le monde, en l’occurrence obtenir la libération de l’Inde. Cette nouveauté, on s’en rend compte, brise l’ordre brahmanique et a provoqué des réactions violentes. C’est un hindou qui a tué Gandhi au sortir d’une séance de prière pour des raisons « à la fois d’ordre religieux, idéologique et politique. »[28]

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L’hindouisme et le bouddhisme sont-ils des religions iréniques ? Elles peuvent être vécues dans un esprit de paix et de tolérance mais pour des motifs politiques, sociaux, culturels, ethniques, elles peuvent fournir des justifications à la violence ou même l’inspirer.

Que dire alors des religions réputées bellicistes ?

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1. Il faut aussi noter que lorsqu’on parle de « tradition hindoue », on convoque, en réalité, toute une série de croyances diverses. Il s’agit davantage d’une « ligue » ou d’un « faisceau de religions » que d’une religion proprement dite. Les Indiens d’ailleurs ne parlent pas d’hindouisme mais de dharma, c’est-à-dire « l’Ordre global et contraignant des choses ». Ils emploient « plus volontiers encore l’expression sanâtana dharma, « l’Ordre permanent » des êtres et des choses, ou encore le varnâshrama dharma, l’Ordre du monde qui régit chaque être selon sa catégorie (varna) en lui assignant un effort particulier (âshrama) d’ordre moral, spirituel ou social. » (Rel).
2. Rel.
3. ZANG S., op. cit.
4. L’obligation de « ne pas causer de mal » enseignée par les brahmanes, ceux qui agissent par la connaissance et le verbe, les prêtres qui forment la première des quatre grandes castes : après les Brahmanes (prêtres),viennent les Kshatriya (guerriers), puis les Vaishya (commerçants) et enfin les Shudra (serviteurs). Ceux qui appartiennent à ces groupes sont les Hindous de caste, les autres, les Intouchables, étant des Hors-castes.
5. NAYAK Anand, Les violences dans l’hindouisme, in op. cit., p. 92.
6. Cité in NAYAK Anand, id..
7. NAYAK Anand, op. cit., p. 94: « C’est le Sermon sur la Montagne qui m’a fait aimer Jésus. J’ose dire que je n’ai jamais été intéressé par le jésus historique. Peu importe si quelqu’un a prouvé que l’homme nommé Jésus n’a jamais existé, et si ce qui est raconté dans les Évangiles est une invention de l’imagination de ceux qui les ont écrites. Car le Sermon sur la montagne serait encore vrai pour moi. Par conséquent, en lisant toute l’histoire sous ce jour, il me semble que le christianisme reste encore à être vécu, à moins que l’on dise que là où il y a un amour illimité et aucune idée de vengeance, c’est la christianisme qui est vécu. Mais alors il dépasse toutes les frontières et tout enseignement livresque. C’est quelque chose d’indéfinissable qui ne peut pas être prêché aux hommes, qui ne peut pas être transmis de bouche à oreille, mais du cœur au cœur. Mais le christianisme n’est généralement pas compris dans ce sens… » (GANDHI, Discours à une assemblée de chrétiens, Noël 1931).
8. Universalis. « Une amitié caractérise, dans cette atmosphère, les rapports du dieu et de ses dévots. Les cultes populaires ont dû, de tous temps, connaître cette attitude religieuse ; assimilant leur divinité familière à l’un des grands dieux de l’hindouisme, ces petits groupes ont transféré à celui-ci le même sentiment d’intimité. Parce que la bhakti s’exprime par des rites simples, offrande de fleurs, de parfums, d’u n peu d’eau, elle est accessible à tous, contrairement aux sacrifices anciens compliqués et dispendieux. Ceux-ci, de plus, prônaient le sacrifice d’animaux, réprouvé par la doctrine de la non-nuisance (ahimsa) dont l’importance croissait : « Si quelqu’un m’offre avec dévotion une feuille, une fleur, un fruit ou de l’eau, j’apprécie ce présent, fait avec dévotion, du fidèle à l’âme pieuse » (Bhagavad Gita, IX, 26). Par ailleurs, les groupes de bhakti s’écartent de l’attitude traditionnelle en abaissant, souvent même en supprimant, les barrières de la caste –du moins au point de vue religieux ; en face de la divinité, l’amour des fidèles les rend tous égaux (…). » (Id.)
9. BURGER Maya, Violence et non-violence, modèle et contre-modèle dans le contexte de l’Inde moderne, in Religions et violences, op. cit., p. 139. M. Burger est docteur en sciences sociales et politiques spécialisée en anthropologie indienne, professeur à la faculté de théologie et de science des religions à l’Université de Lausanne.
   op. cit., p. 139.
10. Id., p. 67. Comme le montre POGGI Colette, (Violence et Conscience, Etude sur la fonction sotériologique de la violence dans le shivaïsme du Cachemire, in Religions et violence, op. cit.), le panthéon lui-même est ambigu. « Dès ses origines, la civilisation indienne (…) développe (…) vénération et crainte envers une puissance divine capable de violence : dans les mythes, démiurges, anti-dieux, et divinités, tel Rudra-Siva, revêtent un aspect terrifiant ; de même l’archétype du sacrifice védique, le démembrement de l’Homme cosmique, les pratiques ascétiques tapas…etc., participent d’un processus de déstructuration sinon de destruction. » (p. 99) Ainsi, Kâli, déesse de la destruction est représentée nue, avec la peau noire, le regard féroce et la langue tirée. Elle porte un long collier descendant parfois jusqu’à ses genoux, composé de crânes humains et souvent un page formé de bras coupés. Elle tient une tête décapitée dans une main et une épée dans l’autre. Dans certaines représentations, elle a plusieurs paires de bras, représentant les points cardinaux. Lorsqu’elle entre en fureur, sa danse met le monde en péril, aussi Shiva, s’interpose-t-il entre les pieds de la déesse et la terre. Elle est la force qui détruit les esprits mauvais et protège les dévots. Elle fut la déesse tutélaire des Thugs, des assassins rituels présents au Bengale et en Orissa, au XIXe siècle, que les Britanniques combattirent jusqu’à les faire disparaître dans les années 1830.
   Shiva, surtout sous sa forme primordiale, est aussi « est un dieu sauvage et redoutable ; il incarne la férocité destructrice de la divinité du Feu (Agni) ainsi que son pouvoir d’illumination. » Cette violence est symbolisée par « la difformité de son troisième œil (…) d’où jaillit l’étincelle du feu destructeur ». Par sa danse, il « détruit le périssable, les liens de la servitude et, de cette manière, met un terme à la destruction négative dont la nature humaine est victime. » (pp. 106-107).
   De ces mythes ambivalents, on peut estimer avec Colette Poggi que trois éléments importants sont suggérés : « -l’existence d’une violence imposée à la nature divine de l’homme, -la présence d’une violence inhérente à la conscience, initiatrice du jeu cosmique, -le bien-fondé d’un usage « thérapeutique » de la violence afin de déjouer l’illusion et de susciter une transformation salvatrice. » (p. 108). La violence permet donc le « passage d’une conscience individuelle bornée et conditionnée à une conscience universelle, à la connaissance de la plénitude et de l’instant. » (p. 125). C. Poggi est docteur en philosophie, elle enseigne le sanscrit et la pensée indienne dans divers centres universitaires en France.
11. NAYAK A., op. cit., p. 66. Inversement, dans ce monde hiérarchisé selon la Loi de Manu, tuer un brahmane est plus grave que tuer un « hors caste », un dâlit, dirait-on aujourd’hui. (Cf. HOUTART Fr., La violence au nom de la religion, in Concilium, n° 272, 1997, p. 11).
12. NAYAK A., op. cit., p. 70.
13. BURGER Maya, op. cit., p. 131.
14. Id..
15. POGGI Colette, op. cit., p. 101.
16. Le Mahâbhârata reconnaît que l’ahimsâ n’est pas toujours praticable et, qui plus est, que la violence est une loi de la nature : « Je ne vois personne subsister en ce monde par la pratique de ahimsâ. En effet, les plus forts vivent des plus faibles. La mangouste mange des souris, comme le chat la mangouste. Le chien mange le chat comme une bête de proie le chien. Quant à l’homme, prince, il les mange de tous. Vois comment va le Temps et comme tout ce qu’il y a de créatures mobiles et immobiles sert de nourriture à l’être vivant. Celui qui sait que tout cela a été prescrit par le destin-daiva, selon la moins mauvaise tradition- n’est pas troublé. O roi, sois donc tel que tu as été créé. Car les sots qui, contrôlant leurs colères et leurs joies, se retirent comme ascètes dans la forêt, ne se procurent pas de quoi vivre sans tuer. Nombreux sont les êtres vivant dans l’eau, sur le sol et dans les fruits. Et il n’est pas vrai que personne ne les tue : avec quoi d’autre pourrait-on subsister ? La logique nous apprend qu’il y a des êtres minuscules et qu’un battement de paupière suffit pour les mutiler à mort. On voit des ascètes dépourvus de colère et d’égoïsme quitter leur village et, tout désemparés, reprendre dans la forêt les règles de leur vie de famille : ils fendent la terre, arrachent des plantes, des arbres, tuent des oiseaux, du bétail. Ces hommes célèbrent des sacrifices et gagnent le ciel. » (15, 20-28). De plus, la violence du roi, bénéfique et pure d’intention, est nécessaire : « Sans avoir frappé l’ennemi aux points vitaux, sans avoir accompli des exploits, sans avoir mis à mort comme un pêcheur ; [le roi] n’obtient pas une grande splendeur –srî. Celui qui ne tue pas n’a ni renommée, ni richesse, ni sujets ici-bas. C’est seulement par le meurtre de Vitra qu’Indra est devenu le Grand Indra. Seuls les dieux meurtriers reçoivent un culte en ce monde : meurtrier est Rudra, ainsi que Skanda, Sakra, Agni, Varuna, Yama : meurtriers sont le Temps, le Vent, la Mort, Kubera, le Soleil, les Vasu, les Marut, les Sâdhya, les Visvedeva, ô Bhârata. Les gens qui ont tâté de la souffrance se prosternent devant ces dieux, jamais devant Brahmâ, Dhâtr ou Pûsan. Seuls quelques-uns, très pacifiques dans leurs propres actes, s’inclinent devant des dieux qui restent neutres devant toutes les créatures, maîtres d’eux-mêmes et adonnés à la paix. » (Id., 15, 14-19).
17. Id., p. 133.
18. Id., pp. 134-135.
19. POGGI Colette, op. cit., pp. 98-99. C. Poggi est docteur en philosophie, elle enseigne le sanscrit et la pensée indienne dans divers centres universitaires en France.
20. Traditionnellement, l’Inde a développé une « science de la longue vie » - âyurveda – qui s’est construite sur l’affirmation d’un lien intime entre l’esprit et le corps. (Cf. NAYAK A., op. cit., pp. 85-91 ; JEANNOTAT Françoise, Ayurvéda : massages à l’huile, bains de vapeur et petites plantes. Les dessous d’une douceur annoncée, in Religions et violences, op. cit., pp. 149-161). Fr. Jeannotat est professeur à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne.
21. Du propre aveu de Gandhi, la non-violence, telle qu’il l’entend, « n’autorise pas à fuir devant le danger et à laisser sans protection ceux qui nous sont chers. S’il faut choisir entre la violence et la fuite peureuse, je ne peux que préférer la violence à la couardise. » (Cité in NAYAK A., op. cit., p. 93).
22. BURGER M., op. cit., p. 139.
23. Id., p. 141.
24. Gandhi écrit : « L’amour donne toujours, ne prend jamais, souffre toujours, ne se venge jamais ». Cité in BURGER M., op. cit., p. 140. La souffrance dont il est question, « sorte d’auto-immolation sacrificielle, est ainsi la voie qui mène à la victoire dans la relation aux autres. Ahimsâ comprise dans ce sens, devient une arme de conversion qui vise l’obtention des buts escomptés, notamment politiques, comme par exemple lors de négociations avec l’ennemi. La souffrance, qui se base sur un authentique sentiment d’amour, oblige l’autre à réaliser son tort. Pour faire preuve d’un tel amour, nous dit Gandhi, il faut être imprégné de la conviction de l’omniprésence divine. Sans cette conviction, ahimsâ est inconcevable. » (Id.).
25. BURGER M., op. cit., p. 140. L’auteur s’appuie sur la Lettre à l’ashram, op. cit., pp. 29-119.
26. GANDHI, Lettres à l’ashram, Albin-Michel, 1937, p. 103, ( L’ashram est un ermitage). A propos de la finalité des actes, notons que Krishna, dans le Bhagavadgîtâ, insiste non sur l’abstention de tout acte mais sur le détachement complet de la conséquence de l’acte. Ce détachement (tyâga) est « l’abandon de ce qu’on offre aux dieux en sacrifice ». (NAYAK A., op. cit., p. 76). Pour Gandhi, les conséquences pour soi ne comptent pas mais bien les conséquences pour autrui.
27. « Je cherche, dit Gandhi, à émousser complètement l’épée du tyran, non en le heurtant avec un acier mieux effilé, mais en trompant son attente de me voir lui offrir une résistance physique. Il trouve chez moi une résistance de l’âme qui échappera à son étreinte. Cette résistance d’abord l’aveuglera, ensuite l’obligera à s’incliner. » (Cité in NAYAK A., op. cit., p. 93).
28. BURGER M., op. cit., p. 146. L’arrivée au pouvoir en 2014 du parti nationaliste hindou (Bharatiya Janata -BJP) a entraîné une augmentation des persécutions contre les chrétiens alors que l’Inde n’a pas de religion officielle. (Cf. www.cath.ch , 3 septembre 2019).