Plusieurs observateurs expliquent cette montée de violences par la
situation politique et sociale particulière de l’Inde.
Dans sa lutte pour l’indépendance, le Congrès national indien, fondé en
1885, se déclara laïc mais mobilisa, parfois avec des arguments
religieux, tous les Indiens quelle que soit leur religion. La liberté de
confesser et de pratiquer leurs religions respectives, en privé comme en
communauté était reconnue à tous, qu’ils soient hindous ou musulmans.
Après l’indépendance, en 1947, le président Nehru défendit une conception plus neutre de la laïcité de
l’État entendue comme une indifférence face à la religion, tandis que
Gandhi était partisan d’un « laïcisme religieux ». Si ,pour lui, la
religion était indispensable à la politique, l’État toutefois ne devait
faire aucune différence entre les religions. Malgré ces différences,
l’Inde, État laïc, s’engagea officiellement sur le chemin de la
tolérance fidèle à la tradition hindoue comme à l’esprit moderne. Le
philosophe hindouiste Sarvepalli Radhakrishnan qui fut président de
l’Inde de 1962 à 1967, déclara : « La laïcité est compatible avec la
vieille tradition religieuse. Elle cherche à former une communauté de
croyants, non pas en subordonnant des valeurs à des options partisanes,
mais en les accordant harmonieusement entre elles. » Un autre homme
politique indien confirme cette conception : « Ce style de laïcité
souscrit à la thèse de la philosophie hindoue qui dit que les religions
possèdent des éléments de la vérité et qu’aucune n’a le monopole de la
vérité. L’esprit de tolérance est le fondement de la
laïcité. » De leur côté, les organisations confessionnelles
hindoues, après l’assassinat de Gandhi, en 1948, par un hindou, se
déclarèrent partisans de la laïcité et affirmèrent que l’hindouisme ne
contredisait pas l’État laïc « puisque l’hindouisme est une religion
ouverte et capable de s’adapter, que Râma est un héros national et que
son règne (Râmâraj), loin d’exclure les autres religions, les protège
toutes. »
Dans cet esprit, dès le préambule, la Constitution indienne affirme :
« Nous sommes résolus à assurer à tous les citoyens (…) la liberté de
pensée, d’expression, de croyance, de foi et de culte. » Et l’article 25
de cette Constitution proclame « la liberté de conscience et la libre
profession, pratique et propagation de la religion » en ces termes :
« Dans le cadre de l’ordre public, de la morale, de la santé et des
autres dispositions de cette partie, toutes les personnes ont, de
manière égale, droit à la liberté de conscience et le droit de
professer, pratiquer et propager librement la religion ».
Les premières difficultés apparurent avec les musulmans. Si du VIIIe
siècle jusqu’au XVIe siècle, les musulmans dominèrent la péninsule
indienne où les périodes de tolérance et d’intolérance vis-à-vis des
hindous alternèrent, ils perdirent progressivement de leur influence
avec l’arrivée des Européens et particulièrement des Anglais qui
triomphèrent de leurs rivaux et s’imposèrent progressivement dès le
XVIIIe siècle. Ceux-ci favorisèrent les hindous plus aptes à s’adapter à
la modernité. Lorsque naquit le Parti du Congrès national indien, en
1885, qui cristallisait l’aspiration à l’indépendance, les musulmans se
montrèrent réticents devant le projet d’un vaste mouvement panindien où
ils seraient nécessairement minoritaires et ils fondèrent un parti
religieux, la Ligue musulmane, pour protéger leur autonomie culturelle
et politique. Devant la montée du mouvement national hindou, les Anglais
changèrent de politique et s’appuyant sur la minorité musulmane,
tentèrent d’exploiter la rivalité entre les deux communautés. Toutefois,
par le pacte de Lucknow, en 1916, la Ligue musulmane et le Parti du
Congrès de Gandhi font alliance pour réclamer l’indépendance. Ce pacte
n’effaça pas les vieux antagonismes et dès 1926, les deux communautés
entrent en hostilité et, dans la mesure où les hindous se montrèrent peu
conciliants, les musulmans qui, en grande partie voulaient sauvegarder
l’idée d’une Inde fédérale unie, finirent par réclamer la constitution
d’un État islamique indépendant, le Pakistan. Ce que l’Angleterre
accepta. La scission se fit, en 1947, sur la base d’un recensement des
religions effectué en 1941. S’ensuivirent d’énormes mouvements de
populations, sources de pillages et de massacres : des millions
d’hindous voulant rejoindre l’Inde et des millions de musulmans partant
vers le Pakistan. La question du Cachemire restant une source de conflit
entre le Pakistan, l’Inde et la Chine.
On comprend mieux, à relire l’histoire, que les hindous nourrissent de
la méfiance et de la rancune vis-à-vis des musulmans. On comprend
surtout que la partition entre Pakistan et Inde opérée sur la base d’un
clivage religieux a facilité une collusion entre le patriotisme et la
foi religieuse, collusion qui explique pourquoi, par exemple, en 1992, à
Ayodhya, capitale mythique du royaume de Râma, des hindous ont rasé la
mosquée Babri Masjid, ou mosquée
de Babur, construite
en 1528. En effet, elle aurait été
construite d’après une légende sur l’emplacement de la naissance du
dieu Râma, où il y aurait eu
un temple hindou détruit par les musulmans.
Pour de plus en plus d’Indiens, l’Inde est le pays de l’hindouisme et
cette identification va finalement justifier la persécution des
chrétiens pourtant parfaitement absents de cette longue confrontation
entre indouisme et islam.
Cette persécution interpelle d’autant plus que les chrétiens ont été,
pendant des siècles, bien tolérés en Inde. Ajoutons encore que plus de
60% d’entre eux sont des « dalits ». Ce mot regroupe les classes défavorisées, basses
castes, intouchables, parias, et populations tribales et donc si les
chrétiens peuvent avoir quelque influence, nécessairement très limitée,
c’est surtout grâce à leurs institutions scolaires et caritatives là où
ils sont implantés.
En mars 1998, on assiste à la victoire du BJP dans l’État du Bihar. Le
BJP, Bharatiya Janata Party (Parti du Peuple Indien) est aujourd’hui
l’un des principaux partis politiques
en Inde, de tendance
nationale-hindouiste. Ce parti dont les succès ont fluctué, exerce
néanmoins une grande influence dans de nombreux États. Le BJP profite de
l’appui
du Vishva
Hindu Parishad (VHP fondé en 1964), une organisation
religieuse, et
du Rashtriya
Swayamsevak Sangh (RSS), une organisation militante, tous étant réunis
dans le Sangh Parivar (la
« grande famille » du nationalisme hindou, un réseau qui comporte
également nombre d’associations, syndicats, etc…). Plusieurs commentateurs
attirent l’attention sur le double jeu mené par ces nationalistes. Le
VHP et le RSS qui préconisent de favoriser les hindous par rapport aux
minorités musulmane et chrétienne ne sont guère inquiétés dans leurs
exactions par les autorités du BJP au pouvoir.
Cette émergence nationale-religieuse explique la recrudescence des
persécutions contre les musulmans et contre les chrétiens qui représenteraient une menace étrangère pour la culture
hindoue et l’identité du pays. En 1998 serait apparu ce slogan :
« C’est maintenant le Râmarajan, le règne de Râma. Enfin, on observera
de nouveau la religion hindoue ! »
Pour Mgr Concessao, archevêque de New Delhi, ce qui semble expliquer la
persécution, c’est le fait qu’il y a de plus en plus de conversions. Le
christianisme, par sa morale de la liberté, remet en cause le système de
caste propre à l’hindouisme et attire une population
croissante.
C’est bien, semble-t-il, la pierre d’achoppement. Plusieurs déclarations
le confirment : pour Praveen Togadia, un des leaders du VHP, « la
conversion au christianisme équivaut à changer de nationalité… Les
conversions menacent l’unité nationale. » ; Giriaj Kishore, secrétaire
du VHP, déclare : « Aujourd’hui, les chrétiens représentent une menace
plus grande que la menace collective des séparatistes musulmans. » ;
Ashok Singhal, président du VHP a affirmé que le Prix Nobel d’économie a
été attribué à Amartya Sen grâce à « un complot des chrétiens dans le
but de propager leur religion et d’évincer l’hindouisme. » Il estime
que « les musulmans et les chrétiens ne toléreront pas qu’une autre
religion survive ». Rajendra Sing, chef du RSS est, quant à lui, sûr
que « les musulmans et les chrétiens prendront la culture hindoue si
les hindous les traitent comme des Indiens. »
Le confirme également cette tentative, en 2006, de renforcer une loi
anti-conversion. Cette tentative a échoué mais elle doit attirer notre
attention sur une certaine ambigüité des textes officiels.
Revenons un instant à l’article 25 de la Constitution. Après avoir
proclamé « la liberté de conscience et la libre profession, pratique et
propagation de la religion » et déclaré que, « Dans le cadre de
l’ordre public, de la morale, de la santé et des autres dispositions de
cette partie, toutes les personnes ont, de manière égale, droit à la
liberté de conscience et le droit de professer, pratiquer et propager
librement la religion », dans le deuxième paragraphe le texte précise :
« Rien dans cet article ne devra affecter l’exécution de quelque loi
existante ou empêcher l’État de faire une loi
-
qui régule ou restreint toute activité profane, économique,
financière, politique ou autre qui peut être associée à la pratique
religieuse ;
-
qui pourvoit au bien-être et à la réforme sociale ou au lancement
d’institutions religieuses hindoues à caractère public destinées à
toutes les classes et sections d’Hindous.
Suivent deux « explications » :
Explication 1 : l’usage et le port des kirpans () devront être considérés comme inclus
dans la profession de la religion Sikh.
Explication II : dans la clause (b) du numéro (2), la référence aux
Hindous sera interprétée comme incluant une référence aux personnes
professant la religion Sikh, Jaïn ou Bouddhiste, et la référence aux
institutions religieuses hindoues sera interprétée en conséquence.
Si les chrétiens et les musulmans se réfèrent systématiquement à
l’article premier, les hindous peuvent s’appuyer sur la suite qui, dans
les précisions apportées, ne cite explicitement que les religions
traditionnelles nées en Inde. On peut
donc lire cet article 25 de manière très restrictive et exclure de la
protection de l’État les religions étrangères.
La Constitution a vu, lors de sa préparation, s’affronter des avis
divergents au sujet de la liberté religieuse : « les traditionnalistes
hindous du Congrès souhaitaient une « uniformisation culturelle du
pays » qui aurait reconnu la place prédominante de
l’hindouisme ». C’est le président Nehru
qui a empêché cette vision de s’imposer. C’est surtout le mot « propager »
qui avait fait problème : « Il ne pouvait satisfaire les hindous qui ne
comprennent pas pourquoi, à la différence des hindous, les musulmans et
les chrétiens sont à la recherche de nouveaux adeptes. Mahatma Gandhi
lui-même s’était plusieurs fois exprimé contre tout prosélytisme. Les
hindous avaient fait une concession, selon eux majeure et injustifiée,
aux musulmans et aux chrétiens. Ils redoutaient leur zèle missionnaire.
Faute de pouvoir modifier la Constitution, les militants trouveraient
d’autres moyens de contrecarrer la liberté des chrétiens de « propager »
leur religion. »
La première mesure prise dans ce sens fut, dès 1953, de ne plus accorder
de visas à de nouveaux missionnaires. Jawarlahal Nehru expliqua cette
décision devant trois évêques indiens venus lui demander de reconsidérer
cette mesure. Selon S. Zang, il leur dit en substance : « Le
christianisme est implanté en Inde, me dit-on, depuis le Ier siècle.
Pourquoi faudrait-il que les chrétiens aient encore besoin de
missionnaires étrangers ? Aujourd’hui, le pays s’efforce de se
débrouiller par lui-même. Tout au plus fait-on appel quelquefois à des
spécialistes étrangers, pour des tâches particulières, lorsqu’il n’y a
pas sur place des gens compétents. De même, on peut à la rigueur
autoriser l’entrée de quelques missionnaires étrangers, s’il s’agit de
tâches spécifiques, étant entendu que la communauté chrétienne prendra
les mesures nécessaires pour former, le plus rapidement possible, le
personnel indien dont elle a besoin ». Cette
justification qui peut paraître raisonnable voilait sans doute des
pressions exercées par les milieux militants hindouistes. Et comme ceux-ci n’ont pas
désarmés, au contraire, cette politique s’est durcie au cours des
dernières années.
Un autre moyen de lutter contre l’intrusion religieuse étrangère, fut,
de nouveau dès les années 60, l’établissement de lois
anti-conversions : « En 1967 et 1968, deux
projets de loi furent adoptés dans les États de l’Orissa et du Madhya
Pradesh, qui donnaient au gouvernement le pouvoir de contrôler les
conversions. En principe, il s’agissait simplement de vérifier la
liberté de ceux qui changeaient de religion, mais la formulation était
telle que tous les abus étaient possibles. » Finalement, la Cour suprême déclara ces deux
lois constitutionnelles. En 1978, une loi sur la liberté de
religion fut votée dans l’Arunachal Pradesh, un État frontière peu
peuplé. Le gouvernement interdit l’accès de ce territoire à tout
missionnaire chrétien sous prétexte de préserver les traditions, les
cultures et les croyances locales. « De plus, pour décourager le
changement de religion, il fut précisé que ceux qui abandonneraient leur
religion ancestrale seraient privés des nombreux avantages prévus pour
les populations tribales. » Malgré les protestations
des chrétiens de toute l’Inde, le 25 octobre 1978, le président de la
République entérinait officiellement ce texte discriminatoire visant les
chrétiens de cet État. Le 22 décembre
1978, sous le régime du Janata Party, un projet de loi fut déposé à
l’Assemblée de New Delhi qui reprenait en substance les clauses de la
loi adoptée dans l’Orissa et qui était cette fois destinée à l’ensemble
de la nation ! Toutes tendances confondues, les chrétiens et les autres
minorités religieuses protestèrent. Mère Teresa intervint et le projet
de loi fut retiré. En 2006, dans l’État du Madhya Pradesh, nous l’avons
vu, il y eut une nouvelle tentative d’établir une loi anti-conversions,
avortée heureusement. Mais toutes ces pressions incessantes visent à
durcir et généraliser un principe qui a été adopté précédemment et qui
traduit, qu’on le veuille ou non, un certain parti-pris officiel malgré
des manifestations de bonne volonté de la part des autorités
interpellées.
Mais nous ne sommes pas au bout de nos découvertes. Un troisième moyen
de discrimination contre les chrétiens utilise les mesures prises en
faveur des dalits dont nous avons déjà parlé plus haut. On a réservé
aux dalits des sièges au Parlement, des emplois dans les
administrations, ils jouissent de facilités d’admission dans les
collèges et universités avec bourses d’études, les agriculteurs et les
artisans reçoivent des subventions aux artisans. Ces privilèges ne sont
pas octroyés automatiquement et dépendent, dans une large mesure, du bon
vouloir des autorités locales, mais les dalits peuvent revendiquer à
l’exception des dalits de religion chrétienne parce qu’ils sont
chrétiens. L’article 341-1 de la Constitution donne au président de la
République le droit de spécifier quels sont les castes, tribus, groupes,
races, etc. qui méritent d’être inclus dans les « scheduled castes ». Or,
en 1950, le président décida que « personne en dehors des hindous ne
peut être considéré comme appartenant aux 'scheduled
castes’ ». Par la suite, le texte a
été amendé pour y inclure aussi les sikhs et les bouddhistes mais pas
les chrétiens. Même s’ils sont pauvres et défavorisés, ceux-ci n’ont pas
droit aux avantages prévus pour les dalits sauf s’ils se
reconvertissent à l’hindouisme. Les autorités sont restées sourdes à
toutes les protestations qui se sont pourtant multipliées durant ces
cinquante dernières années. Le BJP qui milite pour une identité hindoue
forte, l’Hindutva, cherche à « préserver une hégémonie toujours plus
contestée par les dalits, les tribus et les femmes. » On imagine
aisément que l’Église qui n’accepte pas ces inégalités soit considérée
comme une ennemie.
Comme on l’a vu, face à toutes ces discriminations, les chrétiens
soutenus souvent par d’autres minorités religieuses et parfois par des
hindous, n’ont jamais répondu par la violence mais, en plus de
manifester, ils n’ont jamais
cesser de protester de toutes les manières et d’en appeler aux autorités
responsables, police, gouvernements locaux et gouvernement central, au
nom des droits de l’homme et au raison des principes généraux et
généreux établis par la Constitution. Pour plus d’efficacité, les diverses
dénominations chrétiennes se sont regroupées dans un Forum chrétien uni
pour les droits de l’homme (FCUDH), qui a mis sur pied un comité de
vigilance et entrepris de multiples démarches au plus haut niveau. Ils
en ont aussi appelé plusieurs fois à la Commission nationale des
minorités.
Comment le gouvernement réagit-il ?
En lisant ce qui précède, on se rend facilement compte que le
gouvernement est embarrassé par toutes ces agressions contre les
chrétiens et leurs protestations, coincé entre les déclarations
généreuses de la Constitution et les sollicitations des groupes
hindouistes. A chaque attentat, le gouvernement s’est engagé, devant les
responsables des communautés chrétiennes, devant la presse, au
Parlement, à faire le nécessaire pour que les coupables soient arrêtés
et jugés. Et effectivement, les auteurs de ces atrocités ont été parfois
arrêtés et déférés devant les tribunaux. Par ailleurs, les partis
fondamentalistes quand ils accèdent au pouvoir, face à leurs
responsabilités, ont tendance à modérer quelque peu, par réalisme, les
ardeurs agressives qu’ils manifestaient dans l’opposition. De plus,
n’oublions pas que les hindous ne partagent pas tous le point de vue des
mouvements extrémistes : « Il existe une vaste majorité que l’on
pourrait qualifier de « silencieuse » qui manifeste toujours une attitude
tolérante, voire appréciative, à l’égard du
christianisme. » Il n’empêche que la situation des
chrétiens reste précaire et le restera tant qu’une ambigüité persistera
quant à la laïcité du pouvoir et tant que religion et nationalisme
seront associés. L’Inde aujourd’hui, comme le Tibet hier non montrent
l’importance de la distinction des pouvoirs et d’une saine laïcité de
l’État. En attendant, que se passerait-il si un parti fondamentaliste,
le BJP, devenait assez puissant pour gouverner seul ? Les intégristes
hindous ne désarment pas. La publication de l’Exhortation apostolique
Ecclesia in Asia, « donnée » à New Dehli en 1999, a renforcé la
volonté des militants hindous d’intensifier leur action devant la menace
accrue d’évangélisation.