Mais il faut voir le problème d’un point de vue doctrinal car les
hommes étant ce qu’ils sont, leur violence peut se développer en dehors
des principes de leur croyance. La vraie question « est de savoir si
cette violence est contextuelle, voire parasitaire, ou au contraire
intrinsèque au bouddhisme ».
Il est capital de se rappeler, tout d’abord, qu’il existe plusieurs
bouddhismes liés à des contextes culturels et sociopolitiques différents
et souvent opposés les uns aux autres. Les plus célèbres sont : le bouddhisme ancien du
« Petit Véhicule » (Hinayâna), le bouddhisme du « Grand Véhicule »
(Mahâyâna), le bouddhisme « theravâda » (forme moderne du Petit
Véhicule, au Sri Lanka et en Asie du Sud-Est), le bouddhisme japonais
(zen), le bouddhisme tibétain, le bouddhisme vajrayâna (tantrique).
A cela s’ajoute le fait que les règles ont pu s’adapter selon les lieux
et les époques. a un
caractère intangible, parce que ce sont des règles édictées par le
Bouddha lui-même. Tandis que dans le cas des règles du zen, ce sont
toujours des fruits d’adaptation. d’abord l’adaptation de la vie
monastique, telle qu’elle est née en Inde, à l’environnement chinois,
ensuite à l’environnement Japonais. Cela explique que, même au Japon,
d’un temple à un autre, les règles, même si elles s’appliquent toutes
sur celles de maître Dôgen, vont varier légèrement. » A la question de
savoir si cela signifie que la règle doit être systématiquement modifiée
selon le lieu et l’époque, Laurent Strim répond : « Cela peut l’être si
c’est nécessaire. Mais cela ne veut pas dire que ça doit l’être
systématiquement. En fait la règle doit conserver une pérennité, parce
que c’est important quand on suit la règle de suivre quelque chose qui
n’est pas du seul domaine du contingent. » Y a-t-il une hiérarchie dans
ces règles ? Sont-elles classées par ordre d’importance ? Selon Laurent
Strim, « l’enseignement fondamental du bouddhisme, c’est que la voie se
réalise dans la vie quotidienne. Cela veut dire que chaque action est
une occasion de réaliser l’Eveil. Il n’y a pas d’action plus importante
qu’une autre. Il est écrit dans l’un des textes chinois dont s’est
inspiré maître Dôgen : « Vous devez protéger les règles du monastère,
sans vous soucier de la légèreté, ni de la profondeur des points
prescrits. » Donc, ne pas classer les points de la règle par ordre
d’importance, c’est ne pas accorder plus d’importance à tel ou tel
aspect de sa vie. C’est ne rejeter aucun aspect de sa vie. Parfois on
considère qu’une chose n’a pas tellement d’importance, mais c’est
méconnaître deux lois fondamentales dans le bouddhisme : d’abord, c’est
la loi du karma : toute chose a une conséquence. Et ensuite, c’est la
loi de l’interdépendance : toute chose, même infime, a une relation avec
toute autre. » (Emission Sagesses bouddhistes, 22 juin 2008).
Cf. aussi l’audition de Pierre Crépon, président de l’Union bouddhiste
de France à l’Assemblée nationale française à qui l’on demande pourquoi
les bouddhistes ne sont pas favorables au port de signes religieux :
« Pourquoi ne sommes-nous pas favorables au port de signes
religieux ? J’ajouterai que cette position est liée au contexte actuel
car, dans l’absolu, on peut très bien imaginer des sociétés dans
lesquelles les gens s’habillent différemment. » (Procès verbal de la
séance du 15-10-2003)
]
Rappelons-nous aussi que le bouddhisme, dans ses textes fondateurs, se
construit sur des légendes qui donnent à l’idéal un aspect si irréel
qu’il apparaît irréalisable et qu’il ne peut, dans différents aspects,
se vivre que symboliquement.
Il n’empêche qu’au fond des divers courants bouddhistes, on trouve les
quatre « nobles vérités » qui ont été enseignées dans le Sermon de
Bénarès par le Buddha:
« Voici, ô moines, la vérité sainte sur la douleur [dukkha] : la
naissance est douleur, la vieillesse est douleur, la maladie est
douleur, la mort est douleur, l’union avec ce que l’on n’aime pas est
douleur, la séparation d’avec ce que l’on aime est douleur, ne pas
obtenir son désir est douleur, en résumé les cinq sortes d’objets de
l’attachement (au corps, aux sensations, aux représentations, aux
formations et à la conscience) sont douleur.
Voici, ô moines, la vérité sainte sur l’origine de la douleur : c’est
la soif (de l’existence) [trishna en sanskrit ou tanhâ en pâli
]
qui conduit de renaissance en renaissance,
accompagnée du plaisir et de la convoitise, qui trouve çà et là son
plaisir : la soif des plaisirs, la soif d’existence, la soif
d’impermanence.
Voici, ô moines, la vérité sainte sur la suppression de la douleur :
l’extinction de cette soif par l’anéantissement complet du désir, en
bannissant le désir, en y renonçant, en s’en délivrant, en ne lui
laissant pas sa place.
Voici, ô moines, la vérité sainte sur le chemin sacré à huit branches,
qui s’appelle : foi pure, volonté pure, langage pur, action pure, moyens
d’existence purs, application pure, mémoire pure, méditation
pure. »
Buddha recherche donc en l’homme la cause de la souffrance. C’est la
soif (tanha) qui est la cause ultime de la souffrance et, partant, de
la violence. En effet, nous avons tendance à rechercher notre bonheur
dans les choses limitées. Cette attitude est source de frustrations et
de souffrances. Et la souffrance personnelle entraîne la souffrance des
autres si l’on considère que ses propres besoins sont plus importants
que les besoins des autres. La violence naît de la souffrance et au sens strict, elle
n’existe pas hors du sujet. Il faut donc éteindre les « feux »
intérieurs : « Il y a, ô brahmane, trois sortes de feux qu’il faut
abandonner, qu’il faut éloigner, qu’il faut éviter. Quels sont ces trois
feux ? Ce sont les feux de l’avidité, de la haine et de l’illusion
. On abandonne les trois feux justement à
cause des actions violentes qu’ils provoquent, des actions qui
produisent la souffrance pour soi-même et pour autrui. » Non
seulement ces feux perturbent l’individu mais ils détruisent aussi la
société. Pour s’en débarrasser il faut suivre le chemin de
la non-violence : se détacher de ses propres désirs pour libérer ses
paroles et ses pensées de toute violence, ne tuer ni homme, ni animal,
ne pas voler et choisir un mode de vie juste en s’abstenant des
professions violentes : « O moi-même, un laïc doit s’abstenir des cinq
professions suivantes : commerce d’armes, commerce des êtres vivants,
commerce de la viande, commerce des boissons alcooliques, commerce du
poisson. »
Une « violence » est tout de même nécessaire, la violence envers
soi-même, envers ses sens pour atteindre l’impassibilité, la dissolution
du moi et arriver à transférer la conscience du moi sur tous les êtres:
« En se reconnaissant soi-même dans tous les êtres, on éprouve le grand
amour pour tous. (…) Se reconnaître dans tous les êtres signifie
reconnaître son propre « moi » dans chaque être, inférieur, moyen,
supérieur, ennemi, ami, égal, etc., c’est-à-dire en les considérant tous
semblables à soi-même, sans chercher si l’un ou l’autre est étranger à
soi-même. »
Au fur et à mesure que l’on progresse sur ce chemin, le « moi » propre
est dissous, on découvre que « l’univers fait un seul tout, et qu’en
blessant autrui on se blesse soi-même ». Faire violence à
l’autre c’est se faire violence à soi-même. Comme l’univers est un tout, nous sommes liés les uns
aux autres par nos vies antérieures et par le karma, c’est-à-dire par
« l’énergie vitale produite par tous les actes volontaires, bons ou
mauvais, mais plus ou moins teintés d’égocentrisme, et qui entretiennent
la soif (trishna) de l’existence ». « La rétribution
des actes, qui constitue le karma proprement dit, entraîne une
succession de renaissances, la transmigration (samsâra) dont les
pratiquants hindous ou bouddhiques essaient de se délivrer par le
renoncement ou les actes méritoires (…) » Pour échapper au samsâra, au cycle des renaissances,
il faut un bon karma et, pour cela, ne pas causer de mal C’est le
principe fondamental de l’ahimsa, de la non-violence. Mais l’ahimsa ne peut être vécu que dans la
certitude de l’anattâ, dans la certitude qu’il n’existe pas de
substance permanente, qu’il n’y a pas de sujet au sens métaphysique du
terme.
Comme le confirme Walpola Rahula : « Le bouddhisme se dresse, unique,
dans l’histoire de la pensée humaine en niant l’existence d’une Ame,
d’un Soi ou de l’âtman. Selon l’enseignement du Bouddha, l’idée du Soi
est une croyance fausse et imaginaire qui ne correspond à rien dans la
réalité, et elle est la cause des pensées dangereuses de « moi » et
« mien », des désirs égoïstes et insatiables, de l’attachement, de la
haine et de la malveillance, des concepts d’orgueil, d’égoïsme et
d’autres souillures, impuretés et problèmes. Elle est la source de tous
les troubles du monde, depuis les conflits personnels jusqu’aux guerres
entre les nations. En bref, on peut faire remonter à cette vue fausse
tout ce qui est mal dans le monde. »
La leçon est simple, à énoncer en tout cas : il faut refuser l’illusion
de l’existence d’un Soi et se libérer par l’extinction de tout désir
égoïste. Ainsi, par nos actions, nous pouvons améliorer notre karma.
Cette énergie vitale, en effet, n’est pas détruite par la mort, au
contraire, c’est elle qui nous fait retomber dans l’existence, qui nous
fait renaître. Comme « la vie présente n’est que la rétribution des actes
passés (de cette vie ou des innombrables vies antérieures) (…) il
s’agit avant tout de se préserver de la rétribution karmique négative
afférente à l’acte violent. » Un
vieux texte canonique le dit clairement : « Les sages qui ne font de
mal à aucun être, qui tiennent perpétuellement leurs corps en bride,
marchent au séjour éternel : quiconque y est parvenu ne sait plus ce que
c’est que la douleur. »
Le « digne » (arhant ou arhat)
peut connaître la douleur mais non la souffrance. Il ne connaît pas la
frustration et ne provoque pas de violence parce qu’il a détruit en lui
tous les feux du désir et évite les excès. Il a développé en lui la
bienveillance (maitri) qui doit engendrer le don (dana), l’action
charitable sous toutes ses formes et vis-à-vis de tous les êtres vivants
pour délivrer les êtres.
Il en va de même pour le « saint » (bodhisattva) dont l’idéal apparaît
avec le bouddhisme Mahâyâna mais ce saint, au bord du nirvana
, mû par la compassion (karuna)
cherche à secourir ceux qui souffrent.
Cette compassion est une notion importante mais qu’il faut bien
comprendre. Elle est centrale comme le dit le Boddhisattva
Avalokitesvara s’adressant au Buddha : « Seigneur, (…) il n’est pas
besoin d’enseigner aux Bodhisattva de nombreux préceptes ; il y en a un
qui les contient tous : quand un Boddhisattva a la grande Compassion, il
a toutes les conditions qui caractérisent les Buddha, de même que les
sens fonctionnent chez celui en qui se trouve le principe
vital. » Elle est centrale mais elle est
bien différente de la charité chrétienne avec laquelle on l’a parfois
confondue.
La karuna s’exerce vis-à-vis de tous les êtres vivants comme en
témoigne l’histoire du roi des Sibi, souvent représentée dans l’art
bouddhique. Ce roi, pour sauver un pigeon poursuivi par un faucon, se
donne tout entier en pâture.
Par ailleurs, cette karuna est éprouvée par « celui qui sait devant
celui qui ne sait pas », par celui qui, loin d’être affecté par la
souffrance d’autrui, reste détaché et serein.
Elle ne s’adresse pas à l’être même mais à sa misère. Puisque le « moi »
est illusoire et qu’on doit s’attacher à le détruire, il est impossible
d’aimer l’autre comme soi-même. L’individu est insignifiant, avons-nous
vu. C’est donc à la souffrance en général que la karuna s’applique et
la souffrance à combattre c’est le mal qu’est l’existence en soi.
Santideva le confirme : « Je dois combattre la douleur d’autrui comme
la mienne (…). Il n’y a pas de sujet de la douleur : qui donc pourrait
avoir sa douleur ? Toutes les douleurs sans distinction sont
impersonnelles : il faut les combattre en tant que douleurs. Pourquoi
ces restrictions ? » L’être souffrant n’existe donc pas, pas plus que le
malfaisant. N’oublions pas que cette compassion est le fait d’un être
qui a atteint la sérénité de la contemplation, l’« absorption »
(dhyana). Il ne peut y avoir d’incompatibilité entre cet état et la
compassion. Kumarajiva le confirme : « Non, il n’y a pas
incompatibilité. Car celui qui désire le bien des autres, les envisage
non en eux-mêmes, dans le concret, mais dans l’abstrait. Il les
considère en effet comme un mirage, comme un rêve, comme le reflet de la
lune dans l’eau, comme l’écume des flots, comme l’écho d’un son, comme
le sillage de l’oiseau qui a passé dans l’air (….) »
Cette « karuna » est une sorte de pitié générale et abstraite qui se
développe en trois stade. Elle s’exprime d’abord en sattvalambana
karuna, pitié pour les êtres qui souffrent, « pitié vulgaire,
inférieure, entachée de l’erreur grossière qui croit à la réalité des
êtres vivants » ; puis, en dharmalambana karuna, pitié pour les
sensations douloureuses, pitié plus relevée de celui qui « sait que
l’être n’existe pas, que seuls existent ses dharma » ; vient enfin
l’analambana karuna, pitié pure, parfaite, pitié sans objet et sans
sujet. C’est une « vertu provisoire », un moyen pour se débarrasser du
désir, une des techniques du détachement, de l’extinction du
« moi ». L’ordre des Paramita
(perfections) le confirme : « Le Boddhisattva s’emploie d’abord au sens
d’autrui par les trois premières Paramita : de don, en faisant des
libéralités ; de morale, en ne faisant pas de mal ; de patience, en
tolérant. Puis il accomplit son sens propre au moyen des trois Paramita
suivantes : se basant sur l’Energie, il conduit sa pensée en Extase et
la délivre par la Sapience (…). Les six Paramita sont énoncées dans
cet ordre, parce que c’est dans cet ordre qu’elles se produisent l’une
l’autre, qu’elles sont de plus en plus hautes et de plus en plus
subtiles. » En définitive, cette « charité » provisoire qui n’est qu’un
moyen finit par s’évanouir : « On prêche la
libéralité aux humbles, les vœux aux esprits moyens, le vide aux
meilleurs. » La « charité » appartient au monde des
apparences. Au bout de son parcours, « le bodhisattva, écrit H. de
Lubac, s’accoutume au seul monde « réel », celui de l’universelle
Vacuité » : « De même que
la tige du bananier, décomposée en ses parties, n’existe pas, de même le
Moi, poursuivi avec critique, est reconnu comme un pur néant. -Si
l’individu n’existe pas, sur quoi s’exercera la compassion ? -Il est
imaginé par une illusion qu’on adopte en vue du but à atteindre. –Le but
de qui, puisque l’individu n’existe pas ? –Il est vrai que l’effort
procède de l’illusion ; mais, comme elle a pour but l’apaisement de la
douleur, l’illusion du but n’est pas interdite. (…) Les destinées des
êtres sont pareilles à un rêve (…). Comprenons, mes frères, que tout
est vide, comme l’espace. »