Dans l’Ancien testament, le récit de la création invite tous les hommes à remplir et dominer la terre. Invitation réitérée après le déluge[1]. Pratiquement il est nécessaire de répartir équitablement les biens donnés à tous. Les peuples auront leur territoire[2], chaque tribu d’Israël aura le sien[3], chaque famille aussi[4]. On peut dire que l’idéal est atteint lorsque les habitants d’un pays vivent « en sécurité, chacun sous sa vigne et sous son figuier »[5]. S’il en était ainsi partout, « la destination universelle des biens se trouverait respectée grâce à une répartition équitable des biens sous forme de propriétés privées »[6]. Mais il est une condition qui jamais n’a été remplie : la fidélité à Dieu[7]. Dès lors comme « les pauvres ne disparaîtront point de ce pays »[8], toute une série de mesure seront prévue pour secourir l’indigent et limiter l’usage de la propriété privée. Nous les avons énumérées précédemment.
Dans le Nouveau testament, Jésus reprendra la condamnation de l’accaparement et invitera à la générosité. Mais, donnant la priorité aux biens spirituels, il ne se reconnaîtra compétent pour régler le problème de la répartition des richesses[9], l’important étant l’amour des frères et de Dieu[10]. En bref, les « attitudes de justice et de charité qui correspondent au dessein de Dieu et à la vocation de l’homme (…) se réalisent concrètement dans l’usage des biens matériels. La destination universelle des biens de la terre n’est qu’un corollaire de la vocation des hommes à la charité universelle, mais c’est un corollaire inéluctable »[11]
Reste le problème posé par la description dans les Actes des Apôtres de la manière de vivre des premières communautés chrétiennes.
Pour certains commentateurs, il s’agit d’un « tableau idéalisé »[12]. Immédiatement après le passage sur la communauté des biens[13], Luc raconte deux anecdotes intéressantes. Dans la première, Barnabé qui « possédait un champ (…) le vendit, apporta l’argent et le déposa aux pieds des apôtres »[14]. Dans la seconde, Ananie qui a aussi vendu sa propriété, en détourne une partie du prix et dépose le reste aux pieds des apôtres. Il s’entend alors réprimander par Pierre qui lui dit : « Ananie (…) pourquoi Satan a-t-il rempli ton cœur, que tu mentes à l’Esprit Saint et détournes une partie du prix du champ ? Quand tu avais ton, bien, n’étais-tu pas libre de le garder, et quand tu l’as vendu, ne pouvais-tu disposer du prix à ton gré ? Comment donc cette décision a-t-elle pu naître dans ton cœur ? Ce n’est pas à des hommes que tu as menti, mais à Dieu. »[15]
Il est clair, pour ces commentateurs, à travers ces deux histoires, que le chrétien n’était pas obligé de mettre ses biens en commun. Et si le cas de Barnabé est cité c’est précisément parce qu’il est exemplaire, exceptionnel. Si le texte introductif parle de « tous », c’est, dit un auteur, parce que « Luc veut aider ses lecteurs à reconnaître là un modèle et un idéal dont les communautés chrétiennes auront toujours à s’inspirer ».[16] Le même ajoute trois éléments:
\1. La description de Luc semble s’inspirer du thème grec de l’amitié qui se définit par l’unanimité de cœur et la communauté des biens. Luc voudrait signifier par là que les chrétiens réalisent parfaitement un idéal qui leur est familier. La mise en commun n’est pas renonciation mais mise à disposition d’autrui de son bien.
\2. La mise en commun ne se fait pas pour se rendre pauvre mais pour qu’il n’y ait plus de pauvre (« Nul n’était dans le besoin ») selon la promesse du Deutéronome.
\3. La communauté des biens est l’expression et la conséquence d’une communauté plus profonde, d’une communion spirituelle (« un seul cœur », « une seule âme »).
Ces trois remarques ne sont pas contestées mais d’autres commentateurs pensent que les deux descriptions des Actes sont bien réalistes et non pas idéalisées[17].
Le premier extrait (Ac 2, 44) décrirait une communauté de vie et de biens telle qu’elle fut pratiquée par Jésus[18]. Cette interprétation semble confirmée par le verset suivant : »Jour après jour, d’un seul cœur, ils fréquentaient assidûment le temple et rompaient le pain dans leurs maisons, prenant leur nourriture avec allégresse et simplicité de cœur » et par la lecture des variantes[19]. Avant d’entrer dans cette communauté au sens le plus strict, les disciples vendaient toutes leurs possessions au bénéfice des pauvres et d’abord des membres de leur groupe.[20]
Le deuxième extrait (Ac 4, 32) évoque une manière moins stricte de vivre la communauté. Ici, la communauté est spirituelle et psychologique (« un cœur et une âme ») et non physique. Cette « unanimité » fait écho à l’amitié aristotélicienne. Pour Taylor aussi, « l’intention de Luc est de montrer que la communauté de Jérusalem remplit les idéaux à la fois bibliques et hellénistiques »[21]. Et à l’instar des « amis » grecs[22], les croyants mettent les biens dont ils restent propriétaires à la disposition de tous[23] et alimentent une caisse commune gérée par les apôtres, appliquant le conseil deutéronomique de donner aux pauvres[24].
Ces deux manières de vivre en communauté ont sans doute coexisté comme elles avaient d’ailleurs, dans d’autres contextes, été pratiquées.[25]
Ont-elles été idéalisées ou sont-elles décrites avec réalisme ? Le débat reste ouvert.[26] Quoi qu’il en soit, il est clair que la communauté de vie et de biens stricte ou partielle n’était pas une obligation[27]. Par ailleurs, on sait que les premiers chrétiens s’attendaient à un retour rapide du Christ. L’imminence de l’événement a certainement favorisé les abandons de biens pour vivre déjà sur cette terre la vie des cieux. Paul « devra bien vite calmer l’attente fébrile de certains fidèles »[28] : « Quant aux temps et moments, vous n’avez pas besoin, frères, qu’on vous en écrive »[29]. Dans le commentaire de ce passage, la Bible de Jérusalem note que Paul reprend « les affirmations du Seigneur sur l’incertitude de la date de son Avènement dernier[30], _qu’il faut attendre en veillant[31]. (…) Le Jour du Seigneur viendra comme un voleur, il faut veiller, le temps est court. Bien qu’il se range d’abord par hypothèse parmi ceux qui verront ce jour[32], il en vient à envisager de mourir auparavant[33] et met en garde ceux qui le croient imminent[34]. Les vues sur la conversion des païens donnent même à penser que l’attente pourra être longue.[35] » Progressivement, avec le temps, les chrétiens ont compris qu’il leur faudrait peut-être attendre encore longtemps comme le suggère Pierre : « … devant le Seigneur, un jour est comme mille ans et mille ans comme un jour. Le Seigneur ne retarde pas l’accomplissement de ce qu’il a promis, comme certains l’accusent de retard, mais il use de patience envers vous, voulant que personne ne périsse, mais que tous arrivent au repentir. Il viendra le Jouir du Seigneur, comme un voleur ; en ce Jour, les cieux se dissiperont avec fracas, les éléments embrasés se dissoudront, la terre avec les œuvres qu’elle renferme sera consumée ».[36]
On peut donc dire, et c’est cela qui est resté, que le partage des biens dans la foi a une signification eschatologique. Comme l’a très bien décrit le Concile à propos des religieux : « comme le peuple de Dieu n’a pas ici-bas de cité permanente, mais est en quête de la cité future, l’état religieux, qui assure aux siens une liberté plus grande à l’égard des charges terrestres, plus parfaitement aussi, manifeste aux yeux de tous les croyants les biens célestes déjà présents en ce temps, atteste l’existence d’une vie nouvelle et éternelle acquise par la Rédemption du Christ, annonce enfin la résurrection à venir et la gloire du royaume des cieux. »[37]
Le bon sens incite à penser que l’on ne peut donc généraliser les modèles proposés par les Actes d’autant moins que la communauté de Jérusalem elle-même fut confrontée à des difficultés matérielles. Comment vivre, en effet, longtemps en consommant tout son captal et si personne ne vous fait profiter de son capital[38] ? Paul dut organiser une collecte pour soutenir la communauté[39] et Paul, nous l’avons vu, invitera les chrétiens à ne pas paresser mais « à travailler dans le calme et à manger le pain qu’ils auront eux-mêmes gagné ».[40]
De toute façon, comme l’écrit Alain Durand, « le sens de cette pratique économique n’est pas la mise en commun elle-même (ce qui est souvent le cas lorsque ces textes sont utilisés dans le cadre de la vie religieuse), ce n’est pas davantage l’abolition du droit de propriété (comme les premiers socialistes ont aimé le souligner), ce n’est pas non plus le renoncement aux biens de ce monde (comme cela se produit dans une perspective ascétique) : le sens de cette mise en commun est de faire en sorte que « nul ne soit dans le besoin » (Ac 4, 34), que chacun reçoive (…) « au fur et à mesure de ses besoins »[41](Ac 2, 44) ».[42]
Il ressort de tout ce qui précède qu’on ne peut tirer argument de ces épisodes des Actes en faveur d’un « communisme chrétien » qui devrait être un mode de vie général. De même qu’on ne peut non plus étendre le « communisme évangélique » des amis de Jésus. Il s’agit d’ »un régime spécial de noviciat apostolique et de perfection religieuse, imposé par Jésus aux compagnons de sa vie et de son ministère, mais à eux seuls »[43]. Dès lors, l’exemple souvent cité et loué[44] des « réductions »[45] du Paraguay doit être lui aussi revu dans le cadre des circonstances particulières où il s’est développé.
Telles sont les parts d’héritage que le prêtre Eléazar, Josué fils de Nun et les chefs de famille répartirent par le sort entre les tribus d’Israël à Silo, en présence de Yahvé, à l’entrée de la Tente du Rendez-vous. Ainsi fut terminé le partage du pays. » (Jos 19, 49-51).
chez toi. Car Yahvé ne t’accordera sa bénédiction dans le pays que Yahvé ton Dieu te donne en héritage pour le posséder, que si tu écoutes vraiment la voix de Yahvé ton Dieu, en gardant et pratiquant tous ces commandements que je te prescris aujourd’hui » (Dt 15, 4-5).
Et puisque nous sommes à voir les petits côtés des choses, continuons. La vie « pratique » devait prendre sa revanche. Pour avoir méprisé les richesses et les moyens de les acquérir, l’Église de Jérusalem connaîtra vite la pauvreté. Elle se fera mendiante. Noble mendiante d’ailleurs, mère qui s’est appauvrie pour enrichir ses enfants. Elle mendie la tête haute. Il est juste, dira saint Paul, que les églises qui ont reçu de Jérusalem les biens spirituels, -et la primitive Église n’aurait point tant donné si elle n’avait vécu d’une vie indifférente aux choses d’ici-bas,- partagent avec elle leurs biens matériels. La pauvreté de l’église de Jérusalem sera l’occasion, pour les chrétiens de la dispersion, de resserrer les liens qui les unissent à l’Église-mère. Et cette fois encore les petites vicissitudes humaines feront l’œuvre de Dieu. » (La communauté apostolique, Cerf, 1943, pp. 41-42).
Jacques Dupont, O.S.B., moine de Saint-André, qui, à propos des Actes des Apôtres, écrit que selon « l’idéal proposé par Luc dans ses descriptions de la communauté primitive n’est ni de pauvreté, ni de détachement, mais plus simplement et plus profondément un idéal de charité fraternelle. Il se traduit, non en amour de la pauvreté, mais en amour des pauvres ; il pousse, non à se rendre pauvre, mais à veiller à ce que personne ne soit dans le besoin. » (DUPONT J., La pauvreté évangélique dans les Évangiles et dans les Actes, in La pauvreté évangélique, op. cit., p. 45).