La postériorité de l’État par rapport à la société civile et sa relative
imperfection pourraient suffire à contester l’affirmation suivant
laquelle l’État serait l’unique source du droit. Cette idée a connu bien
des défenseurs et bien des incarnations à travers l’histoire. Elle se
retrouve d’une manière ou d’une autre à la base de tous les systèmes
autoritaires, étatistes, dictatoriaux ou radicalement totalitaires.
L’État antique (gréco-latin, par exemple) travaille au bonheur des
citoyens mais ne se préoccupe pas de garantir les libertés individuelles
qui seraient autant de limites à son pouvoir. Au moyen-âge, le prince
chrétien pense pouvoir intervenir en toute matière même
religieuse. La volonté de
puissance impériale sera en lutte avec la volonté de puissance papale.
Au XIVe siècle, Marsile de Padoue
donnera même au pouvoir civil des arguments théologiques pour
subordonner l’Église à l’État. Les monarchies de droit divin
fleurissent et quand les penseurs se mettent à rêver d’une cité idéale,
c’est encore pour laisser toute puissance à l’État. Les démocraties modernes, aussi curieux que cela
puisse paraître, verront l’État prendre de plus
en plus de place dans la vie des individus et devenir ce que l’on a
appelé l’État-Providence. Enfin, comble de l’étatisme, des régimes
totalitaires prétendront contrôler toutes les activités humaines.
Face à cette invasion et même si la tendance à la fin du XXe siècle -
désengagement dans certains secteurs (économiques notamment) et
engagement dans d’autres ( éthique ou culturel) - s’est quelque peu
inversée en maints endroits, il est important de toujours rappeler que
la personne et la famille sont, originellement, antérieures à l’État
même si concrètement, aujourd’hui, elles surgissent en son sein.
L’Église, de son côté, par son origine surnaturelle, échappe au pouvoir
de l’État. Enfin, l’État n’est pas une fin et le
principe de subsidiarité « trace les limites de l’intervention de
l’État ». C’est donc en toute logique que l’Église
considère comme idolâtre celui qui « honore et révère », à la place de
Dieu, le pouvoir ou l’État.
L’État a, en face de lui, l’ensemble inaliénable des droits personnels
et sociaux qui limitent son pouvoir y compris le droit à la liberté
religieuse qui protège l’espace d’autonomie des églises et groupes
religieux. Autrement dit encore, la limite de l’autorité de l’État est
le respect de la loi naturelle et divine. C’est bien l’idée développée
par Pie XII dénonçant en 1939 « …l’erreur contenue
dans les conceptions qui n’hésitent pas à délier l’autorité civile de
toute espèce de dépendance à l’égard de l’Etre suprême, cause première
et maître absolu, soit de l’homme soit de la société, et de tout lien
avec la loi transcendante qui dérive de Dieu comme de sa première
source. de telles conceptions accordent à l’autorité civile une faculté
illimitée d’action, abandonnée aux ondes changeantes du libre arbitre ou
aux seuls postulats d’exigences historiques contingentes et d’intérêts
s’y rapportant.
L’autorité de Dieu et l’empire de sa loi étant ainsi reniés, le pouvoir
civil, par une conséquence inéluctable, tend à s’attribuer cette
autorité absolue qui n’appartient qu’au Créateur et Maître suprême et à
se substituer au Tout-Puissant, en élevant l’État ou la collectivité à
la dignité de fin ultime de la vie, d’arbitre souverain de l’ordre moral
et juridique, et en interdisant de ce fait tout appel aux principes de
la raison naturelle et de la conscience chrétienne ».
Certains objecteront peut-être que ce texte vise les systèmes
autoritaires et centralisateurs élaborés par le fascisme, le nazisme ou
le communisme mais la mise en garde est en fait constante dans
l’enseignement de l’Église. Pie IX avait déjà condamné le « naturalisme »
politique qui prétend que « la volonté du peuple (…) constitue la loi
suprême, indépendante de tout droit divin et humain et que dans l’ordre
politique les faits accomplis, par cela même qu’ils sont accomplis, ont
valeur du droit ».
De même, Jean-Paul II souligne
que « la vie publique, le bon ordre de l’État reposent sur la vertu des
citoyens, qui invite à subordonner les intérêts individuels au bien
commun, à ne se donner et à ne reconnaître pour loi que ce qui est
objectivement juste et bon. » Il rappelle que « déjà les anciens Grecs
avaient découvert qu’il n’y a pas de démocratie sans assujettissement de
tous à la loi, et pas de loi qui ne soit fondée sur une norme
transcendante du vrai et du juste. »
Jean-Paul II rappelle aussi que la « chrétienté » a souvent oublié de
faire la distinction entre « ce qui est à césar » et « ce qui est à Dieu ».
Or, « dire qu’il revient à la communauté religieuse, et non à l’État, de
gérer « ce qui est à Dieu », revient à poser une limite salutaire au
pouvoir des hommes, et cette limite est celle du domaine de la
conscience, des fins dernières, du sens ultime de l’existence, de
l’ouverture sur l’absolu, de la tension vers un achèvement jamais
atteint, qui stimule les efforts et inspire les choix justes ».
Plus concrètement encore, « l’obéissance à Dieu est la source de la
vraie liberté, qui n’est jamais liberté arbitraire et sans but, mais
liberté pour la vérité et le bien, ces deux grandeurs se situant
toujours au-delà de la capacité des hommes de se les approprier
complètement. » Par contre, celui qui a supprimé « toute subordination
de la créature à Dieu, ou à un ordre transcendant de la vérité et du
bien, considère l’homme en lui-même comme le principe et la fin de
toutes choses, et la société, avec ses lois, ses normes, ses
réalisations, comme son œuvre absolument souveraine ». Mais « toutes les
familles de pensée (…) devraient réfléchir à quelles sombres
perspectives pourrait conduire l’exclusion de Dieu de la vie publique,
de Dieu comme ultime instance de l’éthique et garantie suprême contre
tous les abus du pouvoir de l’homme sur l’homme. (…) Là où l’homme ne
prend plus appui sur une grandeur qui le transcende, il risque de se
livrer au pouvoir sans frein de l’arbitraire et des pseudo-absolus qui
le détruisent. »
Dès les Actes des Apôtres (5,29), la limite la plus nette et la plus
claire était posée au pouvoir temporel puisqu’il y est affirmé qu’il
vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes. Cette phrase a inspiré les
réflexions constantes sur le droit et le devoir de désobéissance face à
l’arbitraire. Léon XIII écrit dans Quod apostolici muneris
: « Si les dispositions des législateurs et
des princes sanctionnent ou commandent quelque chose de contraire à la
loi divine ou naturelle, la dignité du nom de chrétien, le devoir et le
précepte apostolique proclament qu’il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux
hommes ». Plus près de nous, le Catéchisme de l’Église
catholique, après avoir rappelé, avec
saint Pierre, la
soumission due à l’autorité et, avec saint Paul,
l’invitation à faire des prières et des actions de grâce pour ceux qui
exercent l’autorité, après avoir enfin affirmé que « le devoir des
citoyens est de contribuer avec les pouvoirs civils au bien de la
société dans un esprit de vérité, de justice, de solidarité et de
liberté », ce même Catéchisme précise que « le citoyen est obligé en
conscience de ne pas suivre les prescriptions des autorités civiles
quand ces préceptes sont contraires aux exigences de l’ordre moral, aux
droits fondamentaux des personnes ou aux enseignements de l’Évangile. Le
refus d’obéissance aux autorités civiles, lorsque leurs exigences sont
contraires à celles de la conscience droite, trouve sa justification
dans la distinction entre le service de Dieu et le service de la
communauté politique ». Le Catéchisme reconnaît
donc un droit de résistance dont il trace les limites en écrivant : « Si
l’autorité publique, débordant sa compétence, opprime les citoyens, que
ceux-ci ne refusent pas ce qui est objectivement demandé par le bien
commun. Il leur est cependant permis de défendre leurs droits et ceux de
leurs concitoyens contre les abus du pouvoir, en respectant les limites
tracées par la loi naturelle et la Loi évangélique ». Cette résistance pourra même recourir aux armes si cinq conditions
sont réunies : « 1-en cas de violations certaines, graves et prolongées
des droits fondamentaux ; 2-après avoir épuisé tous les autres recours ;
3-sans provoquer de désordres pires ; 4-qu’il y ait un espoir fondé de
réussite ; 5-s’il est impossible de prévoir raisonnablement des solutions
meilleures ».
Retenons, en tout cas, que le pouvoir public comme tout pouvoir
intermédiaire a devant lui la limite sacrée de la personne humaine et de
ses droits.
Comme nous le verrons plus en détail dans la suite, la construction de
communautés internationales ajoute encore une limite qui peut être
bienfaisante, aux pouvoirs de l’État national.
Mgr H. Simon, rappelait, en 2002, devant la Commission des épiscopats de
la Communauté européenne, qu’en ce qui concerne la France,
c’est Philippe le Bel qui, au XIIe siècle, revendiqua, face au Pape
Boniface VIII, la souveraineté absolue de l’État, estimant n’avoir
« aucun supérieur sur la terre ».
Dans cet esprit, commente Mgr Simon, « les États sont des « blocs
inentamables, affrontés les uns aux autres, dans ce qui peut toujours
devenir une « manière de lutte à mort ». On le voit, la guerre est
l’horizon indépassable de l’État. La guerre est donc une fatalité, une
nécessité. (…) Le corollaire de cette conception « idolâtrique » de
l’État, comme dernière instance de l’homme, c’est une soumission totale
des individus à la survie du Tout politique auquel ils appartiennent.
S’il n’y a rien au-dessus de l’État, les individus s’accomplissent dans
le service de celui-ci. (…) Je considère que le geste inaugural de
l’Union européenne nous a fait sortir de cette logique de l’affrontement
nécessaire des États. En posant comme pierre angulaire de l’Europe le
pardon, la réconciliation et la paix, il nous faut admettre que l’État
national n’est pas l’instance ultime de l’être humain. Du coup, il ouvre
un autre horizon pour l’humanité : un horizon où la paix devient
pensable. »
Plus radicalement, Jean-Paul II déclarait en 1988 devant le Parlement
européen à Strasbourg : « Après le Christ, il n’est plus possible
d’idolâtrer la société comme grandeur collective dévoratrice de la
personne humaine et de son destin irréductible. La société, l’État, le
pouvoir politique appartiennent au cadre changeant et toujours
perfectible de ce monde. (…) Les structures que les sociétés se
donnent ne valent jamais d’une façon définitive ; elles ne peuvent pas
non plus procurer par elles-mêmes tous les biens auxquels l’homme
aspire. En particulier, elles ne peuvent se substituer à la conscience
de l’homme ni à sa quête de la vérité et de
l’absolu. »