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vi. La solidarité est l’expression la plus achevée de la sociabilité

On pourrait définir aussi la solidarité comme le lieu moral de la rencontre de l’exigence et de l’autonomie.

La sociabilité ne doit pas rester passive et s’arrêter au respect de l’autre. Elle doit être active pour être productive. Sa vocation réelle est la solidarité qui, comme l’a montré Joseph Tischner⁠[1], doit être une solidarité des consciences. En effet, être solidaire, ce n’est pas dire « nous » ou être « avec » mais c’est pouvoir compter sur l’autre. Encore faut-il qu’il y ait en lui un élément stable qui ne déçoive pas et qui dépasse toutes les structures : cet élément n’est autre que la conscience. On le voit dans la parabole du bon Samaritain⁠[2] qui, selon Tischner toujours, illustre parfaitement la dynamique solidaire : un homme victime de des brigands laisse indifférent un prêtre et un serviteur du Temple passant par là mais il est secouru un « ennemi ».

La communauté culturelle ou politique ne suffit donc pas à créer la solidarité. Encore faut-il que le cœur soit touché, qu’il ait une sensibilité morale suffisamment aigüe pour dépasser tous les clivages extérieurs. Et il l’est ici non à cause d’une maladie ou d’un accident mais à cause d’une violence et d’une injustice. C’est de « ces douleurs imposées » que naît la solidarité la plus profonde : « De qui sommes-nous donc solidaires ? Avant tout, de ceux qui ont été blessés par les hommes et dont la souffrance, contingente et inutile, aurait pu être évitée. Cela n’exclut pas la solidarité pour d’autres, pour tous les hommes qui souffrent. Mais la solidarité pour ceux qui souffrent à cause d’autrui est particulièrement vive, forte et spontanée. » La conscience morale est le fondement de la solidarité⁠[3]et celle-ci crée une communauté qui se distingue de tant d’autres « parce que « pour lui » vient avant « nous » ». A l’image du bon Samaritain, la solidarité est agissante : elle ne se contente pas d’être « avec » par exemple dans une protestation, comme on le voit souvent, mais elle s’efforce de réparer le mal, de soigner, d’aider, de protéger, etc.⁠[4]

Dans cette optique, la responsabilité du politique est d’organiser tout d’abord la société de telle sorte que l’injustice et la méchanceté soient bridées autant que faire se peut et de favoriser l’exercice de la solidarité, âme d’une vie sociale intense⁠[5].

La réflexion de Joseph Tischner est d’autant plus intéressante qu’elle nous permet de dépasser la protestation de certains auteurs⁠[6] qui ont fait remarquer que le mot français « solidarité » avait été abusivement introduit dans la traduction de Gaudium et spes, Populorum progressio et Sollicitudo rei socialis. Il est vrai que le mot solidarité, au sens habituel, est plus pauvre que communion, amitié (Léon XIII), charité sociale (Pie XI), interdépendance, fraternité ou entraide car il n’inclut pas, dans le vocabulaire courant, l’exigence de l’amour qui est fondamentale dans la vision chrétienne. De plus, il risque d’insinuer que la pratique sociale chrétienne se construit sur le partage alors qu’elle va bien plus loin, jusqu’au don.

L’interprétation de Tischner dissipe le malentendu et dépasse les éventuelles manipulations. Nous pouvons donc ainsi avertis nous servir du mot solidarité puisque Jean-Paul II lui-même, en communion de pensée avec J. Tischner, son ami, a maintes fois employé le mot, en français, n’hésitant pas à le dire « évangélique »[7], l’éclairant de citations extraites des Actes des apôtres⁠[8]. En Italie, il l’a défini comme une « attitude de l’âme », « une vertu morale qui naît de la conscience de l’interdépendance naturelle qui lie chaque être humain à ses semblables dans les différentes composantes de son existence: l’économie, la culture, la politique, la religion »[9]. Citant Sollicitudo rei socialis (n°38), il précise que « la solidarité est une « détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun…​ » »[10]. Peut-on imaginer une traduction malveillante de l’Osservatore romano ?

En tout cas, en ce qui concerne Jean-Paul II, l’emploi du mot solidarité a été pensé de longue date. Dans Personne et acte, rédigé au temps où il était encore cardinal Wojtyla, l’auteur établit philosophiquement un lien entre la solidarité, la participation et le « commandement de l’amour ». L’homme solidaire n’accomplit pas seulement la part qui lui revient en raison de son appartenance à une communauté. Il le fait pour le bien commun. Mais, à la racine de la participation et donc de la solidarité, il y a la capacité de participer à l’humanité comme telle de tout homme à quelque communauté qu’il appartienne. La capacité de participer à l’humanité des autres, au delà pu en dépit de leur appartenance à une communauté fait de l’autre mon prochain. Le commandement « Tu aimeras » « exprime ce qui façonne la communauté, mais avant tout il met en lumière ce qui crée une communauté parfaitement humaine »[11] « Le commandement de l’amour détermine la mesure véritable des tâches et des exigences que doit se donner tout homme - les personnes et les communautés - pour que tout le bien inhérent à l’agir et à l’exister « en commun avec d’autres » puisse se réaliser en vérité »[12].

Le Catéchisme⁠[13], de son côté, n’hésite pas à parler du « principe de solidarité » qui « énoncé encore sous le nom d’« amitié » ou de « charité sociale », est une exigence directe de la fraternité humaine et chrétienne » et de citer Pie XII, Summi pontificatus : Une erreur, « aujourd’hui largement répandue, est l’oubli de cette loi de solidarité humaine et de charité, dictée et imposée aussi bien par la communauté d’origine et par l’égalité de la nature raisonnable chez tous les hommes, à quelques peuples qu’ils appartiennent, que par le sacrifice de rédemption offert par Jésus-Christ sur l’autel de la Croix à son Père céleste, en faveur de l’humanité pécheresse. »[14] Comme nous le verrons au chapitre suivant, « la solidarité se manifeste en premier lieu dans la répartition des biens et la rémunération du travail. »[15] Mais « elle suppose aussi l’effort en faveur d’un ordre social plus juste dans lequel les tensions pourront être mieux résorbées, et où les conflits trouveront plus facilement leur issue négociée. »[16]

Nous avons déjà indiqué que la solidarité est le lieu moral de la rencontre de l’autonomie et de l’exigence mais comment, politiquement cette solidarité peut-elle s’exprimer ?


1. In Ethique de la solidarité, Adolphe Ardant-Criterion, 1983, pp. 21-24. J. Tischner, est un théologien et un philosophe polonais, ami de Karol Wojtyla (le futur Jean-Paul II) et de Lech Walesa.
2. Lc 10, 29-37.
3. Cette conscience morale se nourrit, se développe, s’affine. On n’est pas spontanément solidaire. Il faut que s’éduque cette conscience morale. Avec beaucoup de réalisme, Léo Moulin ( Moi…​ et les autres, Petit traité de l’agressivité au quotidien, Labor, pp. 65-68) fait remarquer que « l’altruisme qui, pour certains est inscrit dans les gènes de l’espèce humaine - wishful thinking - résiste peu et mal aux pulsions de l’agressivité, que celle-ci soit collective et générale ou quotidienne et individuelle. Toute l’histoire de notre siècle le prouve abondamment ». Non seulement devons-nous maîtriser notre agressivité, mais aussi notre paresse, notre égoïsme, notre orgueil, notre peur, etc..
4. Rappelons-nous le récit de la Genèse : l’homme reçoit une aide qui lui est semblable : semblable implique l’égalité essentielle, la même dignité. le mot aide indique que l’un ne peut venir seul à bout de l’ouvrage. Il est incomplet et trouve le complément nécessaire chez l’autre. Cette inégalité concrète fonde la solidarité. L’égalité essentielle la rend possible.
5. R. Petrella semble renverser cette proposition en écrivant (Le bien commun, Eloge de la solidarité, op. cit. p. 15) : « Plus la cohésion est forte, plus la solidarité agit en tant que génératrice d’une conscience et d’une pratique de l’intérêt général ». Mais d’où vient la cohésion de cette société ? Pour l’auteur, elle est fondée sur « le sentiment d’appartenir à un groupement humain distinct par le mode de vie, l’habitat, la religion…​ », sur « une volonté de vivre ensemble », selon l’expression d’E. Renan, sur une identité qui, avec le temps, « devient un patrimoine commun sous forme de principes, règles, traditions, institutions, espaces construits ». C’est vrai, en principe, mais à condition que la conscience morale qui est toujours première reste en éveil. La parabole du bon Samaritain montre que l’appartenance ne suffit pas puisque le prêtre et le lévite qui voient le pauvre blessé, prennent l’autre côté de la route et passent tandis que le sang mêlé, méprisé des Juifs, se montre seul secourable.
6. Cf. CARRAUD Vincent, Solidarité ou les traductions de l’idéologie, in Communio, XIV, 5, septembre-octobre 1989, pp. 106-127. Cette analyse très rigoureuse est résumée par LE TOURNEAU Ph., La philosophie sociale de Jean-Paul II, in ONORIO Joël-Benoît d’, Jean-Paul II et l’éthique politique, Editions universitaires, 1992, notamment pp. 86-88.
7. Rencontre avec le monde du travail, Laeken, Belgique, 19 mai 1985, in OR, 11 juin 1985, p. 7.
8. « La multitude qui avait embrassé la foi était une de cœur et une d’esprit…​ Il n’y avait aucun nécessiteux parmi eux » (Ac 4, 32. 34). « Ils étaient fidèles à écouter l’enseignement des Apôtres, à vivre en communion fraternelle, à rompre le pain, à participer aux prières » (Ac 2, 42).
9. Discours aux travailleurs, Rome, 19 mars 1988, in OR, 29 mars 1988, P. 2.
10. Rencontre avec le laïcat, Zimbabwe, 11-9-1988, in OR, 20 septembre 1988, p. 8.
11. WOJTYLA Karol, Personne et acte, Le Centurion,1983, p. 333.
12. Id., p. 335.
13. CEC, n° 1939.
14. Il faut remarquer que la solidarité spirituelle a des conséquences temporelles : (CEC 1942) « En répandant les biens spirituels de la foi, l’Église a, de surcroît, favorisé le développement des biens temporels auquel elle a souvent ouvert des voies nouvelles. Ainsi s’est vérifiée, tout au long des siècles, la parole du Seigneur : « Cherchez d’abord le Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît » (Mt 6, 33) ». Le CEC cite à cet endroit Pie XII, Discours pour le cinquantième anniversaire de Rerum novarum, 1er juin 1941: « Depuis deux mille ans, vit et persévère dans l’âme de l’Église ce sentiment qui a poussé et pousse encore les âmes jusqu’à l’héroïsme charitable des moines agriculteurs, des libérateurs d’esclaves, des guérisseurs de malades, des messagers de foi, de civilisation, de science à toutes les générations et à tous les peuples en vue de créer des conditions sociales capables de rendre à tous possible une vie digne de l’homme et du chrétien. »
15. CEC 1940.
16. Id.

⁢a. Sur le plan personnel, par la participation

C’est un devoir éthique, un « engagement volontaire et généreux de la personne dans les échanges sociaux. Il est nécessaire que tous participent, chacun selon la place qu’il occupe et le rôle qu’il joue, à promouvoir le bien commun. »[1].

Cette participation est inhérente à la dignité humaine et elle est possible pour tous selon leurs capacités et leur situation. Le pouvoir sur la terre n’a pas été octroyé à un homme ou à quelques-uns mais à tous⁠[2].

« La participation se réalise d’abord dans la prise en charge des domaines dont on assume la responsabilité personnelle : par le soin apporté à l’éducation de sa famille, par la conscience dans son travail, l’homme participe au bien d’autrui et de la société »[3]. C’est le premier degré de la participation, le plus fondamental et le plus accessible à tous. Mais il faut aller plus loin. En effet, « les citoyens doivent autant que possible prendre une part active à la vie publique »[4] suivant les modalités offertes par les divers pays. « Il faut louer la façon d’agir des nations où, dans une liberté authentique, le plus grand nombre possible de citoyens participe aux affaires publiques »[5]. C’est pour cette raison , nous allons le voir, que l’Église apprécie la démocratie qui ne peut vivre que par la participation du plus grand nombre de citoyens possible.

Toutefois, il faut nous rendre compte, de nouveau, que la participation requiert deux conditions.

Tout d’abord, on ne peut l’imaginer sans une conversion de tous les partenaires sociaux. Comme l’écrit le catéchisme, « la participation de tous à la mise en œuvre du bien commun implique, comme tout devoir éthique, une conversion sans cesse renouvelée des partenaires sociaux. La fraude et autres subterfuges par lesquels certains échappent aux contraintes de la loi et aux prescriptions du devoir social doivent être fermement condamnés, parce qu’incompatibles avec les exigences de la justice »[6].

Deuxièmement, « il revient à ceux qui exercent la charge de l’autorité d’affermir les valeurs qui attirent la confiance des membres du groupe et les incitent à se mettre au service de leurs semblables. La participation commence par l’éducation et la culture »[7].

Cette participation est indispensable : ce qui est pour l’homme doit être par l’homme. Si l’on veut une société humaine, c’est-à-dire une société qui non seulement respecte la dignité humaine dans tous ses aspects mais se met au service de sa croissance, elle ne peut se construire sans le concours des intéressés. On ne fait pas le bonheur des hommes sans eux ni malgré eux : ce fut l’alibi de tous les pouvoirs totalitaires.


1. CEC, 1913.
2. Selon le cardinal Bellarmin : « Le pouvoir a pour sujet immédiat toute la multitude. en effet, le pouvoir est de droit divin ; mais le droit divin n’a donné ce pouvoir à aucun homme en particulier, donc il l’a donné à la multitude ».(De laïcis, I, III, chap. 6., cité par BASSE B., op. cit., p. 53).
3. CEC, n°1914.
4. CEC, n°1915.
5. GS 31, par. 3.
6. CEC, n° 1916. On peut toutefois rappeler ce qui a été dit plus haut du devoir de désobéissance et évoquer un autre principe que nous étudierons dans le chapitre consacré à la paix et à la guerre : celui de la légitime défense. De même qu’on a le droit et le devoir de refuser d’obéir à un pouvoir qui tenterait de nous faire transgresser les lois de Dieu, on peut imaginer que, dans certaines situations, l’impôt excessif, par exemple, empêche une famille d’éduquer convenablement ses enfants. Dans ce cas, la fraude pourrait être considérée comme un moyen de défense de valeurs supérieures. La tradition chrétienne n’a-t-elle pas reconnu même le recours au vol en cas d’extrême nécessité, comme le rappelle le CEC (n° 2408).
7. CEC, n° 1917. Nous étudierons plus tard cette question. Elle est, bien sûr, capitale. Le catéchisme n’hésite d’ailleurs pas, à cet endroit, de rappeler la formule très forte et très interpellante de Gaudium et spes (31, 3) : « On peut légitimement penser que l’avenir est entre les mains de ceux qui auront su donner aux générations de demain des raisons de vivre et d’espérer ».

⁢b. Sur le plan social, par la subsidiarité

Si tous doivent participer à la réalisation du bien commun qui est lui-même nécessaire à la croissance des personnes et des groupes sociaux, reste à organiser, autant que faire se peut, ce mouvement de va-et-vient dans le respect de la liberté nécessaire au progrès de la personne et de la société et dans le souci de l’autorité indispensable à la construction et au développement de l’unité fondée sur le bien commun.

Dans l’optique chrétienne, c’est précisément le principe de subsidiarité qui a comme tâche de marier liberté (nécessité subjective) et autorité (nécessité objective) en organisant le cadre de la participation. Selon la formule célèbre qui tente de définir l’idéal social : « Toute la liberté possible, toute l’autorité nécessaire »[1].

Notons aussi que « le principe de subsidiarité doit être étroitement relié au principe de solidarité et vice-versa, car si la subsidiarité sans la solidarité tombe dans le particularisme, il est également vrai que la solidarité sans la subsidiarité tombe dans l’assistanat qui humilie celui qui est dans le besoin. »[2]

Le mot « subsidiarité » est inconnu de la plupart des dictionnaires et des encyclopédies de langue française⁠[3]. On connaît, évidemment, l’adjectif « subsidiaire » qui, dans un premier temps, peut nous aider à comprendre ce qu’est la subsidiarité. Dans le langage courant, « subsidiaire » peut avoir plusieurs sens liés : « de réserve », « de renfort » (secours, aides, soutien, assistance) et « qui a un caractère secondaire » (subordonné). On pourrait résumer le tout en disant : est « subsidiaire » ce qui vient en aide à quelque chose de principal⁠[4].

C’est le pape Pie XI qui le premier définira très explicitement ce que l’on appellera désormais le principe de subsidiarité. Le Saint Père, parlant de la réforme des institutions, explique, nous sommes en 1931, qu’il ne faut pas trop espérer de l’intervention de l’État. Certes, « depuis que l’individualisme a réussi à briser, à étouffer presque cet intense mouvement de vie sociale qui s’épanouissait jadis en une riche et harmonieuse floraison de groupements les plus divers, il ne reste plus guère en présence que les individus et l’État » ; mais, ajoute-t-il aussitôt, « cette déformation du régime social ne laisse pas de nuire sérieusement à l’État, sur qui retombent, dès lors, toutes les fonctions que n’exercent plus les groupements disparus, et qui se voit accablé sous une quantité à peu près infinie de charges et de responsabilités ». Tout en reconnaissant que « par suite de l’évolution des conditions sociales, bien des choses que l’on demandait jadis à des associations de moindre envergure ne peuvent plus désormais être accomplies que par de puissantes collectivités », Pie XI fait alors remarquer : « Il n’en reste pas moins indiscutable qu’on ne saurait ni changer ni ébranler ce principe si grave de philosophie sociale : de même qu’on ne peut enlever aux particuliers, pour les transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s’acquitter de leur seule initiative et par leurs propres moyens, ainsi ce serait commettre une injustice, en même temps que troubler d’une manière très dommageable l’ordre social, que de retirer aux groupements d’ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d’un rang plus élevé, les fonctions qu’ils sont en mesure de remplir eux-mêmes.

L’objet naturel de toute intervention en matière sociale est d’aider (subsidium afferre) les membres du corps social, et non pas de les détruire ni de les absorber.

Que l’autorité publique abandonne donc aux groupements de rang inférieur le soin des affaires de moindre importance où se disperserait à l’excès son effort ; elle pourra dès lors assurer plus librement, plus puissamment, plus efficacement les fonctions qui n’appartiennent qu’à elle, parce qu’elle seule peut les remplir ; diriger, surveiller, stimuler, contenir selon que le comportent les circonstances ou l’exige la nécessité. Que les gouvernants en soient donc bien persuadés : plus parfaitement sera réalisé l’ordre hiérarchique des divers groupements selon ce principe de la fonction supplétive (hoc « subsidiarii » officii principio) de toute collectivité, plus grandes seront l’autorité et la puissance sociale, plus heureux et plus prospère l’état des affaires publiques. »[5]

Dans ce texte qui va servir de référence aux souverains pontifes ultérieurs, il apparaît clairement que ce principe de subsidiarité que les traducteurs appellent encore « principe de la fonction supplétive » a un aspect négatif et un aspect positif⁠[6]. En effet, il s’agit de laisser aux collectivités « inférieures » les tâches qu’elles peuvent assumer (aspect négatif de non ingérence) et de n’intervenir que pour les aider (aspect positif d’ingérence)⁠[7]. Comme l’écrit A. Utz, « le principe de subsidiarité n’est donc pas un principe d’entraide, mais un principe de discrétion et de réserve dans toute l’activité sociale, où les interventions doivent se limiter au strict nécessaire. Exprimé en termes positifs, ce principe impose à chacun le devoir d’assumer personnellement ses responsabilités et de remplir personnellement sa tâche. Et puisque le personnel prime sur le social et le collectif, ce même droit (et ce même devoir) de responsabilité et d’action personnelles sont reconnus de la même manière aux sociétés plus restreintes. »[8]

Notons aussi que l’emploi du mot « inférieur » est malheureux comme nous le constaterons en décrivant schématiquement l’organisation subsidiaire. Si l’on représente le corps social sous la forme d’une pyramide, le rang le plus « inférieur » est occupé incontestablement par la famille, qui est la base même de la société et donc l’élément essentiel. « Inférieur » ne peut donc impliquer de jugement de valeur. Au contraire, ici, l’échelon le plus « bas » est, en réalité, occupé par la communauté la plus importante puisque fondatrice, supérieure à l’État, pourrait-on dire, puisqu’elle lui est antérieure. Si, malgré tout, on continuera à parler de rang inférieur ou supérieur, c’est en terme de puissance, en tenant compte du fait que les échelons ainsi désignés sont « placés par importance croissante du fait de leurs responsabilités effectives au regard du bien commun »[9].

Quoi qu’il en soit ce principe de subsidiarité va se retrouver désormais partout dans l’enseignement social de l’Église. Résumant le texte cité de Pie XI, Pie XII s’exclamera : « Paroles vraiment lumineuses, qui valent pour la vie sociale à tous ses degrés et aussi pour la vie de l’Église, sans préjudice de son organisation hiérarchique. »[10] Le principe vaut aussi, nous y reviendrons, dans le domaine économique. Abordant le problème de la production, Pie XII rappellera qu’« un juste ordonnancement de la production ne peut faire abstraction du principe de l’intervention de l’État », mais il ajoutera qu’« il est indispensable, précisément aujourd’hui où l’ancienne tendance du « laissez faire, laissez passer » est sérieusement battue en brèche, de prendre garde à ne point tomber dans l’extrême opposé ; il faut, dans l’organisation de la production, assurer toute sa valeur directive à ce principe, toujours défendu par l’enseignement social de l’Église : que les activités et les services de la société doivent avoir un caractère « subsidiaire » seulement, aider ou compléter l’activité de l’individu, de la famille, de la profession »[11]. Dans Mater et magistra[12], Jean XXIII rappellera textuellement le « principe de subsidiarité » à propos du rôle des pouvoirs publics puis, dans Pacem in terris[13], à propos des rapports entre une autorité universelle et les gouvernements des États. C’est précisément en évoquant la coopération internationale que Gaudium et spes[14] citera également le principe de subsidiarité. Ce ne sera pas, au Concile Vatican II, la seule référence car la déclaration sur l’éducation chrétienne la reprendra deux fois⁠[15]. Dans Laborem exercens[16], Jean-Paul II y recourt implicitement avant de proposer une définition plus ramassée que celle de Pie XI, dans Centesimus annus[17] : « une société d’ordre supérieur ne doit pas intervenir dans la vie interne d’une société d’ordre inférieur en lui enlevant ses compétences, mais elle doit plutôt la soutenir en cas de nécessité et l’aider à coordonner son action avec celle des autres éléments qui composent la société en vue du bien commun ». Le Catéchisme de l’Église catholique[18] reprendra telle quelle cette citation de Jean-Paul II dont il proposera une version plus dense encore : « Selon le principe de subsidiarité, ni l’État ni aucune société plus vaste ne doivent se substituer à l’initiative et à la responsabilité des personnes et des corps intermédiaires »[19]. Il rappelle également l’argument de bon sens qui justifie la subsidiarité : « …​il semble que les besoins soient mieux connus par ceux qui en sont plus proches ou qui savent s’en rapprocher, et que ceux-ci soient plus à même d’y répondre »[20]. Le Catéchisme ajoutera encore que « le principe de subsidiarité s’oppose à toutes les formes de collectivisme. Il trace les limites de l’intervention de l’État. Il tend à instaurer un véritable ordre international. »[21] Enfin, il affirmera encore que suivant le principe de subsidiarité, les communautés plus vastes se garderont d’usurper les pouvoirs de la famille ou de s’immiscer dans sa vie⁠[22]. d’une manière générale, en dehors des cas ou seul un corps supérieur peut traiter un problème, si une insuffisance ou une défaillance se présente tout à coup à un niveau supérieur, il est souhaitable que la suppléance soit toujours limitée dans le temps⁠[23].

Un peu d’histoire

Le principe de subsidiarité est donc constamment présent dans l’enseignement social de l’Église depuis Pie XI mais il serait faux de croire à l’absolue nouveauté de l’idée telle qu’elle fut exprimée en 1931.

En fait, en remontant le temps, nous constatons que son irruption fut préparée notamment par Mgr von Ketteler qui, en 1873, écrit : « C’est un absolutisme dur, un véritable esclavage de l’esprit et des âmes, si l’État abuse de ce que j’aimerais appeler le droit subsidiaire »[24]. A la même époque, Taparelli, déjà cité, développera des idées semblables. Mais c’est surtout l’encyclique Rerum novarum, dont Quadragesimo anno célèbre l’anniversaire, qui a tracé la voie, dans ce domaine, comme dans la plupart des autres questions de morale sociale.

Chaque fois qu’il évoque le rôle de l’État, Léon XIII indique à la fois la nécessité, dans certaines circonstances, et les limites de son intervention. Ainsi, à propos de la famille, il écrit : « Vouloir (…) que le pouvoir civil envahisse arbitrairement jusqu’au sanctuaire de la famille, c’est une erreur grave et funeste. Assurément, s’il existe quelque part une famille qui se trouve dans une situation désespérée et qui fasse de vains efforts pour en sortir, il est juste que dans de telles extrémités le pouvoir public vienne à son secours, car chaque famille est un membre de la société. De même, s’il existe quelque part un foyer domestique qui soit le théâtre de graves violations des droits mutuels, que le pouvoir public y rende son droit à chacun. Ce n’est point là usurper sur les attributions des citoyens, c’est affermir leurs droits, les protéger, les défendre comme il convient. Là, toutefois, doit s’arrêter l’action de ceux qui président à la chose publique ; la nature leur interdit de dépasser ces limites »[25]. Plus loin⁠[26], Léon XIII revient aux règles de l’intervention de l’État : « Il est dans l’ordre, avons-Nous dit, que ni l’individu ni la famille ne soient absorbés par l’État ; il est juste que l’un et l’autre aient la faculté d’agir avec liberté aussi longtemps que cela n’atteint pas le bien général et ne fait injure à personne. cependant, aux gouvernants, il appartient de protéger la communauté et ses parties ; la communauté, parce que la nature en a confié la conservation au pouvoir souverain, de telle sorte que le salut public n’est pas seulement ici la loi suprême, mais la cause même et la raison d’être du principal ; les parties, parce que de droit naturel le gouvernement ne doit pas viser l’intérêt de ceux qui ont le pouvoir entre les mains, mais le bien de ceux qui leur sont soumis. Tel est l’enseignement de la philosophie non moins que la foi chrétienne. (…) Si (…), soit les intérêts généraux, soit l’intérêt d’une classe en particulier se trouvent ou lésés, ou simplement menacés, et qu’il soit impossible d’y remédier ou d’y obvier autrement, il faudra de toute nécessité recourir à l’autorité publique ». Et si, dans des cas de désordre et d’injustice, il faut absolument appliquer « la force et l’autorité des lois », ce sera « dans certaines limites ». « Ces limites seront déterminées par la fin même qui appelle le secours des lois: c’est-à-dire que celles-ci ne doivent pas s’avancer ni rien entreprendre au delà de ce qui est nécessaire pour réprimer les abus et écarter les dangers ».

En remontant plus loin encore dans le temps et en restant dans la tradition catholique, chrétienne, n trouvera, bien sûr, chez saint Thomas, les éléments fondateurs du principe de subsidiarité⁠[27].

En fin de compte, on peut même dire avec le Catéchisme[28] : « Dieu n’a pas voulu retenir pour Lui seul l’exercice de tous les pouvoirs. Il remet à chaque créature les fonctions qu’elle est capable d’exercer, selon les capacités de sa nature propre. Ce mode de gouvernement doit être imité dans la vie sociale. Le comportement de Dieu dans le gouvernement du monde, qui témoigne de si grands égards pour la liberté humaine, devrait inspirer la sagesse de ceux qui gouvernent les communautés humaines. »

En témoignent les deux premiers livres de la Genèse où l’on voit Dieu laisser à l’homme le gouvernement de la terre parce qu’il a la capacité, le pouvoir de l’exercer même si sa gestion est radicalement est imparfaite.

A fortiori doit-il en être ainsi également parmi les hommes. On lit dans le livre de l’Exode cet épisode significatif : « Le beau-père de Moïse, voyant toute la peine qu’il se donnait pour le peuple, lui dit: « Que fais-tu là pour ces gens ? pourquoi sièges-tu seul avec tout ce monde qui se tient autour de toi du matin au soir ? » Moïse répondit: « C’est que le peuple vient me trouver pour consulter Dieu. Quand ils ont une affaire, ils viennent me trouver pour que je prononce entre eux, en faisant connaître les ordres de Dieu et ses lois. » Le beau-père de Moïse lui dit : « Tu as tort d’agir ainsi. Tu finiras par succomber, ainsi que tout ce peuple qui est avec toi, car le fardeau est trop pesant pour toi et tu ne pourras pas le porter seul. Ecoute-moi : je vais te donner un conseil, et que Dieu soit avec toi ! Toi, tu représenteras le peuple auprès de Dieu, et tu porteras les causes devant Dieu. Tu leur feras connaître ses ordres et ses lois, tu leur indiqueras la route à suivre et la conduite à tenir. Mais parmi le peuple, tu choisiras des hommes avisés, craignant Dieu, intègres, désintéressés, et tu les établiras à la tête du peuple, comme chefs de milliers, chefs de centaines, de cinquantaines et de dizaines. Ils jugeront[29] le peuple en temps ordinaire. Ils porteront devant toi les litiges importants, mais trancheront eux-mêmes les causes mineures. Ainsi allègeront-ils ta charge en la portant avec toi. Dans ces conditions, si Dieu te dirige, tu pourras suffire à la tâche, et tous ces gens retourneront en paix chez eux. »[30]

Les puristes protesteront éventuellement en faisant remarquer qu’il s’agit ici de décentralisation plutôt que de subsidiarité. Il est vrai mais il faut peut-être, dans certaines circonstances et en tout cas en ce début d’aventure du peuple élu que le pouvoir suprême prenne l’initiative et « pousse » les autorités « inférieures » à s’affirmer et à prendre leurs responsabilités. Nous allons y revenir.

Une question de bon sens ?

Le principe de subsidiarité est si souvent cité dans l’enseignement de l’Église qu’on a fini par croire qu’il s’agissait d’un principe typiquement catholique lié organiquement à l’affirmation de la dignité éminente de l’homme créé à l’image et à la ressemblance de Dieu.

Or, divers auteurs⁠[31] en ont tracé l’histoire et ont montré, à travers plusieurs grands exemples, que l’esprit pragmatique de divers penseurs influencés par d’autres traditions ou interpellés par les nécessités du temps a pu et peut encore découvrir la simplicité et l’intérêt de ce principe.

On cite tout d’abord Aristote⁠[32] auquel saint Thomas empruntera tant puis le théologien calviniste Johannes Althusius⁠[33]. Syndic de la ville d’Edem, confronté à l’éclatement anarchique du saint Empire, il réfléchit à la notion de suppléance dans sa Politica methodice digesta (1603) et cherche à justifier l’émergence d’une souveraineté par l’insuffisance sociale.

L’illustre philosophe Hegel⁠[34], face au même problème, tente, dans La constitution de l’Allemagne, de sauvegarder les autonomies locales face à un État à venir qui est nécessaire pour combler les vides laissés par la société.

Le 10 mai 1793, à propos de la Constitution, Robespierre⁠[35], bien qu’il ne soit pas un modèle de démocrate, déclarera : « Fuyez la manie ancienne de vouloir trop gouverner ; laissez aux individus, laissez aux familles le droit de faire ce qui ne nuit pas à autrui ; laissez aux communes le pouvoir de régler elles-mêmes leurs propres affaires en tout ce qui ne tient point essentiellement à l’administration de la République ; rendez à la liberté individuelle tout ce qui n’appartient pas naturellement à l’autorité publique et vous aurez laissé d’autant moins de prise à l’ambition et à l’arbitraire[36] ».

Pour Abraham Lincoln⁠[37], « le but légitime du gouvernement est de faire pour la société ce dont elle a besoin mais qu’elle ne peut pas du tout accomplir ou ne peut pas accomplir aussi bien à travers ses capacités individuelles. Dans tout ce que les gens peuvent accomplir aussi bien pour eux-mêmes et individuellement, le gouvernement n’a pas à s’ingérer »[38].

Ce ne sont là que quelques manifestations d’un principe qui se redécouvre spontanément peut-être lorsque l’on se méfie du pouvoir.

L’actualité du principe

A la fin du XXe siècle, ce principe semble revenir en force à la mode. Ainsi, le roi Albert II de Belgique rappellera que ce principe « veut que chaque pouvoir exerce les responsabilités qui peuvent le plus efficacement être exercées à son niveau »[39]. En mars 1997, la France contesta l’heure d’été répandue largement en Europe, au nom du principe de subsidiarité.

C’est précisément dans les efforts pour construire l’Europe que l’organisation subsidiaire fut le plus souvent et le plus officiellement évoquée.

Le socialiste français J. Delors qui fut président de la Commission européenne définit ainsi le principe de subsidiarité : « Le principe de subsidiarité part, selon nous, d’une idée simple : un État ou une Fédération d’États dispose, dans l’intérêt commun, des seules compétences que les personnes, les familles, les entreprises et les collectivités locales ou régionales ne peuvent assumer isolément. Ce principe de bon sens doit garantir que les décisions sont prises le plus près possible des citoyens, par la limitation des actions menées aux échelons les plus élevés du corps politique »[40].

Dans le fameux Traité de Maastricht on lira⁠[41]: « La Communauté agit dans les limites des compétences qui lui sont conférées et des objectifs qui lui sont assignés par le présent traité. Dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, la Communauté n’intervient, conformément au principe de subsidiarité, que si et dans le mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante par les États membres et peuvent donc, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée, être mieux réalisés au niveau communautaire. L’action de la Communauté n’excède pas ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs du présent traité. »

Dangers et difficultés

Si le principe de subsidiarité est simple, sa mise en application est délicate car elle peut, comme le montre la construction européenne et si l’on n’y prend pas garde, engendrer quelques maux et parfois aboutir à restreindre les libertés que la subsidiarité doit préserver normalement.

Ainsi, certains pourraient-ils chercher, sous prétexte de subsidiarité, à réduire exagérément le rôle de l’État ou du pouvoir supérieur, dans le cas de l’Europe, jusqu’à le rendre insignifiant. La décentralisation peut aussi être cause d’une inflation des structures bureaucratiques et, d’un alourdissement de la fiscalité. L’exemple de la Belgique est particulièrement représentatif. En effet, dans ce pays, pour mieux rapprocher, en principe, le pouvoir très centralisé à l’origine, des réalités humaines et de leur diversité, on a tissé un treillis compliqué de communautés et de régions qui se sont superposées aux provinces sans les remplacer alors que la vivification de ces dernières aurait peut-être épargné de complexes et coûteuses constructions administratives.

Pour en revenir plus précisément à l’Europe, il apparaît clairement que le texte cité ci-dessus et extrait du Traité de Maastricht, à l’instar d’autres textes, est susceptible d’interprétation contradictoires. La référence à la subsidiarité s’y révèle ambigüe. On a même écrit que cette ambigüité était voulue pour satisfaire des sensibilités différentes. Les Allemands, par exemple, plus volontiers centralisateurs et les Français plus attachés à l’autonomie de leur nation⁠[42]. « Contrairement à la Commission, écrit Ch.-F. Nothomb, le Bundesrat est d’avis que le principe de subsidiarité doit toujours être considéré comme une limitation des compétences et ne peut donc servir de base à un élargissement des compétences »[43].

Toute la question est là en effet, l’évocation insistante de la subsidiarité, clé de voûte, a-t-on dit du système communautaire, relève-t-elle d’une volonté décentralisatrice ou au contraire centralisatrice sous prétexte d’une meilleure efficacité ?

Dans ce contexte européen, l’équivoque serait levée si l’on définissait clairement les compétences exclusives du pouvoir communautaire et les compétences qu’il partage avec les différents membres. Pour ces compétences partagées, il faudrait honnêtement distinguer qui est le plus à même de résoudre certains problèmes. Il n’est pas dit que le plus grand soit nécessairement le plus efficace.

Comme l’a bien montré Ch. Delsol, le choix se pose entre un modèle technocratique qui exige de la docilité et un modèle confédéral, plus éthique que politique dans la mesure où il s’appuierait « sur une culture commune[44] qui, parce qu’elle intègre la valeur d’autonomie, accepte d’avance les qualifications plurielles du « bien » social et en conséquence, les inégalités géographiques corollaires de l’expression du divers »[45]

L’enjeu est de taille au niveau européen mais il ne faudrait pas oublier non plus que le principe de subsidiarité peut, au niveau des états, nous faire échapper aux inconvénients des logiques socialistes et libérales, comme nous le verrons par la suite.

Retour à l’éthique

Il est capital de se rendre compte, en effet, que le bon fonctionnement de la subsidiarité relève d’abord de l’éthique.

Revenons encore à l’analyse de Ch. Delsol⁠[46] qui nous rappelle que le principe de subsidiarité repose sur une philosophie de l’homme typiquement aristotélicienne et thomiste qui peut se résume en trois points fondamentaux:

-la dignité de la personne représente la dernière finalité de l’action politique ;

-la personne individuelle se grandit davantage par son acte propre que par ce qu’elle reçoit ;

-la personne individuelle ne peut atteindre seule son plein épanouissement. Il lui faut vivre dans la cité : son bonheur propre passe aussi par un bonheur commun. C’est dire qu’il existe un bien commun, qui n’est pas une simple addition d’intérêts particuliers.

Sur cette base, s’articulent les deux axes du principe:

-si la personne se grandit par son acte, on doit lui laisser le plus d’autonomie et le plus de responsabilité possible pour accomplir elle-même ses propres œuvres et contribuer à celles de la société. L’autorité qui assiste sans nécessité, infantilise et diminue celui qu’elle prétend aider ;

-mais la personne ne peut réclamer une indépendance totale. Elle a besoin de la société, qui lui doit secours si nécessaire.

Ch. Delsol en conclut qu’ »il convient de conférer à l’autorité, face aux acteurs libres, à la fois un devoir de non-ingérence et un devoir d’ingérence. Le critère du passage d’un devoir à l’autre est celui de l’insuffisance des acteurs : leur incapacité d’acquérir le bien-être de toute nature, matériel, intellectuel, spirituel, dont ils estiment avoir besoin et auquel ils estiment pouvoir prétendre en ce temps et en ce lieu ». Il est aussi bien entendu que « la description du devoir de non-ingérence et d’ingérence de l’autorité concerne toutes les autorités, à commencer par la plus simple, jusqu’à celle de l’État ».

Qui ne voit dès lors que le bon fonctionnement de la subsidiarité réclame de tous les acteurs et par-dessus tout le sens de la liberté en même temps que le souci du bien commun. Il peut paraître étonnant de souligner dans ces exigences le sens de la liberté. Mais son goût ne va pas de soi. Encore faut-il que les diverses autorités soient non seulement capables mais aussi désireuses d’exercer leur autonomie. Combien est-il plus facile souvent de s’en remettre aux autres, aux instances supérieures. L’exercice de l’autonomie demande compétence, honnêteté, sens de l’initiative et de la responsabilité, humilité aussi car il faut être patient souvent et accepter le risque d’erreurs, de maladresses et de conflits. Tout cela est moins fréquent et durable qu’on ne le croit. L’exercice de la subsidiarité, dans ses dimensions verticale et horizontale, implique une certaine confiance en soi, en l’homme, en l’avenir et exige que l’on respecte ces vertus chez les autres dans la juste mesure du bien commun car tout pouvoir a tendance à s’étendre et à empiéter sur le territoire du voisin. Ce n’est pas nécessairement une attitude confortable.

Elle peut paraître amère mais elle est très réaliste la réflexion que G.B. Shaw met dans la bouche de son Don Juan : « La liberté n’est pas suffisamment universelle. Les hommes mourront pour la perfection humaine et ils seront heureux de sacrifier leur liberté pour elle »[47].

L’éducation à la vraie liberté est donc primordiale dans ce type de société où l’on tente de marier l’autonomie et l’exigence sociale. Comme l’écrivait Pie XI : « tout ce que nous avons enseigné sur la restauration et l’achèvement de l’ordre social ne s’obtiendra jamais sans une réforme des mœurs »[48].


1. TAPARELLI d’AZEGLIO Luigi (1793-1862) in Essai théorique de droit naturel basé sur les faits, 1840-1843. Ce jésuite critique du libéralisme à la mode peut être considéré comme un précurseur des « catholiques sociaux » (cf. KOTHEN R., La pensée et l’action sociale des catholiques, 1798-1944, Warny, 1945, pp.254-256).
2. BENOIT XVI, Encyclique Caritas in veritate (CV), 2009, n° 58.
3. A notre connaissance, en 1992, seul le supplément du Grand Larousse universel en quinze volumes donne le mot qui ne serait employé qu’en droit administratif et qui se définirait comme « principe de délégation verticale des pouvoirs dans les fédérations ». Définition très restrictive, comme nous le verrons mais qui est très certainement influencée par l’usage qui a été fait du mot dans les efforts de construction européenne à la fin du XXe siècle.
4. Cf. Littré de 1878 cité par CHENAUX J.-Ph. in La subsidiarité et ses avatars, Etudes et enquêtes, Centre patronal, Lausanne, n° 16, janvier 1993, p. 5.
5. Quadragesimo anno, 15-5-1931 (QA).
6. Pour en savoir plus, on peut lire DELSOL Chantal, Le principe de subsidiarité, PUF, Que sais-Je ?, 1993.
7. Certains auteurs parlent de « subsidiarité descendante » (négative) et « ascendante » (positive). La question de l’ingérence et de la non-ingérence est, depuis la deuxième guerre mondiale, au cœur des relations internationales comme nous le verrons plus tard.
8. UTZ A., Ethique sociale, Tome I, Les principes de la doctrine sociale, Editions universitaires, Fribourg, 1968, pp. 191-192.
9. ONORIO Joël-Benoît d’, La subsidiarité, analyse d’un concept, in La subsidiarité, De la théorie à la pratique, Téqui, 1995, p. 27.
10. Allocution aux nouveaux cardinaux, 20 février 1946. Pie XII reviendra sur l’application du principe de subsidiarité à l’Église dans son Discours aux participants au IIe congrès mondial pour l’apostolat des laïcs (5 octobre 1957) : « Que l’autorité ecclésiastique applique ici aussi le principe général de l’aide subsidiaire et complémentaire ; que l’on confie au laïc les tâches qu’il peut accomplir, aussi bien ou même mieux que le prêtre et que, dans les limites de sa fonction ou celles que trace le bien commun de l’Église, il puisse agir librement et exercer sa responsabilité ». « Cette notion est sans conteste, dira un analyste averti, un présupposé important de l’ecclésiologie conciliaire » (Joseph Komonschak, collaborateur de l’Université catholique de Washington, in Documents Episcopat, Paris, n°1, janvier 1988). Ajoutons encore que ce principe a été invoqué pour promouvoir le rôle des Église locales au détriment de l’autorité de Pierre. On peut lire sur ce sujet. CHENAUX J.-Ph, op. cit., pp. 27-31 et la très claire mise au point du cardinal CASTILLO LARA, La subsidiarité dans l’Église, in ONORIO Joël-Benoît d’, La subsidiarité, De la théorie à la pratique, op. cit., pp. 155-178.
11. Lettre à M. Charles Flory, président des Semaines sociales de France (18 juillet 1947).
12. MM 54, 116 et 154.
13. PT 137-138.
14. GS 86, 5.
15. Gravissimum educationis momentum, n° 3, 2 et n° 6, 2.
16. LE 18, 2.
17. CA 48.
18. CEC 1883.
19. CEC 1894.
20. CA 48.
21. CEC 1885.
22. CEC 2209.
23. Cf. CA 48.
24. Les catholiques dans le Reich allemand, esquisse d’un programme politique en treize points, janvier 1873, cité in CHENAUX J.-Ph., op. cit., p. 15. Monseigneur von Ketteler (1811-1877) fut évêque de Mayence.
25. RN, 443 in MARMY Emile, La communauté humaine selon l’esprit chrétien, Documents, Editions St-Paul, 1949. (Marmy)
26. RN, 469 in Marmy.
27. Notamment dans le Contra Gentiles, III, chap. 73 et le De Regno, I, chap. XV. Cf. A. Utz, op. cit., pp. 141-150 et DELSOL Chantal, Le principe de subsidiarité, op. cit., pp. 11-13..
28. CEC, 1884.
29. Juger, ici, c’est gouverner.
30. Ex, 18, 14-23. Voir également Nb, 11, 16-17 où Dieu lui-même conseille à Moïse de ne plus gouverner seul et Dt, 1, 9-18 où Moïse rappelle le partage du pouvoir.
31. Cf. CHENAUX J.-Ph., op. cit., pp. 8-15 et DELSOL Chantal, Le principe de subsidiarité, PUF, 1993, chapitre I, p. 9 et svtes.
32. Politique, I, 2, 1252b 10 et svts.
33. 1557?-1638.
34. 1770-1831.
35. 1758-1794. Maximilien de Robespierre est une des figures les plus célèbres et des plus redoutables de la révolution française.
36. Cité par LEMOYNE de FORGES, J.-M. La subsidiarité dans le fonctionnement de l’État, in ONORIO J.-B. d’, La subsidiarité, De la théorie à la pratique, op. cit., pp.65-66.
37. 1809-1865. Il fut président des États-Unis.
38. Cité par DELSOL Ch., L’État subsidiaire, PUF, 1992, p. 224.
39. Discours de Nouvel An devant les Corps constitués, 1-2-1994.
40. In Tribune pour l’Europe, novembre 1992.
41. Cet article 3 B a été introduit dans le titre II concernant les modifications du Traité CEE. Il a été justement critiqué dans la mesure où son flou permet une offensive centralisatrice et où la subsidiarité « horizontale » qui règle les relations entre les pouvoirs publics, les communautés intermédiaires et les individus est complètement oubliée
42. ONORIO J.-B d’, La subsidiarité, analyse d’un concept, in La subsidiarité, De la théorie à la pratique, op. cit., p 39.
43. Rapport à la Xe Conférence des organes spécialisés dans les Affaires communautaires des Parlements de la Communauté européenne, Athènes, 9 et 10 mai 1994.
44. Il faudrait, en tout cas, bien définir ce qu’est le bien commun européen en ne le limitant pas comme on a tendance à le faire aujourd’hui au seul bien-être matériel.
45. DELSOL Ch., La subsidiarité dans les idées politiques, in ONORIO J.-B. d’, La subsidiarité, De la théorie à la pratique, op. cit., pp. 55-57.
46. Id. pp. 44-45.
47. In L’homme et le surhomme, 1903.
48. QA 105.