Bien des réticences face à la notion d’autorité seraient dissipées si
l’on prenait la peine d’expliquer le rôle réel de l’autorité.
Les pouvoirs de l’autorité impliquent la responsabilité de ceux qui les
exercent. Cette autorité n’est pas discrétionnaire puisqu’elle est
reçue : chacun en est redevable à Dieu, comme Adam. Dieu lui a fait
confiance dans la gestion du jardin. Mais le premier homme n’a pas
respecté les consignes et en subit les conséquences.
L’autorité, précise saint Paul, « est au service de Dieu pour te
conduire au bien. (…) elle est ministre de Dieu pour faire justice et
exercer une juste colère contre celui qui fait le mal »
.
Cette affirmation inaugure dans l’histoire une conception
révolutionnaire. Jusque là, c’est la force qui était, la plupart du
temps, la source de l’autorité et si le chef s’était toujours volontiers
présenté comme inspiré, élu par la divinité voire comme dieu lui-même et
donc tout-puissant, totalement libre de ses actes, désormais il est
investi d’une force dont il est redevable. Tout n’est pas permis.
L’autorité reçue de Dieu reste au service de ce Dieu, mesurée par Sa
volonté. « Elle est au service de Dieu, dit saint Paul, pour
te conduire au bien. Mais si tu fais le mal, crains ; ce n’est pas en
vain qu’elle porte l’épée : elle est ministre de Dieu pour faire justice
et exercer une juste colère contre celui qui fait le
mal ». Dieu est « le souverain des rois de
la terre » ?
Comme l’a bien compris B.-H. Lévy, dans la conception
chrétienne, chaque prince « n’était jamais que la pâle et provisoire
lieu-tenant », tenant lieu d’un Autre. « De « droit divin », la monarchie
l’était, mais c’était moins la preuve de ses abus que la marque de sa
relativité, de l’extrême relativité de son pouvoir par rapport au divin
qui lui octroyait le droit de régner ». Et de citer Louis XIV : « La
parfaite félicité d’un royaume est qu’un prince soit obéi de ses sujets
et que le prince obéisse à la loi » ; ou encore, cette harangue d’Achille
de Harlay à Henri III:
« Nous avons, Sire, deux sortes de lois, les unes sont les lois et
ordonnances des rois, les autres sont les ordonnances du royaume, qui
sont immuables et inviolables, par lesquelles vous êtes monté au trône
royal. Aussi devez-vous observer les lois de l’état du royaume, qui ne
peuvent être violées sans révoquer en doute votre propre puissance et
souveraineté ». Si dans ces citations, la « loi » désigne bien la loi de
Dieu, elles nous offrent le schéma idéal des rapports d’autorité dans
l’ordre politique qu’il soit monarchique ou démocratique comme nous le
verrons plus loin.
Les Anciens ont eu peut-être l’intuition de cette nouveauté. N’est-ce
pas à cette loi, loi « non écrite » qu’Antigone, dans la tragédie de
Sophocle, se réfère pour contester et enfreindre l’ordre injuste de
Créon. Elle justifie sa désobéissance à l’édit interdisant la sépulture
à son frère rebelle en déclarant : « C’est que Zeus, à mes yeux, n’en
était pas l’auteur, et qu’au foyer des dieux souterrains, la justice n’a
point de telles lois fait présent aux humains. J’ignorais qu’en vertu de
tiennes ordonnances une simple mortelle eût droit de piétiner des
principes sacrés, infaillibles, divins, non de ce jour, non point
d’hier, mais de tout temps vivantes lois dont nul ne connaît
l’origine ». Aristote citera ce passage et
commentera : « Une loi commune est celle qui vient de la nature, car il
y a un juste et un injuste naturellement universels, que tous les
peuples devinent sans qu’il y ait pour cela entre eux ni communication
préalable ni convention. C’est là ce que dit littéralement l’Antigone de
Sophocle quand elle soutient qu’il est juste d’ensevelir Polynice malgré
la défense qui en a été faite, attendu que c’était là un droit de la
nature ».
Le pouvoir injuste, totalitaire même, dans le langage moderne, naît de
l’irrespect de la loi « non écrite », de la loi de Dieu. L’autorité perd
sa légitimité lorsqu’elle dénonce son origine divine. B.-H. Lévy l’a
bien compris lorsqu’il explique que dans l’Occident chrétien, le Prince
était soumis au Souverain (Dieu) tandis que le totalitarisme « est un
état du Politique où, pour la première fois, le Prince se prend pour le
Souverain. (…) le totalitarisme dit ceci, qu’il est le premier à
proférer : il n’y a pas d’instance suprême, où le Prince puise sa raison
d’être ; il n’y a pas de souverain absent, à quoi il doive en référer ;
c’est lui seul le Souverain, régnant sans borne et sans partage sur le
royaume terrestre ».
Pour reprendre la distinction établie par B.-H. Lévy, le Prince, dans la
tradition chrétienne, ne peut exercer son pouvoir à sa guise. Il est
moralement tenu de respecter la volonté du Souverain qui l’a investi de
cette autorité. Le plan du Souverain-Dieu s’exprime dans ce que nous
appelons le « bien commun ». Il est la seule justification de l’autorité
dont il définit les limites et il donne son fondement à la
loi.
L’autorité est au service du bien commun,
« médiatrice du bien commun » à condition, bien sûr, que soit reconnue l’égalité
fondamentale des hommes.
Elle est service. Dieu lui-même ne s’est-il pas fait en Jésus-Christ,
serviteur parfait, obéissant jusque dans la mort, qui par son sacrifice
rédempteur permet aux autres hommes, dans cet esprit, de grandir au
point de devenir fils adoptifs de Dieu ? « Vous le savez, dit Jésus,
chez les païens, les chefs leur font sentir leur domination, et les
supérieurs font valoir sur eux leur autorité. Il ne doit pas en être
ainsi parmi vous. Bien au contraire, chez vous, celui qui veut être
grand sera votre serviteur et celui qui veut être le premier sera votre
esclave, tout comme le fils de l’Homme n’est pas venu se faire servir,
mais servir et donner sa vie en rançon pour la
multitude ».
Notons que déjà dans l’Ancien Testament, le titre de « serviteur » est un
honneur attribué aux justes, aux prophètes, aux prêtres mais aussi aux
rois amis ( David) et même
aux rois ennemis (Nabuchodonosor).
Dans la loi de Moïse, le quatrième commandement implique et sous-entend,
selon tous les commentateurs, les devoirs de l’autorité, non seulement
les devoirs des parents vis-à-vis des enfants mais aussi ceux des autorités civiles qui ne peuvent
« commander ou instituer ce qui est contraire à la dignité des personnes
et à la loi naturelle ». « Les pouvoirs
politiques sont tenus de respecter les droits fondamentaux de la
personne humaine ».
L’étymologie elle-même peut nous servir en cette matière. Auctor
(auteur) qui a donné, nous l’avons vu, le mot auctoritas, dérive du
verbe augere (augmenter). L’auctor est donc « celui qui accroît ». En
l’occurrence, que fait une véritable autorité sinon augmenter, la
dignité, l’humanité, la liberté de celui dont elle a la charge. Les
parents apprennent aux enfants à devenir autonomes, les professeurs
augmentent les connaissances et les savoir-faire de leurs élèves,
l’entrepreneur, l’homme politique, toute personne qui exerce l’autorité
a pour mission de faire grandir les autres en humanité. Autrement dit,
pour reprendre les termes de G. Fessard, « l’autorité aurait pour fondement ultime sa nature même, qui tend
à combler l’intervalle où elle se déploie, et le titre qui lui confère
le droit de s’imposer serait défini non point par quelque réalité ou
règle extérieure, mais par son essence même qui est de se proposer pour
fin sa propre fin ». L’autorité a « pour fin - pour perfection, - et
mesure de sa légitimité le vouloir de sa propre fin - de sa propre
disparition ».