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v. L’autorité

Est-il dès lors possible d’imaginer une société sans une forme quelconque d’autorité ? C’est le rêve de l’anarchisme qui, considérant que l’homme est digne d’une confiance absolue et destiné à une liberté totale, déclare que l’obéissance est une abdication et prêche la destruction de l’État⁠[1].

Non seulement les théoriciens anarchistes ou anarchisants⁠[2] furent la cible de la droite comme de la gauche mais la tentative d’instaurer en Catalogne, en 1936, une république anarchiste fut écrasée par les forces communistes en 1937. Nicolas Ivanovitch Boukharine ⁠[3] et E. Preobrajensky⁠[4], dans leur manuel L’A.B.C. du communisme (1919), préconisèrent la « rotation sociale » pour supprimer l’État et éviter la bureaucratie et le fonctionnarisme. Jamais ce principe qui suppose tout de même une autorité organisant la rotation, ne fut mis en pratique et l’URSS a connu, non le dépérissement de l’État mais son hypertrophie. En Chine populaire, en 1966, la révolution culturelle fut lancée par Mao Tsé-toung pour briser l’influence de Liu Chao-chi alors président de la république, renverser les « révisionnistes », fonctionnaires, technocrates et économistes. C’est la jeunesse (les « gardes rouges ») qui fut, avec l’armée, le fer de lance de cette gigantesque contestation des pouvoirs établis⁠[5]. Cette période anarchiste s’acheva en 1968 avec l’installation de comités révolutionnaires à travers toute la Chine, formés de militaires, de gardes rouges et de cadres du parti fidèles à Mao. Dans un premier temps, c’est l’armée qui fut la clé du pouvoir avant de céder la place, de nouveau, au parti reconstruit.

La juste exigence de liberté ne s’oppose pas, au contraire, à l’établissement de l’autorité pas plus d’ailleurs que la juste exigence d’égalité.

« Les sociétés égalitaires, écrit Chantal Delsol, peuvent promouvoir, de grands efforts et de grand mérite, l’égalité des chances, mais elles ne feront pas disparaître les disparités entre les hommes, en dépit du regret de certains. Les sociétés construites autour de l’idéal d’égalité ne suppriment pas l’autorité. d’une part elles la réduisent au fonctionnel, d’autre part, elles la déplacent, et celle-ci vient se loger dans les plis plus ou moins visibles de la relation sociale. En dépit de l’égalitarisme qui caractérise les sociétés modernes, on peut prédire que l’autorité n’est pas vouée à disparaître.

Aucune société ne peut fonctionner sans autorité... »⁠[6]

On peut aller plus loin encore et considérer qu’en démocratie, l’autorité politique suppose l’égalité des citoyens. Aristote l’avait bien remarqué : « …​il existe une forme d’autorité qui s’exerce sur des personnes de même race et des hommes libres ; c’est celle, en effet, que nous désignons du nom d’autorité politique, et que celui qui gouverne doit apprendre en pratiquant lui-même l’obéissance, comme on apprend à commander la cavalerie, ou une armée, ou une division, ou une compagnie, après avoir servi dans la cavalerie ou l’armée, ou dans une division ou une compagnie. Aussi a-t-on raison de dire ceci encore, qu’on ne peut pas bien commander quand on n’a pas soi-même obéi. Et tandis que la vertu d’un gouvernant est différente de celle d’un gouverné, il faut que le bon citoyen ait la science et l’aptitude à la fois de commander et d’obéir, et la vertu d’un citoyen consiste _ avoir la science du gouvernements des hommes libres, dans un sens comme dans l’autre »[7].

Une autorité est toujours nécessaire⁠[8]. Elle coexiste à la société. Son rôle essentiel, écrit G. Fessard, « est d’assurer le développement de l’être social auquel il sert de lien »[9].


1. Cf., par exemple, GODWIN William, Enquiry Concerning the Principles of Political Justice (1793) ; GRAVE Jean, La société future (1895) ; RECLUS Elisée, L’Evolution, la Révolution et l’Idéal anarchique (1898).
2. C’est le cas, par exemple de BAKOUNINE Mikhaïl Alexandrovitch (1814-1876).Il fut influencé par Pierre Joseph Proudhon (1809-1865). Il publie en 1873 L’État et l’anarchie. Opposé à tout pouvoir même révolutionnaire, il rompit avec Marx. De même, Proudhon avait été attaqué par le pouvoir comme par les socialistes, Marx en particulier. Un disciple de Bakounine, le prince Piotr Alexeïevitch Kropotkine (1842-1921), auteur de L’anarchie, sa philosophie, son idéal (1896), s’opposa, dès 1917, aux bolcheviks auxquels « il reprocha d’avoir « enterré » la révolution » » (Mourre).
3. 1888-1938. Après avoir soutenu Staline, il rompt avec le dictateur en 1929. En 1937, il est arrêté et exécuté.
4. 1886-1937. Comme Boukharine, il soutint parfois Staline et parfois s’y opposa. Il fut arrêté et, semble-t-il exécuté, en 1937.
5. Cf. notamment MACCIOCCHI M.-A. De la Chine, Actuels-Seuil, 1974, en particulier, les trois premiers chapitres ; KAROL K.S., La deuxième révolution chinoise, Laffont, 1973, pp. 113-410 ; SCHOOYANS M., La provocation chinoise, Cerf, 1973, pp. 53-75.
6. DELSOL Chantal, L’autorité, Presses universitaires de France, Que sais-je ? 1994, p. 123.
7. Politique, III, 4, 1277b.
8. Pour lutter contre l’angoisse de la mort et pour un mieux-être, explique G. Fessard.
9. Op. cit., p. 14.

⁢a. Pour autant, toute autorité est-elle légitime ?

Même si, comme l’a montré G. Fessard, « …​ à l’origine du lien social que l’autorité a pour mission de faire croître, toujours l’apparition du droit est précédée par le déploiement d’une force charismatique chez le chef né, créatrice et éducatrice chez le père, ou simplement dominatrice chez le maître »[1] ; même si la force reste présente dans toute société par la police et l’armée ; même si l’on s’accorde pour dire que, dans certaines situations extrêmes, l’autorité et la force peuvent se confondre, aucun pouvoir ne peut se fonder moralement sur la violence⁠[2]. « .La force seule ne crée pas le droit »[3]. Un tel pouvoir est contraire, on en conviendra, à la nature de l’homme, à sa liberté et à sa raison.


1. FESSARD G., op. cit., p. 21.
2. Nous étudierons, plus tard, la différence entre la force et la violence.
3. FESSARD G., op. cit., p. 18.

⁢b. La source de l’autorité

La question de la légitimité de l’autorité est importante, notamment pour un chrétien, dans la mesure où nombreux sont les textes qui de manière claire et péremptoire affirment le devoir d’obéissance à l’autorité. Le quatrième commandement qui ouvre la seconde table de la loi⁠[1] : « Honore ton père et ta mère…​ » s’étend « aux devoirs des élèves à l’égard du maître, des employés à l’égard des employeurs, des subordonnés à l’égard de leurs chefs, des citoyens à l’égard de leur patrie, de ceux qui l’administrent ou la gouvernent »[2]. Saint Paul confirme et justifie cette exigence : « Que tout homme soit soumis aux autorités qui exercent le pouvoir, car il n’y a d’autorité que par Dieu et celles qui existent sont établies par Lui. Ainsi, celui qui s’oppose à l’autorité se rebelle contre l’ordre voulu par Dieu, et les rebelles attireront la condamnation sur eux-mêmes »[3].

Sans explication, de tels textes risquent de surprendre ou de choquer tant nous sommes sensibles aujourd’hui aux revendications de la liberté et aux abus ou négligences des autorités⁠[4]. S’il y eut des milieux, à certaines époques, Dieu sait par quel miracle, où l’officier, le magistrat, le maître, le prêtre, le ministre ou le chef d’entreprise était au dessus de tout soupçon, maint scandale contemporain a renversé cette opinion et insinué largement l’idée que toute autorité était en soi suspecte : « tous des profiteurs », entend-on communément.

Or, quand le Christ dit au gouverneur romain Ponce Pilate qui le juge: « Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir s’il ne t’avait été donné d’en-haut »[5], il s’appuie sur une tradition testamentaire traduite par la loi mosaïque, comme nous venons de le voir, ou par les Proverbes⁠[6] et corrige une tradition païenne largement répandue. On en trouve témoignage, par exemple, dans l’Iliade où Homère écrit que « le sceptre est à celui qu’il plût au ciel d’élire pour régner sur la foule et lui donner des lois »[7]. Ici, c’est le dépositaire de l’autorité qui a été choisi alors que le Christ parle de l’autorité dont une personne a été investie.

La source de toute autorité est Dieu dans la mesure où Dieu est la seule autorité puisqu’il a tout créé. L’étymologie⁠[8] elle-même établit ce lien. Le latin auctoritas (autorité) est dérivé de auctor (auteur). Le créateur n’a-t-il pas autorité sur son œuvre ? C’est le Créateur qui donne comme mission à l’homme de régner sur la terre, de la soumettre, de donner un nom aux animaux⁠[9]. Dieu délègue donc, pourrait-on dire, quelque chose de son pouvoir aux hommes. Ne sont-ils pas faits à l’image de Dieu et donc investis aussi d’une certaine autorité ?

C’est dans ce sens que l’on dit que l’autorité est naturelle, voulue par Dieu et déléguée aux hommes sous diverses formes, selon leurs fonctions et compétences.

Malgré la diversité des régimes à travers l’histoire, la doctrine de l’Église n’a pas changé en cette matière. faisant bien la distinction entre la source de l’autorité et la personne qui l’exerce.

Saint Jean Chrysostome, dans un commentaire l’épître aux Romains, écrit: « -Il n’y a point de pouvoir qui ne vienne de Dieu. -Que dites-vous ? Tout prince est donc constitué de Dieu ! -Je ne dis point cela puisque je ne parle d’aucun prince en particulier, mais de la chose elle-même, c’est-à-dire de la puissance…​ L’apôtre ne dit pas qu’il n’y a point de prince qui ne vienne de Dieu, mais il dit, en parlant de la chose elle-même, qu’il n’y a point de puissance qui ne dérive de Dieu »[10]. Cette distinction est capitale non seulement parce qu’elle établit une frontière utile entre l’indignité éventuelle de la personne et la dignité de la fonction mais aussi parce qu’elle inanité des querelles qui ont opposé à certains moments de l’histoire les partisans de la royauté, considérée comme seule « divine » et ceux de la démocratie. Léon XIII, par exemple, encore confronté à ces querelles, en France notamment, rappela opportunément l’antique principe : « Ceux qui président au gouvernement de la chose publique peuvent bien être élus par la volonté et le jugement de la multitude. Mais si ce choix désigne le gouvernant, il ne lui confère pas l’autorité de gouverner, il désigne la personne qui en sera investie »[11] ; « Le pouvoir public ne peut venir que de Dieu…​ Tout ce qu’il y a d’autorité parmi les hommes procède de Dieu » « Ces principes ne réprouvent en soi aucune des différentes formes de gouvernement . La souveraineté n’est en soi nécessairement liée à aucune forme politique…​ Bien plus, on ne réprouve pas en soi que le peuple ait sa part plus ou moins grande au gouvernement »[12].

Cette mise au point sera très utile quand nous aborderons le problème du régime politique.


1. Il est intéressant de noter que ce commandement est le seul de la deuxième table à être positif comme le sont les trois commandements ayant trait à Dieu.
2. CEC, 2199.
3. Rm, 13, 1-2.
4. Certaines formules modernes sont pour le moins ambigües. Ainsi en est-il de l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789: « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément ». Ainsi en est-il aussi et peut-être davantage encore dans ce passage de l’article 21 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948: « La volonté du peuple est le fondement de l’autorité des pouvoirs publics…​ ». On pourrait penser ici, et la plupart des interprètes le pensent, que la Nation ou le peuple sont la source du pouvoir alors qu’il n’est que l’organe possible de sa désignation. A la limite, la Déclaration de 1789 ne reconnaîtrait l’autorité parentale, par exemple, que dans la mesure où elle émanerait de la Nation ! d’une manière générale, la volonté du peuple ne peut être le fondement de l’autorité puisque ces déclarations prétendent reconnaître des droits qui « découlent de la dignité inhérente à la personne humaine » dit le Pacte de 1966 (relatif aux droits civils et politiques), « inaliénables » dit le texte de 1948, « naturels » dit le texte de 1798. Proclamer des droits et faire de la volonté populaire la source de toute autorité et donc de tout droit paraît contradictoire. Si l’on reconnaît des droits à l’homme, ceux-ci ne sont pas attribués ou concédés par quelque assemblée que ce soit. C’est reconnaître implicitement que l’homme jouit par ses droits d’une autorité qu’il porte en lui et qui n’est pas le don d’une communauté ou d’un peuple. Si la volonté du peuple est le seul fondement de l’autorité, même de l’autorité publique, les droits alors ne sont qu’une concession arbitraire, révisable, aléatoire. Ils ne méritent plus les adjectifs inhérents, inaliénables ou naturels. Nous y reviendrons quand nous étudierons le régime démocratique.
5. Jn 19, 11. Cf. également Rm 13, 1: « Il n’ y a d’autorité que par Dieu et celles qui existent sont établies par Lui ».
6. « C’est par moi que règnent les rois, que les princes rendent la justice, par moi que gouvernent les magistrats et les princes, à tous les souverains légitimes » (Pr 8, 15-16).
7. II, v. 206-207.
8. Cf. BLOCH O. et WARTBURG W. von, Dictionnaire étymologique de la langue française, PUF,1975.
9. Cf. Gn 1 et 2.
10. Sur l’épître aux Romains, Homélie XXIII a, cité par BASSE B., op. cit., p. 42.
11. Diuturnum illud, 29-6-1881.
12. Immortale Dei, 1-11-1895.

⁢c. La légitimité de l’autorité et ses limites

Bien des réticences face à la notion d’autorité seraient dissipées si l’on prenait la peine d’expliquer le rôle réel de l’autorité.

Les pouvoirs de l’autorité impliquent la responsabilité de ceux qui les exercent. Cette autorité n’est pas discrétionnaire puisqu’elle est reçue : chacun en est redevable à Dieu, comme Adam. Dieu lui a fait confiance dans la gestion du jardin. Mais le premier homme n’a pas respecté les consignes et en subit les conséquences.

L’autorité, précise saint Paul, « est au service de Dieu pour te conduire au bien. (…) elle est ministre de Dieu pour faire justice et exercer une juste colère contre celui qui fait le mal »[1].

Cette affirmation inaugure dans l’histoire une conception révolutionnaire. Jusque là, c’est la force qui était, la plupart du temps, la source de l’autorité et si le chef s’était toujours volontiers présenté comme inspiré, élu par la divinité voire comme dieu lui-même et donc tout-puissant, totalement libre de ses actes, désormais il est investi d’une force dont il est redevable. Tout n’est pas permis. L’autorité reçue de Dieu reste au service de ce Dieu, mesurée par Sa volonté⁠[2]. « Elle est au service de Dieu, dit saint Paul, pour te conduire au bien. Mais si tu fais le mal, crains ; ce n’est pas en vain qu’elle porte l’épée : elle est ministre de Dieu pour faire justice et exercer une juste colère contre celui qui fait le mal »[3]. Dieu est « le souverain des rois de la terre »[4] ?

Comme l’a bien compris B.-H. Lévy⁠[5], dans la conception chrétienne, chaque prince « n’était jamais que la pâle et provisoire lieu-tenant », tenant lieu d’un Autre. « De « droit divin », la monarchie l’était, mais c’était moins la preuve de ses abus que la marque de sa relativité, de l’extrême relativité de son pouvoir par rapport au divin qui lui octroyait le droit de régner ». Et de citer Louis XIV : « La parfaite félicité d’un royaume est qu’un prince soit obéi de ses sujets et que le prince obéisse à la loi » ; ou encore, cette harangue d’Achille de Harlay à Henri III⁠[6]: « Nous avons, Sire, deux sortes de lois, les unes sont les lois et ordonnances des rois, les autres sont les ordonnances du royaume, qui sont immuables et inviolables, par lesquelles vous êtes monté au trône royal. Aussi devez-vous observer les lois de l’état du royaume, qui ne peuvent être violées sans révoquer en doute votre propre puissance et souveraineté ». Si dans ces citations, la « loi » désigne bien la loi de Dieu, elles nous offrent le schéma idéal des rapports d’autorité dans l’ordre politique qu’il soit monarchique ou démocratique comme nous le verrons plus loin.

Les Anciens ont eu peut-être l’intuition de cette nouveauté. N’est-ce pas à cette loi, loi « non écrite » qu’Antigone, dans la tragédie de Sophocle, se réfère pour contester et enfreindre l’ordre injuste de Créon. Elle justifie sa désobéissance à l’édit interdisant la sépulture à son frère rebelle en déclarant : « C’est que Zeus, à mes yeux, n’en était pas l’auteur, et qu’au foyer des dieux souterrains, la justice n’a point de telles lois fait présent aux humains. J’ignorais qu’en vertu de tiennes ordonnances une simple mortelle eût droit de piétiner des principes sacrés, infaillibles, divins, non de ce jour, non point d’hier, mais de tout temps vivantes lois dont nul ne connaît l’origine »[7]. Aristote citera ce passage et commentera : « Une loi commune est celle qui vient de la nature, car il y a un juste et un injuste naturellement universels, que tous les peuples devinent sans qu’il y ait pour cela entre eux ni communication préalable ni convention. C’est là ce que dit littéralement l’Antigone de Sophocle quand elle soutient qu’il est juste d’ensevelir Polynice malgré la défense qui en a été faite, attendu que c’était là un droit de la nature »[8].

Le pouvoir injuste, totalitaire même, dans le langage moderne, naît de l’irrespect de la loi « non écrite », de la loi de Dieu. L’autorité perd sa légitimité lorsqu’elle dénonce son origine divine. B.-H. Lévy l’a bien compris lorsqu’il explique que dans l’Occident chrétien, le Prince était soumis au Souverain (Dieu) tandis que le totalitarisme « est un état du Politique où, pour la première fois, le Prince se prend pour le Souverain. (…) le totalitarisme dit ceci, qu’il est le premier à proférer : il n’y a pas d’instance suprême, où le Prince puise sa raison d’être ; il n’y a pas de souverain absent, à quoi il doive en référer ; c’est lui seul le Souverain, régnant sans borne et sans partage sur le royaume terrestre »[9].

Pour reprendre la distinction établie par B.-H. Lévy, le Prince, dans la tradition chrétienne, ne peut exercer son pouvoir à sa guise. Il est moralement tenu de respecter la volonté du Souverain qui l’a investi de cette autorité. Le plan du Souverain-Dieu s’exprime dans ce que nous appelons le « bien commun ». Il est la seule justification de l’autorité dont il définit les limites et il donne son fondement à la loi⁠[10].

L’autorité est au service du bien commun⁠[11], « médiatrice du bien commun »[12] à condition, bien sûr, que soit reconnue l’égalité fondamentale des hommes⁠[13].

Elle est service. Dieu lui-même ne s’est-il pas fait en Jésus-Christ, serviteur parfait, obéissant jusque dans la mort, qui par son sacrifice rédempteur permet aux autres hommes, dans cet esprit, de grandir au point de devenir fils adoptifs de Dieu ? « Vous le savez, dit Jésus, chez les païens, les chefs leur font sentir leur domination, et les supérieurs font valoir sur eux leur autorité. Il ne doit pas en être ainsi parmi vous. Bien au contraire, chez vous, celui qui veut être grand sera votre serviteur et celui qui veut être le premier sera votre esclave, tout comme le fils de l’Homme n’est pas venu se faire servir, mais servir et donner sa vie en rançon pour la multitude »[14].

Notons que déjà dans l’Ancien Testament, le titre de « serviteur » est un honneur attribué aux justes, aux prophètes, aux prêtres mais aussi aux rois amis ( David⁠[15]) et même aux rois ennemis (Nabuchodonosor⁠[16]).

Dans la loi de Moïse, le quatrième commandement implique et sous-entend, selon tous les commentateurs, les devoirs de l’autorité, non seulement les devoirs des parents vis-à-vis des enfants⁠[17] mais aussi ceux des autorités civiles qui ne peuvent « commander ou instituer ce qui est contraire à la dignité des personnes et à la loi naturelle »[18]. « Les pouvoirs politiques sont tenus de respecter les droits fondamentaux de la personne humaine »[19].

L’étymologie elle-même peut nous servir en cette matière. Auctor (auteur) qui a donné, nous l’avons vu, le mot auctoritas, dérive du verbe augere (augmenter). L’auctor est donc « celui qui accroît ». En l’occurrence, que fait une véritable autorité sinon augmenter, la dignité, l’humanité, la liberté de celui dont elle a la charge. Les parents apprennent aux enfants à devenir autonomes, les professeurs augmentent les connaissances et les savoir-faire de leurs élèves, l’entrepreneur, l’homme politique, toute personne qui exerce l’autorité a pour mission de faire grandir les autres en humanité. Autrement dit, pour reprendre les termes de G. Fessard⁠[20], « l’autorité aurait pour fondement ultime sa nature même, qui tend à combler l’intervalle où elle se déploie, et le titre qui lui confère le droit de s’imposer serait défini non point par quelque réalité ou règle extérieure, mais par son essence même qui est de se proposer pour fin sa propre fin ». L’autorité a « pour fin - pour perfection, - et mesure de sa légitimité le vouloir de sa propre fin - de sa propre disparition ».

En conclusion

L’autorité s’exerce comme une force morale. Non seulement, elle s’adresse à des hommes libres invités, nous allons le voir, à participer à la réalisation du bien commun mais elle réclame aussi de la part de ceux qui l’exercent un grand sens moral. Pour être service, elle réclame une réelle conversion personnelle.

L’autorité est donc limitée non seulement à son propre domaine d’action mais elle est aussi mesurée par son fondement et par les droits de la personne à qui elle s’adresse.

Le droit de désobéissance

Seule est légitime donc l’autorité au service du bien commun et qui pour l’atteindre, recourt à des moyens licites. C’est cette autorité-là qui mérite respect et obéissance.

Si l’autorité nie et viole les droits de l’homme, « elle se nie et se détruit elle-même »[21], si elle édicte des lois injustes ou contraires à l’ordre moral, elle perd son identité et devient tyrannie. Elle n’oblige plus les consciences⁠[22]. Les citoyens ont « le droit, parfois le devoir d’exercer une juste remontrance sur ce qui leur paraîtrait nuisible à la dignité des personnes et au bien de la communauté »[23]. Qui plus est, « le citoyen est obligé en conscience de ne pas suivre les prescriptions des autorités civiles quand ces préceptes sont contraires aux exigences de l’ordre moral, aux droits fondamentaux des personnes ou aux enseignements de l’Évangile »[24].

Ce refus d’obéissance est justifié par la distinction des pouvoirs dont nous avons parlé précédemment⁠[25] et la priorité à accorder au service de Dieu : « Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes »[26].

Mais il ne s’agit pas de légitimer toute forme d’insubordination même si celle-ci est justifiée. Le concile Vatican II, notamment a bien précisé que la désobéissance doit être sélective et mesurée : « Si l’autorité publique, débordant sa compétence, opprime les citoyens, que ceux-ci ne refusent pas ce qui est objectivement demandé par le bien commun. Il leur est cependant permis de défendre leurs droits et ceux de leurs concitoyens contre les abus du pouvoir, en respectant les limites tracées par la loi naturelle et le Loi évangélique »[27]. Ceci dit, la résistance à l’oppression pourra même recourir aux armes mais uniquement si les cinq conditions suivantes sont réunies : « 1 - en cas de violations certaines, graves et prolongées des droits fondamentaux ; 2 - après avoir épuisé tous les autres recours ; 3 - sans provoquer des désordres pires ; 4 - qu’il y ait un espoir fondé de réussite ; 5 - s’il est impossible de prévoir raisonnablement des solutions meilleures »[28].

Il est clair, dans la conception chrétienne, que l’autorité n’est pas l’ennemie de la liberté puisqu’on pourrait dire, en employant les mots dans leur sens réel, que le vrai sens de l’autorité est d’être créatrice et protectrice de libertés.

Mais il reste à voir comment concilier pratiquement, d’une part, le bien commun et l’autorité, qui sont des nécessités restrictives et, d’autre part, la liberté, signe de la transcendance de l’homme, qui est aussi une nécessité mais expansive pourrait-on dire dans la mesure où elle tend à élargir sans cesse son domaine et dans la mesure où elle est incontestablement une force, un moteur de progrès personnel, social, culturel, économique.


1. Rm 13, 4.
2. « Le Dieu d’où vient tout pouvoir n’est pas seulement le dieu des philosophes et des savants, mais le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Par une conséquence rigoureuse et immédiate, il devient évident que si tout pouvoir vient de Dieu, tout pouvoir doit, pour mériter le nom d’autorité, retourner à Lui et conduire à Lui, que toute autorité enfin n’accomplit ce retour où s’achève sa croissance qu’en suivant la Voie de « Celui à qui tout pouvoir a été donné dans le ciel et sur la terre » (FESSARD G., op. cit., p. 116).
3. Rm 13, 4.
4. Ap 1, 5.
5. LEVY B.-H. La barbarie à visage humain, op. cit., pp. 164-165.
6. Achille de Harlay (1536-1619), premier président au Parlement de Paris (1582). Henri III (1551-1589).
7. V. 450-457.
8. Rhétorique, I, 13, 2. Notons que fonder la loi naturelle sur l’unanimité est fragile. Montaigne (1533-1592), par exemple, aura beau jeu d’affirmer au vu d’une diversité d’opinions et de pratiques constatées à travers le temps et l’espace, que la « loi naturelle » est une illusion ou plus exactement qu’elle s’est « perdue » à cause de la raison humaine, « vaine » et « inconstante ». « La vérité, écrit-il, doit avoir un visage pareil et universel ». Or, parmi les lois dites naturelles, c’est-à-dire « fermes, perpétuelles et immuables », il n’y en a pas « une seule qui ne soit contredite et désavouée, non par une nation, mais par plusieurs ». Il n’y a donc pas d’« université d’approbation », seul gage, selon l’auteur, de vérité et d’autorité (Apologie de Raymond Sebond, in Essais, II, XII). L’argument sera utilisé aussi par Descartes (1596-1660) pour justifier son scepticisme vis-à-vis de la philosophie : « Je ne dirai rien de la philosophie, sinon qu’elle a été cultivée par les plus excellents esprits qui aient vécu depuis plusieurs siècles, et que néanmoins il ne s’y trouve encore aucune chose dont on ne dispute, et par conséquent qui ne soit douteuse, je n’avais point assez de présomption pour espérer d’y rencontrer mieux que les autres ; et que, considérant combien il peut y avoir de diverses opinions touchant une même matière, qui soient soutenues par des gens doctes, sans qu’il y en puisse avoir jamais plus d’une seule qui soit vraie, je réputais presque pour faux tout ce qui n’était que vraisemblable » (Discours de la méthode, première partie).
   L’erreur de Montaigne est de considérer que la loi naturelle en l’homme devrait agir comme la loi naturelle dans la nature. Or l’homme n’est pas un être programmé. Sa nature se découvre à travers sa culture comme nous l’avons vu précédemment.
9. Op. cit., p. 164.
10. « La souveraineté appartient à la loi et non pas aux volontés arbitraires des hommes » (CA 44 ; CEC 1904). Tel est le principe de ce qu’on appelle l’« État de droit ».
11. Selon saint Thomas, le véritable souverain serait la communauté sociale représentant le bien commun. « Au sein d’une multitude ainsi unifiée, le véritable souverain est « le bien commun ». La fin, est ici comme ailleurs, « causa causarum ». Par conséquent le souverain est la « personnalité sociale » -persona publica- qui incarne le bien commun au-dessus de toutes les variations individuelles. Seule est souveraine la personnalité sociale garante du bien commun. Seuls participent de la souveraineté ceux qui représentent le bien commun » (LAGARDE G. de, La naissance de l’esprit laïc au déclin du Moyen-Age, t. III, Droz, 1942, pp. 108-110).
12. FESSARD G., op. cit., pp. 35-44.
13. « L’universalité du droit fondée sur l’égalité fondamentale des personnes à la base et la justice au sommet, voilà l’élémentaire bienfaisance que l’âme de l’autorité impose au pouvoir du maître » (FESSARD G., op. cit., p. 45).
14. Mt, 20, 25-28.
15. Is. 37, 35 ; Jr. 33, 21.
16. Jr. 25, 9. Dieu n’hésite pas à appeler Cyrus ,le païen, « son oint » (Is 45, 1).
17. Cf. CEC, 2221-2226.
18. CEC 2235.
19. CEC 2237.
20. Op. cit., p. 25.
21. FESSARD G., op. cit., p.56.
22. CEC 1903.
23. CEC 2238.
24. CEC 2242.
25. « Rendez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu » (Mt 22, 21).
26. Ac 5, 29.
27. GS 74, 5.
28. CEC 2243.