Faut-il réfléchir longtemps pour affirmer que l’homme est un être bien
concret, et original ? Tous les parents du monde en font chaque jour
l’expérience et ceux qui en douteraient peuvent toujours en demander la
confirmation à la biologie moléculaire qui « nous apprend que chaque
individu est unique ». Les êtres
humains ne sont donc pas interchangeables. L’embryon, homme en
puissance, n’est pas quantité négligeable.
Faut-il aussi de longues démonstrations pour persuader son interlocuteur
que lorsqu’on se penche sur cet homme, ce n’est pas pour n’en étudier
qu’un aspect choisi au hasard ou en fonction de quelque a priori mais au
contraire pour tenter de comprendre sa complexité dans une étude qui
envisage tous les aspects de son être ? Si l’on admet que l’homme est un
microcosme, on ne pourra se satisfaire des théories qui le réduisent à
son travail, à son sexe ou à sa classe sociale. L’homme n’est pas
« unidimensionnel » mais « pluridimensionnel ». Jean-Paul II insistera sur la nécessité de considérer
l’homme dans son intégralité.
Il ne devrait pas être trop difficile, en principe, non plus de faire
accepter qu’il existe une nature humaine. Voilà, comme nous le verrons,
une notion importante dans le discours sur les droits de l’homme et sur
le bien ou le mal social. Mais, l’esprit contemporain est allergique à
la notion de bien en soi qui est l’objet de la morale désormais reléguée
au rang des curiosités. On lui préfère l’éthique qui, elle, se veut
indépendante de toute morale, le fruit d’une négociation démocratique,
fondée sur les volontés d’hommes divers, fluctuante et donc sans
référence à une « nature » partagée qui fixerait des limites à l’action de
l’homme.
En dépit de cette réticence, n’est-il pas possible de considérer dans
les hommes, au-delà de leur volonté, de leur histoire particulière, de
leur culture, de leur sensibilité, de leurs rêves, la substance de leur
humanité ? Ne pourrait-on établir une éthique fondamentale autrement dit,
n’ayons pas peur des mots, une morale qui ne soit pas simplement imposée
du dehors mais qui soit conforme à ce que nous sommes tous profondément,
adaptée à notre vraie liberté, condition peut-être de notre liberté. Une
morale ou une éthique qui nous rassemblerait par un essentiel, un
invariant c’est-à-dire quelque chose qui demeure constant, identique à
soi-même et que nous partageons tous.
Or l’existence d’une nature humaine est l’affirmation la plus constante
de l’humanisme le plus classique appuyé sur le témoignage des penseurs
grecs et reprise par les esprits les plus divers, chrétiens ou
non.
Connaître la vraie nature de l’homme est une tâche importante et
indispensable, semble-t-il. La question : qu’est-ce que l’homme ? est
une question qui intéresse bien sûr les scientifiques qui décriront le
corps et son fonctionnement sous divers angles selon les spécialités
considérées mais aussi les philosophes et en particulier les
métaphysiciens c’est-à-dire ceux qui, au-delà des apparences, au-delà de
la nature au sens premier du terme cherchent à définir précisément ce
qui dans l’homme échappe aux circonstances de temps, de lieu et d’état
physique. Le métaphysicien cherche ce qui
constitue l’homme en tant que tel en dehors de toute considération
historique. Nature, en effet peut s’entendre, pour simplifier, de deux
grandes manières. Au sens le plus courant, le mot désigne ce que nous
voyons, le cosmos, les arbres, les animaux. Cette nature φύσις en
grec, est l’objet de la « physique », chez Aristote. Mais celui-ci
s’intéresse aussi à ce qui vient « après la physique » μετα τα φυσικά
ou, plus précisément « au-delà de la physique », à la nature -de l’homme
en l’occurrence-, à l’essence de l’homme, à ce qui est essentiel en lui
et qu’il partage avec tous les autres hommes. Les philosophes
distinguent l’essence ainsi définie de l’existence qui, elle, désigne
tout ce qu’il y a de singulier, d’individuel dans l’être, ce qui
n’appartient qu’à moi et à personne d’autre.
Certes, des philosophes comme Marx ou Sartre ont nié l’idée d’une nature humaine et
les sciences de l’homme ont mis surtout en avant les particularismes et
les changements laissant croire que rien n’était permanent ni stable
dans l’homme.
Pourtant, A. Camus, malgré son athéisme ou son agnosticisme, méditant,
entre autres, sur l’attitude de l’esclave qui se révolte contre sa
condition, constate que cet homme peut même être prêt à mourir dans son
combat pour la liberté et la dignité. Il analyse cette situation et
induit, contre Sartre, l’existence d’une nature humaine : « Si
l’individu, en effet, accepte de mourir, et meurt à l’occasion, dans le
mouvement de sa révolte, il montre par là qu’il se sacrifie au bénéfice
d’un bien dont il estime qu’il déborde sa propre destinée. S’il préfère
la chance de la mort à la négation de ce droit qu’il défend, c’est qu’il
place ce dernier au-dessus de lui-même. Il agit au nom d’une valeur,
encore confuse, mais dont il a le sentiment, au moins, qu’elle lui est
commune avec tous les hommes. On voit que l’affirmation impliquée dans
tout acte de révolte s’étend à quelque chose qui déborde l’individu dans
la mesure où elle le tire de sa solitude supposée et le fournit d’une
raison d’agir. Mais il importe de remarquer déjà qui cette valeur qui
préexiste à toute action contredit les philosophies purement
historiques, dans lesquelles la valeur est conquise (si elle se
conquiert) au bout de l’action. L’analyse de la révolte conduit au moins
au soupçon qu’il y a une nature humaine, comme le pensaient les Grecs,
et contrairement aux postulats de la pensée contemporaine. Pourquoi se
révolter s’il n’y a, en soi, rien de permanent à préserver ? C’est pour
toutes les existences en même temps que l’esclave se dresse, lorsqu’il
juge que, par tel ordre, quelque chose en lui est nié qui ne lui
appartient pas seulement, mais qui est un lieu commun où tous les
hommes, même celui qui l’opprime, ont une communauté prête »
Cette opposition illustrée ici par Sartre et Camus continue aujourd’hui.
Le débat reste vif entre ceux qui contestent et ceux qui affirment
l’existence d’une nature humaine. Un bref regard jeté sur internet
nous montre que l’on ne cesse de s’interroger sur cette nature humaine
que beaucoup récusent dans la mesure où ils pensent que cette nature est
une entrave à la liberté, qu’elle conditionnerait l’homme, serait
déterminante et limitatrice ce qui est contraire à notre expérience
comme à notre besoin d’autonomie.
En 2018, par exemple, le philosophe Luc Ferry, contesta l’existence d’un « ordre
naturel », d’une « loi naturelle » qui découlerait de la « nature » de
l’homme. Il affirmait que « tout ce que l’humanité a fait de grand
depuis le siècle des Lumières est pour l’essentiel artificiel,
antinaturel ». Cette prise de position a poussé la philosophe
franco-canadienne Aline Lizotte à répondreavec
beaucoup de bon sens. Si vous, vos voisins et vos amis vous vous
reconnaissez comme des êtres humains, c’est que vous reconnaissez « être
de nature humaine ». « Nature » ne désignant pas ici « l’environnement
qui est extrinsèque à l’homme ». Et dans cet environnement naturel,
l’homme « ne se sent pas aussi déterminé que son chien, son chat ou ses
lapins […], il n’est pas cet être instinctif « programmé et
déterminé ». » Certes il y a en lui une part de détermination qui
conditionne notre « développement humain et individuel » : nous n’avons
pas choisi notre ADN, notre corps, notre famille, notre lieu de
naissance, etc. et nous serons toujours plus ou moins conditionnés par
nos conditions d’existence. Mais, et la différence est majeure, quand on
se compare à l’animal, nous constatons que pouvons « accepter ou refuser
ces conditions d’existence ». Telle est notre liberté ! Grâce à notre
raison et à notre volonté. Notre volonté qui « a besoin de liberté » et
notre intelligence qui « a besoin de vérité ». Les deux ayant besoin
l’une de l’autre.
Quand on parle de « loi naturelle » à propos de l’homme, on désigne par
là « la loi fondamentale de toute la moralité humaine ; elle est dite
« naturelle » parce qu’elle peut être connue par la seule lumière de la
raison humaine. Autrement dit, c’est le guide qu’une raison droite donne
des actes de l’être humain dans sa relation avec lui-même et avec les
autres. » Considère-t-on comme
humains l’homicide, le vol, la fraude, la diffamation, la traite des
personnes vulnérables, la discrimination, etc.. ? Si un gouvernement ne
sanctionne pas ces maux, ce qui est possible, puisque nous sommes dans
l’ordre de la liberté, sa loi sera-t-elle considérée comme humaine ? Ce
n’est pas un hasard si l’on retrouve plus ou moins les mêmes
condamnations dans des traditions très différentes que ce soient les
vieilles lois du code d’Hammourabi (vers1750 av. J.-C.), celles que l’on
trouve dans l’éthique ou la politique d’Aristote, dans le bouddhisme, la
Bible, le Coran ou la Déclaration universelle des Droits de l’homme… ?
Si, comme l’écrit un autre philosophe athée, Alain Finkielkraut, « il
n’y a plus ni vérité ni mensonge, ni stéréotype ni invention, ni beauté
ni laideur, mais une palette infinie de plaisirs différents et
égaux »,
parler de valeurs universelles n’a plus de sens. Dès lors, au nom de quoi
s’élever contre la torture, le racisme, le sexisme, l’exploitation ?
Peut-on encore parler de droits de l’homme ? Est-il même possible de
communiquer s’il n’y a rien de commun au plus profond de nous ? « On ne
peut célébrer simultanément la communication universelle et la
différence dans ce qu’elle a d’intransmissible » souligne
Finkielkraut.Dans cet éparpillement dû à l’exaltation des singularismes, on
brise « la continuité culturelle de l’humanité » puisqu’on refuse « aux
hommes d’époques diverses ou de civilisations éloignées la possibilité
de communiquer autour de significations pensables et de valeurs qui
s’exhaussent du périmètre où elles ont surgi ». Si le concept d’homme n’a pas de sens, si l’homme n’a pas
d’identité, comment a-t-il été possible d’annoncer le même message de
salut, de prétendre « enseigner toutes les nations » ?
Le relativisme qui sous-tend le refus de valeurs universelles,
d’« invariants », qui ne peuvent s’enraciner que dans une nature humaine
commune et permanente a été renforcé par les sciences humaines qui ont
attiré l’attention sur l’infinie variété de phénomènes et donné
l’impression que toute la réalité se réduisait au particulier. Mais
comme le faisait très justement remarquer E. Barbotin, après avoir
interpellé biologie,
psychologie, art, sociologie et linguistique, « le témoignage des
sciences de l’homme n’atteste (…) pas seulement les variations
culturelles et leur richesse indéfinie. Toutes ces sciences, au
contraire, établissent le fait d’un invariant humain. d’ailleurs, elles
ne peuvent prétendre au statut de sciences qu’à ce prix : il n’y a
science que là où il y a constantes, permanences, identités profondes
sous les diversités immédiates - permanences et identités exprimables en
de lois ». En fait, il y a « une et
des multiples manières d’être homme » et « sans l’invariant de la
nature, les variations de la culture seraient
impossible ».
L’affirmation de la permanence d’une nature établit entre les hommes, à
travers le temps et l’espace, une communauté et une égale dignité. En
morale personnelle ou sociale, elle implique Cette loi « exprime le sens
moral originel qui permet à l’homme de discerner par la raison ce que
sont le bien et le mal, la vérité et le mensonge(…). Présente dans le
cœur de chaque homme et établie par la raison, la loi naturelle est
« universelle » en ses préceptes et son autorité s’étend à tous les
hommes ». On notera que le Catéchisme, à cet endroit, n’hésite pas à citer Cicéron : « Il existe une vraie loi, c’est la droite
raison ; elle est conforme à la nature répandue chez tous les hommes ;
elle est immuable et éternelle ; ses ordres appellent au devoir ; ses
interdictions détournent de la faute. (…) C’est un sacrilège que de la
remplacer par une loi contraire ; il est interdit de n’en pas appliquer
une seule disposition ; quant à l’abroger entièrement, personne n’en a la
possibilité ». Là se trouve la source des droits et devoirs de la
personne humaine sur lesquels nous reviendrons plus loin.
C’est ce que dit, en d’autres termes, l’écrivain et académicien P.-H.
Simon : « la définition de l’homme ne
dépend pas des accidents de l’existence individuelle ou collective. sans
doute, selon les époques, selon l’état de la civilisation et les phases
du progrès, l’homme concret se rapproche plus ou moins d’un type humain
idéal ; mais ce type humain est en quelque sorte préfiguré, et sa
réalisation est appelée par une finalité de la nature. Un acte n’est pas
« humain » pour la seule raison qu’il a été posé par un homme, qu’il a
répondu à l’exigence d’une situation donnée où un homme a pu se trouver:
un crime d’homme est « inhumain » : en le jugeant tel, nous signifions
qu’il y a, dominant la réalité des individus, un idéal de l’espèce, et
que l’homme est, en ce sens, transcendant à l’histoire ».
La définition la plus élémentaire de cette nature ou essence fait vite
apparaître que le plus distinctif dans l’homme est bien l’esprit et que
les premières valeurs humaines sont bien les valeurs spirituelles:
« cette transcendance de l’humain est celle d’un être qui participe à
l’esprit. Non qu’il soit pur esprit. L’homme est aussi essentiellement
corps, et « qui fait l’ange fait la bête ». Mais il reconnaît, pour
évaluer ses actes, une hiérarchie de valeurs, et les plus hauts placées
sont celles que l’esprit poursuit comme ses fins propres. L’esprit et
non le corps. la vie corporelle est égoïsme, appétit, élan de puissance
et de domination, exploitation de ce qui est faible par ce qui est fort:
ce sont là valeurs vitales, que l’homme apprécie et tend à réaliser au
niveau de son être encore immergé dans l’animalité. Au contraire,
l’esprit regarde vers l’amour, vers la justice, vers la vérité et la
beauté ; il est liberté et raison, non point déterminisme et instinct. Et
l’homme est d’autant plus humain que plus spirituel, il est le Sage, le
Héros, le saint ou l’Artiste. L’homme ne s’accepte pas simplement de la
nature : il se construit, ou du moins se corrige, selon un archétype
idéal que lui fournit sa culture, c’est-à-dire son intelligence exercée
et enrichie ».
Ce texte très dense et très riche met en évidence comment l’homme se
constitue par la connaissance de soi-même, prenant conscience de sa
nature à travers sa culture. Limité et faible mais illimité
dans ses désirs, c’est dans l’« être » et non dans l’« avoir » qu’il cherche
à se réaliser. Aucun culte du corps, aucune richesse matérielle, aucune
consommation ne peut le combler. Aucun pouvoir
non plus si celui-ci n’est pas considéré comme un service. En effet, si
les valeurs corporelles, importantes à leur niveau, sont tournées vers
moi, fondent un égoïsme nécessaire, cet égoïsme est dépassé dans
l’activité humaine spécifique. L’esprit étant semble-t-il altruiste. La
quête typiquement humaine de l’amour, de la justice, de la vérité, de la
beauté, me sort de moi-même me pousse vers quelque chose d’autre,
l’autre, l’Autre.
P.-H. Simon peut conclure : »…l’humanisme consiste essentiellement à
reconnaître à l’homme une place définie dans l’univers, et à l’esprit
une fonction privilégiée dans l’homme. Dans ces limites, il peut se
nuancer différemment, selon que, par exemple, il prend appui sur une
idée religieuse, justifiant la dignité de la nature humaine par quelque
ressemblance à la nature divine ou par quelque finalité en Dieu, ou
n’accepte au contraire qu’une base positive, établissant la personne
humaine comme la valeur première, et la Raison comme une institutrice
sûre et bienfaisante dont les titres n’ont pas à être discutés. Mais
qu’il soit chrétien ou laïque […] toujours l’humanisme comporte un
certain accent d’idéalisme, puisqu’il consacre le destin de l’homme à la
réalisation d’une idée préconçue de l’homme, et aussi un certain accent
d’optimisme, puisqu’il implique la croyance à un absolu qui domine les
contingences de l’histoire et qui donne un sens à la
vie. »
Autrement dit : la Révélation judéo-chrétienne comme la raison bien exercée
peuvent nous décrire cette « nature », cet idéal que chacun est invité à
réaliser le mieux possible en lui. Il ne s’agit donc pas qu’une
« programmation » mais d’une « préfiguration ». La « nature » entendue
comme « essence », nous incline mais ne nous oblige pas.
L’homme est un être personnel non seulement capable de relations (avec
le monde, ses semblables, Dieu) mais, qui plus est, il ne peut vivre
sans une forme ou l’autre de communauté. Il est social, par nature. Les
considérations d’Aristote sur
l’homme comme « animal politique » - c’est-à-dire social et capable
d’organiser la cité - , peuvent être soutenues par l’anthropologie
scientifique qui nous montre que là où il y a trace d’homme, il y a
trace de société et de culture. Ces approches diverses et complémentaires nous préservent de
toute forme de cet individualisme qui est un des maux essentiels de
notre monde et de la tentation de croire que la société ne serait que
l’effet d’un Contrat c’est-à-dire de la volonté des hommes seule
source de la loi toujours relative donc et jamais mesurée à une « loi non
écrite » qui la dépasserait et la limiterait.
Enfin, le texte de P.-H. Simon nous mène à réfléchir à la liberté et à
son rapport avec la vérité. Le concept de nature humaine en rebute plus
d’un dans la mesure où l’on s’imagine qu’il est en contradiction avec le
fait et l’exigence de la liberté.