Outre l’encyclique Fratelli tutti (2020) (FT), nous nous intéresserons à l’exhortation apostolique Evangelii Gaudium (2013) (EG)[1].
Il ne s’agira ici que de l’aspect philosophique de la pensée de François. Le croyant ne doit pas s’indigner si, dans cette présentation, nous privilégions tout ce qui est accessible à la raison. La foi ne méprise pas la raison, au contraire, même si celle-ci a ses limites.
Comme dans la tragédie classique où la première scène du premier acte annonce la fin, le titre de l’encyclique annonce d’emblée le point d’aboutissement qui sera développé dans le VIIIe et dernier chapitre où François lui-même écrit que « Nous croyants, nous pensons que, sans une ouverture au Père de tous, il n’y aura pas de raisons solides et stables à l’appel à la fraternité. Nous sommes convaincus que « c’est seulement avec cette conscience d’être des enfants qui ne sont pas orphelins que nous pouvons vivre en paix avec les autres »[2]. En effet, « la raison, à elle seule, est capable de comprendre l’égalité entre les hommes et d’établir une communauté de vie civique, mais elle ne parvient pas à créer la fraternité ».[3] »[4] L’intention est fondamentalement théologique mais au bout d’un cheminement rationnel. L’apport de la raison n’est pas négligeable. Au contraire, elle peut fournir le socle qui rendra possible la fraternité espérée. Le théologien a besoin de la philosophie comme Jean-Paul II l’a montré longuement dans son encyclique Fides et ratio, sur les rapports entre la foi et la raison.[5]
Nous allons privilégier dans notre lecture, une méthode « ascendante » qui s’appuie d’abord sur la raison. Ce n’est pas une pédagogie nouvelle. Elle a déjà été utilisée au concile Vatican II dans la constitution pastorale Gaudium et spes (1965) et d’une manière plus spectaculaire encore dans la déclaration Dignitatis humanae (1965) dont toute la première partie fait appel à la raison avant de céder la place à la Révélation.
L’encyclique Fratelli tutti, nous allons le voir, est nourrie de la pensée d’Aristote, de Guardini et de Fessard. Nous avions donc bien fait de nous attarder un peu à la pensée de ces auteurs.
1. La désagrégation du monde.
En entrée, François nous offre un constat accablant de désagrégation du monde pire que celui que nous avons dressé en commençant : « Nous nous trouvons seuls dans ce monde de masse qui fait prévaloir les intérêts individuels et affaiblit la dimension communautaire de l’existence. »[6]. Solitude et masse nous rappellent ce que nous avons lu de Pie XII.
François dénonce les individualismes (« Suis-je le gardien de mon frère? » Gn 4, 9), les égoïsmes, les nationalismes, le racisme, les xénophobies, la réduction de la personne consommatrice et spectatrice, la perte de la valeur de la personne faible, la colonisation culturelle, le déconstructionnisme[7], la croissance des inégalités, le chômage, la marginalisation, les injustices, la recherche du profit, les diverses formes d’esclavage, l’avortement, l’euthanasie, les guerres, les violences et les persécutions, la peur de l’autre, la solitude, l’insécurité, la détérioration de l’éthique, les groupes mafieux, la politique de controverse et d’opposition, le démantèlement des systèmes de santé, les politiques populistes, les économies libérales, les trafics d’êtres humains, de drogue, d’armes, la haine, l’agressivité sociale, les relations et les mondes virtuels, les fausses informations, la diffamation, la calomnie, le déracinement, l’uniformisation, le narcissisme, le particularisme, les idéologies de gauche, la technocratie, le néo-libéralisme, le relativisme, le scepticisme, les matérialismes…
Face à la solitude et à la massification épinglées plus haut, le pape fait une distinction importante : « … se sentir contraints à vivre ensemble est une chose, apprécier la richesse et la beauté des semences de vie commune qui doivent être recherchées et cultivées ensemble, en est une autre. »[8] Il laisse entendre qu’une vraie communauté ne peut simplement être le fait d’une discipline sociale instaurée par des lois communes. Il est fondamental de se trouver des « semences de vie commune » qui, nous le verrons, ne peuvent être que des valeurs communes.
2. L’importance du « nous ».
À de nombreuses reprises, le pape va nous appeler à constituer un « nous » : « … il nous faut constituer un « nous » qui habite la Maison commune »[9]; « Plaise au ciel qu’en fin de compte il n’y ait pas « les autres », mais plutôt un « nous » ! »[10]; « Nous sommes invités à nous mobiliser et à nous retrouver dans un « nous » qui soit plus fort que la somme des petites individualités »[11]. Il faut, dit-il ailleurs, constituer « un « nous » de quartier. »[12]; « vouloir constituer un « peuple »[13].
Il est entendu que « Les relations virtuelles […] ne construisent pas vraiment un « nous » »[14] et surtout que ce « nous » n’est « pas un « nous » contre le monde »[15]. Il s’agit donc d’un « nous tous » et non d’un « nous » comme Chantal Mouffe l’entendait en soulignant que le « nous » se dresse contre « eux ».
Reste à savoir comment arriver à ce « nous tous ».
3. « Rechercher la vérité ensemble…»
[16]
C’est la condition première. Encore faut-il bien faire attention à chacun des mots. Et tout d’abord s’arrêter à l’importance de la recherche. On connaît le reproche souvent adressé aux croyants parce qu’ils prétendraient « posséder » la vérité. Benoît XVI a bien mis les choses au point dans son encyclique Caritas in veritate en 2009 (CV) : la vérité, « l’Église la recherche, […] l’annonce sans relâche et […] la reconnaît partout où elle se manifeste. […] Ouverte à la vérité, quel que soit le savoir d’où elle provient, la doctrine sociale de l’Église est prête à l’accueillir. Elle rassemble dans l’unité les fragments où elle se trouve souvent disséminée et elle l’introduit dans le vécu toujours nouveau de la société des hommes et des peuples. »[17] François va dans le même sens lorsqu’il écrit que l’Église « ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans les autres religions »[18], de même, dans sa prière finale, lorsqu’il demande à Dieu de pouvoir « reconnaître le bien et la beauté que tu as semés en chacun pour forger des liens d’unité, des projets communs, des espérances partagées. »[19]. Cette perspective est bien conforme à l’enseignement du Concile Vatican II : il suffit, par exemple, de se rapporter à la Constitution pastorale Gaudium et spes (GS)[20], à la Déclaration Dignitatis humanae (DH)[21] ou encore au Décret Optatam totius Ecclesiae renovationem (OER)[22]. Et ajoutons que cette vision n’est pas neuve puisqu’elle découle de la doctrine de Justin de Naplouse qui, au IIe siècle, évoque le Logos spermatikos (λόγος σπερματικός) : le Logos que l’on peut traduire par Parole, Raison, Verbe, ce Logos qui est Dieu est capable d’engendrer, littéralement de répandre sa semence (σπέρμα a donné sperme en français)[23]. Cette définition lui est inspirée par l’Écriture sainte et, en particulier de la méditation de l’Évangile de Jean[24].
Il en déduit qu’il y a des « semences » de vérité chez les Grecs, les barbares[25], les stoïciens[26], chez les philosophes, en général, et chez les législateurs.[27]
Chercher la vérité mais quelle vérité ?
François répond : « Ce que nous appelons « vérité », ce n’est pas seulement la diffusion des faits par la presse. C’est avant tout la recherche des fondements les plus solides de nos options ainsi que de nos lois. Cela suppose qu’on admette que l’intelligence humaine puisse aller au-delà des convenances du moment et saisir certaines vérités qui ne changent pas. En explorant la nature humaine, la raison découvre des valeurs qui sont universelles parce qu’elles en dérivent. »[28]
Il s’agit de se mettre en quête de « vérités objectives »,[29] « élémentaires »[30], de « principes solides », « universellement valables"[31], de « valeurs permanentes », « fondamentales », « au-dessus de tout consensus », « qui transcendent nos contextes », « jamais négociables ».[32] Ailleurs, il précisera : « les grandes valeurs inspirées par le christianisme, comme la vision de l’homme en tant que personne, le mariage et la famille, la distinction entre la sphère religieuse et la sphère politique, les principes de solidarité et de subsidiarité et bien d’autres ».[33]
Où découvrir cette « vérité permanente », « objective »[34], ces « fondements », ces « valeurs » sinon dans l’étude de « la nature humaine »[35] qui confère à tout être humain « une valeur qui dépasse les choses matérielles et les circonstances », « une dignité inaliénable"[36], « transcendante »[37].
Comment pratiquement accéder à ces « principes éthiques fondamentaux »[38]?
4. …dans le dialogue »
[39]
La recherche de la vérité ne peut se faire que dans le dialogue puisqu’elle doit se faire ensemble. Il s’agit donc d’ouvrir « des chemins de dialogue au lieu d’élever de nouveaux murs ». Il faut veiller à unir « au lieu de diviser » :
Nous avons donc le choix entre deux attitudes :
διαλέγω |
⬌ |
διαβάλλω |
Diaballo (διαλέγω) signifie : jeter à travers, jeter de côté et d’autre, séparer, désunir, attaquer, accuser. C’est ce verbe qui a donné le mot « diable ». Par contre, dialego (διαβάλλω) signifie parler, expliquer, converser, s’entretenir avec quelqu’un, discuter une question, faire valoir un argument, conférer avec quelqu’un pour éviter un combat, discuter, raisonner.
À de nombreuses reprises, le Saint Père a insisté sur l’importance du dialogue qui est le seul moyen d’éviter que des « murs » se dressent entre les hommes.[40] À condition d’aborder l’autre avec « douceur », en pensant qu’il « a quelque chose en plus que moi ».[41] « La culture de la rencontre exige que nous soyons disposés non seulement à donner, mais aussi à recevoir des autres. »[42] Il insistera : « Dialoguer signifie être convaincu que l’autre a quelque chose de bon à dire, faire de la place à son point de vue, à ses propositions. Dialoguer ne signifie pas renoncer à ses propres idées et traditions, mais à la prétention qu’elles soient uniques et absolues ».[43] Il s’agit aussi de ne pas tarder à aller vers l’autre car « le temps fait dresser les barrières, comme il fait croître la mauvaise herbe qui empêche la croissance du grain. Et lorsque des murs se dressent, la réconciliation devient difficile."[44] Par contre, dans le dialogue, « nous avons également besoin d’être patients si nous voulons comprendre celui qui est différent de nous : la personne s’exprime pleinement non pas quand elle est seulement tolérée, mais lorsqu’elle se sait vraiment accueillie ».[45]
Avec les « autres », le dialogue demande donc humilité et patience, « lenteur et calme »[46], respect et disponibilité. Et le pape Benoît XVI avait déjà précédemment souligné cette disponibilité « à s’impliquer avec patience et respect dans leurs questions et leurs doutes, sur le chemin de la recherche de la vérité et du sens de l’existence humaine. »[47] « Il faut savoir, renchérit François, entrer en dialogue avec les hommes et les femmes d’aujourd’hui, pour en comprendre les attentes, les doutes, les espoirs, et leur proposer l’Évangile, c’est-à-dire Jésus-Christ, Dieu fait homme, mort et ressuscité pour nous libérer du péché et de la mort. »[48]
Cette dernière remarque est importante car elle montre qu’il ne s’agit pas, comme dit plus haut, d’abdiquer, d’une manière ou d’une autre, ses propres convictions : il faut « des personnes capables de descendre dans la nuit sans être envahies par l’obscurité ni se perdre ; d’écouter les illusions d’un grand nombre, sans se laisser séduire ; d’accueillir les désillusions, sans se désespérer ni tomber dans l’amertume ; de toucher ce qui a été détruit chez les autres, sans se laisser dissoudre ni décomposer dans sa propre identité. » Pour cette tâche, il est clair qu’est nécessaire « une solidité humaine, culturelle, affective, spirituelle, doctrinale » qui ne peut être que le fruit d’une « formation qualifiée ».[49]
Il ne s’agit pas non plus de réduire le dialogue à deux « monologues parallèles »[50] ou encore de le transformer en simple négociation « en dehors d’une quête commune générant le bien commun »[51].
Car le dialogue est fondamentalement une « quête commune générant le bien commun », en cherchant la vérité, une « vérité intégrale »[52] au-delà des avantages personnels[53]. Le conflit ne peut être dépassé que par le dialogue[54] et sa résolution ne peut se produire qu’à « un plan supérieur »[55]. C’est ici que nous retrouvons l’influence de Fessard qui parlait d’une « lutte amoureuse » qui doit conduire à un « enfantement ».
Ceci dit, une disposition accueillante de cœur et d’esprit étant acquise, il faut encore, face à l’inévitable bipolarité révélée par Guardini, respecter quatre principes. « Pour avancer dans cette construction d’un peuple en paix, juste et fraternel, écrit François, il y a quatre principes reliés à des tensions bipolaires propres à toute réalité sociale. »[56] En effet, l’unité à construire n’annule pas la diversité et donc les tensions. Agnès Desmazières parle d’une « construction agonique » car l’unité est toujours plus ou moins en tension. Si l’on emploie plutôt, à cet endroit, le mot « dialectique », il ne faut pas l’entendre à la manière de Hegel ou de Marx mais, à la manière ignatienne, comme « l’expression d’une interaction mutuelle des réalités »[57], réalités toujours en tension. Et fondamentalement, il y a toujours une tension entre la recherche de la plénitude et la limite à laquelle nous sommes confrontés.
5. Quels sont ces quatre principes qui, selon François, « orientent spécifiquement le développement de la cohabitation sociale et la construction d’un peuple où les différences s’harmonisent dans un projet commun » ?
[58]
a. Le temps est supérieur à l’espace.
C’est-à-dire que, pour reprendre l’expression du P. Fessard, dans « l’engrenage de la charité », dans la tension entre le moment et l’espace où je vis d’une part et la large perspective de ce qu’il faudrait réaliser, il importe d’apprendre à « travailler à long terme » avec « patience » et « ténacité » plutôt que de rêver de « tout résoudre dans le moment présent pour tenter de prendre possession de tous les espaces de pouvoir et d’auto-affirmation ».
Il faut s’atteler à « générer des processus qui construisent un peuple » et non chercher à « obtenir des résultats immédiats qui produisent une rente politique facile, rapide et éphémère, mais qui ne construisent pas la plénitude humaine. »[59]
Cette « modestie » est essentielle car elle est fondatrice et à la mesure de toute personne.
Elle nous rappelle la vertu de prudence telle qu’elle avait été définie par les Anciens et telle qu’elle est présentée en théologie : il ne s’agit pas d’abord, comme dans l’usage commun, de l’attitude d’une personne soucieuse d’éviter les malheurs et les erreurs mais plutôt celle d’une personne qui s’interroge sur ce qu’elle peut faire de bien ici et maintenant.
b. L’unité prévaut sur le conflit.
Nous nous rappelons que la pensée de G. Fessard s’est construite face aux conflits de son temps. Nous ne nous étonnerons pas de retrouver ici la même volonté d’assumer le conflit, « de le résoudre et de le transformer en un maillon d’un nouveau processus »[60]. « De cette manière, il est possible de développer une communion dans les différences […] d’aller au-delà de la surface du conflit » et de regarder « les autres dans leur dignité la plus profonde ». Il s’agit, au sens le plus profond du terme, de « solidarité ». Une solidarité qui est un défi permanent pour « atteindre une unité multiforme ». Il n’est pas question, en effet, « de viser au syncrétisme » ou « à l’absorption de l’un par l’autre », mais de chercher la résolution des conflits « à un plan supérieur qui conserve, en soi, les précieuses potentialités des polarités en opposition »[61].
c. La réalité est plus importante que l’idée.
Sans nier l’importance de l'« idée », des conceptions, des théories, il est fondamental qu’elles soient toujours en relation avec la réalité, avec ce qui est car elles sont légion les manières « d’occulter la réalité ».
Et le pape de dénoncer « les purismes angéliques, les totalitarismes du relativisme, les nominalismes déclaratifs, les projets plus formels que réels, les fondamentalismes antihistoriques, les éthiques sans bonté, les intellectualismes sans sagesse »[62]. Dans tous les cas cités, il s’agit d'« idée déconnectée de la réalité ».
Au contraire, il faut partir de « la réalité éclairée par le raisonnement ».
C’est elle qui « implique », dit François.
L’idée seule n’implique pas.[63] Que signifie ce verbe ? Impliquer, c’est engager, appeler à l’action (dans la version anglaise), convoquer, réunir (dans la version espagnole).
Tout cela à la fois, sans doute.
Dans Fratelli tutti, François, mettant en garde contre les mondes virtuels, écrira que « la vraie sagesse suppose la conformité avec la réalité »[64], ce qui est très exactement la définition que la scolastique donnait de la vérité : « aedequatio rei et intellectus ».
Cette formule lapidaire résume ce qu’écrivait Aristote : « La vérité ou la fausseté des choses dépend, du côté des objets, de leur union ou de leur séparation.
Par conséquent, être dans le vrai, c’est penser que ce qui est séparé, est séparé et que ce qui est uni est uni ; être dans le faux, c’est penser contrairement à la nature des objets.
Quand donc y a-t-il ou n’y a-t-il pas ce qu’on appelle vrai ou faux ? Il faut en effet considérer la signification de ces termes.
Ce n’est pas parce que nous pensons d’une manière vraie que tu es blanc, que tu es blanc, mais c’est parce que tu es blanc, qu’en disant que tu l’es, nous disons la vérité. »[65]
François ajoutera, mettant cette fois en garde contre les idéologies : « le service n’est jamais idéologique, puisqu’il ne sert pas des idées, mais des personnes »[66].
d. Le tout est supérieur à la partie.
Non seulement le tout est supérieur à la partie et il est plus que la simple somme des parties.[67] Donc, s’il faut s’attacher au réel, au particulier, au quotidien, il faut aussi « prêter attention à la dimension globale », éviter le particularisme et, en même temps, l’« universalisme abstrait »[68], l’évasion, le déracinement et, pour cela, « toujours élargir le regard pour reconnaître un bien plus grand qui sera bénéfique à tous ». Autrement dit, « on travaille sur ce qui est petit, avec ce qui est proche, mais dans une perspective plus large »[69]. C’est ce que suggérait Fessard en parlant d’« engrenage de la charité » : du couple à la famille, de la famille aux corps intermédiaires, des corps intermédiaires à l’État, de l’État à la société des nations. Dans cette perspective, il ne faut pas revenir en arrière ni s’arrêter mais chercher sans cesse des conjonctions toujours plus larges.
Ces quatre principes révèlent toute l’importance du dialogue à tous les niveaux. François le montre dans la suite d’Evangelii gaudium en évoquant le dialogue de l’Église avec les États, avec la société et avec les autres croyants. Ailleurs, il a développé l’idée que les chrétiens en politique, doivent être des hommes de dialogue. Toutefois, ce sont tous les chrétiens, où qu’ils soient, quelles que soient leurs responsabilités, leurs fonctions, qui doivent être des hommes et des femmes de dialogue pour, à travers les « conflits », les « tensions bipolaires » évoquées plus haut, atteindre une « confluence » illustrée par le « polyèdre » où « tous les éléments partiels […] conservent leur originalité » mais où « le meilleur de chacun » est recueilli[70].
Il ne faut pas s’étonner que le pape François donne au pouvoir politique la mission de favoriser le dialogue à tous les niveaux de la société pour faire advenir la bien commun : « Favoriser le dialogue -tout dialogue-, c’est une responsabilité fondamentale de la politique, et, malheureusement, on observe trop souvent comme elle se transforme plutôt en lieu d’affrontement entre des forces opposées. La voix du dialogue est remplacée par les hurlements des revendications. »[71]
6. Pour une amitié sociale inclusive
Dans le sous-titre de l’encyclique, « sur la fraternité et l’amitié sociale », les deux expressions sont-elles synonymes ? Lorsque le pape prône « une amitié sociale inclusive et une fraternité ouverte à tous »[72], se laisse-t-il aller à une redondance ? En fait, les deux concepts ne se recoupent que partiellement comme la lecture de toute l’encyclique le révèle finalement. La fraternité, c’est l’amitié sociale et quelque chose de plus puisque, dira François, « nous, croyants, nous pensons que, sans une ouverture au Père de tous, il n’y aura pas de raisons solides et stables à l’appel à la fraternité »[73].
Nous nous intéresserons donc, pour parler aux « gentils », à l’amitié sociale qui est présentée, de toute façon, comme le « fondement naturel de l’idéal surnaturel »[74], naturel et surnaturel formant de toute façon une tension bipolaire à maintenir.
L’expression « amitié sociale » qui est associée à la fraternité, nous renvoie comme plusieurs auteurs l’ont souligné, à la φιλία de la timocratie, qui relie les citoyens comme s’ils étaient des frères. D’une manière générale, ils avaient le souci de l' ὁμόνοια Si Ὁμόνοια est, dans la mythologie, la fille de Zeus, le mot signifie littéralement : « la conformité des sentiments, l’unanimité, l’harmonie, la concorde »[75]. S’il s’agit de l’idéal des cités grecques, les auteurs n’étendent l’idée progressivement qu’aux peuples susceptibles d’être « grecquisés » A la suite d’Aristote, les stoïciens vont non seulement présenter la réciprocité comme un caractère essentiel de l’amitié mais affirmer que l’amitié, telle qu’ils la définissent, introduit à l’idée d’une société universelle réunissant l’humanité entière dans la fraternité.[76] Au IIIe siècle, Diogène Laërce attribue à Zénon de Kition[77], fondateur du stoïcisme, la définition de l’ami : « un autre moi-même ». Sans restriction, Cicéron écrira que « l’amitié n’est rien d’autre qu’une unanimité en toutes choses, divines et humaines, assortie d’affection et de bienveillance : je me demande si elle ne serait pas, la sagesse exceptée, ce que l’homme a reçu de meilleur des dieux immortels »[78].
7. Comment arriver à cette amitié sociale qui constituera un peuple ?
a. Pour François, la première condition est d’ordonner la société aux personnes et à leur bien commun.
Comme l’avait déjà souligné Pie XII, un peuple est constitué de personnes et non d’individus. Les personnes ont toutes la même valeur, valeur qui ne dépend pas des circonstances mais de la nature même de l’être.[79] Toutes les personnes sont égales puisqu’investies de la même dignité. Chacune possède les mêmes droits et devoirs fondamentaux[80], inaliénables[81] qui découlent du seul fait de leur dignité [82]. Droits et devoirs qui précèdent toute société et qu’il ne faut pas confondre avec ces « faux droits » qui sont le fruit d’une revendication toujours plus grande de droits individuels et nourris d’une conception de la personne « détachée de tout contexte social et anthropologique »[83]. Il faut, en effet, avoir une vision d’ensemble des droits : « les droits humains personnels et sociaux, économiques et politiques, y compris les droits des nations et des peuples »[84]. De plus, le droit de chacun doit être « ordonné au bien plus grand »[85] comme on le voit dans la juste conception de la propriété privée qui ne trouve sa légitimité que si elle a une fonction sociale[86].
Enfin, quand on parle d’égalité de dignité, on ne se réfère pas à un égalitarisme abstrait[87] car chaque personne est « unique et irremplaçable ».[88]
Quant au bien commun, « bien plus grand qui sera bénéfique à tous »[89], il rassemble les valeurs universelles et transcendantes[90], nécessaires à « un développement humain intégral ».[91] Il forge « un destin commun »[92] dans « une maison commune »[93]. Il est le fruit d’« un projet commun » au-delà de ce qui divise [94].
b. Une société se constitue par l’amitié, a-t-on dit, mais quel est son moteur ?
« La fraternité, explique François, n’est pas que le résultat des conditions de respect des libertés individuelles, ni même d’une certaine équité observée » ni d’une proclamation abstraite de l’égalité[95] : il faut « une volonté politique de fraternité, traduite en éducation à la fraternité, au dialogue, à la découverte de la réciprocité et de l’enrichissement mutuel comme valeur »[96]. Il faut, en effet, « vouloir constituer un peuple »[97].
L’amitié qu’on peut appeler aussi « amour social »[98] ou « charité »[99] à l’instar de Pie XI qui déjà parlait de « charité politique »[100], ou encore fraternité, est plus décisive que la liberté et l’égalité dans la constitution d’un peuple mais elle doit être voulue car elle ne s’installe pas d’elle-même. Son pire ennemi est l’individualisme qui ne nous rend ni plus libres ni plus égaux[101]. On peut méditer ce que Joseph Tischner[102] écrivait à propos de l’éthique qui animait le syndicat Solidarnosc en Pologne : « la solidarité authentique est la solidarité des consciences » et il ajoutait immédiatement que l’homme, même celui qui s’est montré inhumain, a « l’heureux pouvoir de reconstruire sa conscience, à condition qu’il en ait la volonté »[103]. La solidarité authentique n’est pas une solidarité de classe ou de situation comme se plaisaient à le croire les marxistes mais une solidarité de proximité sensible à la souffrance, à l’injustice, comme le montre le bon Samaritain dans la célèbre parabole.[104]
Quant au champ d’action de l’amitié, il est aussi vaste que le monde mais c’est par le bas qu’il faut commencer, dans des rencontres interpersonnelles[105] et d’abord avec les plus pauvres [106]. Comme Fessard l’enseignait, il faut partir du plus proche, du plus concret, du plus local, jusqu’à atteindre les confins de la patrie et du monde, inlassablement. « Les « autres » sont constitutivement nécessaires pour la construction d’une vie épanouie. »[107]
L’amitié voulue reconnaît « chaque individu comme une personne unique et irremplaçable »[108] et identifie l’autre à soi-même[109]. Elle cherche et accueille le bien de l’autre, elle « veut le bien de l’autre »[110], elle est donc littéralement bienveillante[111] et manifeste le sens de la gratuité c’est-à-dire : « la capacité de faire certaines choses parce qu’elles sont bonnes en elles-mêmes, sans attendre aucun résultat positif, sans attendre immédiatement quelque chose en retour. »[112] En effet, « la société ne peut être régie par les critères du marché et de l’efficacité »[113].
L’amitié voulue établit des « objectifs communs »[114] mais en se souciant des valeurs universelles liées à la nature humaine[115] et pas seulement du bien-être matériel[116], en se souciant des « valeurs fondamentales […] au-dessus de tout consensus […] qui transcendent nos contextes et qui ne sont jamais négociables ».[117] Ce sont les « valeurs fondamentales de la commune humanité, valeurs au nom desquelles on peut et on doit collaborer, construire et dialoguer, pardonner et grandir, en permettant à l’ensemble des diverses voix de former un chant noble et harmonieux au lieu de hurlements fanatiques de haine."[118] Toute cette démarche se déroule donc dans la vérité [119] pour éviter le « sentimentalisme subjectif »[120] et le « relativisme »[121].
L’amitié voulue se construit par le don et le pardon[122] car, tôt ou tard, elle sera amenée à « céder quelque chose pour le bien commun »[123]. Rappelons-nous ce que Fessard expliquait dans la dialectique conjugale : l’enfant, « bien commun » de l’homme et de la femme, est le fruit d’une relation où chacun a donné et sacrifié quelque chose de lui-même.
C’est ainsi qu’un peuple peut se constituer : « Faire partie d’un peuple, c’est faire partie d’une identité commune faite de liens sociaux et culturels. Et cela n’est pas quelque chose d’automatique, tout au contraire : c’est un processus lent, difficile … vers un projet commun. »[124]
Ajoutons encore que, dans la constitution d’un peuple, sur le socle des valeurs transcendantales, il faut veiller à la sécurité dans un État de droit, à la justice qui rend à chacun ce qui lui est dû, et à la participation sociale, politique et économique[125] par l’application du principe de subsidiarité_ [126].
« Le polyèdre représente une société où les différences existent en se complétant, en s’enrichissant et en s’éclairant réciproquement… »[127]
c. Une société ouverte à l’universel
L'« autre » avec qui dialoguer, c’est aussi l’autre peuple car « aucun peuple, tout comme aucune culture ou personne, ne peut tout obtenir de lui-même »[128]. « Aucun État isolé n’est en mesure d’assurer le bien commun de sa population. »[129] Un peuple est, comme dit François, une « catégorie ouverte ».
L’« amitié sociale au sein d’une communauté est la condition de la possibilité d’une ouverture universelle vraie »[130].
S’il est une « ouverture universelle vraie », il y a donc une fausse ouverture, un « faux universalisme ». C’est notamment celui qui néglige ou méprise son propre peuple en établissant une hiérarchie de droits parmi les citoyens.[131] Il y a aussi « un universalisme autoritaire et abstrait », une globalisation qui vise « une uniformité unidimensionnelle ».[132] Est dénoncée ici toute tentative de nous rendre tous pareils, de gommer les originalités, les traditions, les particularités, de créer une masse qui proclame la même idéologie, se nourrit, s’amuse, s’habille, prie, de la même manière ou manifeste la même absence de pensée ou de foi. Comment ne pas reconnaître le rêve nazi ou communiste, le capitalisme forcené qui réduit tous les hommes au rang de producteurs et consommateurs des mêmes biens, les tendances au syncrétisme, l’antispécisme, etc.
Le vrai universalisme respecte la tension entre universalisme et particularisme. Il refuse de sacrifier aussi bien le particulier à l’universel que l’universel au particulier. Comme dans la dialectique homme-femme où chacun garde sa spécificité tout en veillant à ne pas exacerber son originalité au point de mettre en péril le bien commun du couple.
Le bien commun apparaît dans la zone blanche.