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Surtout connu comme théologien, spécialiste de la liturgie, Romano Guardini a été, en Allemagne, un des professeurs du futur Benoît XVI et a exercé une influence certaine sur la pensée de François qui le cite à plusieurs reprises dans l’exhortation apostolique Evangelii gaudium et dans l’encyclique Laudato si'.
En tant que philosophe, Guardini a publié un essai particulièrement intéressant : La polarité, Essai d’une philosophie du vivant concret[2].
Pour lui, la vie est « révolutionnaire » et donc « dangereuse »[3]. Pourquoi ? Parce que la vie ne se répète jamais et qu’elle nous réserve des surprises. De plus, ajoute-t-il, elle est « paradoxale » à cause précisément de la « polarité » qui informe tout : « Sans doute la polarité est-elle au fondement de tout ce qui vit, peut-être même au fondement de tout concret. »
Mais qu’appelle-t-il « polarité » ? « J’appelle « polarité » ce rapport particulier, dans lequel à chaque fois deux déterminations s’excluent réciproquement, tout en restant liées et même […] se présupposent justement l’une l’autre. »[4] Tout le réel est constitué de deux déterminations à la fois opposées et liées. Cette polarité crée une tension non contradictoire qui ne se résout pas en synthèse comme dans la dialectique hégélienne. Ainsi, la vie est en même temps mouvement et repos et bien d’autres polarités peuvent être citées : le corps et la vie psychique, le naturel et le surnaturel, le temporel et le spirituel, l’universalité et l’enracinement, l’éthique et le politique ou encore l’identité catholique et le dialogue interreligieux.
Ces tensions sont précieuses et en les conservant, nous nous opposons à la modernité qui est accablée de trois infirmités ou mutilations. La modernité, elle, divise et établit des unilatéralités comme celle que Camus dénonçait en évoquant la méditation de la taupe. La modernité cherche une synthèse à travers la dialectique et elle est, par le fait même, incapable de penser la relation.[5]
Face à cette modernité, Guardini dit, au contraire, oui à la vie et à ses polarités. Il refuse de choisir, de sacrifier : « il nous faut reconnaître l’une et l’autre : la tendance à l’intégration et la tendance à la différenciation, la visée du tout et la visée du singulier, la visée de l’universel et celle du particulier. […] La vie n’est pas la synthèse des deux tendances, et moins encore leur mélange, car ces deux moments ne se laissent pas « combiner » et encore moins « mélanger ». La vie est, au contraire, cette chose une, unifiée et singulière qui consiste dans les deux, qui accompagne les deux et qui existe en tant qu’elle est deux.»[6]
Le philosophe italien Ugo Perone explique la position de Guardini en évoquant la lutte de Jacob avec l’ange[7]. Jacob représente l’homme et l’ange Dieu. Entre les deux, il y a une relation, une tension, une opposition polaire qui ne se résout pas en victoire pour l’un des deux.[8]
Rembrandt, Jacob et l’ange, 1659
De cette vision du réel, Guardini tire une conséquence importante sur le plan politique : « Pour la pensée individualiste, tout se passe comme si le rapport de l’individu à l’ensemble, s’édifiait à partir de cet individu et que la société tout entière dérivait des individus. Dans cette hypothèse, la société ne signifie rien d’autre que la totalité des individus qui sont les seuls qui comptent et qui ne se regroupent qu’en vue de fins déterminées. Mais c’est là une opinion erronée, car la socialité, qu’il s’agisse de la famille ou de l’État, est quelque chose d’originel, doté d’une consistance propre. Mais l’opinion inverse est tout aussi erronée, quand elle prétend dissoudre l’individu dans la communauté, en y voyant une simple résultante, ou une fonction, ou un rouage de celle-ci, ou une quelconque autre désignation dont se sert la conception collectiviste de base. En effet, l’individu est une réalité originelle, dotée d’une consistance propre. La théorie de la polarité nous pousse à professer le solidarisme le plus résolu. Ce solidarisme veut dire que, dans la mesure où l’individu et le groupe entretiennent un rapport de polarité, ils ne sauraient être déduits l’un de l’autre. Chacun a son essence qui se tient originellement en elle-même ; mais aucun ne peut exister sans l’autre, il est, au contraire, d’emblée donné avec l’autre. » [9] Ni individualisme, ni collectivisme mais « solidarisme » ne fût-ce que parce que l’homme est à la fois un être personnel et social.