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C. Un monde en crise ou en dissolution ?

La philosophe Renée Toussaint, disait que pour les Anciens, « si la loi humaine n’est pas dans l’ordre naturel, elle introduit le désordre »[1].

En 2006, Jacques Généreux⁠[2] publiait un essai intitulé La dissociété[3]. Cet économiste a travaillé à l’élaboration du programme du parti « La France insoumise » de Jean-Luc Mélenchon, considéré comme à gauche de la gauche. Dans son livre, Généreux dénonce une erreur anthropologique à la base de cette dissociété qui, comme il le dit, étouffe « l’être pour autrui » et exalte « l’être pour soi ». Manière d’exprimer, d’une part l’attention à l’autre et, d’autre part, l’individualisme. Il oppose à cette dissociété, l’hypersociété qui, elle, étouffe « l’être pour soi » et exalte « l’être pour autrui ». Quant au totalitarisme, il le définit comme un système qui étouffe « l’être pour soi » et « l’être pour autrui ». Comment échapper à l’alternative dissociété/hypersociété ? On ne sort de cette alternative « qu’en reconnaissant l’indissociabilité de nos aspirations ontogéniques à « être soi, pour soi » et à « être avec et pour autrui », qu’en acceptant la permanence de la tension entre ces aspirations. » « Ontogénique » nous renvoie à la genèse de l’être vivant, à son développement depuis la conception jusqu’à l’âge adulte. Ce terme nous renvoie à la nature même de l’homme.

Généreux n’est pas le premier à employer ce mot de dissociété dont le préfixe, directement, emprunté au latin, indique la séparation ou le défaut.

Marcel De Corte⁠[4] qui fut professeur de philosophie à l’université de Liège avait publié, avant sa mort, dans une revue confidentielle, un essai intitulé De la dissociété, republié en 2002⁠[5]. Lui aussi constate, à la base, une erreur anthropologique qu’il qualifie autrement que Généreux mais sans qu’il y ait incompatibilité entre les deux analyses. Celle de marcel De Corte cherchant, si l’on veut, la racine de l’exaltation de l’être pour soi. Loin de la conception de l’homme que les Anciens avaient, on assiste aujourd’hui, selon le professeur, à un « retournement de la hiérarchie des trois activités fondamentales de l’intelligence humaine : à l’intelligence spéculative et à l’intelligence pratique (au sens aristotélicien de l’adjectif) qui s’estompent de plus en plus, se substitue l’intelligence poétique, artisanale, ouvrière, transformatrice de l’homme et du monde. Au lieu du Contempler, de l’Agir, qui rétrogradent à l’arrière-plan, une place démesurée, exclusive, est accordée au Faire, à l’idée de plasticité des choses que l’homme transforme et domine à son gré. » C’est la réalisation du projet cartésien⁠[6]. L’auteur du Discours de la méthode était persuadé « qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien ret le fondement de tous les autres biens de cette vie ; car même l’esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher. »[7] C’est bien le « faire » qui l’emporte ici dans une perspective très matérialiste. Le progrès matériel, technologique, médical est la source du bien moral, de la sagesse et de l’intelligence.

Que devient l’« autre » dans cette perspective ? Oublié, selon Généreux, l’« autre » attire et inquiète à la fois, nous dit le sociologue agnostique Léo Moulin⁠[8]. En effet, l’homme, par nature est un être social : « Comme animal social, et parce que social, l’Homme a connu une évolution extraordinaire […], il a pris conscience qu’il était un individu […] et pas seulement une cellule sociale. » Et même « en s’individualisant, parfois jusqu’aux limites de l’individualisme – anarchisme, délinquance, déviances sexuelles, artistiques, idéologiques – l’Homme […] a besoin de la chaleur du troupeau, celui-ci fût-il réduit aux quelques membres du groupe, gang, bande ou famille. » Toutefois, « la différence inquiète, et la diversité qui en résulte. « L’Autre », « les Autres », irritent, indisposent, suscitent la méfiance. »⁠[9]

Comment l’individualisme, lourd de conséquences, s’est-il installé ? Pour le sociologue, il y a une convergence de causes : l’urbanisation, la densité démographique, le sport, la bureaucratisation, les medias, l’élévation du niveau de vie, l’économie de marché, l’industrialisation, la crise des valeurs. Généreux accuse le néolibéralisme d’avoir exalté « l’être pour soi ». Mais plus radicalement, comment expliquer le triomphe de ce néolibéralisme ? Ne serait-ce pas un christianisme sécularisé, comme dit De Corte, qui a substitué l’anthropocentrisme au théocentrisme ? Il est intéressant de noter, même si nous sortons un peu du cadre de cette réflexion, que c’est la thèse défendue par le pape François dans l’encyclique Laudato si'.⁠[10] Il y dénonce ce qu’il appelle l’« anthropocentrisme déviant »[11] ou la « démesure anthropocentrique »[12], et une « défiguration de l’Évangile »[13]. Dans ce contexte culturel, se développent un « individualisme romantique », un « enfermement asphyxiant dans l’immanence »[14] et un « relativisme pratique »[15]. Le résultat est la « globalisation du paradigme technocratique […​] homogène et unidimensionnel »[16], « son emprise sur l’économie et la politique »[17], dans une « vision consumériste » où l’on ne cherche que des « solutions purement techniques »[18].


1. Cours de droit naturel, Séminaire de Namur, 22 septembre 2020.
2. Né en 1956.
3. Point-Seuil.
4. 1905-1994
5. Editions Rémi Perrin.
6. René Descartes, 1596-1650.
7. Discours de la méthode, sixième partie.
8. Moi…​ et les autres, Petit traité de l’agressivité au quotidien, Labor, 1996.
9. Id., pp. 11 et 14.
10. 2015.
11. Laudato si', n°69 et 119.
12. Id., n°116.
13. Id., n° 98.
14. Id., n° 119.
15. Id., n° 122.
16. Id., n° 106.
17. Id., n° 109.
18. Id., n° 144.