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I. Le diagnostic

Ne soyons donc pas des « taupes », ne restons pas enfermés dans nos « poêles » mais écoutons nos contemporains quelle que soit leur religion ou leur philosophie.

Nous citerons donc de nombreux auteurs pour procéder à des recoupements et ouvrir des pistes de réflexion.

La question est de savoir à quelle(s) condition(s), moi et toi pouvons dire que nous formons un nous ? Grammaticalement, la formule moi + toi = nous est correcte mais elle peut paraître aussi fort impolie. Le savoir-vivre nous invite plutôt à dire toi et moi.

Si, malgré tout j’ai persisté à écrire moi et toi, c’est en fonction du fait qu’aujourd’hui le moi est, la plupart du temps, la valeur de référence et que le toi est souvent problématique et même très problématique.

En effet, qu’en est-il des relations humaines dans notre monde ?

⁢A. Un monde en crise ?

Immédiatement, le mot « crise » nous renvoie à la vie économique et politique. Mais regardons-y de plus près.

Le philosophe Michel Serres⁠[1], après la crise financière des années 2007-2009, publie un petit livre intitulé « Le temps des crises »[2]. La crise de 2007-2009, appelée aussi crise des subprimes a été précédée de nombreuses autres crises⁠[3]. Pour l’auteur, cette crise et les précédentes sont comme des traces laissées par les tremblements de terre qui, à la fois, « révèlent et cachent une faille géante au niveau des plaques basses ». Faille géante qui est la cause profonde des mouvements perceptibles, des catastrophes. Autrement dit, les cruises économiques ne sont que le signe d’un problème plus profond, d’un bouleversement de notre condition humaine, bouleversement qui nous invite à chercher du nouveau, à cesser, en tout cas, la guerre que nous faisons au monde.

Sans le savoir, peut-être, Serres confirmait l’analyse d’un philosophe et économiste allemand écrite en 1939. Wilhelm Röpke, dès 1930, s’est opposé au nazisme et s’est exilé en 1933. Il a été déchu de sa nationalité en 1943 pour insulte à l’Allemagne. Son livre, la crise de notre temps, a été publié en 1945⁠[4]. Son idée fondamentale est que « tous les désordres économiques de notre temps ne sont que les symptômes superficiels d’une crise totale de la société »[5].

À l’université d’Istamboul où il a enseigné durant son exil, il a pu rencontrer un compatriote antinazi exilé, lui aussi philosophe et économiste : Alexander Rüstow. Celui-ci précise la pensée de Röpke qui écrivait que « l’économie de marché est une condition nécessaire mais non suffisante d’une société libre, juste et ordonnée ». Pour Rüstow, « il y a infiniment de choses qui sont plus importantes que l’économie : la famille, la commune, l’État, le spirituel, bref l’humain. L’économie n’en est que le fondement matériel. Son objectif est de servir ces valeurs supérieures »[6]. Valeurs plus importantes que les intérêts matériels, toutes les valeurs humaines étant elles-mêmes hiérarchisées.

Les crises seraient-elles finalement des crises politiques, simplement politiques ? D’après les auteurs cités jusqu’à présent, la cause est plus profonde mais doit avoir nécessairement, si on les suit, des manifestations politiques.

Le système démocratique que de nombreux pays appliquent est-il malade ?

Céline Spector, philosophe spécialiste du siècle des Lumières caractérise ainsi la démocratie : « Un pouvoir par le peuple et pour le peuple, respectueux des droits fondamentaux du citoyen grâce à l’indépendance du pouvoir judiciaire, sourcilleux à l’égard des abus de pouvoir notamment grâce à l’existence d’un organe suprême de contrôle (conseil constitutionnel ou Cour suprême), ouvert au débat politique du fait de l’opposition des partis, et bénéficiant de la légitimité progressivement étendue du suffrage universel. »[7]

Or, si l’on considère la démocratie qui est aujourd’hui présentée et pressentie comme le régime politique idéal ou le moins mauvais, comme indépassable et souhaitable, on constate que ce régime rencontre bien des problèmes de stabilité, de cohérence et d’efficacité. On dirait même parfois que les peuples ne paraissent plus gouvernables ou plutôt, si l’on accepte la définition classique de la démocratie comme un gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple, le peuple semble ne plus être capable de se gouverner-lui-même.

En pleine pandémie, en Belgique confinée par les autorités publiques, un journaliste notait la réaction très anarchique du « peuple » : « Il y a en Belgique, 11 millions de Premiers ministres, 11 millions de ministres de la Santé, 11 millions d’épidémiologistes, 11 millions d’experts en confinement et en déconfinement, 11 millions de spécialistes en communication. Tous les Belges ont un avis sur ce qu’il faut faire en période de pandémie et, surtout, sur ce qu’il ne fallait pas faire. »[8] Chacun donc ayant la prétention d’avoir la bonne analyse et le bon remède. Déjà en 2015, le grand intellectuel Umberto Eco⁠[9] constatait crûment : « Jadis, les cafés étaient remplis de personnes qui avaient trop bu mais ne causant de torts qu’à elles-mêmes. On les faisait taire aisément. Mais voici qu’Internet donne la parole à des légions d’idiots qui s’arrogent le même droit de parole que les experts ou un Prix Nobel. Nous assistons à l’invasion des imbéciles. »[10]

Il en est ainsi pour tous les sujets : tout le monde a un avis sur tout. Un avis par ailleurs sollicité et donc encouragé par les médias, un avis qui s’affiche et prolifère sur les réseaux sociaux. Ce comportement, parent du pédantisme et de la cuistrerie, a même reçu un nom savant : l’ultracrépidarianisme dérivé de l’expression latine « sutor, ne supra crepidam »[11] (littéralement : "cordonnier, pas plus haut que la chaussure"⁠[12]). C’est précisément dans le cadre de l’épidémie de Covid-19 que le mot s’est répandu.⁠[13]

Cet éparpillement d’avis souvent péremptoires, explique aussi la prolifération des partis politiques. L’avis de Monsieur Tout-le-monde sera très conformiste sur les affaires exogènes où il s’en remet sans esprit critique à ce que les médias c’est-à-dire les agences de presse diffusent comme images de la réalité mais le citoyen devient extrêmement individualiste lorsqu’il est directement concerné. Il a tendance à réagir en fonction de son intérêt privé.

Ainsi, toute autorité, toute décision, quelle qu’elle soit, aussi légitime, aussi nécessaire qu’elle soit, se trouve confrontée à la contestation. On comprend bien sûr que l’on conteste des dirigeants corrompus, incompétents mais des décisions prises démocratiquement, en connaissance de cause, se voient contestées au nom de la démocratie dans la simple mesure où elles me dérangent. Et l’autorité s’en trouve suspecte : incompétente, partisane, véreuse, vénale: tous pourris!

Comment dans ces conditions exercer le pouvoir ? Harald Mollers, ministre régional germanophone qui était en charge de l’Enseignement, de la Formation et de la Recherche scientifique annonçait le 15 septembre 2020 qu’il démissionnait de ses fonctions et il s’en est expliqué longuement : « Que certaines personnes ne soient pas d’accord avec les décisions que l’on a pu prendre, notamment dans la gestion de la crise sanitaire, c’est normal et plutôt sain, dans le cadre d’un débat démocratique. Que des responsables politiques soient insultés et menacés personnellement, c’est inadmissible » […​] « Malheureusement et on le constate sur les réseaux sociaux, il n’est plus possible d’avoir un échange d’arguments avec certaines personnes. Le discours est devenu de plus en plus rude. C’est une tendance générale dans la société, mais les insultes et les menaces personnelles sont de plus en plus fréquentes. Puisque cela a des conséquences sur ma santé, mes proches et mes collaborateurs, j’ai décidé de me retirer de la vie politique. […​] Les gens s’informent de plus en plus via les médias sociaux. Il devient dès lors difficile de faire la différence entre les informations et les fake news. Rien que le fait de faire de la politique est suspect. » Son témoignage est intéressant et témoigne d’une dérive grave. Le sentiment l’emporte sur la raison et l’autorité est systématiquement accusée de parti-pris quand elle me contrarie. Elle est d’ailleurs d’avance suspecte de malhonnêteté. Comment encore gouverner un peuple dans ces conditions ?

Durant la pandémie, les manifestations se sont multipliées en de nombreux pays d’Europe contre le port du masque, contre le confinement, contre le couvre-feu. Bien avant, dès 2018, la France, en particulier, avait été agitée par le mouvement des "gilets jaunes". Un peu partout, on constate des actes de désobéissance, de vandalisme, parfois de vraies insurrections qui, à côté du terrorisme, sont autant d’expressions du moi livré à ses pulsions ou à ses fantasmes.

À ces accès de colère, d’exaspération, d’impatience ou d’agressivité s’ajoutent les critiques plus fondamentales de nombreux intellectuels.

Ainsi, le philosophe grec, économiste et psychiatre Cornelius Castoriadis⁠[14] écrivait que « Sur le plan du fonctionnement réel, le « pouvoir du peuple » sert de paravent au pouvoir de l’argent, de la technoscience, de la bureaucratie des partis et de l’État, des médias »[15]. L’accusation est rude car la démocratie, dans ce cas, en tant que pouvoir du peuple, ne serait qu’un paravent. De plus, ce régime ne serait pas non plus au service du peuple si l’on en croit le philosophe et juriste Georges Vedel⁠[16] pour qui « la classe politique s’est enfermée dans une sorte de système clos, où les phénomènes de jeu, c’est-à-dire essentiellement la stratégie de la conquête ou de la conservation du pouvoir, ont plus d’importance que la réalisation de certains objectifs souhaités par l’opinion publique »[17].

Plus radicale encore, l’analyse de Serge-Christophe Kolm⁠[18] qui démonte les mécanismes électoraux qui ne sont, pour lui que des stratagèmes de « séduction-viol » du peuple : « Le peuple ne vote pas pour se diriger mais pour se choisir des dirigeants, pour se donner des maîtres. Et, en réalité, même pas pour les choisir mais pour les légitimer. Car où est le choix quand on demande de choisir entre deux membres de la classe dominante, choisis essentiellement par elle, qui feront à peu près la même chose et ne proposent même pas de faire des choses différentes ? »[19]

Une génération plus tôt, Simone Weil⁠[20] avait prêché pour la suppression des partis politiques. Son idée de départ est que le bien que pourrait apporter un parti ne peut être d’abord que la vérité et la justice et ensuite l’utilité publique. La démocratie et le pouvoir du plus grand nombre ne sont pas des biens, ce ne sont que des moyens en vue du bien. Dans la poursuite de ce bien, c’est la raison qui doit s’exprimer et non la passion car seule la raison peut unir les hommes. Or un parti est, pour elle, une machine à fabriquer de la passion collective et il est construit de manière à exercer une pression collective sur la pensée. Dans le fond, son but n’est que sa propre croissance.⁠[21]

Ce ne sont pas seulement les observateurs qui se montrent sévères, les acteurs aussi sont capables de discernement. Ainsi, Vaclav Havel, l’ancien président de la Tchécoslovaquie puis de la Tchéquie n’a pas hésité à dénoncer « le pragmatisme des politiciens qui veulent l’emporter aux élections futures et qui reconnaissent donc pour autorité suprême la volonté et l’humeur d’une société de consommation capricieuse »[22]. L’autorité serait donc à la traîne de l’opinion changeante et matérialiste.

Chez nous, la Fondation Marcel Hicter⁠[23] insistait déjà en 1993 sur la responsabilité du citoyen : « En démocratie, le principal responsable reste le citoyen, sans lequel rien n’est possible, car il est le dépositaire de la seule souveraineté légitime. Le citoyen –avec ses partis politiques, syndicats, associations- s’est laissé endormir par la croissance économique […]. Le citoyen s’est laissé anesthésier par des systèmes d’information qui lui donnent l’impression d’être « au courant », mais lui refusent toute possibilité de comprendre les bouleversements du monde moderne. Il n’a pas fait l’effort nécessaire pour comprendre la marche du monde. Comment pourrait-il s’étonner de se sentir largué, marginalisé ? Il est grand temps de réinventer la citoyenneté […]. Pas de citoyenneté sans effort de formation. »[24] Cette dernière remarque est importante. En démocratie, le citoyen doit être conscient de sa responsabilité pour agir en connaissance de cause sinon, il n’est qu’une marionnette manipulable.

La charge la plus complète, nous la trouvons sous la plume de Chantal Delsol⁠[25] qui n’hésite pas à mettre en question et les gouvernants et les médias : « La démocratie subit la corruption des gouvernants ; les alliances vénéneuses entre les pouvoirs en principe séparés ; la censure par la presse et les mensonges de la presse, là où nous espérons instaurer la liberté et la vérité grâce à la parole plurielle ; la multiplicité des partis corporatistes gommant le véritable débat des opinions ; la faiblesses devant les conflits extérieurs, les débâcles humanitaires ; le développement du relativisme, dans une organisation qui a besoin impérieusement de certitudes. » Au fond, c’est l’immoralité liée au relativisme qui pourrit le système. La solution serait, au contraire, de s’appuyer sur des certitudes. Or, précisément, certains estiment que c’est l’absence de certitudes qui fonde la démocratie livrée à la seule volonté changeante des citoyens. C’est ce qu’écrit Claude Lefort⁠[26]: « La démocratie s’institue et se maintient dans la dissolution des repères de certitude. Elle inaugure une histoire dans laquelle les hommes font l’épreuve d’une indétermination dernière, quant au fondement du Pouvoir, de la Loi et du Savoir. »[27]

On peut se demander si la démocratie, telle qu’elle est et pour toutes les raisons dites et quelques autres, peut survivre sans se renier elle-même. Marcel Gauchet, dans un ouvrage considéré aujourd’hui comme classique, se demande si le pire ennemi de la démocratie n’est pas la démocratie finalement. La consécration du bonheur individuel a favorisé l’irruption d’une « culture du narcissisme »[28]. Cet individualisme ruine la démocratie.


1. 1930-2019.
2. Le Pommier, 2009.
3. On dénombre 35 crises monétaires et financières de 1971 à 2020. Et auparavant, depuis 1637 exactement, on peut encore citer une vingtaine crises dont le fameux krach de 1929. La date de 1637 a marqué l’histoire. Elle est due à la "tulipomanie", un engouement qui a pris naissance dans les Provinces unies pour les tulipes. L’engouement fut tel que le prix du bulbe augmenta de manière démesurée jusqu’à créer une bulle spéculative. En effet, 1 bulbe se négociait à un prix dix ou quinze fois supérieur au salaire annuel d’un artisan spécialisé, équivalent à deux maisons.
4. Editions de la Baconnière, Neufchâtel.
5. Une fois pour toutes, c’est moi qui souligne.
6. Cité in F. Bilger, L’école de fribourg, l’ordolibéralisme et l’économie sociale de marché, http://www.fbilger.com
7. Le pouvoir, GF Flammarion, 1997, p. 32. On prête à Abraham Lincoln (1809-1865) cette définition de la démocratie : « pouvoir du peuple par le peuple pour le peuple ».
8. La Libre Belgique, 6 mai 2020.
9. 1932-2016. Il fut directeur de l’École supérieure des sciences humaines à l’université de Bologne, spécialiste en sémiotique, esthétique médiévale, communication de masse, linguistique et philosophie, auteur également de romans.
10. Cité in ZEEGERS Xavier, Le déclin démocratique, La Libre Belgique, 30 décembre 2020.
11. On la trouve dans le livre 35 de l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien où un cordonnier se mêle de critiquer le travail du peintre Apelle (IVe siècle avant J. C.)
12. C’est, semble-t-il, l’écrivain anglais William Hazlitt (1778-1830) qui forgea le mot en 1819 (Dictionnaire Orthodidacte, cf. https://dictionnaire.orthodidacte.com/article/definition-ultracrepidarianisme ).
13. Cf. VILLAIN Nicolas, « Ultracrépidarianisme, biais cognitifs et Covid-19 », Revue de neuropsychologie, 2020/2, pp. 216-217; KLEIN Étienne, Le goût du vrai, Collection Tracts, Gallimard, 2020; KLEIN Étienne, « L’ultracrépidarianisme, l’art de parler de ce qu’on ne connaît pas », Brut, 7 septembre 2020.
14. 1922-1997.
15. La montée de l’insignifiance, Seuil, 1996, p. 203.
16. 1910-2002.
17. Faut-il désespérer de la démocratie ? in Géopolitique, n° 36, 1991-1992.
18. Né en 1932, il fut notamment professeur à Harvard et à Stanford.
19. Les élections sont-elles la démocratie ?, Cerf, 1977, pp. 134-135.
20. 1909-1943.
21. Note sur la suppression générale des partis politiques, Climats-Gallimard, 2006.
22. Il est permis d’espérer, Calmann-Lévy, 1997.
23. Marcel Hicter (1918-1979) fut un homme politique socialiste.
24. Citoyens et pouvoir en Europe, Labor, 1993.
25. Née en 1947, auteur de nombreux livres de philosophie politique. Membre de l’Académie des sciences morales politiques depuis 2007.
26. 1924-2010.
27. Essais sur le politique, Seuil, 1986, p. 29.
28. L’expression est de Christopher Lasch (1932-1994), historien et sociologue américain. Cf. BEAUCHARD Renaud, Christopher Lasch, Un populisme heureux, Michalon,2018, p. 21.

⁢B. À l’écoute des sages d’antan

Pour nous éclairer sur les problèmes d’aujourd’hui, il n’est pas inutile de relire ce que les penseurs du passé ont tiré comme leçons de l’exercice du pouvoir à différentes époques.

Dans la République, Platon⁠[1] nous dit : « Quand un état démocratique, altéré de liberté, trouve à sa tête de mauvais échansons, il ne connaît plus de mesure et s’enivre de liberté pure. […] À la moindre apparence de contrainte, (les citoyens) se fâchent et se révoltent, et ils en viennent […] à se moquer des lois écrites et non écrites, afin de n’avoir absolument aucun maître. »[2] La démocratie est donc en péril, contestée lorsque, d’une part, les gouvernants ne remplissent pas leur mission et que, d’autre part, les gouvernés se mettent à rêver de liberté totale et contestent systématiquement toute forme d’autorité, non seulement la loi positive mais aussi la loi naturelle ou loi « non écrite », loi découlant de la nature des choses et découverte par la raison. Thomas d’Aquin⁠[3] nourri de culture grecque souligne la responsabilité des dirigeants : « … qu’un membre quelconque d’un gouvernement collectif se détourne de la recherche du bien commun, le danger de dissension menace la multitude des sujets, parce que, quand la dissension règne entre les chefs, c’est une conséquence logique qu’elle s’établisse dans la multitude. »⁠[4] Pour lui, « le poisson pourrit par la tête ». Notons qu’il précise ici la faute de l’« échanson » : c’est le fait de ne plus chercher le bien commun. Notion importante comme nous le verrons par la suite et qu’il conviendra de définir.

Faisons un bond dans le temps et arrêtons-nous à Montesquieu⁠[5] qui, lui aussi, nourri de culture antique et attentif aux problèmes que la France rencontre à son époque s’interroge sur le meilleur gouvernement possible. Parlant de la démocratie, il va souligner l’importance majeure de la vertu : « Il ne faut pas beaucoup de probité pour qu’un gouvernement monarchique ou un gouvernement despotique se maintienne ou se soutienne. La force des lois dans l’un, le bras du prince toujours levé dans l’autre, règlent ou contiennent tout. Mais dans un gouvernement populaire, il faut un ressort de plus, qui est la vertu. »[6] Mais qu’entend-il exactement par « vertu » ? Il explique : « La vertu politique est un renoncement à soi-même, qui est toujours une chose très pénible. On peut définir cette vertu, l’amour des lois et de la patrie. Cet amour demandant une préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre, donne toutes les vertus particulières ; elles ne sont que cette préférence. »⁠[7] La qualité des hommes est donc primordiale. La vertu est un certain oubli de soi et il est clair que cette vertu politique nécessaire ne peut prendre appui que sur la vertu personnelle. La description de Montesquieu se fait plus précise lorsqu’il décrit comment une démocratie entre en décadence : « Le principe de la démocratie se corrompt, non seulement lorsqu’on perd l’esprit d’égalité, mais encore quand on prend l’esprit d’égalité extrême, et que chacun veut être égal à ceux qu’il choisit pour lui commander. Pour lors le peuple, ne pouvant souffrir le pouvoir même qu’il confie, veut tout faire par lui-même, délibérer pour le sénat, exécuter pour les magistrats et dépouiller tous les juges. » ⁠[8] Bien sûr, la volonté de puissance est contraire à l’idéal démocratique et le manque d’humilité pousse à refuser toute autorité comme l’avait déjà montré Xénophon⁠[9] dans Le banquet.⁠[10] Le refus de l’autorité gagne toute la société : la famille, l’école et l’État où se dissipe la distinction des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, garants de l’État de droit. Celui qui exerce l’autorité finit par abandonner ses responsabilités et se laisse corrompre. Non seulement l’ambition d’une part et la lâcheté de l’autre sont délétères mais aussi la paresse et le goût du luxe. Autrement dit, le souci de l’autre et la frugalité sont indispensables à la santé d’une démocratie : « Chacun devant y avoir le même bonheur et les mêmes avantages y doit goûter les mêmes plaisirs, et former les mêmes espérances ; chose qu’on ne peut atteindre que de la frugalité générale. […​] Les richesses donnent une puissance dont un citoyen ne peut pas user pour lui ; car il ne serait pas égal. Elles procurent des délices dont il ne doit pas jouir non plus parce qu’elles choqueraient l’égalité tout de même. »[11]

Le lecteur sera peut-être étonné d’entendre Rousseau⁠[12] déclarer que « s’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes. »⁠[13] Comment expliquer, en effet, ce jugement de la part de celui qui est considéré comme le père de la démocratie moderne ? Partant de l’idée que les hommes originellement sont parfaitement libres et égaux, il se pose la question de savoir comment, dans ces conditions, faire une société. Sa volonté est de « trouver une forme d’association par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant ? » Sa solution est le contrat social qui est un « pacte conclu par la volonté délibérée d’individus souverainement libres que l’état de nature tenait auparavant dans l’isolement et qui conviennent de passer à l’état de société »[14]. La société est donc le produit unique de la volonté humaine. L’homme n’est pas, comme l’avait dit Aristote, un animal social et politique. Il n’y a donc pas de droits naturels puisqu’il est établi désormais qu’un droit ne pourrait provenir que de la convention des volontés libres. C’est ce qu’exprime Rousseau en écrivant que « la loi est antérieure à la justice et non pas la justice à la loi »[15]. Tout le droit sera donc un droit positif. C’est pourquoi il n’hésite pas à déclarer : « En tout état de cause, un peuple est toujours le maître de changer ses lois même les meilleures ; car s’il lui plaît de se faire mal à lui-même, qui est-ce qui a le pouvoir de l’en empêcher ? »[16]

Comment l’ensemble de ces individus libres et égaux se maintiendra-t-il de manière cohérente ? Comment l’autorité s’exercera-t-elle ? Par la volonté générale. Ce concept est fondamental dans la pensée de Rousseau. Cette volonté générale n’est pas simplement la somme des volontés individuelles mais une sorte de « dieu social immanent » pour reprendre la définition employée par Jacques Maritain⁠[17].La majorité des suffrages n’est que le signe de ce « dieu ». On vote pour que soit obtenue, par le calcul des voix, une manifestation de la volonté générale que chacun cherche avant tout à révéler puisque c’est par elle, qu’il est à la fois citoyen et homme libre. La volonté générale est infaillible : elle « est toujours droite et tend toujours à l’utilité publique »[18]. « La volonté générale est pour tous les membres de l’État par rapport à eux et à lui, la règle du juste et de l’injuste ; vérité qui, pour le dire en passant, montre avec combien peu de sens tant d’écrivains ont traité de vol la subtilité des enfants de Lacédémone pour gagner leur frugal repas ; comme si tout ce qu’ordonne la loi pouvait ne pas être légitime. »[19] La soumission à la volonté générale est la garantie de la liberté du citoyen : « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale et nous recevons encore chaque membre comme partie indivisible du tout. » Dès lors, logiquement, Rousseau établit que « quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie pas autre chose, sinon qu’on le forcera d’être libre »[20]. Si, en effet, mon avis ne correspond pas à la volonté générale, c’est que je me suis trompé : « Quand donc l’avis contraire au mien l’emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m’étais trompé, et que ce que j’estimais être la volonté générale ne l’était pas. Si mon avis particulier l’eût emporté, j’aurais fait autre chose que ce que j’aurais voulu ; c’est alors que je n’aurais pas été libre. »[21]
   Pour Jacques Maritain, cette attitude est une transposition au plan politique d’une attitude de foi, l’attitude d’un croyant « politique » qui déclare à la volonté générale, dieu social immanent : « que ta volonté soit faite »[22].
   Tel est le rêve sans doute de ceux qui cherchent l’ordre et la paix par la discipline sociale dans un système où la volonté générale est la seule certitude…​
   Mais nous ne sommes au bout de nos découvertes car si le peuple est déclaré souverain, il a néanmoins, dans la pensée de Rousseau, besoin d’un « législateur ». Le peuple veut toujours le bien mais il peut être mal informé ou trompé. Il a donc besoin d’un guide appelé « législateur ». Qui est-il et quelle est sa fonction ? « Le législateur est, à tous égards, un homme extraordinaire dans l’État. S’il doit l’être par son génie, il ne l’est pas moins par son emploi ; cet emploi qui constitue la république, n’entre pas dans sa constitution ; c’est une fonction particulière et supérieure qui n’a rien de commun avec l’empire humain. » En voici la raison : « Celui qui ose entreprendre d’instituer un peuple doit se sentir en état de changer pour ainsi dire la nature humaine, de transformer chaque individu qui, par lui-même, est un tout parfait et solitaire, en partie d’un plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être ; d’altérer la constitution de l’homme pour la renforcer. Il faut en un mot qu’il ôte à l’homme ses forces propres pour lui en donner qui lui soient étrangères, et dont il ne puisse faire usage sans le secours d’autrui. Plus ces forces naturelles sont mortes et anéanties, plus les acquises sont grandes et durables, plus ainsi l’institution est solide et parfaite ; en sorte que, si chaque citoyen n’est rien, ne peut rien que par les autres, et que la force acquise par le tout soit égale ou supérieure à la somme des forces naturelles de tous les individus, on peut dire que la législation est au plus haut point de perfection qu’elle puisse atteindre. »[23] Comment ne pas voir dans ce législateur la préfiguration de tous les « hommes providentiels » qui ont marqué le XXe siècle, qu’il s’appelle Petit Père des peuples, Grand Nautonier, Führer ou Duce…​. Pour faire vivre la démocratie, Rousseau aboutit à son contraire. À moins évidemment, comme nous l’avons lu au départ, que nous ayons affaire à un peuple de dieux…​

Plus réaliste, Alexis de Tocqueville⁠[24] n’a pas été cherché dans son imagination ou des récits de voyage fantaisistes, le prototype de l’homme démocratique mais est allé voir la démocratie telle qu’elle était aux États-Unis. Il était parti pour étudier le système pénitentiaire de ce pays mais il a profité de sa mission pour s’intéresser, pendant un an, au système politique qu’il considérait comme le meilleur exemple de démocratie. À son retour, il constate que « Ce sont […] particulièrement les mœurs qui rendent les Américains des États-Unis, seuls entre tous les Américains, capables de supporter l’empire de la démocratie ; et ce sont elles qui font que les diverses démocraties anglo-américaines sont plus ou moins réglées et prospères. […] En Europe […] on attribue trop d’importance aux lois, trop peu aux mœurs. »[25] Cette analyse in vivo rejoint ce que quelques sages ont déjà souligné précédemment. Ajoutons encore que, pour lui, la qualité morale des citoyens était due principalement à leur esprit très religieux.

Pour clore ce rapide panorama, nous allons nous attarder à la pensée du Pape Pie XII. Pourquoi ? Parce que, ce juriste de formation, s’est trouvé confronté à l’empire des totalitarismes nazi et communiste et a estimé nécessaire de s’attarder à la question du régime politique non seulement le plus adapté à l’anthropologie chrétienne mais aussi, plus simplement, le plus humain.

Le 24 décembre 1944, il adresse au monde entier un radio-message intitulé par le premier mot du texte latin: Benignitas.

Il constate que les peuples asservis par des régimes autoritaires sont assoiffés de démocratie. Il constate aussi qu’il y a différentes formes de démocratie et que beaucoup de régimes qui se veulent plus ou moins démocratiques sont parfois fort différents les uns des autres. Une démocratie n’est pas nécessairement bonne en soi parce qu’elle se proclame démocratie. On a fait souvent remarquer que ce qu’on appelait naguère des démocraties populaires n’étaient ni démocratiques ni populaires ; Pie XII va donc tenter de définir les conditions d’une vraie démocratie.

En premier lieu, une distinction capitale doit s’opérer au niveau des citoyens pour qu’on puisse parler de peuple. Un vrai peuple, dira-t-il, « vit et se meut par sa vie propre ». Un vrai peuple « répand la vie, abondante, dans l’État et dans tous ses organes, leur infusant, avec une vigueur sans cesse renouvelée, la conscience des propres responsabilités et le sens du bien commun ». En effet, chaque citoyen doit être « une personne consciente de ses propres responsabilités et de ses propres convictions ». Ce qui signifie que lorsqu’on réclame « plus de démocratie ou une meilleure démocratie, cette exigence ne peut avoir d’autre sens que de mettre le citoyen toujours plus en mesure d’avoir une opinion personnelle propre et de l’exprimer, et de la faire valoir d’une manière correspondant au bien commun ».

Mais comment se vivent la liberté et l’égalité dans une vraie démocratie ?

Tout d’abord, « dans un peuple digne de ce nom, le citoyen a conscience de sa propre personnalité, de ses devoirs et de ses droits ; la conscience de sa propre liberté se joint au respect de la liberté et de la dignité des autres ». Cette affirmation ne contredit pas la nécessité d’« une autorité supérieure munie du droit de coercition ». L’État, en effet, est une « société nécessaire » à la vie sociale, à l’exercice des devoirs et des droits inviolables de la personne : « Si donc les hommes, en se prévalant de la liberté niaient toute dépendance […​] ils saperaient par le fait même le fondement de leur propre dignité et liberté, c’est-à-dire cet ordre absolu des êtres et des fins. Ainsi établis sur cette même base, la personne, l’État, le pouvoir public avec leurs droits respectifs se trouvent tellement liés et unis entre eux qu’ils se soutiennent ou s’écroulent tous ensemble. » Chaque personne peut exprimer son opinion sur les devoirs et sacrifices imposés et elle n’est pas contrainte sans avoir été entendue.

Ensuite, pour ce qui est de l’égalité, il y a une égalité essentielle entre les hommes puisque tout homme est « une personne autonome, c’est-à-dire un sujet de devoirs et de droits inviolables », comme il a été dit. Dès lors, « toutes les inégalités qui dérivent non du libre caprice, mais de la nature même des choses, inégalités de culture, de richesses, de position sociale […​] ne sont nullement un obstacle à la prédominance d’un authentique esprit de communauté et de fraternité ». D’autant moins que « la justice et la charité mutuelle » sont appelées à corriger bien des écarts. Et donc, « loin de nuire aucunement à l’égalité civile, [les inégalités naturelles] lui confèrent son sens légitime, à savoir que chacun a le droit, en face de l’État, de vivre honorablement sa propre vie personnelle, au poste et dans les conditions où l’ont placé les desseins et les dispositions de la Providence »[26].

Par contre, dans certains cas, notamment dans les régimes totalitaires, il est impossible de parler de peuple au sens dit car les citoyens ne constituent qu’une masse. Une masse, elle, « ne peut être mue que de l’extérieur ». Elle est un « jouet facile entre les mains de quiconque en exploite les instincts et les impressions, prompte à suivre, tour à tour ce drapeau et demain cet autre ». Là, le citoyen ne pense pas -au plein sens du terme- de manière personnelle ce qui suppose effort et culture. Le citoyen, dans la masse, par ses instincts, ses impressions, est versatile ou conditionné. Dès lors, la force de la masse « peut n’être aussi qu’un instrument au service d’un État qui sait habilement en faire usage. L’État lui-même, aux mains d’un ou de plusieurs ambitieux, groupés artificiellement par leurs tendances égoïstes, peut, en s’appuyant sur la masse, devenir une pure machine, imposer arbitrairement sa volonté à la meilleure partie du peuple : l’intérêt commun en reste lésé gravement et pour longtemps, et la blessure ainsi faite est bien souvent difficilement guérissable. »

Pour ce qui est de la liberté, « devoir moral de la personne », d’après ce qui a été dit plus haut, elle « se transforme en une prétention tyrannique de donner libre essor aux impulsions et aux appétits humains aux dépens d’autrui ». Quant à l’égalité, elle « dégénère en un nivellement mécanique, en une uniformité sans nuance aucune : sentiment de l’honneur vrai, activité personnelle, respect de la tradition, dignité, tout ce qui, en un mot, donne à la vie sa valeur, s’effondre peu à peu et disparaît ». Finalement « ne restent à survivre, d’une part, que les victimes trompées par la fascination apparente de la démocratie que, dans leur ingénuité, elles confondent avec ce qui en est l’esprit, avec la liberté et l’égalité, et, d’autre part, que des profiteurs plus ou moins nombreux ayant su, grâce à la puissance de l’argent ou de l’organisation, s’assurer par-dessus les autres une condition privilégiée et le pouvoir lui-même ».

Autrement dit, et en bref, la vraie démocratie est « fondée sur les principes immuables de la loi naturelle » qui sont autant de « certitudes » dirait Chantal Delsol et autant de balises pour le pouvoir tandis que là où règne la « tyrannie des masses », on « attribue à la législation de l’État un pouvoir sans frein et sans limites ».

En second lieu, Pie XII relève une distinction logique aussi au niveau des dirigeants qui sont issus du peuple ou de la masse.

Dans une vraie démocratie, au service du peuple, l’autorité est respectueuse du sens naturel de la personne, de l’État et du pouvoir public. Le dirigeant a « le sens profond des principes d’un ordre politique et social sain et conforme aux règles du droit et de la justice ». C’est une personne bien formée qui a « la claire intelligence des fins assignées par Dieu à toute société humaine ». Cette référence à Dieu nous indique de nouveau qu’une dimension importante de la vie sociale échappe à la volonté des hommes qui doivent en comprendre la nature et la raison d’être. Dans cette démocratie, le droit positif trouve sa force et sa « majesté » « s’il se conforme - ou du moins ne s’oppose pas- à l’ordre établi par le Créateur et mis en une nouvelle lumière par la révélation de l’Évangile ». De plus, le dirigeant doit être aussi une personne de haute moralité puisqu’il est demandé d’être à la fois responsable, objectif, impartial, loyal, généreux et incorruptible.

Par contre, là où règne la masse, dans un régime autoritaire ou une fausse démocratie, il n’y a « aucun appel à une loi supérieure qui oblige moralement ». C’est pourquoi, Pie XII parle d’absolutisme, absolutisme de l’argent ou de l’organisation, absolutisme d’un droit strictement positif, produit intégral de la volonté populaire ou de la volonté de quelques-uns.

Cet absolutisme n’est pas que l’apanage des totalitarismes dûment identifiés par le passé. Ainsi, le 1er mai 2016, le premier Ministre belge Charles Michel affirmait dans un discours « la primauté de l’État de droit sur la loi religieuse ».

Arrivés à la fin de ce panorama d’opinions, nous pouvons tenter de rassembler l’essentiel qui nous a été révélé par les recoupements auxquels nous avons procédé.

Nous assistons aujourd’hui à une telle exaltation du « moi » que les peuples semblent devenus difficiles à gouverner, comme le suggère Francis Van de Woestyne. Vu l’abondance des informations, il devient difficile aussi de discerner le bien commun, disons le vrai bien qui doit fonder de justes rapports entre les hommes. Où sont les valeurs supérieures demandait Alexander Rüstow ? C’est pourquoi, aussi bien la Fondation Marcel Hicter que Pie XII, reconnaissent qu’une formation intellectuelle et morale (Montesquieu et Tocqueville y insistent) des citoyens est indispensable. D’autant plus, ajouterions-nous avec Harald Mollers, que les divers moyens de communication sociale envahissants brouillent la frontière entre vérité et mensonge.


1. 428/427-348/347.
2. République, VIII, 562b-564.
3. 1225-1274.
4. De Regno ad regem Cypri, I, V, 1265-1266. Il s’agit d’un ouvrage sur le gouvernement du prince destiné au roi de Chypre.
5. 1689-1755.
6. De l’esprit des lois, III, III.
7. Id., IV, V.
8. Id., VIII, II.
9. 431-354.
10. IV, 29-33.
11. Id., V, 3.
12. 1712-1778.
13. Contrat social, III, IV.
14. Id. I, VI.
15. Manuscrit de Genève, 1ère version du Contrat social, II, IV.
16. Contrat social, II, XII.
17. Les trois réformateurs, Luther, Descartes, Rousseau, Plon,1925, pp. 192-194.
18. Contrat social, I, III.
19. Discours sur l’économie politique, V (texte publié dans l’Encyclopédie).
20. Contrat social, I, VII.
21. Id., IV, II.
22. Extrait d’une prière chrétienne fondamentale.
23. Contrat social, II, VII.
24. 1805-1859.
25. De la démocratie en Amérique (1848), tome 2, Deuxième partie, chap. IX.
26. La Providence (avec un P majuscule), pour les chrétiens, désigne, selon le dictionnaire Robert, le sage gouvernement de Dieu sur la création. D’autres diraient le « destin » ou le « hasard » dont l’écrivain Théophile Gautier disait que « c’est peut-être le pseudonyme de Dieu quand il ne veut pas signer ». (In Mme Emile de Girardin, Théophile Gautier, Jules Sandeau, Méry, La croix de Berny, Librairie nouvelle, 1855).

⁢C. Un monde en crise ou en dissolution ?

La philosophe Renée Toussaint, disait que pour les Anciens, « si la loi humaine n’est pas dans l’ordre naturel, elle introduit le désordre »[1].

En 2006, Jacques Généreux⁠[2] publiait un essai intitulé La dissociété[3]. Cet économiste a travaillé à l’élaboration du programme du parti « La France insoumise » de Jean-Luc Mélenchon, considéré comme à gauche de la gauche. Dans son livre, Généreux dénonce une erreur anthropologique à la base de cette dissociété qui, comme il le dit, étouffe « l’être pour autrui » et exalte « l’être pour soi ». Manière d’exprimer, d’une part l’attention à l’autre et, d’autre part, l’individualisme. Il oppose à cette dissociété, l’hypersociété qui, elle, étouffe « l’être pour soi » et exalte « l’être pour autrui ». Quant au totalitarisme, il le définit comme un système qui étouffe « l’être pour soi » et « l’être pour autrui ». Comment échapper à l’alternative dissociété/hypersociété ? On ne sort de cette alternative « qu’en reconnaissant l’indissociabilité de nos aspirations ontogéniques à « être soi, pour soi » et à « être avec et pour autrui », qu’en acceptant la permanence de la tension entre ces aspirations. » « Ontogénique » nous renvoie à la genèse de l’être vivant, à son développement depuis la conception jusqu’à l’âge adulte. Ce terme nous renvoie à la nature même de l’homme.

Généreux n’est pas le premier à employer ce mot de dissociété dont le préfixe, directement, emprunté au latin, indique la séparation ou le défaut.

Marcel De Corte⁠[4] qui fut professeur de philosophie à l’université de Liège avait publié, avant sa mort, dans une revue confidentielle, un essai intitulé De la dissociété, republié en 2002⁠[5]. Lui aussi constate, à la base, une erreur anthropologique qu’il qualifie autrement que Généreux mais sans qu’il y ait incompatibilité entre les deux analyses. Celle de marcel De Corte cherchant, si l’on veut, la racine de l’exaltation de l’être pour soi. Loin de la conception de l’homme que les Anciens avaient, on assiste aujourd’hui, selon le professeur, à un « retournement de la hiérarchie des trois activités fondamentales de l’intelligence humaine : à l’intelligence spéculative et à l’intelligence pratique (au sens aristotélicien de l’adjectif) qui s’estompent de plus en plus, se substitue l’intelligence poétique, artisanale, ouvrière, transformatrice de l’homme et du monde. Au lieu du Contempler, de l’Agir, qui rétrogradent à l’arrière-plan, une place démesurée, exclusive, est accordée au Faire, à l’idée de plasticité des choses que l’homme transforme et domine à son gré. » C’est la réalisation du projet cartésien⁠[6]. L’auteur du Discours de la méthode était persuadé « qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien ret le fondement de tous les autres biens de cette vie ; car même l’esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher. »[7] C’est bien le « faire » qui l’emporte ici dans une perspective très matérialiste. Le progrès matériel, technologique, médical est la source du bien moral, de la sagesse et de l’intelligence.

Que devient l’« autre » dans cette perspective ? Oublié, selon Généreux, l’« autre » attire et inquiète à la fois, nous dit le sociologue agnostique Léo Moulin⁠[8]. En effet, l’homme, par nature est un être social : « Comme animal social, et parce que social, l’Homme a connu une évolution extraordinaire […], il a pris conscience qu’il était un individu […] et pas seulement une cellule sociale. » Et même « en s’individualisant, parfois jusqu’aux limites de l’individualisme – anarchisme, délinquance, déviances sexuelles, artistiques, idéologiques – l’Homme […] a besoin de la chaleur du troupeau, celui-ci fût-il réduit aux quelques membres du groupe, gang, bande ou famille. » Toutefois, « la différence inquiète, et la diversité qui en résulte. « L’Autre », « les Autres », irritent, indisposent, suscitent la méfiance. »⁠[9]

Comment l’individualisme, lourd de conséquences, s’est-il installé ? Pour le sociologue, il y a une convergence de causes : l’urbanisation, la densité démographique, le sport, la bureaucratisation, les medias, l’élévation du niveau de vie, l’économie de marché, l’industrialisation, la crise des valeurs. Généreux accuse le néolibéralisme d’avoir exalté « l’être pour soi ». Mais plus radicalement, comment expliquer le triomphe de ce néolibéralisme ? Ne serait-ce pas un christianisme sécularisé, comme dit De Corte, qui a substitué l’anthropocentrisme au théocentrisme ? Il est intéressant de noter, même si nous sortons un peu du cadre de cette réflexion, que c’est la thèse défendue par le pape François dans l’encyclique Laudato si'.⁠[10] Il y dénonce ce qu’il appelle l’« anthropocentrisme déviant »[11] ou la « démesure anthropocentrique »[12], et une « défiguration de l’Évangile »[13]. Dans ce contexte culturel, se développent un « individualisme romantique », un « enfermement asphyxiant dans l’immanence »[14] et un « relativisme pratique »[15]. Le résultat est la « globalisation du paradigme technocratique […​] homogène et unidimensionnel »[16], « son emprise sur l’économie et la politique »[17], dans une « vision consumériste » où l’on ne cherche que des « solutions purement techniques »[18].


1. Cours de droit naturel, Séminaire de Namur, 22 septembre 2020.
2. Né en 1956.
3. Point-Seuil.
4. 1905-1994
5. Editions Rémi Perrin.
6. René Descartes, 1596-1650.
7. Discours de la méthode, sixième partie.
8. Moi…​ et les autres, Petit traité de l’agressivité au quotidien, Labor, 1996.
9. Id., pp. 11 et 14.
10. 2015.
11. Laudato si', n°69 et 119.
12. Id., n°116.
13. Id., n° 98.
14. Id., n° 119.
15. Id., n° 122.
16. Id., n° 106.
17. Id., n° 109.
18. Id., n° 144.

⁢D. Que sont devenus les liens traditionnels ?

On pense, en priorité, à la famille, qui a toujours été considérée comme la cellule de base de la société et aux corps intermédiaires entre elle et l’État qui sont tous les groupements sociaux, politiques, économiques, culturels, qui apportent aux familles les services qu’elles ne peuvent assumer seules : communes, régions, écoles, entreprises, partis, syndicats, associations diverses. Tous corps intermédiaires qui fonctionnent selon le principe de subsidiarité qui privilégie toujours le niveau le plus bas c’est-à-dire le plus proche du citoyen et des familles.⁠[1]

Alexis de Tocqueville se montrait déjà pessimiste au XIXe siècle vis-à-vis de l’avenir de la famille : « Non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le refermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur. » ⁠[2]

Un an plus tôt, Marx et Engels écrivaient : « La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire. Là où elle a pris le pouvoir, elle détruisit toutes les relations féodales, patriarcales, idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissaient l’homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser d’autre lien entre l’homme et l’homme que le froid intérêt, les dures exigences du « paiement comptant ». »[3]

Aujourd’hui, l’analyse n’est pas plus optimiste. L’individualisation, écrit Chantal Delsol, est « une libération progressive de toutes les contraintes qui, à travers les groupes, entravaient. L’individualisation est une émancipation : à mesure que les groupes se dépouillent du pouvoir et du sens, ceux-ci vont à l’individu (au moins en partie, car les individus affaiblis par leur solitude réclament à l’État de se charger d’une part des pouvoirs auparavant détenus par les corps). »[4]

Ajoutons encore, au niveau de la famille, que le phénomène d’individualisation a aussi été amplifié par la banalisation du divorce et l’amour libre de plus en plus répandu depuis le XXe siècle, alimenté par le féminisme et l’idéologie du gender qui introduit une dissociation entre union et procréation, entre procréation et éducation, entre parenté et parentalité, entre nature et culture.⁠[5]

Très longtemps, la religion a été un lien essentiel dans les sociétés traditionnelles. Toujours à propos De la Démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville constatait que « les peuples religieux sont […] naturellement forts précisément à l’endroit où les peuples démocratiques sont faibles ; ce qui fait bien voir de quelle importance il est que les hommes gardent leur religion en devenant égaux »[6]. L’unité religieuse a été recherchée longtemps pour garantir l’unité du peuple et donc sa force. Au XVIe siècle, dans l’Empire romain de la nation germanique, a été appliqué le principe suivant lequel la religion du peuple était la religion du prince : « Cujus regio, eius religio » suivant la formule attribuée au juriste luthérien Joachim Stephani. Principe qui établit la primauté du politique sur le religieux pour faire opposition à la théocratie et au cléricalisme, au détriment de toute liberté de conscience. L’Islam, dans de nombreux pays, tolère mal les minorités religieuses d’autant moins qu’en maints endroits, la loi religieuse sert de loi civile ou du moins l’inspire. On n’y trouve aucune distinction entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. Le principe d’unité idéologique vaut aussi pour les pays officiellement athées où, de nouveau, les minorités religieuses sont étroitement surveillées ou persécutées, particulièrement les minorités chrétiennes, dans la mesure où, semble-t-il, « les chrétiens sont le poil à gratter du monde ».[7]

Dans nos pays démocratiques, laïcs, nous vivons avec une multiplicité de religions. Un partisan du laïcisme⁠[8] déclarait : « C’est normal qu’il y ait une diversité de points de vue et que tout le monde puisse s’exprimer face aux grandes questions contemporaines. Il me semble, par exemple, que les débats qui ont eu lieu au Sénat à propos de l’euthanasie sont un bel exemple de dialogue interconvictionnel. Toutes les personnes qui avaient une parole autorisée dans ce domaine ont eu l’occasion de s’exprimer. Bien sûr, il était impossible d’arriver à une décision qui satisfasse tout le monde, mais au moins, tous les points de vue ont été entendus. Je dois également avouer que je me méfie beaucoup des discours institutionnels, car ils représentent rarement l’avis de tous. Quand j’entends un évêque ou un grand rabbin prendre position sur tel ou tel sujet, je me dis que sa parole ne représente que lui et qu’en ce sens, elle n’a pas plus de poids qu’une autre. En plus, on connaît souvent leur position d’avance. C’est pour cette raison que cela m’intéresse beaucoup plus d’entendre un groupe de chrétiens s’exprimant librement. » Ce discours est révélateur : en principe, toutes les opinions sont dignes d’être écoutées mais à condition, en tout cas en ce qui concerne les chrétiens auxquels sont associés ici les Juifs, qu’elles émanent des individus mais non de leurs représentants. Mais la parole d’un représentant de la laïcité organisée est-elle plus digne d’intérêt ? Finalement face à cette multiplicité d’avis, qui va décider ? Comment ? Selon quels critères ? Le nombre ? Le plus fort ? La vérité n’existant pas…​

La famille, les corps intermédiaires, l’unité religieuse malmenés, ne pouvons-nous nous rassembler au nom de quelque valeur ?

Pour Jean-Paul Sartre⁠[9], nous ne pouvons référer nos actions à aucune valeur : « il n’est écrit nulle part que le bien existe, qu’il faut être honnête, qu’il ne faut pas mentir…​ ». En fait, « tout est permis si Dieu n’existe pas[…]. Si […] Dieu n’existe pas, nous ne trouvons pas en face de nous des valeurs ou des ordres qui légitimeront notre conduite. » Sans Dieu créateur, il est impossible de parler d’un « concept d’homme », d’une « nature humaine » et donc de « valeurs« ». Même la morale laïque est incohérente lorsque, déclarant que Dieu est « une hypothèse inutile et coûteuse », elle cherche malgré tout à affirmer un bien et un mal a priori. Pour Sartre, « il est très gênant que Dieu n’existe pas, car avec lui disparaît toute possibilité de trouver des valeurs dans un ciel intelligible »[10].

Confronté « à la crise de la religion et à celle, tout aussi inéluctable, de la métaphysique rationaliste », crise qui nous enlève, comme le pensait Sartre, le moyen de fonder des valeurs, le philosophe athée Guy Haarscher ne voit comme seule solution, pour échapper au machiavélisme des gouvernants et à l’hédonisme des gouvernés, que « vouloir » échapper au « tout est permis » en respectant les droits de l’homme, dernières et fondamentales valeurs.⁠[11] Nous y reviendrons.

L’actualité a sorti de l’ombre Jean-Claude Michéa⁠[12] qui a été présenté, un peu rapidement, par certains journalistes comme le « penseur » des gilets jaunes. Ce philosophe « de gauche » a abandonné l’enseignement pour se retirer à la campagne où il tente de vivre en autosuffisance. Il jette un regard sévère sur le néolibéralisme triomphant mais aussi sur la social-démocratie qui, selon lui, a trahi ses idéaux. Un de ses livres porte le titre significatif Le loup dans la bergerie[13]: c’est-à-dire que le loup néolibéral est entré dans la bergerie socialiste. Le diagnostic qu’il porte sur notre société est très intéressant : « A l’horizon logique de cette tendance incessante de la société libérale à dissoudre dans le bain acide du Droit toutes les manières de vivre encore communes, on retrouve donc bien ce qu’Engels appelait, dès 1845, l’« atomisation du monde ». Processus qu’il décrivait comme la « désagrégation de l’humanité en monades dont chacune a un principe de vie particulier et une fin particulière » (et, contrairement à l’idée que propagent aujourd’hui l’université bourgeoise et les médias officiels, cette dénonciation de la disparition progressive de tous les repères communs n’était nullement, à l’époque, le privilège d’une pensée « décliniste », « nostalgique » ou « réactionnaire » ; elle figurait également - n’importe quel historien des idées peut le vérifier sur-le-champ - au centre de toute la littérature socialiste). Le problème - et tous les anthropologues le savent -, c’est qu’une communauté humaine ne peut exister comme telle et assurer sa survie que dans la mesure où elle reproduit en permanence du lien. Ce qui suppose naturellement entre ses membres ce minimum de langage commun et de normes culturelles communes à défaut duquel les pratiques d’entraide et de solidarité quotidiennes sur lesquelles repose le lien social (et que Marcel Mauss a magistralement analysées dans l’Essai sur le don) laissent inévitablement la place au règne du « chacun-pour-soi » et à la guerre de tous contre tous. Or, quel peut bien être le langage commun d’une société que sa logique profonde conduit justement à privatiser continuellement toutes les valeurs qui rendaient encore possible l’existence d’une vie commune, (c’est-à-dire de systèmes de relations humaines échappant encore en grande partie aux rapports purement contractuels du Droit et de l’échange économique) et dont tous les membres, selon la formule du libéral John Rawls, doivent être pensés, par principe, comme « mutuellement indifférents » ? »[14]

Cette analyse est particulièrement intéressante et mérite qu’on s’y arrête. L’auteur parle d’une « désagrégation de l’humanité », de l’« atomisation du monde » déjà dénoncées par Engels⁠[15] au XIXe siècle ! Le libéralisme en est la cause. Quant aux conséquences décrites, ce sont bien celles déjà évoquées plus haut. Tout d’abord l’individualisme puisque le monde est divisé désormais en « monades » c’est-à-dire en unités « dont chacune a un principe de vie particulier et une fin particulière ». Dans ce grand délitement, il n’y a plus de « repères communs », plus de « langage commun », plus de « normes culturelles communes » et les « valeurs » sont privatisées. Or une société ne peut exister sans « lien », comme l’a montré le philosophe anthropologue Marcel Mauss⁠[16] considéré politiquement comme socialiste révolutionnaire et qui s’est rendu célèbre par son livre Essai sur le don[17] où il montre qu’une société se constitue par le don et le contre-don. C’est l’échange gratuit qui crée du lien⁠[18] et non pas le Droit ni l’échange économique. Au passage, il égratigne John Rawls, le champion du consensus, dont nous parlerons plus loin.

Un autre philosophe, autrichien puis britannique, Karl Popper⁠[19], met en exergue le relativisme comme, à la fois, cause et conséquence de la dissolution actuelle. Il n’hésite pas à écrire que « la principale maladie philosophique de notre temps est le relativisme intellectuel et le relativisme moral qui, au moins pour une part, en découle. Par relativisme, ou scepticisme si l’on préfère ce terme, j’entends la doctrine selon laquelle tout choix entre des théories rivales est arbitraire : soit parce que la vérité objective n’existe pas ; soit parce que, même si l’on admet qu’elle existe, il n’y a en tout cas pas de théorie qui soit vraie, ou (sans être vraie) plus proche de la vérité qu’une autre ; soit parce que, dans les cas où il y a deux théories ou plus, il n’existe aucun moyen de décider si l’une est supérieure à l’autre. […​] Certains des arguments invoqués à l’appui du relativisme découlent de la question même : « Qu’est-ce que la vérité ? », à laquelle le sceptique convaincu est sûr qu’il n’y a pas de réponse. »[20]

Dans ces conditions, peut-on espérer encore partager une culture commune ? Michéa a déjà répondu mais regardons de plus près.

Au sens large, le mot « culture » désigne tout ce par quoi l’homme affirme et développe les multiples capacités de son esprit et de son corps. Mais nous savons, comme on nous le répète, qu’« Il n’y a plus ni vérité ni mensonge, ni stéréotype, ni invention, ni beauté, ni laideur, mais une palette infinie de plaisirs différents et égaux. La démocratie qui impliquait l’accès de tous à la culture se définit désormais par le droit de chacun à la culture de son choix ou à nommer culture sa pulsion du moment. » Dès lors, « ne parler de culture qu’au pluriel, en effet, c’est refuser aux hommes d’époques diverses ou de civilisations éloignées la possibilité de communiquer autour de significations pensables et de valeurs qui s’exhaussent du périmètre où elles ont surgi »[21].

Cette situation vient de loin. Déjà au XVIIe siècle, Descartes dérouté par la diversité des philosophies, doutait que l’on puisse y trouver quelque vérité assurée et ne mettait plus son espoir que dans la science comme nous l’avons vu. « Je ne dirai rien de la philosophie, sinon que, voyant qu’elle a été cultivée par les plus excellents esprits qui aient vécu depuis plusieurs siècles, et que néanmoins il ne s’y trouve encore aucune chose dont on ne dispute, et par conséquent qui ne soit douteuse, je n’avais point assez de présomption pour espérer d’y rencontrer mieux que les autres ; et que, considérant combien il peut y avoir de diverses opinions touchant une même matière, qui soient soutenues par des gens doctes, sans qu’il y en puisse avoir jamais plus d’une seule qui soit vraie, je réputais presque pour faux tout ce qui n’était que vraisemblable. »[22] Mais c’est au XVIIIe siècle que sera mise en cause l’existence éventuelle d’une culture simplement humaine susceptible de servir de ciment. Le théologien et philosophe Johann von Herder⁠[23], réagit contre la prétention des « lumières » qui se présentaient comme « le » modèle universel prônant le rationalisme, c’est-à-dire l’affirmation que la raison est la seule source d’une connaissance certaine susceptible d’unir tous les hommes. Dans son livre Une autre philosophie de l’histoire, publié en 1774, il défend au contraire l’existence d’un Volksgeist, c’est-à-dire d’un esprit du peuple acquis par le sang, la langue ou le sol. Dès lors, les passions, les sentiments, l’intériorité doivent l’emporter sur la raison abstraite et universaliste. Dans cette mouvance s’inscrit le mouvement littéraire et politique appelé Sturm und Drang (tempête et passion). Mouvement politique aussi car il s’inscrit dans le cadre d’une opposition nationale aux prétentions impérialistes de Napoléon Bonaparte.

En même temps, en France, va naître aussi un mouvement de rejet des « Lumières ». La révolution de 1789 avec ses prétentions universelles, va susciter des réactions nationalistes et traditionnalistes illustrées par Joseph de Maistre⁠[24], Louis de Bonald⁠[25] ou encore, plus tard Maurice Barrès⁠[26]. Ce nationalisme culturel nourrira la première guerre mondiale…​

Au cours du XXe siècle, va s’affirmer l’idée d’une pluralité de cultures aussi diverses soient-elles, aussi particulières soient-elles, au détriment de valeurs universelles ou dans l’ignorance des valeurs universelles qu’elles peuvent transporter. Or, sans références communes, il devient difficile de communiquer, comme le soulignait A. Finkielkraut et, de plus, non seulement la différence entre l’œuvre et le document s’estompe mais il n’est plus possible d’établir une hiérarchie entre les produits culturels ce qu’exprime très bien la formule « une paire de bottes vaut Shakespeare ».⁠[27] Elle illustre bien, comme le montre A. Finkielkraut, le fait qu’aujourd’hui on a tendance à estimer que « toutes les cultures sont également légitimes et [que] tout est culturel »[28].

L’effacement d’une culture critique⁠[29] au profit d’une culture ethnologique indifférenciée, a été favorisé par les travaux de Claude Lévi-Strauss (1908-2009) qui ont eu un retentissement international. À partir de là, une pédagogie de la relativité doit se répandre car le nationalisme culturel d’Herder peut justifier et la xénophobie et la xénophilie.

Goethe qui, au départ, fut séduit par les idées d’Herder, prit finalement ses distances conscient du risque qu’entraînait l’adhésion au particularisme : « Une tolérance généralisée sera atteinte le plus sûrement si on laisse en paix ce qui fait la particularité des différents individus humains et des différents peuples, tout en restant convaincu que le trait distinctif de ce qui est réellement méritoire réside dans son appartenance à toute l’humanité. »[30] On en revient à la question fondamentale de savoir si dans chaque homme, quelle que soit son histoire, nous trouvons des traits communs à toute l’humanité, s’il est possible de définir cette humanité, notre nature, et si nous l’acceptons ! Sans cela, nous sommes livrés à notre individualité, à notre particularité, à notre volonté, attitude bien exprimée de manière lapidaire par l’inscription trouvée sur ce tee-shirt :

Mijn wil is wet[31]

On y trouve l’écho de la pensée la plus célèbre de Protagoras⁠[32]: « L’homme est la mesure de toutes choses », traduite désormais par « je suis la mesure de toutes choses ! ».


1. Sur le plan de la politique européenne, le principe de subsidiarité est défini ainsi dans le Traité instituant la Communauté européenne (Article 5, § 1 et 2) : « La Communauté agit dans les limites des compétences qui lui sont conférées et des objectifs qui lui sont assignés par le présent traité. Dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, la Communauté n’intervient, conformément au principe de subsidiarité, que si et dans la mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante par les États membres et peuvent donc, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée, être mieux réalisés au niveau communautaire ».
2. De la démocratie en Amérique, III, II.
3. MARX Karl et ENGELS Friedrich, Le manifeste du parti communiste (1847), UGE, 1966.
4. DELSOL Chantal, Le crépuscule de l’universel, Cerf, 2020, p. 37.
5. Cf. MIRKOVIC Aude et BOURGES Béatrice, De la théorie du genre au mariage de même sexe…​ L’effet dominos, Peuple libre, 2013 ; PEETERS Marguerite A., Le gender, Une norme mondiale ?, Mame, 2013; HUSTON Nancy, Reflets dans un œil d’homme, Actes Sud, 2012.
6. Op. cit., III, XLVI.
7. Mgr M. Aupetit, archevêque de Paris, Messe 20 août 2020.
8. Grollet Philippe Coprésident de l’asbl Conseil central des Communautés philosophiques non confessionnelles de Belgique, in La libre Belgique, 24 septembre 2002.
9. 1905-1980.
10. SARTRE Jean-Paul, L’existentialisme est un humanisme, Nagel, 1946.
11. HAARSCHER Guy, Philosophie des droits de l’homme, Editions de l’Université de Bruxelles, 1993, p. 130.
12. Né en 1950.
13. Climats, 2018.
14. Le loup dans la bergerie, op. cit., ppp. 35-36.
15. Engels Friedrich, 1820-1895, auteur notamment avec Marx du Manifeste du parti communiste, 1848.
16. 1872-1950.
17. Publié en 1923-1924.
18. Notons que le pape Benoît XVI, dans son encyclique Caritas in veritate (2009) insiste sur l’importance du don et de la gratuité pour sortir de la crise économique sociale et finalement humaine que nous connaissons.
19. 1902-1994.
20. La Société ouverte et ses ennemis, t. 2, Seuil , 1979
21. FINKIELKRAUT Alain, La défaite de la pensée, Gallimard, 1987.
22. Discours de la méthode, I.
23. 1744-1803.
24. 1753-1821.
25. 1754-1840.
26. 1862-1923.
27. Il est difficile de préciser l’origine exacte de cette expression. Ce qui est sûr, c’est que l’idée émane d’un auteur nihiliste russe du XIXe siècle, sans doute Dmitri Ivanovich Pisarev (1840-1868) qui aurait écrit : « une paire de bottes est préférable à la poésie de Pouchkine » (1799-1837). Par la suite, la formule remaniée a servi chez divers auteurs à caractériser un personnage nihiliste. Ainsi, Dostoïevski (1821-1881), met cette formule dans la bouche de l’un des personnages de son roman Crime et châtiment (1866): « Et dites-moi, s’il vous plaît, qu’est-ce que vous trouvez si honteux même dans les puisards ? Je devrais être le premier à être prêt à nettoyer n’importe quel puisard que vous aimez. Et ce n’est pas une question d’abnégation : c’est simplement un travail, un travail honorable, utile qui est aussi bon qu’un autre et bien meilleur que le travail d’un Raphaël et d’un Pouchkine, car il est plus utile. » De son côté, Léon Tolstoï (1828-1910) écrivit : « pour l’homme du peuple, une paire de bottes vaut mille fois plus que la collection des œuvres complètes de Shakespeare ». Plus près de nous, le 14 décembre 1961, l’écrivain André Malraux (1901-1976), alors ministre des Affaires culturelles, lors d’un débat parlementaire, posant la question de savoir « Pourquoi sauver Reims, pourquoi sauver Versailles, plutôt que d’acheter de nouveaux blocs opératoires ? » évoqua la vieille formule venue de Russie et répondit qu’il fallait à la fois procurer des bottes à ceux qui n’en ont pas et faire lire Shakespeare. (Cf. Journal officiel de la République française. Débats parlementaires. Assemblée nationale, n° 105 AN, 15 décembre 1961, p. 5637-5638, 5638).
28. Op. cit., pp. 135-145: Alain Finkielkraut médite longuement sur cette formule.
29. Hannah Arendt, par exemple, estimait que l’homme cultivé « est quelqu’un qui sait choisir ses compagnons parmi les hommes, les choses, les pensées, dans le présent comme dans le passé ». (La crise de la culture, Folio-Essais, 1954-1968, p. 288) Choisir mais selon quel critère ? Au-delà des préférences personnelles, il est sûr que chaque culture est respectable. Chaque culture est respectable parce qu’elle parle de l’homme sujet et objet, héritier et être social. Chaque culture témoigne du lien entre l’esprit et le corps et peut être une porte d’accès à l’invisible. Mais, dans chaque culture, genre et sous-genre, l’objet culturel aide-t-il l’homme à grandir ?
30. GOETHE, Johann Wolfgand von, (1749-1832), in Écrits sur l’art, 1821.
31. En néerlandais, littéralement, « ma volonté est la loi« ».
32. 490-vers 420 av. J. C., il est considéré comme un penseur sophiste relativiste connu principalement à travers l’œuvre de Platon (428/427-348-347).

⁢E. Reste-t-il au moins des garde-fous ?

Dans cette ambiance délétère, où plus rien ne semble sûr hormis la science qui se présente volontiers telle, mais qui ignore « la vie, ses propriétés fondamentales, sa sensibilité, son pathos, son essence enfin »[1], qu’est-ce qui nous retient encore plus ou moins ensemble sans trop nous faire du mal ? Si l’on en croit Albert Camus, le danger est réel car « rien n’étant vrai ni faux, bon ou mauvais, la règle sera de se montrer le plus efficace, c’est-à-dire le plus fort »[2]. Quelle parade trouver ?

Une société qui vit, comme la nôtre, dans une culture de l’autonomie, reconnaît certes la liberté personnelle mais la morale au sens classique du terme est dissoute dans les volontés particulières. La cohésion sociale est ébranlée par l’individualisme. Elle est aussi, traversée par l’inquiétude, le conformisme et peut déboucher sur la révolte quand le "moi" n’est pas écouté. La dissolution morale et sociale peut, en partie expliquer le succès de certains mouvements populistes mais aussi de l’Islam y compris dans sa forme la plus radicale, leurs réactions étant suscitées par la nostalgie d’un ordre.

Le problème qui se pose à nous est le suivant : si chacun décide de ce qui est bien ou mal, comment faire vivre ensemble harmonieusement des hommes qui vivent selon des principes différents ? Quel ciment social peut-on espérer ? Pour Guy Haarscher, déjà cité, comme les hommes ne font plus confiance ni à Dieu ni à la Raison, le risque est grand de sombrer dans l’anarchie ou la dictature. Il écrit : « Il n’est pas irrationnel que quelqu’un se soucie à tel point de son pur intérêt personnel qu’il accepte sans sourciller l’annihilation d’une communauté entière… »[3].

Ne reste-t-il tout de même des limites ? Des valeurs communes ? Oui, des valeurs floues ou mal fondées comme la tolérance, mais peut-on tout tolérer ? Les valeurs encore plus ou moins partagées sont surtout des valeurs négatives : on est contre l’extrême-droite, contre le conservatisme, contre le fondamentalisme, contre le capitalisme libéral mais sans qu’on définisse précisément ces notions ; on est contre la pédophilie mais, en 1996, lors de l’éclatement de l’affaire Dutroux, face à l’émotion populaire, un homme politique mettait en garde la population : « Qu’on ne vienne pas nous parler de morale ! » Et on a oublié que dans les années 50-80, dans l’efflorescence de la culture de l’autonomie, films et romans vantaient pédophilie et inceste qui ont toujours aujourd’hui leurs partisans avérés. Ne m’a-t-on pas appris à faire ce que je veux ?

Vous me direz : nous avons des lois ! Certes, mais elles sont fluctuantes en démocratie, livrées au décompte des volontés individuelles⁠[4], et ne consacrent-elles pas, quand on y regarde de près, des biens particuliers ?

Et les droits de l’homme ?

Ces droits sont présentés, dans le Préambule de la Déclaration universelle de 1948, comme universels indivisibles, fondamentaux et inaliénables. Universels, indivisibles, fondamentaux et inaliénables parce qu’en fait ils sont le verso ou le recto, peu importe, de devoirs fondamentaux correspondants. Universels, indivisibles, fondamentaux et inaliénables parce qu’ils sont l’émanation et la garantie de la dignité de la personne humaine. Voilà donc de bonnes balises, de solides garde-fous. Le problème est qu’aujourd’hui ils sont de plus en plus contestés ou en conflit avec l’obsession démocratique. La démocratie contemporaine se construit exclusivement sur l’autonomie du droit positif en but à la référence aux droits de l’homme qui les utilise comme moyen de résistance politique. On se trouve face à un paradoxe : tout le pouvoir législatif émane du peuple, dit-on, alors que ces droits sont coulés dans des déclarations solennelles qui ne sont pas nées de la volonté du peuple ! De plus, l’insistance sur la liberté, sur ma liberté, est si forte que je suis tenté d’ériger en droit mon désir. Chantal Delsol, philosophe, a dénoncé cette dérive : « Les droits ouvrent aujourd’hui tout prétexte aux revendications de la complaisance. Tout ce dont l’homme contemporain a besoin ou envie, tout ce qui lui paraît désirable ou souhaitable sans réflexion, devient l’objet d’un droit exigé. […] S’ajoutent à ce déploiement multiple des « droits » pour des raisons de complaisance, l’immortalisation des droits acquis. […​] Un droit finit par se justifier irrémédiablement pour avoir seulement une fois existé. »[5]

Les exemples foisonnent : des voyagistes promettent d’assurer le droit au soleil (cf.  lefigaro. 11-7-2012); un tribunal reconnaît le droit d’uriner debout (cf. LExpress.fr, 23-1-2015); les femmes aussi ont droit à l’orgasme (JournalDesFemmes.com, 7-11-2012); la dignité, j’y ai droit ! (Vivre ensemble, 2003-2004) ; le droit à la paresse (Paul Lafargue, 1880) ; le droit de ne pas être né (La Libre Belgique, 9-11-2001) ; uriner est un droit fondamental (Vers l’avenir, 14-1-2003) ; avoir accès à des personnes prostituées est un droit de l’homme ? (Caroline Norma, 23-5-2014) ; on réclame aussi le droit au blasphème, à l’indépendance, au suicide assisté, à l’euthanasie, à l’avortement, au mariage homosexuel, le droit à l’enfant, le droit de porter des armes, de choisir son sexe ; on reparle de la dépénalisation de l’inceste fraternel (Libération, 28-9-2014), etc. Cette prolifération dévalorise finalement les vrais droits de l’homme comme l’a montré Guy Haarscher⁠[6]: « On risque ce faisant tout d’abord d’affaiblir les droits de première génération en vidant le principe de l’égalité devant la loi de tout contenu, les exceptions se multipliant de façon inflationniste. En second lieu, on suscite inévitablement un processus d’arbitrage qui, à n’en pas douter, aura les effets les plus désastreux : comme on ne peut d’évidence satisfaire toutes ces demandes à la fois – exigences qui, rappelons-le, sont formulées en termes de droits de l’homme, […] -, il faut tout naturellement en refuser certaines, et de plus en plus au fur et à mesure que les revendications se font nombreuses. Dès lors on risque d’habituer le public au fait qu’après tout, les droits de l’homme ne constituent que des exigences catégorielles, et qu’il est donc tout à fait légitime de ne pas toujours les satisfaire. La conséquence en sera inéluctablement un affaiblissement de l’exigence initiale des droits de l’homme dans l’esprit des citoyens : on aura oublié que l’exigence première concernait la lutte contre l’arbitraire, que ce combat ne souffre pas d’exceptions, que la sûreté se trouve bafouée dans la plupart des pays du monde, et qu’en ce qui concerne cette dernière, nul accommodement n’est acceptable, aucun marchandage envisageable. […​] L’inflation des revendications exprimées dans le langage des libertés fondamentales les affaiblit à terme […]. »

Il faut aussi se rendre compte que, face à moi, à la limite, face à mes désirs érigés en droits, l’autre devient un ennemi, une entrave à ma liberté. Le mal, dans le fond, vient de l’autre, du patron, du professeur, du gouvernement. Ainsi, face à la pauvreté dans le Tiers-Monde, certains riches diront qu’elle est due aux pauvres eux-mêmes, certains pauvres qu’elle est due aux riches. Personne ne se met en question !

Comme l’écrit Alain Finkielkraut⁠[7]: « …​aucune autorité transcendante, historique ou simplement majoritaire ne peut infléchir les préférences du sujet post-moderne ou régenter ses comportements. » En effet, « nous vivons à l’heure des feeelings: il n’y a plus ni vérité ni mensonge, ni stéréotype ni invention, ni beauté ni laideur, mais une palette infinie de plaisirs, différents et égaux. La démocratie qui impliquait l’accès de tous à la culture se définit désormais par le droit de chacun à la culture de son choix (ou à nommer culture sa pulsion du moment). »

Non seulement les droits sont en inflation constante sous l’impulsion du « moi » et systématiquement sacralisés, intouchables même dans des situations dramatiques⁠[8], mais d’autres critiques ont été et sont encore émises.⁠[9]

Leur manque de fondement, pour Guy Haarscher; leur abstraction pour Marx qui, analysant les droits proclamés en 1789, faisait remarquer qu’il s’agissait des revendications d’un propriétaire, célibataire, sans enfants. On a aussi souligné leur inefficacité : les beaux principes proclamés dans la Déclaration d’indépendance des États-Unis (1776) n’ont pas empêché la discrimination raciale qui a perduré jusqu’en 1960 ; la Constitution libérale anglaise n’a pas mis fin aux exactions contre les catholiques irlandais ; malgré toutes les déclarations internationales, l’esclavage subsiste encore aujourd’hui sous différentes formes ; et la déclaration de 1948 qui se voulait une promesse de paix après les horreurs de la seconde guerre mondiale, n’a pas mis fin aux conflits à travers le monde.

Par ailleurs, ces principes de 1948 n’ont pas manqué d’être interprétés, en Occident, dans un sens individualiste tandis qu’en Chine on mettait l’accent sur les droits collectifs. Comme, dans leur formulation et leur inspiration, ils fleuraient un esprit judéo-chrétien, on estime qu’ils doivent être adaptés, inculturés. Ainsi sont apparues la Déclaration universelle des droits de l’homme en Islam (1981), la Déclaration du Caire sur les droits de l’homme en Islam (1990), la Charte arabe des droits de l’homme (1994), la Nouvelle charte arabe des droits de l’homme (2004), la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (1981), la Déclaration orthodoxe russe (2006), et la liste n’est pas close.

Le Secrétaire général de l’ONU (1992-1996), lui-même, Boutros-Boutros Ghali, affirma, pour satisfaire tout le monde, qu’« en tant que processus de synthèse, les droits de l’homme sont, par essence, des droits en mouvement. Ils ont, à la fois, pour objet d’exprimer des commandements immuables et d’énoncer un moment de la conscience historique ». Il concluait : « Ils sont donc tout ensemble, absolus et situés. »[10] Droits à la fois absolus et relativisables, voire révisables. Il faudra, par exemple, tôt ou tard, revoir la formulation du droit au mariage qui n’envisage que l’union de l’homme et de la femme.

Et l’éthique ?

Bref, dans cette déroute des grands principes universels, de la morale finalement, pulvérisée par l’avènement du moi, la notion d’éthique, elle, semble se maintenir mais comment ? Nous allons le voir mais auparavant, prenons acte de ce diagnostic porté par le célèbre sociologue Edgar Morin⁠[11]: « … notre siècle aboutit à la double idée qu’il n’y a de certitude ni philosophique ni scientifique. Bien entendu, il y a des tas de certitudes locales, régionales, mais nous n’avons plus de certitudes absolues sur lesquelles fonder un système de pensée qui serait une lumière sur toute chose. Il nous reste donc à créer une pensée qui se fonde justement sur l’absence de fondement. Quelque chose qui ne soit ni le scepticisme généralisé ni le vide généralisé, mais un essai d’autoconstruction de la pensée avec tout ce que nous apporte l’information contemporaine.[…] L’éthique ne se fonde que sur elle-même. »

Alors que « la morale commande », ce qui nous est désormais insupportable, « l’éthique, elle, recommande », selon la définition du philosophe André Comte-Sponville⁠[12].

Et il est indéniable que le mot éthique connaît un grand succès. Nous entendons chaque jour parler d’éthique politique, d’éthique des affaires, d’éthique de l’entreprise, d’éthique sportive, de bioéthique, d’éthique commerciale, d’éthique de l’informatique, d’éthique environnementale ou ethnoéthique, d’éthique animale, d’éthique militaire, d’éthique médicale, d’éthique financière, de roboéthique (éthique appliquée à la robotique), d’éthique du dialogue social…​. Des spécialistes s’investissent dans la métaéthique qui analyse les normes éthiques. Enfin, on parle d’éthique déontologique lorsque l’éthique aboutit à la définition d’une déontologie professionnelle (déontologie des médecins, des avocats, des architectes, etc..). Ajoutons à cette liste non exhaustive apparemment, les colloques, les commissions régulièrement organisés.

Prenons acte tout d’abord de cette diversité. Il y a des éthiques et non une éthique. En tout cas, ce phénomène semble au moins indiquer le besoin de règles dans divers domaines d’activité. Mais il ne peut s’agir d’un retour à la morale car celle-ci ne comporte, dit-on que des valeurs négatives, des interdits, des contraintes tandis que l’éthique, elle, parlerait de valeurs positives, de liberté, de solidarité. La morale s’exprime, on l’a vu, en termes de devoirs, signe d’une culture morte, prétend-on, tandis que les éthiques indiquent des repères, font des recommandations fruits d’une culture démocratique.⁠[13]

Désormais, les éthiques remplacent la morale. En aucun cas, elles ne prétendent dirent ce qui est bien ou mal en soi. Elles sont l’affaire de spécialistes, d’orientations philosophiques diverses, de formations diverses qui, au sein de commissions, vont élaborer, sur telle question, dans tel domaine, une éthique qui sera une expression démocratique, le fruit d’un consensus obtenu au terme de négociations et de compromis. Elles sont, par nature, mouvantes et fluctuantes puisqu’elles sont tributaires des rencontres de quelques "spécialistes" à un moment donné sur un sujet donné.

Ces éthiques ne concernent que les affaires publiques. Sur le plan personnel, chaque conscience est considérée comme autonome, cadrée seulement par les lois du moment, par des éthiques changeantes.

En tout cas, il n’y a plus de normes fixes puisqu’il n’y a plus, de bien ou de mal en soi. Tout au plus peut-on déceler, à travers la fortune actuelle du mot "éthique", l’aveu timide, discret de l’impossibilité de vivre ensemble sans quelque accord tout fragile soit-il, l’aveu voilé du danger d’une liberté totale alors que la liberté humaine est relative puisqu’elle est l’aspiration à l’illimité d’un être limité.

Ce qui est finalement en question dans cette opposition entre morale et éthique, c’est le problème de la liberté. On rejette la morale comme contraire à la liberté et on accepte des éthiques comme nécessaires à la liberté pour qu’elle ne dégénère pas en licence pure et simple. Loi et liberté s’excluraient-elles nécessairement ?

Praf ?

Devant cette dissolution générale, ce "désordre établi" comme disait déjà en 1936, Emmanuel Mounier, on peut se demander : praf ?

En 2017, en France, est apparue cette expression pour désigner le mal qui ronge la démocratie. Il s’agit de l’abréviation du titre d’un livre de Brice Teinturier qui a obtenu, cette année-là, le Prix du livre politique : "Plus rien à faire, plus rien à foutre, La vraie crise de la démocratie", paru chez Robert Laffont.

Alors, praf ?


1. Henry Michel, La barbarie, Grasset, 1987, p. 70.
2. Camus Albert (1913-1960), L’homme révolté, Gallimard, 1969, p. 16.
3. HAARSCHER Guy, op. cit., p. 127.
4. Encore faudrait-il mesurer l’impact d’un conformisme souvent créé par l’omniprésence des médias qui offrent un prêt-à-penser à tout un chacun.
5. DELSOL Chantal, Le souci contemporain, Ed. Complexe, 1996, p. 142.
6. HAARSCHER Guy, op. cit., pp. 44-45.
7. FINKIELKRAUT Alain, op. cit., p. 142.
8. Lors de la pandémie qui sévit en 2020-2021, beaucoup se sont insurgés, au nom du droit à la liberté, contre les mesures sanitaires prises dans les États.
9. Cf. DELSOL Chantal, Le crépuscule de l’universel, Cerf, 2020; VILLEY Michel, Le droit et les droits de l’homme, PUF, 1983 ; PUPPINCK Grégor, Les droits de l’homme dénaturé, 2018.
10. Conférence sur les Droits de l’homme, Vienne, 14-25 juin 1993.
11. Cf. SMEDT Marc de et VAN EERSEL Patrice (sous la direction de), Donner du sens à la vie, Albin-Michel, 2011.
12. COMTE-SPONVILLE André, Morale ou éthique, in Lettre internationale n° 13, 1991.
13. Kant distinguait les « impératifs catégoriques" et les « impératifs hypothétiques". Les impératifs catégoriques présentent l’action comme nécessaire pour elle-même, objectivement, bonne en soi. Les impératifs hypothétiques présentent l’action comme un moyen d’obtenir autre chose (Cf. Fondements de la Métaphysique des mœurs, 2ème section, Delagrave 1959, pp. 123 à 125). Le philosophe Alain Echegoyen, reprend cette distinction pour souligner la différence entre morale et éthique: "…​la morale est un impératif catégorique ; l’éthique est un impératif hypothétique. […​] Ou l’action est déterminée par un impératif inconditionné qui s’impose de façon catégorique : la conscience agit alors par devoir. Il s’agit de morale. Ou l’action est déterminée par une hypothèse qui lui, impose un comportement, ce qu’on pourrait appeler aussi un impératif de prudence. Il s’agit maintenant de l’éthique." (La valse des éthiques, François Bourin, 1991).