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Sixième partie : L’action « politique » des chrétiens

⁢Introduction

« Il importe peu, en vérité, d’agiter subtilement de multiples questions

et de disserter avec éloquence sur droits et devoirs,

si tout cela n’aboutit à l’action.

L’action, voilà ce que réclament les temps présents. »

Pie X,⁠[1]

Après ce long parcours à travers l’enseignement social de l’Église, il est temps de penser à sa mise en œuvre. il serait même plus exact de joindre systématiquement la découverte des valeurs sociales à leur mode d’emploi. Le but n’étant pas d’indéfiniment penser aux principes ni d’attendre d’avoir bien saisi la cohérence et la pertinence de l’ensemble avant de se mettre au travail car les pauvretés de toutes sortes qui assaillent nos contemporains ne peuvent attendre. C’est pourquoi, idéalement, le lecteur devrait aller de telle ou telle proposition insérée dans l’un ou l’autre volume à cet ultime ouvrage où nous allons essayer de réfléchir, de la manière la plus concrète possible, à la transformation du monde aussi petite soit-elle.

Quand nous parlons d’action « politique », il s’agit, comme nous allons le voir, d’une action multiforme et multidirectionnelle. Trop souvent, l’action politique est entendue au sens étroit c’est-à-dire au niveau des instances publiques, à travers des partis politiques. Il ne nous est pas demandé d’emblée de nous engager dans un parti et surtout pas de considérer que notre action politique s’éteint lorsque nous sortons d’un isoloir.

Si effectivement le but final est bien la restructuration d’une société, ce ne peut être qu’au final. Avant de réinformer des institutions encore faut-il que ces institutions aient été envahies de personnes convaincues et formées et que tous les corps intermédiaires aient été ranimés et réclament comme naturellement le couronnement institutionnel. Autrement dit, puisque nous sommes en démocratie, gouvernement défini sommairement comme le gouvernement du peuple par lui-même, encore faut-il qu’il y ait un peuple et pas n’importe quel peuple.

Et donc, il faut commencer par le commencement, investir les milieux familial, social, professionnel, syndical, culturel, etc. Tout homme donc, toute femme donc a une tâche qu’elle peut accomplir, là où elle est.

Encore faut-il que chacun sache comment s’y prendre.


1. PIE X, Encyclique E supremi, 4 octobre 1903.

⁢Chapitre 1 : Des apôtres laïcs ?

⁢i. Un peu d’histoire

Si l’on tente de déterminer brièvement, au fil des siècles, l’importance et le rôle accordés aux laïcs dans l’Église, on peut grosso modo repérer trois grandes périodes.

⁢a. Des origines au XIXe siècle : où sont les laïcs ?

Le mot « laïc », en latin « laicus », vient de l’adjectif grec « laïcos » formé à partir du mot « laos » qui signifie « peuple ». Le mot n’est donc pas d’origine biblique.⁠[1]

Dans les premiers textes grecs profanes, bien avant Jésus-Christ donc, « laos » désigne, bien sûr, le peuple en général mais aussi la population en opposition à ses chefs ou encore les gens qui viennent assister au culte. L’adjectif « laïcos », sert à désigner à l’intérieur du peuple une catégorie particulière opposée à une autre, il désigne, dans un groupe, ceux qui se distinguent des chefs.

Dans les traductions grecques de la Bible, on parle du « peuple », du « laos », pour désigner le peuple d’Israël par rapport aux nations païennes mais aussi l’ensemble du peuple distinct de ses chefs, surtout de ses prêtres et des responsables religieux.⁠[2] Dans ces mêmes traductions, le mot « laïcos » est rare.⁠[3] Il signifie profane, non consacré au culte, par opposition à ce qui est saint, sacré. Même si l’adjectif n’est pas employé pour des personnes mais seulement pour des choses, comme le pain ou un territoire, il marque une opposition avec ce qui est sacré.

Dans les textes chrétiens, « laïcos » est très rare avant le 3e siècle. Le premier auteur à l’employer en parlant de personnes, est Clément de Rome, au premier siècle⁠[4], qui, dans sa Lettre à la communauté de Corinthe écrite vers 95, écrit: « aux grands-prêtres ont été dévolues des fonctions qui leur sont particulières, aux prêtres a été marquée leur place particulière, aux lévites sont imposés des services particuliers. Celui qui est laïc est lié par les préceptes propres aux laïcs. »[5] Il oppose donc les laïcs, cités en dernier lieu, à ceux qui s’occupent du culte c’est-à-dire les grands-prêtres, les prêtres et les lévites.⁠[6]

De tout ceci, il ressort que, dans le peuple de Dieu, le laïc⁠[7] « est un chrétien qui n’est ni évêque, ni prêtre, ni diacre, bref, qui n’appartient pas au clergé »[8] au sens moderne du terme.

Ce mot, « clergé », quant à lui, a été formé à partir de « clerc » qui vient du grec « kleros » qui, au point de départ, désigne le tirage au sort. Il servira à désigner, dans le Nouveau Testament, l’ensemble des chrétiens, peuple élu, mis à part, ou ceux qui sont destinés au martyre. Il n’y a donc pas, à l’origine, de distinction de dignité entre ce que nous appelons aujourd’hui le « clergé » et les « laïcs ». Il y a certes une diversité de charismes dans l’Église⁠[9], mais tous sont les « élus », les « frères », les « saints », les « croyants » les « disciples », ceux qui ont été « mis à part ». Il y a seulement un « peuple saint », un « peuple élu », un « kleros ». Quand Pierre s’adresse à la communauté chrétienne, il lui dit : « Mais vous, vous êtes une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple acquis pour proclamer les louanges de Celui qui vous a appelés des ténèbres à son admirable lumière, vous qui jadis n’étiez pas un peuple et qui êtes maintenant le peuple de Dieu, qui n’obteniez pas miséricorde et qui maintenant avez obtenu miséricorde. »[10]

Ce texte est très important comme nous le verrons plus loin. En attendant on constate que Pierre attribue à tous les membres du peuple chrétien, les mêmes qualités, la même dignité.

Alors que le Christ ne fait acception de personne⁠[11], qu’il a bousculé les hiérarchies de son temps en se préoccupant des petits et des exclus et, alors que Paul ne reconnaît que les distinctions attachées aux différents charismes qui contribuent à l’élaboration de l’unique Corps du Christ⁠[12], progressivement une distinction qualitative va apparaître et se transformer en « clivages hiérarchiques »[13].

Plusieurs facteurs ont entraîné cette évolution.

L’ascèse rigoureuse prônée par les Pères du désert, va, dans un premier temps, discréditer quelque peu le corps et les tâches temporelles.⁠[14] Le monachisme aussi se caractérisera par une absence d’engagement dans la vie du monde.

Il ne faut pas négliger non plus l’influence d’une certaine culture gréco-latine qui considère que tout ce qui touche au corps, aux activités manuelles est peu digne de l’homme.

Les invasions normandes aux IXe et Xe siècles ont précipité la décadence de la culture en occident et le clergé acquit, par la force des choses, le monopole de l’éducation et de l’instruction⁠[15]. Et pendant des siècles, seule une minorité aura accès à l’enseignement.

En même temps, se manifeste un besoin de respecter un ordre hiérarchique à l’image de ce que la société civile connaît. Notamment l’idéologie de la « tripartition fonctionnelle »⁠[16] a, semble-t-il, placé les laïcs en une position subalterne par rapport aux clercs. Cette idéologie au nom fort savant est une tendance répandue dans certains peuples indo-européens à diviser la société en trois classes hiérarchisées suivant la fonction exercée. La première classe est celle des prêtres, ceux qui exercent une fonction sacrée ; la seconde est celle des guerriers et la troisième, celle de tous ceux qui produisent, les agriculteurs, les artisans, les commerçants, etc.. Cette classification se retrouve dans nos pays, dans ce qu’on appelle l’ancien régime où clergé, noblesse et tiers-État composent l’ensemble de la société.⁠[17]

Enfin, il faut évoquer, au plus haut niveau de l’Église, une tentation théocratique qui fut, en particulier, très forte à partir du pape Grégoire VII⁠[18] et culmina avec Boniface VIII⁠[19]. La position subalterne du laïcat est bien illustrée, à la tête, par la volonté papale d’exercer un pouvoir universel aussi bien spirituel que temporel⁠[20].

Le prince personnifie « la fonction des laïcs en tant que délégué de l’Église aux tâches séculières. Il s’agit dès lors d’un pouvoir inférieur » et donc « subordonné au pouvoir ecclésiastique ».⁠[21] Il y a deux glaives, explique Boniface VIII, un glaive spirituel et un glaive temporel. Et « sûrement celui qui nie que le glaive temporel est au pouvoir de Pierre ne remarque pas assez la parole du Seigneur : « Mets ton glaive au fourreau ». Les deux glaives sont donc au pouvoir de l’Église, le spirituel et le matériel, mais l’un doit être manié pour l’Église, l’autre par l’Église ; l’un par la main du prêtre, l’autre par celle des rois et des chevaliers, mais sur l’ordre du prêtre et tant qu’il le permet. Car il faut que le glaive soit sous le glaive et que l’autorité temporelle soit soumise à la spirituelle. »[22] Cette dernière phrase est ambigüe et elle sera souvent utilisée pour justifier une immixtion du clerc dans les affaires temporelles ce qui provoqua de nombreux conflits où chaque partie proteste de sa volonté de puissance et d’indépendance.⁠[23]

Près de cinq siècles plus tard, le pape Grégoire XVI⁠[24] écrit : « Personne ne peut ignorer que l’Église est une société inégale dans laquelle Dieu a destiné les uns à commander, les autres à obéir. Ceux-ci sont les laïcs, ceux-là les clercs. »[25]

En 1870, dans le schéma de la constitution dogmatique Supremi Pastoris, sur l’Église du Christ, proposé à l’examen des Pères du concile Vatican I⁠[26], on peut lire : « Mais l’Église du Christ n’est pas une société composée de membres égaux, comme si tous les fidèles qui en font partie avaient les mêmes droits, mais elle est une société inégale (hiérarchique), et non seulement en ce sens que parmi les fidèles les uns sont clercs et les autres laïcs, mais surtout parce qu’il y a dans l’Église un pouvoir divinement institué que les uns ont reçu pour sanctifier, enseigner et gouverner, et que les autres n’ont pas. »[27] Une formulation qui disparaîtra avec le schéma. Dans l’encyclique Pastor Aeternus qui est la seconde Constitution dogmatique sur l’infaillibilité pontificale du 18 juillet 1870, fruit de ce concile, on lit au chapitre III : « Les pasteurs de tout rang et de tout rite et les fidèles, chacun séparément ou tous ensemble, sont tenus au devoir de subordination hiérarchique et de vraie obéissance, non seulement dans les questions qui concernent la foi et les mœurs, mais aussi dans celles qui touchent à la discipline et au gouvernement de l’Église répandue dans le monde entier. Ainsi, en gardant l’unité de communion et de profession de foi et avec le Pontife romain, l’Église est un seul troupeau sous un seul pasteur. "

Et donc, même si les laïcs⁠[28] ont été actifs dans diverses congrégations⁠[29], même si certains princes⁠[30] ou certains de leurs conseillers ont cherché à être d’authentiques chrétiens dans le monde avec un grand souci de justice sociale⁠[31], il ne faut pas s’étonner si, grosso modo, du XIe au XIXe siècle, au sein de l’Église, la définition du laïc est négative dans deux sens. Non seulement le laïc est défini simplement comme celui qui n’est pas clerc mais, en plus, la fonction du laïc est d’obéir au clerc.⁠[32]

Ce statut semble, en même temps, tributaire de la valeur que l’on accorde aux « choses », au corps, au travail, à l’économie, à la politique⁠[33]. Si l’on suit les recommandations du Catéchisme du Concile de Trente publié en 1566, l’engagement social se limite à ce que prescrit le décalogue dans son sens le plus obvie. Ainsi, face à la pauvreté, il n’est guère question que des « œuvres de miséricorde » et de la nécessité de « se mettre en état de faire l’aumône ».⁠[34] Pendant des siècles a manqué une véritable théologie du travail dans la mesure il était considéré surtout comme une malédiction.⁠[35] Tendance accentuée par un certain nombre de théologiens qui ont privilégié le développement d’« une morale de tendance privatisante »[36].


1. Sur ces questions de vocabulaire, on peut lire : POTTERIE Ignace de la, sj, L’origine et le sens primitif du mot « laïc », dans Nouvelle Revue Théologique, 80/8, 1958, pp. 842-853.
2. Ignace de la POTTERIE cite en exemple Ex 19, 24 ; Jr 26, 7.
3. Notre auteur relève seulement trois passages : 1S 21, 5-6 ; Ez 22,16 et 48, 15.
4. Pape élu vers 88-92 et mort en 97.
5. Cité dans FAIVRE Alexandre, Les laïcs aux origines de l’Église, Paris, Centurion, 1984, p. 31.
6. La distinction entre prêtre et lévite vient du culte juif : le lévite est au service des prêtres dans le Temple, aujourd’hui dans la synagogue.
7. Un temps, « laicus » sera en concurrence avec « plebeius ». Ce mot, à l’origine, désigne ceux qui n’appartiennent pas au patriarcat. On y trouve la même idée que dans laicus s’appliquant à une catégorie du peuple. Plebeius fut abandonné, à la fin du moyen-âge, sans doute parce que, chez les auteurs latins profanes, le mot est souvent dépréciatif : qui appartient aux pauvres gens, commun et même grossier, vulgaire, trivial.
8. Ignace de la POTTERIE, L’origine et le sens primitif du mot « laïc », p. 851. Ce n’est qu’à l’époque contemporaine, après le XVIIIe siècle appelé aussi siècle des « Lumières », que le mot laïc a encore évolué pour devenir synonyme de « neutre », athée » ou « antichrétien ».
9. 1 Co 12, 7-11.
10. 1 P 2, 9-10.
11. Déjà dans le livre du Deutéronome, tel que traduit par la Bible de Jérusalem, on lit: « Vous ne ferez pas acception de personne en jugeant, mais vous écouterez le petit comme le grand. » Dt 1, 17. Dans la communauté de Jésus qui comprend hommes et femmes, le P. G. Chantraine écrit qu’« il n’est pas question de hiérarchie ni, du reste, de vie consacrée : les membres de la communauté sont les compagnons de Jésus, ses disciples ; par rapport à la situation ultérieure, ils seraient des laïcs, au sens plein du terme, antérieurement à la distinction entre clercs, religieux et laïcs et pour autant qu’ils partagent l’Humanité que leur offre Jésus, ils seraient des « hommes » au sens fort du terme, sans qualification ecclésiastique. Il importe de relever que laïc au sens plein signifie homme au sens fort. Homme veut dire capacité de laisser Dieu l’incarner comme il le veut. C’est la raison pour laquelle le « laïc » peut devenir prêtre, religieux ou au sens restreint laïc. » (CHANTRAINE Georges sj, Les laïcs, chrétiens dans le monde, Fayard, 1987, pp. 111-112).
12. Cf. Ep 4, 3 ; 4, 7-10. Le Christ confère les « ministères » : « Il a « donné » aux uns d’être apôtres, à d’autres prophètes, ou encore évangélistes, ou bien pasteurs et docteurs, organisant ainsi les saints pour l’œuvre du service (diakonia), en vue de la construction du Corps du Christ, jusqu’à ce que nous parvenions tous ensemble à l’unité de la foi et la connaissance du Fils de Dieu, en vue de l’Homme parfait, selon la mesure du Christ dans sa plénitude » (Ep 4, 11-13). C’est donc grâce aux « ministères » que les dons de chacun s’adaptent les uns aux autres organiquement en vue de servir à la construction du Corps du Christ et à la réalisation de l’humanité achevée dans le Christ. » (CHANTRAINE Georges, op. cit., pp. 116-117).
13. VAUCHEZ André, Les laïcs au Moyen-Age entre ecclésiologie et histoire, dans Etudes, tome 402, n°1, 2005, pp. 55-67.
14. Thèse défendue notamment par André VAUCHEZ.
15. Thèse défendue par HÄRING Bernhard, Vatican II pour tous, Apostolat des Editions, Paris, 1966, p. 164.
16. L’anthropologue Georges Dumézil (1898-1986) a mis au jour cette théorie.
17. Monseigneur Hippolyte Simon fait remarquer que cette société, « malgré les apparences, n’était pas plus chrétienne que la nouvelle ». En effet, en se voulant une société à « ordres », elle marquait un retour au paganisme. (SIMON Hippolyte, Église et politique, Centurion, 1990, p. 84).
18. Pape de 1073-1085. Dans le document Dictatus papae, archives de 1075 conservées au Vatican, on lit, par exemple: « Que tous les princes baisent les pieds du seul pape » (9), « Il lui est permis de déposer les empereurs » (12). En ligne: https://fr.wikipedia.org/wiki/Dictatus_pap%C3%A6
19. Pape de 1294-1303.
20. Qui est du domaine du temps, des choses qui passent, des choses matérielles. Pouvoir temporel peut se traduire par pouvoir politique au sens le plus large du terme. Chez saint Thomas, temporel est synonyme de séculier et s’oppose à éternel ou à spirituel (vie morale et religieuse) (cf. A. LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, 1926).
21. DELECLOS Fabien, Les laïcs sont aussi l’Église, en ligne: http://www.lalibre.be/culture/livres-bd/les-laics-sont-aussi-l-eglise-51b898d9e4b0de6db9b1b3ad
22. Bulle Unam Sanctam, 1302. Une « bulle « , à l’époque, est un document à valeur juridique qui est scellé, qui porte le sceau (bulla en latin) pontifical.
23. On imagine aisément les conflits. L’Église, pour maintenir son indépendance, cherche à empêcher le laïc d’élargir ses prétentions et son influence en son sein. Certains princes convoquaient des conciles, exerçaient des pressions sur le pouvoir spirituel, prétendaient nommer les évêques, par exemple. Le prince, de son côté, supporte mal l’intrusion de l’Église dans la gestion politique.
24. Pape de 1831 à 1846.
25. Cité par CONGAR Yves, Le concile Vatican II, son Église peuple de Dieu et Corps du Christ, Collection Théologie historique n°71, Paris, Beauchesne, 1984, pp. 12-13.
26. Ce concile commença le 8 décembre 1869 et fut interrompu le 20 octobre 1870 quand les troupes italiennes envahirent Rome. Il ne reprit pas.
27. Chapitre X : De Ecclesiae potestate.
28. Ils ont occupés souvent de petites fonctions liturgiques : enfant de chœur, chantre, sacristain, etc..
29. PIE XII cite en exemple les Congrégations mariales d’hommes fondées à Rome en 1563 en vue de fournir à l’Église des hommes de valeur capable d’exercer une bienfaisante influence religieuse, Mary Ward (1585-1642) et sa communauté enseignante, Vincent de Paul(1581-1660) qui enrôlait des laïcs. (Discours aux participants du Ier Congrès de l’Apostolat des laïcs, 14 octobre 1951).
30. PIE XII dans son Discours au 2e Congrès mondial de l’Apostolat des laïcs, 5-13 octobre 1957) cite Pulchérie, impératrice byzantine (399-453), Henri II, empereur du Saint Empire (973-1024), Etienne de Hongrie (975-1038), Louis IX de France (1214-1270). Tous les quatre ont été canonisés. Il aurait pu ajouter le bienheureux Charles Ier de Flandre (1083-1127), saint Thomas More (1478-1535). Demain, on pourra aussi citer Alcide de Gasperi (1881-1954), Alberto Marvelli (1918-1946), Charles de Habsboug (1887-1922) et son épouse Zita 1892-1989), Franz Jägerstätter (1907-1943) béatifiés ou en voie de béatification. Et n’oublions pas les saints parents comme Louis (1823-1894) et Zélie Martin (1831-1877). La liste n’est évidemment pas exhaustive.
31. On peut citer le cas de Vauban (1633-1707) connu, en Belgique et dans le nord de la France comme spécialiste des sièges et des fortifications, fut aussi un économiste soucieux de soulager la misère du peuple. En 1707, il écrit un Projet de dîme royale proposant une réforme de l’impôt qui scandalisa les privilégiés et les collecteurs d’impôts. Ce livre fut interdit. (Cf. VAUBAN, Projet de dîme royale, Paris, Institut Coppet, 2014).
32. Parmi les exceptions que l’on peut relever, citons le cas du roi Louis IX, saint Louis, qui refusa de répondre aux sollicitations des évêques qui souhaitaient que le pouvoir civil contraigne par la saisie de leurs biens, les excommuniés jusqu’à ce qu’ils se fassent absoudre. (cf. JOINVILLE, Saint Louis, Paris, Union générale d’éditions, Collection 10-18, 1963, pp. 161-162).
33. André VAUCHEZ conclut ainsi son étude sur les laïcs au moyen-âge : « En dernière analyse, force est de reconnaître qu’entre une Église en voie de cléricalisation et une société qui commençait à se séculariser, le Moyen-Age finissant a été incapable d’imaginer un usage chrétien du monde pour ceux qui y vivaient, et que cet échec, aggravé par les crispations que devait susciter sur ce plan la réforme protestante, a marqué jusqu’à notre époque l’histoire du catholicisme. » (op. cit., p. 66).
34. Catéchisme du Concile de Trente, Troisième partie, chapitre 35, § VI et VII, 1566.
35. CHENU Marie-Dominique, Pour une théologie du travail, Paris, Seuil, 1955.
36. SCHOOYANS Michel, Le dérive totalitaire du libéralisme, Paris, Editions universitaires, 1991, p. 95.

⁢b. De Léon XIII à Pie XI

[1][2]

Les laïcs : « des collaborateurs actifs et soumis »[3]

Même si la conception décrite précédemment est, en partie, confirmée par Pie IX⁠[4], Léon XIII⁠[5] et Pie X ⁠[6] , les révolutions politiques, sociales, économiques du XVIIIe siècle vont inciter l’Église à réfléchir à la dimension sociale et politique de la justice. Ainsi va naître, sous Léon XIII, la doctrine sociale chrétienne. De plus, comme le « prince » n’a plus désormais la place qu’il occupait en régime monarchique traditionnel⁠[7], l’heure du laïcat va sonner, puisque ce sont désormais les citoyens qui sont le « prince ».⁠[8] Ainsi, Léon XIII a pu constater que les laïcs chrétiens n’ont pas attendu que l’Église se prononce pour prendre des initiatives en vue d’une plus grande justice sociale.⁠[9]

Dans sa grande encyclique Rerum novarum[10], Léon XIII invite patrons et ouvriers à travailler à résoudre la « question sociale » à la lumière des principes fondamentaux de la doctrine sociale qu’il inaugure. Pensant aux corporations qui furent si précieuses jadis, il note qu’il voit « avec plaisir se former partout des sociétés de ce genre, soit composées des seuls ouvriers, soit mixtes, réunissant à la fois des ouvriers et des patrons. Il est à désirer, ajoute-t-il, qu’elles accroissent leur nombre et l’efficacité de leur action. » Il précise encore que l’État n’a pas le pouvoir « de leur dénier l’existence » pour la simple raison que « les citoyens sont libres de s’associer » et « de se donner les statuts et règlements qui leur paraissent les plus appropriés au but qu’ils poursuivent. » Il invite les laïcs à agir « sans délai », mais précise le rôle des évêques : « Les évêques, de leur côté, encouragent ces efforts et les mettent sous leur haut patronage ». qu’est-ce que cela signifie sinon que « cette action des catholiques, quelle qu’elle soit, s’exercera avec une efficacité plus grande, si toutes leurs associations, réserve faite des droits et règlements de chacune d’elles, agissent sous une seule et unique direction qui leur communiquera l’impulsion première et le mouvement ». En fait, le pape place « le soin d’organiser l’action commune des catholiques sous les auspices et la direction des évêques. […] Quelles que soient les initiatives conçues et réalisées […] par des hommes, soit isolés, soit associés, qu’ils n’oublient pas la soumission profonde due à l’autorité des évêques. »[11] Pourquoi ? Parce que ces associations qui ont comme but « l’accroissement le plus grand possible, pour chacun, des biens du corps, de l’esprit et de la fortune » doivent « viser, avant tout, à l’objet principal qui est le perfectionnement moral et religieux. »[12]

De même, Pie X estimera que les œuvres « communément désignées sous le nom d’Action catholique […] principalement fondées pour restaurer et promouvoir dans le Christ la vraie civilisation chrétienne […] ne peuvent nullement se concevoir indépendantes du conseil et de la haute direction de l’autorité ecclésiastique. »[13]

Quant à Pie XI, il reconnaît l’existence d’autres associations de laïcs qui n’appartiennent pas à l’Action catholique et qui sont engagées sur le terrain temporel et précise que « L’Action catholique ne doit pas se substituer aux organisations économiques et professionnelles qui ont pour but direct et immédiat de s’occuper des intérêts temporels des diverses classes de travailleurs manuels ou intellectuels. […] Ces associations doivent conserver leur autonomie et leur responsabilité exclusive dans le domaine technique. » De même, « doivent rester autonomes dans leur domaine et seuls responsables de leur activité, les partis politiques formés par des catholiques ».⁠[14]

Mais c’est au développement de l’Action catholique à travers le monde que Pie XI consacrera ses efforts⁠[15]. Et même si l’Action catholique « ne peut assumer de responsabilités de caractère politique ou économique », il ajoute « qu’elle viendra cependant en aide à ces organisations elles-mêmes et leur sera profitable, soit en leur fournissant les meilleurs éléments formés par elle, soit en proposant le bien intégral de leurs propres membres, soit en coordonnant l’action de tous pour la défense et le soutien des intérêts suprêmes religieux et moraux, lesquels sont la meilleure garantie de la prospérité, de l’ordre et de la paix sociale. »[16]

Le rêve de Pie XI est d’une certaine manière d’organiser l’action des laïcs, sous ses différentes formes, comme une vaste armée dont les généraux seraient les évêques et le souverain pontife.⁠[17]

En tout cas, les laïcs sont pour lui les « premiers apôtres » du monde temporel : « Comme à d’autres époques de l’histoire de l’Église, nous affrontons un monde retombé en grande partie dans le paganisme. Pour ramener au Christ ces diverses classes d’hommes qui l’ont renié, il faut avant tout recruter et former dans leur sein même des auxiliaires de l’Église qui comprennent leur mentalité, leurs aspirations, qui sachent parler à leur cœur dans un esprit de fraternelle charité. Les premiers apôtres, les apôtres immédiats des ouvriers seront les ouvriers ; les apôtres du monde industriel et commerçant seront des industriels et des commerçants. »[18]

Des « apôtres laïques » qui, face au laïcisme et à l’athéisme notamment de la classe ouvrière et des jeunes, sont comme les « vaillants soldats du Christ »[19], « soldats d’avant-garde »[20], nourris des Exercices spirituels⁠[21], que les évêques et les prêtres doivent « rechercher avec soin » et « choisir avec prudence » avant « de les former et de les instruire ».⁠[22]

Prioritairement, c’est au sein des mouvements d’Action catholique que le pape envisage surtout l’engagement des laïcs. Il va s’employer, tout au long de son pontificat, à promouvoir, un peu partout dans le monde, les différentes associations rassemblées sous l’étiquette d’Action catholique, les orienter et les organiser car, « pour Pie XI, la mission apostolique des laïcs ne saurait se concevoir dans la spontanéité d’initiatives indépendantes. Son encadrement par les successeurs des apôtres est une condition sine qua non que le pape répète à de nombreuses reprises. »[23] Pourquoi cette insistance ? De nouveau, parce que « l’Action catholique qui, par définition, est la collaboration du laïcat à l’apostolat hiérarchique, ainsi que l’exige sa nature même, est une aide à la hiérarchie sacrée, à laquelle elle se subordonne, tout en se conformant et en s’adaptant à sa structure et à son organisation. »[24] Son but est de « propager le règne du Christ et par cette propagation de procurer à la société le plus grand des biens, dont découlent tous les autres biens. »[25] Bien que ses membres puissent s’engager dans la vie publique, l’Action catholique, en tant que telle, « n’est pas un mouvement d’ordre matériel, mais spirituel ; il ne revêt pas un caractère profane, mais sacré ; il ne poursuit pas des buts politiques, mais religieux. »[26] Elle doit, se tenir « comme l’Église au-dessus et en dehors des partis politiques, car elle est établie non pas en vue de tel ou tel groupe, mais pour procurer le vrai bien des âmes en étendant le plus possible le règne de Notre Seigneur Jésus-Christ dans les individus, les familles, la société. »[27] Il s’agit de ramener, par exemple, ses compagnons de travail, nos frères, « à la pratique de la vie chrétienne. »[28] Toutes les associations d’Action catholique doivent avoir « pour principe inviolable d’obéir unanimement aux directeurs nommés par la hiérarchie ecclésiastique »[29] et il est souhaitable que non seulement elles ne se fassent pas concurrence, qu’elles coordonnent leurs actions respectives, mais aussi que cette coordination aille « jusqu’à une structure institutionnelle ».⁠[30] Il faut, en effet, éviter « la dispersion des forces » : « qu’ils s’unissent donc, tous les hommes de bonne volonté, qui, sous la direction des pasteurs de l’Église, veulent combattre ce bon et pacifique combat du Christ […] ».⁠[31]

En tout cas, malgré cette envie de centralisation et de contrôle, Pie XI, à l’instar de Léon XIII, se rend compte de l’importance des laïcs et de leur action sur le monde. Léon XIII soucieux de l’état de la société, s’efforce de convaincre les fidèles de la nécessité de travailler à établir entre tous les citoyens une « amitié » que nous appellerions aujourd’hui « solidarité ». Pie XI ira plus loin en parlant de « charité politique »[32], expression qui fera florès.⁠[33]


1. Pape de 1878-1903.
2. Pape de 1922-1939.
3. PIE XI, Lettre apostolique aux archevêques, évêques et autres ordinaires des îles Philippines en vue de développer et d’intensifier la vie catholique dans ces régions, 18 janvier 1939.
4. Lettre Exhortae in ista, aux évêques du Brésil, 29 avril 1876.
5. Lettre au cardinal Guibert (17 juin 1885) et Lettre à l’évêque de Tours (17 décembre 1888).
6. Encyclique Vehementer Nos ( 11 février 1906). Cf. CONGAR Yves, Le concile Vatican II, son Église peuple de Dieu et Corps du Christ, Collection Théologie historique n°71, Paris, Beauchesne,1984, pp. 12-13.
7. Albert CAMUS écrit notamment qu’en 1793, « ce n’est pas Capet qui meurt, mais Louis de droit divin, et avec lui, d’une certaine manière, la chrétienté temporelle ». ( L’homme révolté, Paris, Gallimard, 1951, p. 150).
8. Armand de MELUN (1807-1877), député français, catholique social, écrit en 1868: « Il faut avouer que le Saint Père n’a pas trop à se louer des princes. Excepté la reine d’Espagne, pas un royaume catholique ne lui est resté fidèle. Il y aura désormais deux mondes retranchés, parfois hostiles. Alors le pape parlera aux peuples et il parlera d’autant plus que ces peuples sont de moins en moins chrétiens et qu’il importe de leur faire savoir cette doctrine sociale du Christ que les princes connaissaient, appliquaient, et que personne ne connaît plus. » (Cité par Amédée d’ANDIGNE, Spirituel et temporel, in Actes du Congrès de Lausanne, Laïcs dans la cité, 1966, p. 13). L’auteur est fort indulgent de penser que les princes connaissaient et appliquaient la doctrine sociale du Christ, mais il n’en reste pas moins qu’il a bien compris qu’il fallait désormais que « le peuple » devienne l’interlocuteur privilégié des papes.
9. En effet, à côté de clercs éminents soucieux de l’évolution de la société, on trouve de nombreux laïcs comme Charles de Vogelzang ou Charles de Lowenstein en Autriche, Léon Harmel ou Albert de Mun en France, Contardo Ferrini en Italie, Charles Périn ou François Schollaert en Belgique et tant d’autres. (Cf. KOTHEN Robert, La pensée et l’action sociales, 1789-1944, Louvain, Warny, 1945.
10. 1891.
11. Encyclique Graves de communi re, 18 janvier 1901. Dans une lettre à Monseigneur Guillaume Meignan (1817-1896), archevêque de Tours, Léon XIII écrit : « Il est constant et manifeste qu’il y a dans l’Église deux ordres bien distincts par leur nature, les pasteurs et le troupeau, c’est-à-dire les chefs et le peuple. le premier a pour fonction d’enseigner, de gouverner, de diriger les hommes dans la vie, d’imposer des règles, l’autre a pour devoir d’être soumis au premier, de lui obéir, d’exécuter ses ordres et de lui faire honneur. » (Cité in A. d’ANDIGNE, op. cit., p. 5).
12. Encyclique Rerum novarum.
13. Encyclique Il fermo proposito sur l’Action catholique ou Action des catholiques, 11 juin 1905.
14. A l’épiscopat de Colombie, 14 février 1934.
15. Sur la question, on peut lire BARRAL Pierre, Le magistère de Pie XI sur l’Action catholique, in Achille Ratti pape Pie XI, Actes du colloque de Rome (15-18 mars 1989), Publications de l’Ecole française de Rome, 223, pp. 591-603.
16. A l’épiscopat de Colombie, 14 février 1934.
17. Encyclique Ubi arcano Dei, 23 décembre 1922.
18. Encyclique Quadragesimo anno, 1931, pour le 40e anniversaire de la publication de Rerum novarum.
19. Id.. Pie XI emploie volontiers un langage militaire : « âpres combats », « phalanges serrées », etc..
20. PIE XI, Lettre au cardinal van Roey, archevêque de Malines, 19 août 1935.
21. Encyclique Mens nostra, 20 décembre 1929. Dans son petit livre éponyme, saint Ignace de Loyola (1491-1556), fondateur de la Compagnie de Jésus, propose, à l’instar de ce que l’on fait pour le corps, d’entraîner l’âme en quatre semaines par des exercices qui rassemblent « toute manière de préparer et de disposer l’âme pour écarter de soi toutes les affections désordonnées et, après les avoir écartées, pour chercher et trouver la volonté divine dans la disposition de sa vie en vue du salut de son âme.  » (Exercices spirituels, Paris, Desclée de Brouwer, 1960, p. 13).
22. Encyclique Quadragesimo anno.
23. BARRAL, Pierre, Le magistère de Pie XI sur l’Action catholique, in Achille Ratti pape Pie XI, Actes du colloque de Rome, 15-18 mars 1989, p. 594.
24. Lettre au cardinal Ildefonse Schuster, archevêque de Milan, sur la tenue du IXe Concile provincial de Lombardie, 28 août 1934.
25. Lettre au cardinal Adolf Bertram, président de la Conférence épiscopale allemande, 13 novembre 1928.
26. Lettre apostolique aux archevêques, évêques et autres Ordinaires des îles Philippines, 18 janvier 1939. En 1931, en Italie dominée par le parti fasciste, le pape avait assuré que l’AC ne ferait pas de politique et que la promesse serait tenue. Vu le lien entre l’Action catholique et la hiérarchie, celle-ci ne pouvait assumer la responsabilité d’une action politique des laïcs.
27. Message aux Portugais, 10 novembre 1933.
28. Lettre au cardinal van Roey, op. cit..
29. 6 novembre 1929. J. CARDIJN affirme que « le pape ne cesse de répéter: « L’Action catholique sera ce que le prêtre la fera. Dans les mains du clergé se trouve l’avenir de l’Action catholique. » Le futur cardinal ne donne aucune référence mais c’est bien la pensée du pape.
   (Cf. https://sites.google.com/a/cardijn.info/josephcardijn-fr/une-pensee-maitresse-de-pie-xi).
30. BARRAL Pierre, op. cit., p. 603.
31. Encyclique Quadragesimo anno.
32. PIE XI, Discours à la Fédération Universitaire Italienne, 18 décembre 1927: « Plus est vaste et important le champ dans lequel on peut travailler, plus impérieux est le devoir. Et tel est le domaine de la politique qui regarde les intérêts de la société tout entière et qui, sous ce rapport, est le champ de la plus vaste charité, de la charité politique, dont on peut dire qu’aucun autre ne lui est supérieur, sauf celui de la religion. C’est sous cet aspect que les catholiques et l’Église doivent considérer la politique. »
33. Cf. BENOIT XVI, Charité politique, Parole et silence, 2013. Paul VI introduira une autre expression, celle de « civilisation de l’amour ». (Homélie de clôture de l’année sainte, 25 décembre 1975).

⁢c. Pie XII : Vers une juste autonomie des laïcs

[1]

Pie XII va élargir la perspective de ses prédécesseurs soulignant sans aucune ambigüité, non seulement l’importance capitale des laïcs dans la mission globale de l’Église et spécialement sur le terrain temporel mais aussi leur relative autonomie par rapport à la hiérarchie. C’est l’esquisse de la doctrine qui sera proclamée lors du concile Vatican II⁠[2].

L’enseignement de Pie XII⁠[3] est original à plusieurs titres, notamment sur le plan méthodologique. Les grandes hérésies modernes⁠[4] ont été bien analysées et dénoncées par ses prédécesseurs ; aussi Pie XII va-t-il s’employer surtout à développer les moyens de construire une société plus humaine et plus chrétienne en indiquant très concrètement aux divers groupes sociaux et professionnels qu’il rencontre⁠[5] les moyens d’y parvenir. Il ne s’emploie pas à écrire une grande encyclique sociale mais précise aux différentes catégories de personnes auxquelles il s’adresse comment dans leur situation, dans leur métier, faire vivre un christianisme intégral en éclairant leur quotidien des principes fondamentaux qui doivent les inspirer.⁠[6] Les laïcs, premiers apôtres, comme l’écrivait Pie XI, sont donc bien au premier plan ou plus exactement, comme le soulignait volontiers le futur cardinal Cardijn, « en première ligne ».⁠[7] Plus radicalement encore, Pie XII dira:

« Les laïcs sont l’Église »

[8]

Conformément aux enseignements du Christ, Pie XII ne considère pas les laïcs comme des subalternes. Il s’insurge même à deux reprises contre l’expression « émancipation des laïcs »[9]. Le dictionnaire⁠[10] nous apprend que le mot « émancipation » appartient à la langue du droit et désigne « un acte par lequel un mineur est affranchi de la puissance paternelle ou de la tutelle ». Au figuré, c’est l’« action de s’affranchir, de se dégager d’une autorité ». Emanciper les laïcs insinuerait donc qu’ils ne sont ni adultes ni libres. Or, selon « la nature réelle de l’Église et son caractère social, rappelle Pie XII, tous les fidèles, sans exception, sont membres du Corps mystique du Christ. »[11] Tous « sont appelés à collaborer à l’édification et au perfectionnement du Corps mystique du Christ. » Les laïcs ne sont ni « des enfants, des mineurs […], dans le royaume de la grâce, tous sont regardés comme adultes ». Et donc ce serait une erreur de distinguer « un élément purement actif, les autorités ecclésiastiques, et d’autre part, un élément purement passif, les laïcs. » Tous les membres de l’Église « sont des personnes libres et doivent donc être actifs. » Qui plus est, étant acquis le respect dû à la dignité du prêtre, « le laïc a des droits, et le prêtre de son côté doit les reconnaître. Le laïc a droit à recevoir des prêtres tous les biens spirituels afin de réaliser le salut de son âme et de parvenir à la perfection chrétienne ; quand il s’agit des droits fondamentaux du chrétien, il peut faire valoir ses exigences ; c’est le sens et le but même de toute la vie de l’Église qui est ici en jeu, ainsi que la responsabilité devant Dieu du prêtre et du laïc. » Pie XII résume sa pensée dans cette formule : « la communauté est en définitive au service des individus et non inversement ». Formule où l’on retrouve le vrai sens de l’autorité, quelle qu’elle soit, y compris l’ecclésiastique : un service.⁠[12]

Pie XII rappelle, en 1957, la figure des laïcs « qui savent assumer toutes leurs responsabilités », telle qu’il l’avait dessinée en 1946⁠[13]: des hommes élevés, au sein de l’Église, à la perfection de leur être et de leur vitalité, « des hommes constitués dans leur intégrité inviolables comme images de Dieu ; des hommes fiers de leur dignité personnelle et de leur saine liberté ; des hommes justement jaloux d’être les égaux de leurs semblables en tout ce qui concerne le fonds le plus intime de la dignité humaine ; des hommes attachés de façon stable à leur terre et à leurs traditions ; […] voilà, ajoutait-il, ce qui donne à la société humaine son fondement solide, et lui procure sécurité, équilibre, égalité, développement normal dans l’espace et le temps. »

L’action de tous, sans exception, est nécessaire et urgente⁠[14], comme le répètent ses prédécesseurs depuis Léon XIII, et elle n’est pas facultative : « Le premier point qu’il faut se rappeler, Nous semble-t-il, est celui de la nécessité de l’action, d’une action clairement conçue et voulue avec fermeté. Toute attitude d’acceptation passive des événements, de laisser-aller, toute forme de quiétisme[15] inerte est à rejeter. »[16] Et donc, aucun alibi même spirituel, comme dira Jean-Paul II, ne peut dispenser de l’action.

Le champ d’action des laïcs

L’Église a besoin des laïcs pour deux raisons. Tout d’abord parce que la pénurie de prêtres est déjà, à l’époque, de plus en plus sensible⁠[17] et qu’elle « menace de le devenir encore davantage. »[18] Mais l’engagement des laïcs est surtout indispensable parce que l’apostolat doit atteindre tous les domaines temporels, tous les milieux⁠[19] et que « le clergé a besoin de se réserver avant tout pour l’exercice de son ministère proprement sacerdotal, où personne ne peut le suppléer »[20].

Le champ d’action des laïcs est donc immense. Alors que beaucoup pensent que l’accomplissement du devoir d’état est, bien sûr, louable mais obligatoire et ne fait pas partie de l’apostolat proprement dit, Pie XII estime au contraire qu’« il est malaisé de tracer la ligne de démarcation à partir de laquelle commence l’apostolat des laïcs proprement dit ». Il reconnaît « la puissante et irremplaçable valeur, pour le bien des âmes, de ce simple accomplissement du devoir d’état par des millions et des millions de fidèles consciencieux et exemplaires. »[21]

qu’en est-il de l’Action catholique ?

Alors que Pie XI, nous l’avons vu, tout au long de son pontificat, a cherché à promouvoir prioritairement l’Action catholique, Pie XII a une position plus nuancée et plus ouverte. Certes, il confirme son importance mais met en garde cette organisation contre deux tentations: celle de se confondre avec l’apostolat hiérarchique (celui du clergé, Pape, évêques, prêtres) et celle de s’octroyer le monopole de l’apostolat des laïcs.

Le premier danger est donc la cléricalisation du laïc⁠[22] : « L’acceptation par le laïc d’une mission particulière, d’un mandat de la hiérarchie, si elle l’associe de plus près à la conquête spirituelle du monde, que mène l’Église sous la direction de ses pasteurs, ne suffit pas à en faire un membre de la hiérarchie, à lui donner les pouvoirs d’ordre et de juridiction qui restent étroitement liés à la réception du sacrement de l’ordre, à ses divers degrés. » L’apostolat des laïcs reste toujours tel « et ne devient pas « apostolat hiérarchique », même quand il s’exerce par mandat de la hiérarchie. »[23]

Pie XII dénonce ensuite avec insistance l’exclusivité de l’action que l’Action catholique voudrait se réserver. Certes, « l’Action catholique porte toujours le caractère d’un apostolat officiel des laïcs » mais elle « ne peut pas […] revendiquer le monopole de l’apostolat des laïcs, car, à côté d’elle subsiste l’apostolat laïc libre. »[24] Pie XII réagit ainsi contre ceux qui considèrent que « toutes les organisations qui n’entrent pas dans le cadre de l’Action catholique […] apparaissent de moindre authenticité, d’importance secondaire, semblent moins appuyées par la hiérarchie et restent comme en marge de l’effort apostolique essentiel du laïcat. […] Bien plus, on en viendrait en pratique à jeter l’exclusive et à fermer le diocèse aux mouvements apostoliques qui ne portent pas l’étiquette de l’Action catholique. »⁠[25] Pie XII dira encore que « l’Action catholique n’a pas davantage, par sa propre nature, la mission d’être à la tête des autres associations et d’exercer sur celles-ci un rôle de patronage en quelque sorte faisant autorité. Le fait qu’elle est placée sous la direction immédiate de la Hiérarchie ecclésiastique ne comporte pas en soi une telle conséquence. En réalité, c’est la fin propre de chaque organisation qui détermine son mode de direction. Et il peut fort bien arriver que cette fin ne réclame ni ne rende même opportune cette direction immédiate ; mais ce n’est pas pour cela que ces organisations cessent d’être catholiques et unies à la Hiérarchie. »[26]

Et qu’en est-il de la liberté des laïcs au sein des organisations ?

Tout apostolat est soumis à la hiérarchie mais il ne faut pas mal interpréter cette réalité comme nous allons le voir et comme nous le verrons encore plus loin.

Précisément, au point de vue des rapports avec la hiérarchie, les liens peuvent varier.

La dépendance « la plus étroite » est « pour l’Action catholique ; celle-ci représente en effet, l’apostolat officiel des laïcs ; elle est un instrument entre les mains de la hiérarchie, elle doit être comme le prolongement de son bras ; elle est de fait soumise par nature à la direction du supérieur ecclésiastique. »

d’autres associations jouissent de plus de liberté : « d’autres œuvres d’apostolat des laïcs, organisées ou non, peuvent être laissées davantage à leur libre initiative, avec la latitude que demanderaient les buts à atteindre. Il va de soi que, en tous cas, l’initiative des laïcs, dans l’exercice de l’apostolat, doit se tenir toujours dans les limites de l’orthodoxie et ne pas s’opposer aux légitimes prescriptions des autorités ecclésiastiques compétentes. »[27]

Il en est de même lorsque Pie XII s’adresse aux femmes : « Bien que l’Église refuse de voir limiter indûment le champ de son autorité, elle ne supprime ni ne diminue de ce fait la liberté et l’initiative de ses enfants. La hiérarchie ecclésiastique n’est pas toute l’Église, et elle n’exerce pas son pouvoir de l’extérieur à la manière d’un pouvoir civil, par exemple, qui traite avec ses subordonnés sur le seul plan juridique. Vous êtes des membres du Corps mystique du Christ, insérés en lui-même dans un organisme animé par un seul Esprit, vivant d’une seule et même vie. L’union des membres avec la tête n’implique nullement qu’ils abdiquent leur autonomie ou qu’ils renoncent à exercer leurs fonctions ; bien au contraire, c’est de la tête qu’ils reçoivent l’impulsion, qui leur permet d’agir avec force et précision, en parfaite coordination avec tous les autres membres, pour le profit du corpos entier. » Et il ajoutera même, très clairement, devant ses interlocutrices que dans l’apostolat, « l’initiative individuelle […] a sa fonction à côté d’une action d’ensemble organisée et menée par le moyens des diverses associations. Cette initiative de l’apostolat laïc se justifie parfaitement, même sans « mission » préalable explicite de la hiérarchie ».⁠[28]

Dans tous les cas, les laïcs exerceront leur apostolat sous leur propre responsabilité : « Quand nous comparons l’apôtre laïque, ou plus exactement le fidèle de l’Action catholique, à un instrument aux mains de la hiérarchie selon l’expression devenue courante, Nous entendons la comparaison en ce sens que les supérieurs ecclésiastiques usent de lui à la manière dont le Créateur et Seigneur use des créatures raisonnables comme instruments, comme causes secondes, « avec une douceur pleine d’égards »[29]. qu’ils en usent donc avec la conscience de leur grave responsabilité, les encourageant, leur suggérant des initiatives et accueillant de bon cœur celles qui seraient proposées par eux, et selon l’opportunité, les approuvant avec largeur de vue. Dans les batailles décisives, c’est parfois du front que partent les plus heureuses initiatives. »[30]

Aux clercs, il déclare : « Nous louons ce travail apostolique des laïcs et Nous vous exhortons, chers fils, à lui faire bon accueil, à l’encourager et, surtout , à le laisser se développer librement, soit que ces groupes demeurent dans les limites de la paroisse ou qu’ils s’étendent également à l’extérieur, soit qu’ils se rattachent à l’Action catholique organisée ou non. »[31]

Quant au sein de chaque organisation, il recommande à ses confrères, « que l’autorité ecclésiastique applique ici aussi le principe général de l’aide subsidiaire[32] et complémentaire ; que l’on confie au laïc les tâches, qu’il peut accomplir, aussi bien ou même mieux que le prêtre et que, dans les limites de sa fonction ou celles que trace le bien commun de l’Église, il puisse agir librement et exercer sa responsabilité. »[33] Il condamnera donc le dirigisme : « Il n’est pas admissible de voir les chefs de l’Action catholique être comme les manipulateurs d’une centrale électrique devant le tableau de commande, attentifs seulement à lancer ou à interrompre, à régler ou à diriger le courant dans le vaste réseau. »[34] Et si « l’Action catholique n’est pas appelée à être une force dans le domaine de la politique de parti […], les citoyens catholiques, en tant que tels peuvent fort bien s’unir dans une association d’activité politique ; c’est leur bon droit, tout autant comme chrétiens que comme citoyens. La présence dans les rangs de celle-ci et la participation de membres de l’Action catholique, -dans le sens et dans les limites sus-indiquées - sont légitimes et peuvent aussi être tout à fait désirables.

Loin de Nous la pensée de déprécier l’organisation ou de sous-estimer sa valeur comme facteur d’apostolat ; Nous l’estimons, au contraire très fort, surtout dans un monde où les adversaires de l’Église s’abattent sur elle avec la masse compacte de leurs organisations.

Mais elle ne doit pas conduire à un exclusivisme mesquin, à ce que l’apôtre appelait : « explorare libertatem ; épier la liberté »[35]. Dans le cadre de votre organisation, laissez à chacun grande latitude pour déployer ses qualités et dons personnels en tout ce qui peut servir au bien et à l’édification : « in bonum et aedificationem »[36] et réjouissez-vous quand, hors de vos rangs, vous en voyez d’autres, « conduits par l’esprit de Dieu »[37], gagner leurs frères au Christ. »[38]

Ainsi s’affermit de plus en plus l’indispensable distinction entre le domaine temporel et le domaine spirituel, distinction - non séparation- qui a manqué d’être clairement établie par le passé et qui sera consacrée lors du Concile Vatican II.

L’importance de la formation

Rappelons-nous l’insistance du Pape, d’une part, sur l’initiative, la liberté et la responsabilité des laïcs et, d’autre part, la nécessité d’être en accord avec la hiérarchie : « l’initiative des laïcs, dans l’exercice de l’apostolat, doit se tenir toujours dans les limites de l’orthodoxie et ne pas s’opposer aux légitimes prescriptions des autorités ecclésiastiques compétentes ». « Il va de soi, dit Pie XII, que l’apostolat des laïcs est subordonné à la hiérarchie ecclésiastique ; celle-ci est d’institution divine ; il ne peut donc être indépendant vis-à-vis d’elle. »[39] « L’union des membres avec la tête n’implique nullement qu’ils abdiquent leur autonomie ou qu’ils renoncent à exercer leurs fonctions ; bien au contraire, c’est de la tête qu’ils reçoivent l’impulsion ».⁠[40]

Comment concilier cette exigence et la liberté responsable reconnue sinon par une formation sérieuse⁠[41] qui est le véritable lien entre les laïcs et la hiérarchie, qu’elle soit ou non présente au sein de l’organisation ? Tous doivent s’engager⁠[42] mais non sans se former: « même l’apôtre laïc, qui travaille parmi les ouvriers dans les usines et les entreprises, a besoin d’un savoir solide en matière économique, sociale et politique, et connaîtra donc aussi la doctrine sociale de l’Église ». Cette formation peut être assurée par les œuvres d’apostolat elles-mêmes aidées par le clergé, les ordres religieux ou encore les instituts séculiers.⁠[43]

Par quel moyen ? Par ce qu’il appelle, peut-être inspiré par ce que font les communistes : une « cellule »[44] : « la « cellule » catholique doit intervenir dans les ateliers, mais aussi dans les trains, les autobus, les familles, les quartiers ; partout elle agira, donnera le ton, exercera une influence bienfaisante, répandra une vie nouvelle. »[45]


1. Pape de 1939 à 1958. Sur la nouveauté de l’enseignement de Pie XII, on peut lire DEJAIFVE, Georges s.j., Laïcat et mission de l’Église, in Nouvelle Revue Théologique, LXXX, 1958, n° 1, pp. 22-38.
2. De 1962 à 1965.
3. La pensée de Pie XII s’exprime principalement dans deux discours destinés Aux participants du Congrès mondial de l’Apostolat des laïcs, le premier le 14 octobre 1951 et le second du 5 au 13 octobre 1957. Pour la facilité nous les identifierons simplement par leur millésime : 1951 et 1957.
4. Communisme, socialisme, libéralisme, nazisme, fascisme, laïcisme.
5. Ces catégories sont extrêmement variées : hommes politiques, syndicalistes, entrepreneurs, ouvriers, historiens, chirurgiens, aristocrates, écrivains, cinéastes, couturiers, mères de famille, fiancés, policiers, sportifs, militaires, artistes, agriculteurs, etc., etc..
6. « Bien souvent, au cours de Notre pontificat, Nous avons parlé, dans des circonstances et sous des aspects fort variés, de cet apostolat des laïcs, dans Nos messages à tous les fidèles ou en Nous adressant à l’Action catholique, aux congrégations mariales, aux ouvriers et aux ouvrières, aux enseignants et aux enseignantes, aux médecins et aux juristes, et aussi aux milieux spécifiquement féminins, pour insister sur leurs devoirs actuels même dans la vie publique, et à d’autres encore. » (1951).
7. Joseph CARDIJN (1882-1967), fondateur en 1925 de la JOC. Il est l’auteur de Laïcs en première ligne, Vie ouvrière, 1963. Il fut créé cardinal en 1965.
8. Cf. Allocution aux nouveaux cardinaux, 20 février 1946: « Les fidèles, et plus précisément les laïcs se trouvent aux premières lignes de la vie de l’Église ; par eux, l’Église est le principe vital de la société humaine. Eux, par conséquent , eux surtout, doivent avoir une conscience toujours plus nette, non seulement d’appartenir à l’Église, mais d’être l’Église, c’est-à-dire la communauté des fidèles sur la terre sous la conduite du chef commun, le pape, et des évêques en communion avec lui. »
9. « Elle rend un son un peu déplaisant », dit Pie XII (1951).
10. ROBERT, Paul, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Société du Nouveau Littré, 1960.
11. 1951. Pie XII renvoie également à son encyclique Mystici Corporis Christi, 29 juin 1943. L’expression « Corps mystique du Christ » désigne l’Église. Elle proclame que les chrétiens et le Christ ne font qu’un seul corps comme Paul en a fait l’expérience sur le chemin de Damas quand le Christ lui reproche de le persécuter alors que Paul ne faisait que persécuter les chrétiens (Ac 9, 1-5). Les chrétiens sont comme les membres du corps humain, tous différents, utiles et solidaires. Le Christ est bien sûr la tête. Quant à l’adjectif « mystique », il signifie ici : « qui est lié au mystère de Dieu ».
12. 1957.
13. Allocution aux nouveaux cardinaux, 20 février 1946.
14. 1957.
15. « Doctrine ou tendance selon laquelle, aux plus hauts états mystiques, l’âme n’aurait qu’à s’abandonner au repos (quies) en Dieu, tout passivement. » (BOUYER Louis, Dictionnaire théologique, Desclée, 1990).
16. Discours aux organisations féminines catholiques, 29 septembre 1957.
17. Lettre au patriarche de Venise à propos des nouveaux statuts de l’Action catholique italienne, 11 octobre 1946.
18. 1951.
19. Pie XII pense aux familles, aux écoles et à l’éducation en général, aux pauvres, aux missions, à l’émigration et à l’ immigration, à la vie intellectuelle et culturelle, au jeu, au sport, à l’opinion publique, à la vie sociale et politique…​ Il insistera encore sur la collaboration des laïcs, « en particulier, quand il s’agit de faire pénétrer l’esprit chrétien dans toute la vie familiale, sociale, économique et politique. […​] La « consecratio mundi » est, pour l’essentiel, l’œuvre des laïcs eux-mêmes, d’hommes qui sont mêlés intimement à la vie économique et sociale, participent au gouvernement et aux assemblées législatives. » (1957).
20. 1951.
21. 1951.
22. L’expression, nous le verrons, est de Jean-Paul II mais le fait est déjà ici condamné.
23. 1957.
24. 1957. Pie XII ajoute que même le mandat d’enseigner « n’est pas donné à l’Action catholique dans son ensemble, mais à ses membres organisés en particulier, suivant la volonté et le choix de la hiérarchie. » En 1951, il disait déjà : « L’apostolat des laïcs, au sens propre, est sans doute en grande partie organisé dans l’Action catholique et dans d’autres institutions d’activité apostolique approuvées par l’Église ; mais en dehors de celles-ci, il peut y avoir et il y a des apôtres laïques, hommes et femmes, qui regardent le bien à faire ; les possibilités et les moyens de le faire ; et ils le font, uniquement soucieux de gagner des âmes à la vérité et à la grâce. […​] ne vous inquiétez pas de demander à quelles organisations ils appartiennent ; admirez plutôt et reconnaissez de bon cœur le bien qu’ils font. »
25. 1957.
26. Discours à l’Action catholique italienne, 3 mai 1952.
27. 1951.
28. Discours aux organisations féminines catholiques, 29 septembre 1957.
29. Sg 12, 18.
30. 1951.
31. Discours aux curés de Rome et aux prédicateurs de carême, 6 février 1951.
32. Le principe dit « de subsidiarité » a été défini par Pie XI dans l’encyclique Quadragesimo anno : « ce que les particuliers peuvent faire par eux-mêmes et par leurs propres moyens ne doit pas leur être enlevé et transféré à la communauté ». (Allocution aux nouveaux cardinaux, op. cit.).
33. 1957. Dans son Discours à l’Action catholique italienne du 3 mai 1952, à propos des groupements féminins, il souhaitait déjà que « les prêtres, avec une fine et délicate réserve, laissent complètement aux dirigeantes et en tout cas aux soins et entre les mains de femmes pieuses et sages, ce que celles-ci peuvent faire par elles-mêmes, parfois même mieux, limitant ainsi eux-mêmes leur activité au ministère sacerdotal. »
34. Discours à l’Action catholique italienne, 3 mai 1952.
35. Ga 2, 4.
36. Rm 15, 2.
37. Ga 5 , 18.
38. 1951.
39. Id..
40. 1957.
41. Cf. également Allocution aux nouveaux cardinaux, 20 février 1946.
42. « Au lieu de céder à une tendance un peu égoïste, en songeant seulement au salut de leur âme, qu’ils prennent aussi conscience de leur responsabilité envers les autres et des moyens de les aider. » (1957).
43. 1957. En 1955, il invitait les ouvriers à ,« connaître les principes fondamentaux » et les « dirigeants des peuples, les législateurs, les employeurs et les directeurs d’entreprises à les mettre en exécution. » (Discours à l’Association chrétienne des travailleurs italiens, 1er mai 1955) .
44. Pie XII a constaté que « que certains laïcs catholiques - sous l’impulsion et la direction du prêtre - ont formé de petites sociétés ou des cercles, où une ou deux fois par mois, selon les circonstances, des collègues de la même profession, des parents, des amis, se réunissent pour traiter et discuter, sous une direction compétente, parmi les autres sujets, des questions également religieuses. » (Discours aux curés de Rome et aux prédicateurs de carême, 6 février 1951).
45. 1957. Il précise que « les cellules catholiques, qui doivent se créer parmi les travailleurs, dans chaque usine et dans chaque milieu de travail, pour ramener à l’Église ceux qui en sont séparés, ne peuvent être constituées que par les travailleurs eux-mêmes.

⁢ii. Karol Wojtyla et le Concile Vatican II

Nous avons accordé une grande place à l’enseignement du pape Pie XII parce que celui-ci, à partir de son approfondissement de la théologie du Corps mystique du Christ, a bien mis en évidence l’importance, au sein de l’Église, de tout baptisé, consacré ou laïc, et souligné le rôle irremplaçable du laïc dans l’Église et dans le monde. C’est sur cette base que le Concile va travailler⁠[1] et notamment sous l’impulsion du cardinal Wojtyla, le futur Jean-Paul II qui, durant tout son pontificat s’emploiera à développer et promouvoir les prises de position conciliaires. Il est donc important de s’attarder aux textes du Concile qui touchent au problème qui nous intéresse ici.

Le théologien allemand Bernhard Häring, expert au Concile Vatican II, écrit, en 1966, « que l’avenir verra en premier lieu, dans ce Concile, le concile qui a rendu aux laïcs le rôle qu’ils doivent remplir dans l’Église. »[2]

Pour la première fois dans l’histoire de l’Église, en effet, un concile va longuement se pencher sur la personne du laïc et son rôle dans l’Église et dans le monde. Dans la Constitution dogmatique sur l’Église Lumen gentium (LG), texte essentiel, tout le chapitre IV leur est consacré. Mais il est déjà question d’eux dès le chapitre II qui définit le peuple de Dieu⁠[3]. Ce n’est pas tout : leur est entièrement consacré le décret sur l’apostolat des laïcs Apostolicam actuositatem (AA) qui décrit longuement le pourquoi et le comment de l’engagement des laïcs. C’est à ces endroits précisément que le concile a repris, développé et approfondi les prises de position de Pie XII⁠[4]. Enfin, pour nourrir et orienter l’action des laïcs, le concile va leur offrir le texte le plus long de l’ensemble, la Constitution pastorale Gaudium et spes (GS) sur l’Église dans le monde de ce temps.

Quant au cardinal Wojtyla, il a déployé une « très intense activité »[5] dans ce concile et notamment pour orienter le schéma sur l’Église qui deviendra la constitution dogmatique Lumen gentium et le schéma sur l’apostolat des laïcs qui deviendra le décret Apostolicam actuositatem. On sait que le futur Jean-Paul II a milité pour que soit mise en évidence l’unité du peuple de Dieu, pour que le laïcat soit fortement valorisé et que lui soient reconnus « le droit et le devoir d’être un agent actif de l’apostolat, en vertu de son baptême, et non en raison d’un mandat particulier »[6]. Ses interventions seront déterminantes⁠[7] également dans la préparation de la constitution pastorale Gaudium et spes[8], non seulement au niveau de l’orientation générale mais aussi au niveau de la rédaction du texte au sein de la commission théologique chargée de ce travail. Le futur pape travailla en particulier sur le chapitre IV qui retiendra spécialement notre attention.⁠[9] Le texte qui, après avoir décrit, avec une acuité particulière, l’état du monde contemporain, les obscurités, les changements psychologiques, moraux et religieux, les déséquilibres, les aspirations et les interrogations, propose, face aux différentes formes d’athéisme, la vision chrétienne de l’homme et de la société et les services que l’Église peut leur offrir.⁠[10] C’est à cet endroit (chapitre IV) qu’est abordé « le rôle de l’Église dans le monde de ce temps. »[11]

Pour les Pères conciliaires, il s’agissait non seulement de répondre aux nécessités du temps mais aussi de revenir aux sources, aux Actes des Apôtres et aux épîtres qui montrent quelle place les laïcs occupèrent dans l’évangélisation aux premiers temps.


1. A la suite de Pie XI, Pie XII avait envisagé, dès 1948, la convocation d’un concile œcuménique et organisé différentes commissions préparatoires. En 1951, vu la longueur des préparatifs et son âge, il abandonna « laissant à son successeur la charge d’un nouveau concile. » En 1959, la nouvelle commission convoquée par Jean XXIII put prendre connaissance des documents qui avaient été préparés sous Pie XII et plusieurs membres de l’ancienne commission eurent un rôle important lors du concile Vatican II. (Cf. UGINET François-Charles, Les projets de concile général sous Pie XI et Pie XII, dans Le deuxième concile du Vatican (1959-1965), Actes du colloque organisé à Rome, 28-30 mai 1986, Rome, Ecole française de Rome, 1989, pp. 65-78.
2. HÄRING Bernard, Vatican II pour tous, Paris, Apostolat des éditions, 1966, p. 159.
3. « C’est vers les fidèles catholiques que le saint Concile tourne en premier lieu sa pensée. » (LG 14).
4. Dans le chapitre IV de Lumen gentium, comme dans le Décret Apostolicam actuositatem, l’auteur le plus cité en référence est Pie XII.
5. Pour approfondir cette question, on lira BUTTIGLIONE Rocco, La pensée de Karol Wojtyla, Fayard, 1982, p. 265. Tout le chapitre 6, Wojtyla et le Concile (pp. 251-321), est intéressant. On peut lire aussi WOJTYLA Karol, Aux sources du renouveau. Etude sur la mise en œuvre du concile Vatican II, Paris, Centurion, 1981 (publié en 1972 en polonais) ; CONGAR Yves, Mon journal du Concile, Paris, Cerf, 2002 ; et surtout LEBRUN Dominique, Interventions de Karol Wojtyla au Concile Vatican II, Paris, Parole et silence, 2012, où l’on trouve tous les textes des interventions de l’archevêque de Cracovie.
6. Id., p. 267.
7. Yves Congar note dans son Journal : « Wojtyla fait une forte impression. Sa personnalité s’impose. Il rayonne d’elle un fluide, une certaine force prophétique, très calme, mais irrécusable. » (op. cit., t. II, p. 312).
8. Il s’agit du schéma XIII auquel des laïcs apportèrent leur contribution.
9. BUTTIGLIONE, Rocco, op. cit., pp. 272 et svtes.
10. Ce sera l’occasion, dans une deuxième partie, d’éclairer des principes sociaux chrétiens quelques « problèmes plus urgents ».
11. Trois textes intéresseront aussi particulièrement les laïcs dans leur action : le décret Inter mirifica sur les moyens de communication sociale, et les déclarations Dignitatis humanae sur la liberté religieuse et Gravissimum educationis momentum sur l’éducation chrétienne. Il est aussi question des laïcs dans la Constitution sur la liturgie Sacrosanctum concilium (26-40), et dans les décrets Christus Dominus sur la charge pastorale des évêques dans l’Église (16-18), Presbyterorum ordinis sur le ministère et la vie des prêtres (art. 9) et Ad Gentes divinitus, sur l’activité missionnaire de l’Église.

⁢a. qu’est-ce que l’Église ?

Comme le révèlent les Écritures, l’Église est « peuple de Dieu » et « Corps mystique du Christ ». En effet, « Par le baptême […] nous sommes rendus semblables au Christ »[1] et nous devenons tous, laïcs, religieux et clercs, « à titre égal »[2] et selon le célèbre passage de la 1re épître de Pierre, « une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple que Dieu s’est acquis, ceux qui autrefois n’étaient pas un peuple étant maintenant le peuple de Dieu »[3]. Puisque par le baptême nous sommes rendus semblables au Christ, membres de son Corps, et que le Christ est prêtre, prophète et roi, prêtre car il est le chemin vers Dieu, prophète parce qu’il est Parole de Dieu, et roi par l’obéissance et le service, nous aussi nous participons, chacun à sa manière et selon son état, à cette triple mission. Tout baptisé, et donc tout laïc chrétien, est prêtre dans la mesure où toutes les activités de la vie sont autant d’offrandes à Dieu.⁠[4] Il est prophète dans la mesure où il témoigne par l’exemple et la parole de son espérance et l’exprime « à travers les structures de la vie du siècle » particulièrement dans le mariage et la famille qui est « le terrain d’exercice et l’école par excellence de l’apostolat des laïcs ».⁠[5] Il est roi dans la mesure où il étend partout le règne du Christ : « règne de vérité et de vie, règne de sainteté et de grâce, règne de justice, d’amour et de paix, règne où la création elle-même sera affranchie de l’esclavage de la corruption pour connaître la liberté glorieuse des fils de Dieu ».⁠[6]

Ainsi le Concile met en avant la commune égalité de dignité de tous les baptisés « du fait de leur régénération dans le Christ ». La conclusion est claire : « Il n’y a donc dans le Christ et dans l’Église, aucune inégalité qui viendrait de la race ou de la nation, de la condition sociale ou du sexe …​ ». Et le Concile insiste : « Si donc dans l’Église, tous ne marchent pas par le même chemin, tous, cependant sont appelés à la sainteté et ont reçu à titre égal la foi qui introduit dans la justice de Dieu […]. Quant à la dignité et à l’activité commune à tous les fidèles dans l’édification du Corps du Christ, il règne entre tous une véritable égalité. » Egalité et fraternité, pourrait-on dire, puisqu’il revient « aux pasteurs de l’Église qui suivent l’exemple du Seigneur, d’être au service les uns des autres et au service des autres fidèles ; à ceux-ci de leur côté d’apporter aux pasteurs et aux docteurs le concours empressé de leur aide. » Et même si tous ne suivent pas le même « chemin », si les fonctions et les rôles sont différents, « la diversité même des grâces, des ministères et des opérations contribue à lier les fils de Dieu en un tout. »[7] Car s’« il y a dans l’Église diversité de ministères », il y a « unité de mission. »[8]


1. LG 7.
2. LG 30.
3. 1 P 2, 9-10. Citation reprise dans LG 9.
4. LG 34.
5. LG 35.
6. LG 36.
7. LG 32.
8. AA 2.

⁢b. qu’est-ce qu’un laïc ?

Vu ce qui précède, la définition traditionnelle du laïc, celui qui n’est ni clerc ni religieux, va se compléter de manière positive : « Sous le nom de laïcs, on entend ici l’ensemble des chrétiens qui ne sont pas membres de l’ordre sacré et de l’état religieux sanctionné dans l’Église[1], c’est-à-dire les chrétiens qui, étant incorporés au Christ par le baptême, intégrés au peuple de Dieu, faits participants à leur manière de la fonction sacerdotale, prophétique et royale du Christ, exercent, pour leur part, dans l’Église et dans le monde, la mission qui est celle de tout le peuple chrétien. » ⁠[2]

Quant à « l’apostolat », il désigne désormais « toute activité du Corps mystique qui tend vers ce but : étendre le règne du Christ à toute la terre, pour la gloire de Dieu le Père »[3] .

A cet apostolat, tous sont conviés. Tous les fidèles « ont le droit et le devoir d’exercer l’apostolat ».⁠[4] Et le Concile insiste : « à cet apostolat, tous sont députés ». Cet apostolat « concerne tous les chrétiens sans exception ».⁠[5] « A tous s’impose le devoir de coopérer à l’extension et au progrès du règne du Christ dans le monde. »[6]

Autrement dit encore, tous les chrétiens sont missionnaires, envoyés⁠[7] pour annoncer l’Évangile.⁠[8]


1. Comme le note le P. Chantraine, « cette « définition » négative n’est nullement incompatible avec le caractère positif de la fonction du simple chrétien ». » En fait, « privé de sa caractéristique « négative », le laïc risque alors de se confondre avec prêtre et évêque. » (op. cit., pp. 127-128).
2. LG 31.
3. AA 2.
4. AA25.
5. LG 33.
6. LG 35.
7. « Apostolos » en grec.
8. Voir le développement donné par le Décret Ad gentes, sur l’activité missionnaire de l’Église. Les laïcs y sont inclus évidemment (21-22).

⁢c. Rappel du rôle de l’Église

L’Église a pour mission d’annoncer l’Évangile à tout homme. Cet homme, n’est pas un être désincarné. Il est né dans un pays déterminé, a été nourri d’une culture particulière. Il travaille, subit ou exerce un pouvoir politique, etc.. C’est cet homme, tout entier, dans l’intégralité de sa nature spirituelle et corporelle, c’est cet être de relations, personnel et social que l’Église veut servir.⁠[1]

Eclairé par cette bonne nouvelle, l’homme, membre du « peuple de Dieu », laïc, prêtre ou religieux, s’efforce d’y conformer son cœur et son esprit mais aussi toutes ses actions, dans quelque situation qu’il soit. Il devient, dans toutes les circonstances de sa vie, témoin de l’Évangile, en pensée, en paroles et en acte.

Par ailleurs, comme toutes les choses créées dépendent de Dieu, l’homme ne peut en disposer sans référence au Créateur⁠[2]. Dès lors, il faut « construire le monde tel que Dieu le veut »[3]. Il faut que toute activité humaine « soit conforme au bien authentique de l’humanité, selon le dessein et la volonté de Dieu, et qu’elle permette à l’homme, considéré comme individu ou comme membre de la société, de s’épanouir selon la plénitude de sa vocation. »[4] L’homme, créé  »_ à l’image de Dieu », capable de connaître et d’aimer son Créateur,_ […] a été constitué seigneur de toutes les créatures terrestres, pour les dominer et pour s’en servir, en glorifiant Dieu. »[5]


1. Cf. LG 3 et GS 14.
2. Cf. Gn. 1, 1: « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre ». Le Symbole de Nicée-Constantinople précise : « …​l’univers visible et invisible ». Cf. également GS, n° 36, par. 3, qui fait remarquer que cette idée n’est pas seulement chrétienne : « …​tous les croyants, à quelque religion qu’ils appartiennent, ont toujours entendu la voix de Dieu et sa manifestation, dans le langage des créatures ». Et le texte ajoute encore, peut-être à l’adresse des philosophes qui se penchent sur le mystère de l’homme, que « l’oubli de Dieu rend opaque la créature elle-même ».
3. PIE XII, Discours au rassemblement mondial de la JOC, Rome, 25-8-1957, cité par CARDIJN J., in Laïcs en premières lignes, Vie ouvrière, 1963, p. 11 et p. 189.
4. GS 35, 2.
5. GS 12, 3. Cf. Gn 1, 26 et Sg 2, 23.

⁢d. Ne pas séparer le spirituel et le temporel

[1]

Il serait donc absurde de rejeter, négliger, dévaloriser l’engagement temporel sous prétexte que le « Royaume n’est pas de ce monde »[2] ou que la foi suffit et il serait incohérent de s’engager sans tenir compte des exigences de sa foi. Le concile Vatican II n’a pas hésité à considérer ce « divorce » entre la foi et l’engagement temporel comme une des « plus graves erreurs de notre temps ». Il n’est pas inutile de relire ce texte⁠[3] qui s’adresse surtout aux laïcs (les précisions sur les « tâches terrestres » l’insinuent) : « Le Concile exhorte les chrétiens, citoyens de l’une et l’autre cité[4], à remplir avec zèle et fidélité leurs tâches terrestres, en se laissant conduire par l’esprit de l’Évangile. Ils s’éloignent de la vérité ceux qui, sachant que nous n’avons point ici-bas de cité permanente, mais que nous marchons vers la cité future (cf. He 13,14), croient pouvoir, pour cela, négliger leurs tâches humaines, sans s’apercevoir que la foi même, compte tenu de la vocation de chacun, leur en fait un devoir plus pressant (cf. 2 Th 3, 6-13 ; Ep 4, 28). Mais ils ne se trompent pas moins ceux qui, à l’inverse, croient pouvoir se livrer entièrement à des activités terrestres en agissant comme si elles étaient tout à fait étrangères à leur vie religieuse - celle-ci se limitant alors pour eux à l’exercice du culte et à quelques obligations morales déterminées. Ce divorce entre la foi dont ils se réclament et le comportement quotidien d’un grand nombre est à compter parmi les plus graves erreurs de notre temps. Ce scandale, déjà dans l’Ancien Testament, les prophètes le dénonçaient avec véhémence et, dans le Nouveau Testament avec plus de force encore, Jésus-Christ lui-même le menaçait de graves châtiments (cf. Mt. 23, 3-33 ; Mc. 7, 10-13). Que l’on ne crée donc pas d’opposition artificielle entre les activités professionnelles et sociales d’une part, la vie religieuse d’autre part. En manquant à ses obligations terrestres, le chrétien manque à ses obligations envers le prochain, bien plus envers Dieu lui-même, et il met en danger son salut éternel. A l’exemple du Christ qui mena la vie d’un artisan, que les chrétiens se réjouissent plutôt de pouvoir mener toutes leurs activités terrestres en unissant dans une synthèse vitale tous les efforts humains, familiaux, professionnels, scientifiques, techniques, avec les valeurs religieuses, sous la souveraine ordonnance desquelles tout se trouve coordonné à la gloire de Dieu ».

L’indifférence aux tâches terrestres qu’on peut appeler « surnaturalisme », risque d’être sanctionnée tôt ou tard dans les faits et, indépendamment de son égoïsme plus ou moins latent, ne peut se vivre, en définitive, sans quelque désagrément. Le Concile est clair : « aucune activité humaine, fût-elle d’ordre temporel, ne peut être soustraite à l’empire de Dieu. »⁠[5]

L’autre attitude qui consiste à vivre les activités profanes sans les pénétrer des exigences de la foi, en athée, pourrait-on dire, est très répandue. C’est la raison pour laquelle, sans doute, le texte s’y attarde davantage, et dans des termes très sévères, dans la mesure où les chrétiens qui vivent cette séparation portent un contre-témoignage scandaleux sans même s’en rendre compte la plupart du temps. C’est une déviation fréquente qu’il convient de dénoncer sans relâche car, outre sa propre inconsistance, elle favorise, dans bien des cas, l’injustice

Le chapitre IV place donc clairement les laïcs face à leurs responsabilités en condamnant aussi bien le surnaturalisme que l’activisme et refusant en même temps que l’on crée une « opposition artificielle entre les activités professionnelles et sociales d’une part, la vie religieuse d’autre part. »[6]


1. Le domaine temporel est celui du temps, des choses qui passent (vie matérielle). Chez saint Thomas, temporel est synonyme de séculier et s’oppose à éternel ou à spirituel (vie morale et religieuse) (cf. LALANDE A., op. cit.).
2. Jn 18, 36.
3. GS n° 43, par. 1.
4. La cité terrestre et la cité céleste.
5. LG 36.
6. GS 43.

⁢e. Distinguer le spirituel et le temporel

Mais si la séparation du spirituel et du temporel conduit à des aberrations, la confusion des deux domaines en produit tout autant.

Il ne suffit pas d’être un saint bien intentionné pour faire un bon chef d’entreprise ou un député efficace. Le Concile Vatican II l’a une fois de plus bien expliqué : « Si par autonomie des réalités terrestres, on veut dire que les choses créées et les sociétés elles-mêmes ont leurs lois et leurs valeurs propres, que l’homme doit peu à peu apprendre à connaître, à utiliser et à organiser, une telle exigence d’autonomie est pleinement légitime : non seulement elle est revendiquée par les hommes de notre temps, mais elle correspond à la volonté du Créateur. C’est en vertu de la création même que toutes choses sont établies selon leur consistance, leur vérité et leur excellence propres, avec leur ordonnance et leurs lois spécifiques. L’homme doit respecter tout cela et reconnaître les méthodes particulières à chacune des sciences et techniques. C’est pourquoi la recherche méthodique, dans tous les domaines du savoir, si elle est menée d’une manière vraiment scientifique et si elle suit les normes de la morale, ne sera jamais réellement opposée à la foi : les réalités profanes et celles de la foi trouvent leur origine dans le même Dieu (Cf. Conc. Vat. I, Const. dogm. De fide cath., cap. III). Bien plus, celui qui s’efforce, avec persévérance et humilité, de pénétrer les secrets des choses, celui-là, même s’il n’en a pas conscience, est comme conduit par la main de Dieu, qui soutient tous les êtres et les fait ce qu’ils sont »[1].

Chaque domaine de l’activité terrestre a ses lois et ses méthodes. Il réclame, sous peine d’inefficacité, la compétence appropriée. Si certaines vertus morales sont absolument indispensables dans l’engagement social, politique, économique ou culturel, elles ne peuvent suffire : « L’action concrète dans le domaine des réalités temporelles, selon les indications du Magistère, est principalement la tâche des laïcs, qui doivent se laisser guider constamment par leur conscience chrétienne. il est donc juste qu’ils acquièrent, en même temps que la formation morale et spirituelle, les compétences nécessaires dans le domaine scientifique et politique qui les rendent aptes à mener une action efficace, mise en œuvre selon de justes critères moraux »[2].

Le concile proclame ainsi la fin du cléricalisme même si la tentation demeure comme nous le verrons. La prise de position du Concile enlève par le fait même aux laïcs et a fortiori aux laïcistes⁠[3] toute raison de verser dans l’anticléricalisme puisque il est clairement demandé aux clercs de cesser de rêver d’un pouvoir direct sur les affaires temporelles où ils n’ont pas, en principe, de responsabilités.


1. GS, n° 36, par. 2. Le texte ne manque pas de « déplorer certaines attitudes qui ont existé parmi les chrétiens eux-mêmes, insuffisamment avertis de la légitime autonomie de la science. Sources de tensions et de conflits, elles ont conduit beaucoup d’esprits jusqu’à penser que science et foi s’opposaient ».
2. Congrégation pour l’éducation catholique, Orientations pour l’étude et l’enseignement de la doctrine sociale de l’Église dans la formation sacerdotale, 1989, 58.
3. Ceux qui déclarent que la religion est une affaire strictement privée.

⁢f. La mission spécifique du laïcat

S’il faut distinguer mais non séparer les matières et les domaines d’action, il ne faut pas non plus confondre les rôles. En effet, la mission de tout chrétien ne s’exerce pas de manière unique mais selon l’état de vie de chacun⁠[1]. Ainsi, même si « les laïcs peuvent encore, de diverses manières, être appelés à coopérer plus immédiatement avec l’apostolat hiérarchique »[2], « les laïcs sont appelés tout spécialement à assurer la présence et l’action de l’Église dans les lieux et les circonstances où elle ne peut devenir autrement que par eux le sel de la terre »[3] C’est à eux que « reviennent en propre, quoique non exclusivement, les professions et les activités séculières. Lorsqu’ils agissent, soit individuellement, soit collectivement, comme citoyens du monde, ils auront donc à cœur, non seulement de respecter les lois propres à chaque discipline, mais d’y acquérir une véritable compétence. Ils aimeront collaborer avec ceux qui poursuivent les mêmes objectifs qu’eux. Conscients des exigences de leur foi et nourris de sa force, qu’ils n’hésitent pas, au moment opportun, à prendre de nouvelles initiatives et à en assurer la réalisation. C’est à leur conscience, préalablement formée, qu’il revient d’inscrire la loi divine dans la cité terrestre »[4].

A cet endroit, Gaudium et spes reprend l’enseignement de Lumen gentium qui déclarait déjà que « la vocation propre des laïcs consiste à chercher le règne de Dieu précisément à travers la gérance des choses temporelles qu’ils ordonnent selon Dieu. Ils vivent au milieu du siècle, c’est-à-dire engagés dans tous les divers devoirs de la vie familiale et sociale dont leur existence est comme tissée. A cette place, ils sont appelés par Dieu pour travailler comme du dedans à la sanctification du monde, à la façon d’un ferment, et en exerçant leurs propres charges sous la conduite de l’esprit évangélique, et pour manifester le Christ aux autres avant tout par le témoignage de leur vie, rayonnant de foi, d’espérance et de charité. C’est à eux qu’il revient, d’une manière particulière, d’éclairer et d’orienter toutes les réalités temporelles auxquelles ils sont étroitement unis, de telle sorte qu’elles se fassent et prospèrent constamment selon le Christ et soient à la louange du Créateur et Rédempteur »[5].

Le décret sur l’apostolat des laïcs le répétera encore une fois : « Les laïcs doivent assumer comme leur tâche propre le renouvellement de l’ordre temporel. Eclairés par la lumière de l’Évangile, conduits par l’esprit de l’Église, entraînés par la charité chrétienne, ils doivent en ce domaine agir par eux-mêmes d’une manière bien déterminée. membres de la cité, ils ont à coopérer avec les autres citoyens suivant leur compétence particulière en assumant leur propre responsabilité et à chercher partout et en tout la justice du royaume de Dieu. L’ordre temporel est à renouveler de telle manière que, dans le respect de ses lois propres et en conformité avec elles, il devienne plus conforme aux principes supérieurs de la vie chrétienne et soit adapté aux conditions diverses des lieux, des temps et des peuples. Parmi les tâches de cet apostolat l’action sociale chrétienne a un rôle éminent à jouer. le Concile désire la voir s’étendre aujourd’hui à tout le secteur temporel sans oublier le plan culturel. »⁠[6]

Telle est la tâche propre des laïcs⁠[7] qui se trouvent ainsi, selon le mot de Pie XII « aux premières lignes de la vie de l’Église »[8].

Tâche propre mais non exclusive⁠[9] précise GS. Les tâches d’enseignement et les œuvres caritatives sont effet dans le prolongement direct de la mission de l’Église tout entière, « mère et éducatrice des peuples ». Mais pour ce qui est des autres tâches temporelles, on ne peut guère admettre, pour les clercs, qu’un rôle supplétif et temporaire exceptionnel et toujours soumis à l’autorité supérieure.

Vis-à-vis des « activités séculières », la tâche ordinaire des clercs est peut-être d’éclairer, de former, de conseiller, quand ils sont seuls au courant de la doctrine sociale chrétienne⁠[10], mais surtout et toujours de nourrir et soutenir spirituellement les laïcs engagés. « qu’ils attendent des prêtres, souhaite le Concile, lumières et forces spirituelles. qu’ils ne pensent pas pour autant que leurs pasteurs aient une compétence telle qu’ils puissent leur fournir une solution concrète et immédiate à tout problème, même grave, qui se présente à eux, ou que telle soit leur mission. Mais, éclairés par la sagesse chrétienne, prêtant fidèlement attention à l’enseignement du magistère, qu’ils prennent eux-mêmes leurs responsabilités »[11].

Le texte précise encore : « Quant aux évêques, qui ont reçu la charge de diriger l’Église de Dieu, qu’ils prêchent avec leurs prêtres le message du Christ de telle façon que toutes les activités terrestres des fidèles puissent être baignées de la lumière de l’Évangile. En outre, que tous les pasteurs se souviennent que, par leur comportement quotidien et leur sollicitude, ils manifestent au monde un visage de l’Église d’après lequel les hommes jugent de la force et de la vérité du message chrétien. Par leur vie et par leur parole, unis aux religieux et à leurs fidèles, qu’ils fassent ainsi la preuve que l’Église, par sa seule présence, avec tous les dons qu’elle apporte, est une source inépuisable de ces énergies dont le monde d’aujourd’hui a le plus grand besoin. qu’ils se mettent assidûment à l’étude, pour être capables d’assumer leurs responsabilités dans le dialogue avec le monde et avec les hommes de toute opinion. Mais surtout, qu’ils gardent dans leur cœur ces paroles du Concile : « Parce que le genre humain, aujourd’hui de plus en plus, tend à l’unité civile, économique et sociale, il est d’autant plus nécessaire que les prêtres, unissant leurs préoccupations et leurs moyens sous la conduite des évêques et du Souverain Pontife, écartent tout motif de dispersion pour amener l’humanité entière à l’unité de la famille de Dieu » (LG 28). »⁠[12]


1. On peut ici rappeler la doctrine de l’Église comme « Corps mystique du Christ », telle qu’elle est, par exemple, rappelée dans la Constitution dogmatique Lumen gentium au Concile Vatican II (n° 7) : « …​ comme tous les membres du corps humain, malgré leur multiplicité, ne forment cependant qu’un seul corps, ainsi les fidèles dans le Christ(cf. 1 Cor. 12,12) ». Mais, comme dans le corps, tous les membres n’ont pas le même rôle, « dans l’édification du Corps du Christ règne également une diversité de membres et de fonctions ». Sur la distinction entre clercs et laïcs, leurs rôles spécifiques et les dangers des interférences, on peut lire G. CHANTRAINE, op. cit..
2. LG 33. C’est le cas, lorsque leur action se déroule à l’intérieur de l’Église et non dans le monde.
3. LG 33.
4. GS, n° 43, par 2.
5. LG, 31.
6. AA 7.
7. C’est la tâche propre et prioritaire du laïcat. Ce n’est évidemment pas sa tâche unique : « les laïcs, qui doivent activement participer à la vie totale de l’Église, ne doivent pas seulement s’en tenir à l’animation chrétienne du monde, mais ils sont aussi appelés à être, en toute circonstance et au cœur même de la communauté humaine, les témoins du Christ » (GS 43, 4.).
8. Aux nouveaux cardinaux, 20-2-1946, cité par CHANTRAINE G. in Les laïcs, chrétiens dans le monde, op. cit., p. 7. C’est aussi le titre d’un livre de J. Cardijn, comme nous l’avons vu. Pie XI appelait les laïcs « apôtres premiers et immédiats » (QA).
9. La réserve (« non exclusivement ») peut s’entendre dans deux sens : les tâches temporelles ne sont pas exclusivement réservées au laïcat même si c’est leur première vocation (c’est le sens que nous avons retenu ici) et ces tâches ne sont pas les seules tâches du laïcat. GS, 43, 4 l’indique clairement (cf. n. 158).
10. « …​une doctrine que tous les fidèles sont appelés à connaître, à enseigner et à appliquer » Plus précisément encore, « le devoir du prêtre est d’aider les laïcs à prendre conscience de leur rôle, de les former tant spirituellement que doctrinalement, de les accompagner dans l’action sociale, de participer à leurs fatigues et à leurs souffrances, de reconnaître l’importante fonction de leurs organisations au plan apostolique comme au plan de l’engagement social, de leur donner le témoignage d’une profonde sensibilité sociale. L’efficacité du message chrétien dépend donc, outre l’action de l’Esprit Saint, du style de vie et du témoignage pastoral du prêtre qui, en servant les hommes de manière évangélique, révèle le visage authentique de l’Église ». Congrégation pour l’éducation catholique, Orientations pour l’étude et l’enseignement de la doctrine sociale de l’Église dans la formation sacerdotale, 1989, Préliminaires et p. 77.
11. GS 43, 2.
12. GS 43, 5.

⁢g. La doctrine et les programmes

Le rôle des prêtres est donc d’abord d’apporter aux laïcs « lumières et forces spirituelles ». Autrement dit, le rôle des clercs (pape, évêques, prêtres et religieux)⁠[1] est de soutenir l’action des laïcs, par le service sacramentel et par l’enseignement. Celui-ci, se limitant, si l’on peut dire, « au rappel de quelques vérités majeures dont [le Concile] expose les fondements à la lumière de la Révélation. [Le Concile] insiste ensuite sur quelques conséquences qui revêtent une importance particulière en notre temps. » ⁠[2] Il s’ensuit que « l’Église, gardienne du dépôt de la parole divine, où elle puise les principes de l’ordre religieux et moral, n’a pas toujours, pour autant, une réponse immédiate » aux questions que l’on peut se poser sur l’activité humaine, mais « elle désire toutefois joindre la lumière de la révélation à l’expérience de tous, pour éclairer le chemin où l’humanité vient de s’engager. »[3] C’est précisément aux laïcs de trouver comment appliquer concrètement cette doctrine suivant les situations particulières et changeantes dans lesquelles ils se trouvent. Leur revient donc la tâche d’élaborer des programmes, c’est-à-dire d’inventer les solutions techniques susceptibles de résoudre les problèmes qui se posent dans les différents domaines de l’activité temporelle. Si l’Église hiérarchique, « gardienne des mœurs et de la foi », est bien placée pour réfléchir aux conditions d’une économie conforme aux exigences évangéliques, nul n’est mieux placé que le chef d’entreprise pour appliquer concrètement, de la manière la plus adéquate, ces directives. C’est d’abord une question de compétence.

Il arrivera, tout naturellement, que la même doctrine puisse inspirer des programmes différents. Il n’y a là rien d’étonnant ni de scandaleux si tout se vit dans le dialogue, la charité et la recherche du bien commun. La vision chrétienne des choses inclinera les laïcs « à telle ou telle solution, selon les circonstances. mais d’autres fidèles, avec une égale sincérité, pourront en juger autrement, comme il advient souvent et à bon droit. S’il arrive que beaucoup lient facilement, même contre la volonté des intéressés, les options des uns ou des autres avec le message évangélique, on se souviendra en pareil cas que personne n’a le droit de revendiquer d’une manière exclusive pour son opinion l’autorité de l’Église. Que toujours, dans un dialogue sincère, ils cherchent à s’éclairer mutuellement, qu’ils gardent entre eux la charité et qu’ils aient avant tout le souci du bien commun »[4]. Ainsi, en s’appuyant sur le même droit à la liberté d’enseignement⁠[5], des chrétiens, suivant les circonstances, les opportunités, les traditions, peuvent penser faire vivre l’école catholique à travers un régime de subventions, par la technique du chèque scolaire, une utilisation appropriée de l’impôt ou une privatisation intégrale.⁠[6]


1. Le diacre a un statut un peu particulier: il fait partie du clergé mais conserve ses activités professionnelles, syndicales et associatives (cf. https://diaconat.catholique.fr/questions/questions-autour-du-diaconat/quest-ce-quun-diacre/. Le diacre est donc engagé à la fois comme clerc et comme laïc.
2. GS 23, 2. La doctrine, sociale en l’occurrence, est un ensemble de « principes de réflexion », de « normes de jugement » et de « directives d’action ». (PAUL VI, Lettre apostolique Octogesima adveniens anniversaria, 1971, n°4).
3. GS 33, 2.
4. GS, n°43, par. 3.
5. Cf. Déclaration Dignitatis humanae, n°3, 4, 5, 14 ; et surtout Déclaration Gravissimum educationis momentum, sur l’éducation chrétienne, Concile Vatican II.
6. Cet enseignement est traditionnel. Pie X expliquait déjà en son temps qu’« il est aujourd’hui impossible de rétablir sous la même forme toutes les institutions qui ont pu être utiles et même les seules efficaces dans les siècles passé, si nombreuses sont les modifications radicales que le cours des temps introduit dans la société et dans la vie publique, et si multiples les besoins nouveaux que les circonstances changeantes ne cessent de susciter. Mais l’Église, en sa longue histoire, a toujours et en toute occasion lumineusement démontré qu’elle possède une vertu merveilleuse d’adaptation aux conditions variables de la société civile : sans jamais porter atteinte à l’intégrité ou à l’immuabilité de la foi, de la morale, et en sauvegardant toujours ses droits sacrés, elle se plie et s’accommode facilement en tout ce qui est contingent et accidentel, aux vicissitudes des temps et aux nouvelles exigences de la société ». (Encyclique Il fermo proposito, sur l’Action catholique ou Action des catholiques, 11 juin 1905).

⁢h. Au service du seul Royaume

Comment l’unité peut-elle être vécue à travers la diversité des engagements et dans la mesure où les laïcs jouissent d’une certaine autonomie ? La « juste autonomie », comme l’avait déjà indiqué Pie XII, ne peut être l’effet que d’une formation sérieuse et continue.

Tout d’abord, rappelons-nous que par les sacrements tous les fidèles reçoivent des dons qu’ils ont « le droit et le devoir d’exercer […] dans l’Église et dans le monde, pour le bien des hommes et l’édification de l’Église. »[1] Par leur vie spirituelle, les fidèles, à l’image de Marie, doivent vivre et agir constamment et partout unis au Christ , guidés par l’Esprit-Saint pour répandre la charité divine.⁠[2] Pour cela, « les laïcs doivent chercher à connaître toujours plus profondément la vérité révélée, et demander instamment à Dieu le don de sagesse. »⁠[3]

L’efficacité de l’apostolat nécessite « une formation à la fois différenciée et complète »[4] dès le plus jeune âge par les parents, les prêtres, les catéchistes, les enseignants, les groupements et associations. Ils doivent assurer cette formation en vue de l’action : « leurs membres réunis en petits groupes[5] avec leurs compagnons ou leurs amis, examinent les méthodes et les résultats de leur action apostolique et cherchent ensemble dans l’Évangile à juger leur vie quotidienne »[6]

Une formation complète puisque l’apostolat des laïcs peut et doit s’exercer dans l’Église et dans le monde. Cela signifie que le laïc doit veiller à sa formation et sa vie spirituelles, acquérir une bonne connaissance du monde actuel, une solide connaissance doctrinale, théologique, morale et philosophique adaptée aux circonstances et à sa personnalité, cultiver les valeurs humaines pour voir, juger et surtout agir.⁠[7]

Une formation différenciée suivant le type d’apostolat. Si le laïc se consacre à l’évangélisation au sens premier du terme, il doit entrer en dialogue avec d’autres croyants et avec des incroyants. A cet effet, il est nécessaire qu’il étudie les différents points remis en cause par ces personnes. S’il se consacre à la transformation chrétienne du temporel, il doit comprendre la valeur et la signification des biens temporels en eux-mêmes et par rapport à la fin de l’homme en étant attentif « au bien commun suivant les principes de la doctrine morale et sociale de l’Église. Les laïcs doivent assimiler tout particulièrement les principes et les conclusions de cette doctrine sociale, de sorte qu’ils deviennent capables de travailler pour leur part à son développement aussi bien que de l’appliquer correctement aux cas particuliers. » S’il veut se consacrer aux œuvres de charité et de miséricorde, il faut que dès l’enfance il ait été entraîné à compatir et « pourvoir avec générosité » aux besoins de ceux qui souffrent.⁠[8]

Quant aux moyens de formation, il sont nombreux : sessions, congrès, récollections, exercices spirituels, rencontres, conférences, livres, textes du concile⁠[9], centres d’études, instituts supérieurs, centres de documentation et d’études en toutes matières théologiques et humaines.⁠[10]


1. AA 3.
2. AA 4.
3. LG 35.
4. AA 28.
5. On pense à la « cellule » dont parlait Pie XII.
6. AA 30.
7. AA 29.
8. AA 31.
9. Doivent particulièrement intéresser les laïcs : l’incontournable Constitution pastorale Gaudium et spes sur l’Église dans le monde de ce temps mais aussi le décret Ad gentes divinitus sur l’activité missionnaire de l’Église, le décret Inter mirifica sur les moyens de communication sociale, la déclaration Dignitatis humanae sur la liberté religieuse et la déclaration Gravissimum educationis momentum sur l’éducation chrétienne.
10. AA 32.

⁢i. L’action est partout nécessaire et urgente.

Les laïcs ont un « rôle propre et absolument nécessaire dans la mission de l’Église. L’apostolat des laïcs, en effet, ne peut jamais manquer à l’Église, car il est une conséquence de leur vocation chrétienne. » De plus, « les circonstances actuelles réclament d’eux […] un apostolat toujours plus intense et plus étendu. » Leur engagement est d’une « urgente nécessité »[1] en tous lieux : l’Église et le monde, deux ordres distincts mais liés comme nous avons vu.⁠[2]

Il s’agit globalement de lutter contre toutes les formes de pauvreté spirituelle, morale, intellectuelle, sociale, politique, culturelle et surtout contre leurs causes. Pour cela, les laïcs s’engageront dans la communauté ecclésiale, avec les prêtres⁠[3], au sein de leur famille⁠[4], auprès des jeunes⁠[5], dans leur milieu social qui « est tellement le travail propre et la charge des laïcs que personne ne peut l’assumer comme il faut à leur place » par la vie et la parole⁠[6]. Il n’est pas jusqu’aux secteurs national et international où ils doivent « promouvoir le vrai bien commun », « collaborer avec tous les hommes de bonne volonté pour promouvoir tout ce qui est vrai, juste, saint, digne d’être aimé », développer la solidarité et la « transformer en un désir sincère et effectif de fraternité ».⁠[7]


1. AA 1.
2. AA 5.
3. AA 10.
4. AA 11.
5. AA 12.
6. AA13.
7. AA 14.

⁢j. L’action est multiforme

Les modes d’apostolat sont eux-mêmes divers.

Il peut s’exercer de manière individuelle, par l’exemple, la parole, la charité. Ce type d’apostolat est nécessaire et urgent, il est parfois le seul possible et il est accessible à tous. Peu nombreux ou dispersés, les fidèles « peuvent se rassembler utilement par petits groupes, sans aucune forme rigide d’institution ou d’organisation » pour se former ou s’entraider comme nous l’avons vu plus haut.⁠[1]

Il peut être organisé et cette modalité d’action est « souverainement nécessaire »[2]. Ici aussi, les formes peuvent en être multiples et « le lien nécessaire avec l’autorité ecclésiastique étant assuré, les laïcs ont le droit de fonder des associations, de les diriger et d’adhérer à celles qui existent. »[3]

Enfin, rappelons que subsistent les institutions d’Action catholique « en union particulièrement étroite avec la hiérarchie » puisqu’elles « poursuivent des buts proprement apostoliques ».⁠[4]


1. AA 16-17.
2. AA 18.
3. AA 19.
4. AA 20.

⁢k. Les rapports entre laïcs et clercs

Certes « comme tous les fidèles, les laïcs doivent embrasser, dans la promptitude de l’obéissance chrétienne, ce que les pasteurs sacrés en tant que représentants du Christ, décident au nom de leur magistère et de leur autorité dans l’Église »[1]. C’est évidemment la référence à la même foi et aux mêmes principes moraux fondamentaux qui doit assurer la cohérence des actions entreprises par le peuple de Dieu.

Toutefois, les pasteurs sacrés savent qu’ils ne peuvent, sans les laïcs, accomplir l’ensemble de la mission. Ils ont une « mission à l’égard des fidèles » et doivent en même temps « reconnaître les ministères et les grâces propres à ceux-ci ».⁠[2] Il leur revient d’offrir aux laïcs « les ressources qui viennent des trésors spirituels de l’Église », parole de Dieu et sacrements. Ils ont à « reconnaître et promouvoir la dignité et la responsabilité des laïcs dans l’Église ». Ils doivent leur faire confiance « leur laissant la liberté et la marge d’action, stimulant même leur courage pour entreprendre de leur propre mouvement. » Ils accorderont « attention et considération dans le Christ aux essais, vœux et désirs proposés par les laïcs », ils respecteront et reconnaîtront « la juste liberté qui appartient à tous dans la cité terrestre. » Les laïcs sont aussi utiles à l’apostolat des prêtres car « avec l’aide de l’expérience des laïcs », ils seront « mis en état de juger plus distinctement et plus exactement en matière spirituelle aussi bien que temporelle » pour que toute l’Église ainsi remplisse « plus efficacement sa mission pour la vie du monde ». Qui plus est, les laïcs sont invités à confier aux pasteurs leurs besoins et leurs vœux « avec toute la liberté et la confiance qui conviennent à des fils de Dieu et à des frères dans le Christ ». Ils ont aussi « la faculté et même parfois le devoir de manifester leur sentiment en ce qui concerne le bien de l’Église. »[3]

Quant à la hiérarchie, il lui appartient « de favoriser l’apostolat des laïcs, de lui donner principes et assistance spirituelle, d’ordonner son exercice au bien commun de l’Église, et de veiller à ce que la doctrine et les dispositions fondamentales soient respectées. »[4]

Concrètement, les liens varieront selon les formes et les buts de l’apostolat. Le Concile envisage trois grands cas.

Il y a tout d’abord l’apostolat libre. Il s’agit d’« un certain nombre d’initiatives apostoliques qui doivent leur origine au libre choix des laïcs et dont la gestion relève de leur propre jugement prudentiel. » Il peut arriver « que la hiérarchie les loue et les recommande ». Mais ces initiatives n’ont pas besoin du consentement de l’Église à condition qu’elles ne s’arrogent pas le nom « catholique » réservé aux œuvres officiellement reconnues.

Ces œuvres reconnues explicitement par la hiérarchie ou qui ont reçu d’elle un « mandat » opèrent « sans enlever aux laïcs la nécessaire faculté d’agir de leur propre initiative. »

Enfin, existe aussi un apostolat pleinement soumis lorsque les laïcs reçoivent de la hiérarchie des charges étroitement liées aux devoirs des pasteurs : l’enseignement de la doctrine chrétienne, l’intervention dans certains actes liturgiques ou dans le soin des âmes.

A côté des initiatives apostoliques, il y a aussi des œuvres et institutions d’ordre temporel : ceux qui s’y engagent doivent écouter l’enseignement et l’interprétation donnés par la hiérarchie des principes moraux à suivre en la matière. La hiérarchie peut porter un jugement sur l’orientation choisie.⁠[5]

Dans son souci manifeste de favoriser l’engagement des laïcs, le concile a souhaité la création d’« un secrétariat spécial pour le service et la promotion de l’apostolat des laïcs » auprès du Saint-Siège , secrétariat d’information, de conseil et de recherche auquel les laïcs participeraient.⁠[6]


1. LG 37.
2. LG 30.
3. LG 37.
4. AA 24. Le même document, au n° 25, répète que les clercs doivent soutenir les laïcs, les nourrir spirituellement, les conseiller, les aider. Au n° 26, il recommande de veiller à la coordination de toutes les initiatives et associations « en respectant la nature propre et l’autonomie de chacune ».
5. AA 24.
6. AA 26. Ce vœu fut exaucé rapidement par Paul VI qui, en 1967, créa le Conseil pontifical pour les laïcs. En 2016, François remplaça ce Conseil pontifical et le Conseil pontifical pour la famille par le Dicastère pour les laïcs et la famille.

⁢iii. Jean-Paul II et les « Christifideles laïci »

Durant tout son pontificat, Jean-Paul II⁠[1] va mettre en œuvre les enseignements du Concile, les développer, les illustrer et les diffuser largement. Tout ce qui concerne l’action et la formation du laïcat retiendra particulièrement son attention.

d’emblée, comme ses prédécesseurs, il va insister sur la nécessité et l’urgence de l’engagement de chaque baptisé : « L’Église, en effet, en tant que peuple de Dieu, est aussi, selon l’enseignement déjà cité de saint Paul et admirablement rappelé par Pie XII, « Corps mystique du Christ ». Le fait de lui appartenir dérive d’un appel particulier uni à l’action salvifique de la grâce. Si nous voulons donc considérer cette communauté du peuple de Dieu, si vaste et tellement différenciée, nous devons avant tout regarder le Christ, qui dit d’une certaine manière à chaque membre de cette communauté : « Suis-moi (Jn 1, 43) ». C’est cela la communauté des disciples dont chaque membre suit le Christ de manière diverse, parfois très consciente et cohérente, parfois peu consciente et très incohérente. En ceci se manifestent aussi l’aspect profondément « personnel » et la dimension de cette société qui, en dépit de toutes les déficiences de la vie communautaire, au sens humain du terme, est communauté précisément par le fait que tous la constituent avec le Christ lui-même, ne fût-ce que parce qu’ils portent dans leur âme le signe indélébile du chrétien. »[2]

En 1987, du 1er au 30 octobre, il convoque un Synode auquel participeront soixante laïcs, hommes et femmes⁠[3], pour traiter des « laïcs dans l’Église et dans le monde, vingt ans après le concile Vatican II » . Un thème qui « touche en fait la composante la plus vaste du peuple de Dieu, nos frères et sœurs du laïcat qui, en vertu du baptême, forment tous ensemble avec nous une seule grande famille, l’Église. » Et « nous savons que, dans cette Église, il y a « diversité de ministères, mais unité de mission ». »[4]

Jean-Paul II précise les raisons de sa convocation. Cette réunion est importante tout d’abord parce qu’« au concile, écrit-il, nous avons contracté une dette envers l’Esprit-Saint, une dette que nous soldons par l’effort constant que nous faisons pour comprendre et actualiser tout ce que l’Esprit-Saint a suggéré à l’Église. » Ensuite, il s’agit de « confirmer la vocation de l’Église, la corroborer, lui donner des impulsions et des motivations nouvelles pour que cette Église puisse répondre aux exigences pastorales, en pleine fidélité à l’Esprit-Saint qui le guide. »[5]

Un observateur note que cette démarche synodale « loin de se limiter à la simple reprise des textes conciliaires […] constitue une authentique mise en œuvre de l’expérience conciliaire. »[6]

Le 30 décembre 1988, le pape publie une exhortation apostolique post-synodale intitulée Christifideles laïci (CL) sur la vocation et la mission des laïcs dans l’Église et dans le monde, exhortation présentée comme « un document de conclusion sur le laïcat chrétien ».⁠[7]

Notons, la nuance est importante, que dans tout le texte officiel, en latin, l’expression christifideles laïci est sans cesse employée et elle n’est jamais remplacée simplement, sauf dans quelques citations de textes antérieurs, par le mot laïci . L’expression a été réduite, dans la traduction française, à « fidèles laïcs » sans doute par facilité car, si l’on veut scrupuleusement respecter le texte latin, il faudrait dire les fidèles du Christ ou ceux qui croient au Christ et qui sont laïcs.⁠[8] Parmi ceux qui croient au Christ, on s’adresse spécialement aux laïcs. Manière de signifier que les fidèles laïcs font partie intégrante de l’ensemble des fidèles au même titre que les fidèles ordonnés.


1. 1978-2005.
2. Encyclique Redemptor hominis, 4 mars 1979.
3. Cf. EYT Pierre Mgr, La VIIe assemblée ordinaire du Synode des évêques, in Nouvelle Revue Théologique, 110/1, 1988. Il écrit (p. 5) : « Leur participation aux travaux de l’assemblée (interventions dans les congrégations générales et dans les groupes de travail), mais non aux votes, a fourni aux Pères du Synode des compléments d’information, de réflexion et de suggestion dont plus d’une proposition garde la trace. Cette collaboration s’est avérée si bénéfique que la question se pose de prévoir une telle présence d’hommes et de femmes laïcs, dans l’avenir, pour d’autres synodes ; lorsque, par exemple, le thème du synode le requerra. »
4. Lettre aux évêques accompagnant l’envoi de l’Instrumentum laboris, 22 avril 1987, in DC 5 juillet 1987, n° 1943, p. 687
5. Id..
6. FORESTIER, P. Luc, Les « critères d’ecclésialité » de Jean-Paul II au pape François, in DC n° 2527, juillet 2017, p. 51.
7. CL 2.
8. Les langues latines, espagnol, italien portugais, ont traduit, de même, fideles laicos, fideli laici, fiéis leigos. La traduction allemande est radicalement plus simple : Die laïen. Par contre, la traduction anglaise rend bien la nuance latine une première fois (CL 1) : The Lay Members of Christ’s Faithful People ; puis simplifie : lay faithful.

⁢a. Qui sont ces fidèles laïcs ?

Tout l’exhortation Christifideles laÏci s’articule à partir de l’image de la vigne où les ouvriers sont appelés.⁠[1]

Pour parler de ces ouvriers, Jean-Paul II s’appuie sur l’enseignement de Pie XII et des deux documents conciliaires Lumen gentium et Apostolicam actuositatem, analysés plus haut. Il reprend aussi, bien sûr, les propositions du synode pour affirmer que les laïcs ne sont pas simplement des ouvriers envoyés à la vigne. Ils sont une partie de la vigne qui représente Jésus et le peuple de Dieu⁠[2] . Par le baptême nous sommes régénérés, devenons fils et filles de Dieu et membres du Corps du Christ et de l’Église. Par le baptême puis la confirmation, nous participons à la mission du Christ, unique Sauveur, soutenus par l’eucharistie : « Par leur appartenance au Christ, Seigneur et Roi de l’Univers, les fidèles laïcs participent à son office royal et sont appelés par Lui au service du Royaume de Dieu et à sa diffusion dans l’histoire ».⁠[3]

Telle est la source de l’identité, de la dignité et de la vocation des laïcs qui, comme tout le Peuple de Dieu, selon l’Esprit, participent à la triple mission du Christ prêtre, prophète et roi, comme dit précédemment, en consacrant le monde, en annonçant l’Évangile et l’incarnant dans toute leur vie, enfin en détruisant en eux le péché, en servant Jésus dans leurs frères et en rendant à la création sa valeur originelle

Il ressort de tout ce qui précède qu’au sein du peuple de Dieu, il y a égalité entre tous les baptisés et que « le fidèle laïc est coresponsable, avec tous les ministres ordonnés et avec les religieux et les religieuses, de la mission de l’Église ». Coresponsable, à sa manière, selon « une modalité qui le distingue sans toutefois l’en séparer, du prêtre, du religieux, de la religieuse ». Le caractère propre du laïc est le caractère séculier qui l’ordonne au renouvellement de tout l’ordre temporel. Les laïcs doivent « chercher le règne de Dieu précisément à travers la gérance des choses temporelles qu’ils ordonnent selon Dieu ».⁠[4] Le monde est « le milieu et le moyen de la vocation chrétienne des fidèles laïcs, parce qu’il est lui-même destiné à glorifier Dieu le Père dans le Christ. »[5] C’est dans le monde que le laïc est appelé comme tout baptisé « à la sainteté, c’est-à-dire à la perfection de la charité ». L’appel à la sainteté est adressé « sans aucune différence »[6] c’est-à-dire « à tous ceux qui croient au Christ, quels que soient leur état et leur rang. »[7] Et « la sainteté de leur être » doit se manifester « dans la sainteté de tout leur agir »[8], particulièrement dans toutes « les réalités temporelles et dans la participation aux activités terrestres ».⁠[9]


1. Mt 20, 3-4.
2. Jn 15, 1 et svts : Jésus est le cep et ses disciples les sarments branchés sur le Christ par la ,foi et les sacrements de l’initiation chrétienne. « La vigne véritable, c’est le Christ ; c’est Lui qui donne vie et fécondité aux rameaux que nous sommes : par l’Église nous demeurons en Lui, sans qui nous ne pouvons rien faire. » (LG 6) .
3. CL 14.
4. Cf. LG 31.
5. CL 15.
6. CL 16.
7. Cf. LG 40.
8. L’exhortation apostolique de FRANCOIS, Gaudete et exultate, 19 mars 2018, reprend et développe tout cela.
9. CL 17.

⁢b. Une mobilisation générale

Le lecteur qui se rappelle l’enseignement du Concile ne sera pas étonné de lire que « Les fidèles laïcs doivent se sentir partie prenante dans cette entreprise, appelés qu’ils sont à annoncer et à vivre l’Évangile, en servant la personne humaine et la société dans tout ce que l’une et l’autre présentent de valeurs et d’exigences. »⁠[1]

L’appel lancé par le Seigneur aux ouvriers pour qu’ils aillent travailler à sa vigne, concerne tous les fidèles laïcs sans exception. C’est une « exigence » : l’inaction « est plus répréhensible que jamais. Il n’est permis à personne de rester à ne rien faire ». Pourquoi ? Parce que « chacun […] est configuré au Christ par la foi et les sacrements de l’initiation chrétienne, est inséré comme un membre vivant dans l’Église, et est sujet actif de sa mission de salut. »[2] Les chrétiens doivent être le « sel » et la « lumière » de ce monde.⁠[3]

Toutes les personnes sont concernées, « toutes et chacune, appelées à travailler pour l’avènement du Royaume de Dieu, selon la diversité des vocations, et des situations, des charismes et des ministères », selon l’âge, le sexe, les qualités personnelles, les conditions de vie. Toutes, sans exception, sont « membres de l’unique Corps du Christ »[4] et doivent travailler à la vigne du Seigneur. Toutes sont appelées à « vivre l’égale dignité chrétienne et la vocation universelle à la sainteté dans la perfection de l’amour » suivant des modalités « diverses et complémentaires ». « Tous les états de vie sont au service de la croissance de l’Église ». La spécificité de l’état du fidèle laïc est de vivre dans le siècle et de rappeler, à sa manière aux clercs « le sens des réalités terrestres et temporelles dans le dessein salvifique de Dieu ».⁠[5] « A l’intérieur de l’état de vie laïque se trouvent différentes « vocations » mais tous sont appelés à la sainteté. « Aucun talent, fût-ce le plus petit, ne peut rester caché et inutilisé. »[6]

L’« appel du Seigneur [est] adressé à tous, et en particulier aux fidèles laïcs, hommes et femmes. » Tout baptisé doit avoir la « conscience ecclésiale, c’est-à-dire la conscience d’être membre de l’Église de Jésus-Christ et de participer à son mystère de communion et à son énergie apostolique et missionnaire. » Il doit également avoir « conscience de l’extraordinaire dignité qui leur a été donnée par le Baptême : par grâce, nous sommes appelés à être des enfants aimés du Père, membres incorporés à Jésus-Christ et à son Église, temples vivants et saints de l’Esprit. »[7]

Quand Jean-Paul II, à la suite du Synode, place tous les baptisés face à leurs responsabilités, il entend bien toucher tout le monde chrétien sans exception, du plus petit au plus âgé. La suite le prouve.

Les enfants ont un rôle : ils nous révèlent des conditions essentielles pour entrer dans le royaume.⁠[8] Ils enrichissent la famille et l’Église et humanisent la société.⁠[9]

Les jeunes⁠[10], en dialogue avec l’Église, doivent être encouragés à « devenir des sujets actifs, qui prennent part à l’évangélisation et à la rénovation sociale »[11]

Les hommes et les femmes sont, bien sûr convoqués. Jean-Paul II insiste sur la contribution des femmes à l’apostolat. Cette contribution est indispensable en fonction de leur dignité personnelle et de leur égalité avec les hommes et alors qu’elles sont souvent victimes d’abus, de discrimination et de marginalisation. « Elles doivent se sentir engagées comme protagonistes au premier plan. » et participer pleinement « tant à la vie de l’Église qu’à la vie sociale et publique » en fonction de leurs dons, responsabilités particulières, de leur « vocation spéciale ».⁠[12] Le Saint Père insiste pour que l’on étudie et approfondisse « les fondements anthropologiques de la condition masculine et féminine »[13] car la femme participe « comme l’homme à la triple fonction de Jésus-Christ, Prêtre, Prophète et Roi ». Elle n’a pas accès au sacerdoce ministériel mais elle participe aux « Conseils pastoraux diocésains et paroissiaux, comme également aux Synodes diocésains et aux Conciles particuliers ». Elle participe à l’évangélisation et à la catéchèse dans la famille et les divers lieux d’éducation. Les problèmes de notre temps « exigent la présence active des femmes et, précisons-le, leur contribution typique et irremplaçable. » Elles ont deux tâches en particulier : « donner toute sa dignité à la vie d’épouse et de mère » et « assurer la dimension morale de la culture, c’est-à-dire une dimension vraiment humaine, conforme à la dignité de l’homme dans sa vie personnelle et sociale. » La femme nous révèle la priorité des valeurs humaines « à commencer par la valeur fondamentale de la vie ». Ainsi s’ouvre un champ d’apostolat important pour la femme : dans toutes les dimensions qu’elles soient socio-économiques ou socio-politiques de la vie des communautés politiques, « il faut respecter et promouvoir la dignité personnelle de la femme et sa vocation spécifique : dans le domaine non seulement individuel mais aussi communautaire »[14] Ceci dit, « on a à déplorer l’absence ou la présence insuffisante des hommes, dont un certain nombre se soustrait à ses propres responsabilités ecclésiales, de sorte que, seules, des femmes s’emploient à y faire face ». Jean-Paul II évoque « la participation à la prière liturgique à l’église, l’éducation et en particulier la catéchèse des enfants, la présence aux rencontres religieuses et culturelles, la collaboration aux initiatives de charité et aux entreprises missionnaires. » C’est « ensemble que les époux, en tant que couple, les parents et les enfants, en tant que famille, doivent vivre leur service de l’Église et du monde » à l’image de ce que le créateur a prévu à l’origine « que l’être humain soit « comme l’unité de deux ». »[15]

Les malades et les souffrants sont envoyés aussi comme ouvriers à la vigne « sous des modalités nouvelles et même plus précieuses ».⁠[16] La personne malade, handicapée, souffrante bénéficie des services spirituels et humains offerts par les consacrés et les laïcs et, en même temps, est un « sujet actif et responsable de l’œuvre d’évangélisation et de salut » par sa « participation à la souffrance salvifique du Christ » et son témoignage.⁠[17]

Enfin, pour les personnes âgées la mission est toujours possible et reste un devoir quel que soit l’âge mais elle prend une forme nouvelle.⁠[18]


1. CL 64
2. CL 3.
3. Mt 5, 13-14.
4. CL 55.
5. CL 45.
6. CL 56. Cf. Mt 25, 24-27.
7. CL 64.
8. Cf. Mt 18, 3-5 ; Lc 9, 48.
9. CL 47 . Cf. GS 48.
10. Cf. Lettre aux jeunes gens et jeunes filles du monde, 31 mars 1985.
11. CL 46. Jean-Paul II reprend ici la proposition 52 du Synode.
12. CL 49.
13. CL 50. Jean-Paul II renvoie le lecteur à sa lettre apostolique Mulieris dignitatem sur la dignité et la vocation de la femme, 15 août 1988.
14. CL 51.
15. CL 52.
16. CL 53. Jean-Paul II renvoie à sa lettre apostolique Salvifici doloris sur le sens chrétien de la souffrance humaine, 11 février 1984.
17. CL 54.
18. CL 48.

⁢c. L’état du monde

Nous savons qui sont les « ouvriers » mais quelle est cette « vigne », quel est ce monde où nous sommes appelés à agir sachant que Jésus-Christ, bonne nouvelle, fait de toute l’Église « le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain »[1] ?

Gaudium et spes avait aussi offert une image du monde de son époque avec ses lumières et ses ombres. Trente ans plus tard, on peut relever des valeurs mais aussi « des problèmes et des difficultés encore plus graves que celles décrites par le Concile »[2] qui rendent une fois encore nécessaire et urgente la mobilisation de tous.

L’indifférence religieuse et diverses formes d’athéisme ont progressé: non contents de rejeter toute influence religieuse sur la vie sociale, bien des hommes aujourd’hui se croient investis d’une liberté totale au point parfois de se prendre pour Dieu. Il n’empêche qu’en même temps on constate que subsiste un besoin religieux.⁠[3]

La personne humaine est ballotée entre anéantissement et idolâtrie. Elle voit sa « dignité piétinée », elle est « instrumentalisée » et de plus en plus de législations portent atteinte à des droits fondamentaux : à la vie, à l’intégrité du corps, à la famille, à la procréation responsable, à des conditions de vie décentes, à la participation aux affaires publiques, à la liberté de conscience et de religion alors que beaucoup réclament le respect de leur dignité et manifestent la volonté de jouer un rôle dans les divers secteurs de la société.⁠[4]

L’aspiration à la paix dans la justice est contrebalancée malheureusement et gravement par la volonté de puissance de certains états, la violence, la guerre et le terrorisme.⁠[5]

Mais il y a encore un autre mal très grave qui touche les fidèles laïcs sur qui l’Église compte tant ! Les laïcs cèdent parfois à deux tentations : celle « de se consacrer avec un si vif intérêt aux services et aux tâches de l’Église, qu’ils en arrivent parfois à se désengager pratiquement de leurs responsabilités spécifiques au plan professionnel, social, économique, culturel et politique », et celle, en sens inverse, « de légitimer l’injustifiable séparation entre la foi et la vie, entre l’accueil de l’Évangile et l’action concrète dans les domaines temporels et terrestres les plus divers. »[6] Autrement dit, les premiers oublient que leur première mission de chrétiens est dans le monde ; les seconds estiment que leur action dans le monde n’a rien à voir avec leur foi. Alors que tous les aspects de la vie du laïc, tous les lieux qu’il fréquente, toutes les relations qu’il entretient doivent être informés du message du Christ. Voyons cela de plus près.


1. LG 1.
2. CL 4.
3. Id..
4. CL 5.
5. CL 6.
6. CL 2.

⁢d. Les lieux d’engagement

La mission des laïcs dans l’Église

L’Église se définit comme une communion des chrétiens avec le Christ et communion des chrétiens entre eux. Cette Église-communion se construit et vit par l’écoute de la Parole et par les sacrements.⁠[1] Elle est le nouveau Peuple de Dieu en marche vers le Royaume sous la conduite de l’Esprit. Une Église-corps dont tous les membres sont divers et complémentaires mais toujours reliés entre eux par l’Esprit qui est l’âme de ce corps et qui distribue parmi les fidèles laïcs charismes, charges et ministères.⁠[2]

On pense d’abord aux ministres ordonnés c’est-à-dire qui ont reçu le sacrement de l’Ordre. C’est le ministère des prêtres qui sont ordonnés au service de tout le peuple de Dieu, service nécessaire à la vie et à la mission des fidèles laïcs. A côté des ministres ordonnés et sous leur direction, dans des situations de réelle nécessité, des fidèles laïcs peuvent recevoir, en suppléance, certaines fonctions qui ne relèvent pas du sacrement de l’Ordre et qui ne transforment certainement pas les laïcs en pasteurs.⁠[3] De plus, Jean-Paul II, à cet endroit, rappelle que ce n’est pas là la mission propre des laïcs.

L’Esprit accorde aussi des dons spéciaux, appelés charismes, à certains. Quels que soient ces dons, comme le don de prophétiser ou de guérir, pour autant qu’ils soient reconnus officiellement comme fruits de l’Esprit Saint, ils doivent être utilisés au service de la croissance de l’Église.⁠[4]

Au sein des Églises particulières qui sont à l’image de l’Église universelle, les fidèles laïcs peuvent participer aux synodes diocésains, aux conciles particuliers, collaborer, être consultés suivant les modalités fixées par l’autorité ecclésiastique locale.⁠[5]

C’est surtout au niveau de la paroisse, « maison ouverte à tous et au service de tous », que le fidèle laïc participe aux responsabilités pastorales en union étroite avec les prêtres. C’est là qu’ils feront croître « une authentique communion ecclésiale », c’est là qu’ils éveilleront « l’élan missionnaire vers les incroyants et aussi vers ceux, parmi les croyants, qui ont abandonné ou laissé s’affaiblir la pratique de la vie chrétienne. »[6] Cet apostolat nécessaire et irremplaçable peut être personnel ou collectif par le biais de diverses associations. Tous y sont appelés. L’apostolat personnel peut toucher dans la durée tous les milieux où les fidèles sont insérés.⁠[7] Par des associations variées anciennes ou nouvelles, l’apostolat peut avoir plus d’efficacité tout en étant signe de communion et d’unité dans le Christ. Les laïcs du simple fait de leur baptême ont le droit de fonder et de diriger librement des associations pour autant que leur ecclésialité soit respectée.⁠[8]

Jean-Paul II établit cinq critères à respecter:

  1. « Le primat donné à la vocation de tout chrétien à la sainteté »

  2. « L’engagement à professer la foi catholique en accueillant et proclamant la vérité sur le Christ, sur l’Église et sur l’homme, en conformité avec l’enseignement de l’Église, qui l’interprète de façon authentique. Toute association de fidèles laïcs devra donc être un lieu d’annonce et de proposition de la foi et d’éducation à cette même foi dans son contenu intégral. »

  3. La communion avec le pape et l’évêque, ce qui demande « une disponibilité loyale à recevoir leurs enseignements doctrinaux et leurs directives pastorales », en même temps que le « légitime pluralisme » et la « collaboration mutuelle ».

  4. « L’accord et la coopération avec le but apostolique de l’Église », ce qui implique un authentique « élan missionnaire ».

  5. « L’engagement à être présents dans la société humaine pour le service de la dignité intégrale de l’homme, conformément à la doctrine sociale de l’Église. »[9]

Le rôle des pasteurs est de discerner, guider et « surtout encourager »[10] les associations. Les associations et mouvements qui acquièrent une dimension nationale ou internationale ont intérêt à recevoir une reconnaissance officielle à l’instar des mouvements et associations d’Action catholique. Pasteurs et fidèles doivent entretenir des rapports de fraternité pour que tous les dons et charismes collaborent à « l’édification de la maison commune » sans « esprit d’antagonisme et de contestation », sans division ni opposition.⁠[11] Sans confusions non plus. Jean-Paul II n’a pas hésité à dénoncer des phénomènes fréquents de « laïcisation du clergé » et, parallèlement, de « cléricalisation du laïcat »[12].

La mission des laïcs dans le monde

C’est ici surtout, en priorité, que les laïcs sont attendus. La communion au sein de l’Église est une communion missionnaire qui favorise, en même temps la communion d’une Église qui doit porter la bonne nouvelle au monde entier. L’Église-communion doit introduire à la mission : « celui qui ne porte pas de fruit ne reste pas dans la communion »[13] Cette mission n’est autre que l’évangélisation qui construit l’Église. Cette tâche dont aucun baptisé n’est exempt, dans le monde tel qu’il a été décrit, consiste à annoncer l’Évangile : « aucun ne peut refuser de donner sa réponse personnelle » à l’appel reçu.⁠[14]

Une nouvelle évangélisation est absolument nécessaire et urgente dans ce monde marqué de plus en plus par l’indifférence religieuse, la sécularisation et l’efflorescence de nombreuses sectes. Les fidèles laïcs doivent travailler à la « formation de communions ecclésiales mûres », en participant à cette vie communautaire, en vivant toutes leurs activités dans la lumière de l’Évangile et en allant vers « ceux qui n’ont pas encore la foi ou qui ne vivent pas selon la foi reçue au baptême. »[15]

La catéchèse exercée par les parents est fondamentale bien sûr mais l’évangélisation ne s’arrête pas là, elle doit s’étendre à tous les hommes à travers le monde entier⁠[16].

Comme il s’agit de servir les personnes puisque Jésus-Christ par son incarnation s’est, d’une certaine manière, uni à tout homme, les fidèles laïcs sont, par leur « caractère séculier » en première ligne pour évangéliser le monde c’est-à-dire pour témoigner de l’éminente et indestructible dignité de toute personne et dénoncer toute discrimination raciale, économique, sociale, culturelle, politique. En effet, créés à l’image et à la ressemblance de Dieu et rachetés par le sang du Christ, tous les hommes sont égaux en dignité, appelés à la participation et à la solidarité. Cette dignité « exige le respect, la défense et la promotion des droits naturels, universels et inviolables » de la personne à commencer par son droit à la vie quels que soient son âge et son état, droit menacé souvent par les pouvoirs politique et technologique. Le droit à la vie est le « droit premier, origine et condition de tous les autres droits de la personne »[17]. Autre droit fondamental à défendre, « mesure des autres droits fondamentaux » est « le droit à la liberté de conscience et à la liberté religieuse ». Le respect et le service de la personne implique le service de la société⁠[18] puisque l’homme est un être social et la première société fondement de toutes les autres est constituée par le couple, « expression première de la communion des personnes »[19] et la famille qui « constituent le premier espace pour l’engagement social des fidèles laïcs ». Couple et famille doivent être soutenus, culturellement, économiquement, politiquement puisque l’on peut dire que « l’avenir de l’humanité passe par la famille »[20]. C’est là que commence l’animation chrétienne de l’ordre temporel.⁠[21]

Cette animation se manifeste, depuis les origines et sous des formes variées, par le service de la charité envers le prochain à commencer par les plus pauvres et les plus faibles, sans oublier qu’il y a de nombreuses formes de pauvreté et de faiblesse. Le texte précise, en effet que la « la charité […] anime et soutient une solidarité active, très attentive à la totalité des besoins de l’être humain ».⁠[22]

Cette charité est personnelle mais aussi solidaire à travers des groupes, des communautés libres et informelles ou institutionnelles.⁠[23] Charité d’autant plus nécessaire que les institutions et initiatives publiques sont souvent « neutralisées par un fonctionnarisme impersonnel, une bureaucratie exagérée, des intérêts privés excessifs, un désintéressement facile et généralisé. »[24]

Alors que l’on a cru longtemps que l’aumône était le tout de la charité, Jean-Paul II rappelle, tout au long du n° 42 et à la suite de ses prédécesseurs, que la charité est inséparable de la justice. Charité et justice « exigent la reconnaissance totale et effective des droits de la personne, à laquelle est ordonnée la société avec ses structures et ses institutions »[25] et donc les fidèles laïcs « ne peuvent absolument pas renoncer à la participation à la « politique », à savoir l’action multiforme, économique, sociale, législative, administrative, culturelle, qui a pour but de promouvoir, organiquement et par les institutions, le bien commun. » Etant bien entendu le sens large ou étroit que le mot politique peut prendre, en tout cas, il s’ensuit que « tous et chacun ont le droit et le devoir de participer à la politique ». Et les fidèles laïcs n’ont aucune excuse pour s’abstenir car « cette participation peut prendre une grande diversité et complémentarité de formes, de niveaux, de tâches et de responsabilités. Les accusations d’arrivisme, d’idolâtrie du pouvoir, d’égoïsme et de corruption, qui bien souvent sont lancées contre les hommes du gouvernement, du parlement, de la classe dominante, des partis politiques, comme aussi l’opinion assez répandue que la politique est nécessairement un lieu de danger moral, tout cela ne justifie pas le moins du monde ni le scepticisme ni l’absentéisme des chrétiens pour la chose publique. »[26] S’engager politiquement, c’est servir la personne et la société, c’est « poursuivre le bien commun, en tant que bien de tous les hommes et bien de tout homme « . Le bien commun désigne « l’ensemble des conditions de vie sociale qui permettent aux hommes, aux familles et aux groupements de s’accomplir plus complètement et plus efficacement. »[27]

Dès lors, les missions imparties aux laïcs sont nombreuses et diverses. Ils doivent défendre et promouvoir en permanence la justice comme vertu et comme force morale à développer en faveur des droits et devoirs « de tous et de chacun sur la base de la dignité personnelle de l’être humain ». Ils doivent manifester un « esprit de service qui, joint à la compétence et à l’efficacité nécessaires, est indispensable pour rendre « transparente » et « propre » l’activité des hommes politiques », c’est-à-dire résister « aux manœuvres déloyales, au mensonge, [au] détournement des fonds publics au profit de quelques-uns ou à des fins de « clientélisme », [à] l’usage de procédés équivoques et illicites pour conquérir, maintenir, élargir le pouvoir à tout prix. » Ils doivent respecter la distinction des pouvoirs⁠[28], l’action citoyenne guidée par leur conscience chrétienne et l’action menée au nom de l’Église avec les pasteurs. L’Église, en effet, ne se confond avec aucune communauté ou système politique puisqu’elle est « le signe et la sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine »[29]. Les laïcs seront en politique les témoins « des valeurs humaines et évangéliques » comme « la liberté et la justice, la solidarité, le dévouement fidèle et désintéressé au bien de tous, le style de vie simple, l’amour préférentiel pour les pauvres et les plus petits. » Cet engagement demande « toujours plus d’élan spirituel grâce à une participation réelle à la vie de l’Église et qu’ils soient éclairés par sa doctrine sociale. En cette tâche, ils pourront être accompagnés et aidés par les communautés chrétiennes et leurs pasteurs. »⁠[30] Cette action doit être solidaire et « la solidarité requiert la participation active et responsable de tous à la vie politique, de la part de chaque citoyen et des groupements les plus variés, depuis les syndicats jusqu’aux partis ; ensemble tous et chacun, nous sommes à la fois destinataires et participants actifs de la politique. » Cette action solidaire en faveur « de la vérité, de la justice et de la charité qui sont les fondements de la paix » doit se manifester non seulement sur le plan local ou national mais aussi international : « Les fidèles laïcs ne peuvent rester indifférents, étrangers ou paresseux devant tout ce qui est négation et compromission de la paix : violence et guerre, torture et terrorisme, camps de concentration, militarisation de la politique, course aux armements, menace nucléaire. » Dans cette optique, ils collaboreront avec tous ceux qui recherchent la paix et utiliseront « les organismes spécifiques et les institutions ». Il est capital d’éduquer à la paix, au dialogue et à la solidarité pour vaincre l’égoïsme, la haine, la vengeance, l’inimitié.⁠[31]

Bien d’autres chantiers attendent les fidèles laïcs. Ils ont à placer la personne au centre de la vie économico-sociale : les biens de la terre sont destinés à tous car ils sont nécessaires au développement de la personne. Tous ont le droit et le devoir de travailler pour développer la vie économique et acquérir une propriété privée qui a « une fonction sociale intrinsèque ». Encore faut-il bien organiser le travail pour éviter le chômage et en combattant les injustices : le lieu de travail est « un lieu où vit une communauté de personnes respectées dans leur particularité et dans leur droit à la participation ». C’est pourquoi il est nécessaire de « développer de nouvelles solidarités entre ceux qui participent au travail commun, de susciter de nouvelles formes d’entreprise et de provoquer une révision des systèmes de commerce, de finance et d’échanges technologiques ».⁠[32] De plus, il faut veiller au respect de la création et se servir intelligemment et respectueusement de ce don de manière responsable et mesurée en pensant aux générations futures.⁠[33]

Politique et économie doivent être réinvestis de même que le domaine de la culture : la « création et [la] transmission de la culture » sont « l’une des tâches les plus graves » à entreprendre surtout à une époque où la culture se détache de la foi et même des valeurs humaines et face à une culture scientifique et technologique incapable de répondre aux questions fondamentales que l’homme se pose.⁠[34] Il faut donc que les fidèles chrétiens soient présents dans l’école, l’université, les centres de recherche scientifique et technique, les lieux de création artistique et de réflexion humaniste. Cette tâche urgente s’impose : « évangéliser, […] en profondeur et jusque dans leurs racines, la culture et les cultures de l’homme. » Comme les instruments de communication sociale ont une grande influence, il s’agira aussi d’éduquer au sens critique, de « défendre la liberté et le respect de la dignité de la personne, et [de] favoriser la culture authentique des peuples, par un refus ferme et courageux de toute forme de monopolisation et de manipulation. » L’Évangile doit être annoncé partout : dans la presse, le cinéma, la radio, la télévision, le théâtre. ⁠[35]


1. CL 19.
2. CL 20.
3. CL 23.
4. CL 24.
5. CL 25.
6. CL 27.
7. CL 28.
8. CL 29.
9. Cf. CL 30. Le résumé repris ici est emprunté à Forestier, P. Luc, op. cit., p. 55.
10. CL 31.
11. CL 31.
12. Allocution aux évêques suisses à Einsiedeln, le 14 juin 1984.
13. CL 32. Cf. Jn 15, 2: « Tout sarment qui est en moi, mais qui ne porte pas de fruit, [mon Père] l’enlève ».
14. CL 33.
15. CL 34.
16. CL 35.
17. CL 36-38.
18. CL 39.
19. GS 12.
20. CL 40. Jean-Paul II renvoie à cet endroit à son Exhortation apostolique Familiaris consortio, 1981 et à la Charte des Droits de la famille présentée en 1983 par le Saint-Siège à toutes les personnes, institutions et autorités intéressées à la mission de la famille dans le monde d’aujourd’hui. Cette charte « constitue un programme d’action complet et organique pour tous les fidèles laïcs qui, à des titres divers, sont intéressés à la promotion des valeurs et des exigences de la famille […​]. » (CL 40).
21. Familiaris consortio, 85.
22. CL 41.
23. « Différentes formes de bénévolat », service désintéressé, expression importante d’apostolat CL 41.
24. CL 41.
25. Jean-Paul II l’explique dans son encyclique Dives in misericordia, 30 novembre 1980, 12.
26. CL 42.
27. Jean-Paul II reprend ici la définition de GS 74.
28. Rien qu’entre 1981 et 1990, Jean-Paul II a abordé la question dans près de 70 discours, lettres ou homélies (Cf. CALLENS Claude, Un sens à la société, Essai de synthèse de la doctrine sociale de l’Église sous le pontificat de Jean-Paul II (de 1978 à 1991), ASOFAC, 1993, pp.52-54. Chaque fois, Jean-Paul II évoque précisément cette nécessaire distinction entre temporel et spirituel, le rôle du clerc et le rôle du laïc. Ce ne sont que des échos de textes plus officiels qui, à la fin du XXe siècle, ont donné plus de solennité encore à ces principes. Citons le Document de la Sacrée Congrégation pour les religieux et les Instituts séculiers (12 août 1980), la Déclaration de la Sacrée Congrégation pour le clergé (8 mars 1982), le Code de droit canonique (1983, cf. canons 285 et surtout 287), le Catéchisme de l’Église catholique (Cf. articles 898 et 899) et le Directoire pour le ministère et la vie des prêtres (1994).
29. Cf. GS 76.
30. Il s’agit de la proposition 28 des Pères synodaux.
31. CL 42.
32. CL 43. C’est ce que développe Benoît XVI dans l’encyclique Caritas in veritate, 2009.
33. François développera cela dans l’encyclique Laudato si’, 2015.
34. Jean-Paul II reprend à cet endroit la définition de GS 53: « tout ce par quoi l’homme affine et développe les multiples capacités de son esprit et de son corps ; s’efforce de soumettre l’univers par la connaissance et le travail ; humanise la vie sociale, aussi bien la vie familiale que l’ensemble de la vie civile, grâce au progrès des mœurs et des institutions ; traduit, communique et conserve enfin dans ses œuvres, au cours du temps, les grandes expériences spirituelles et les aspirations majeures de l’homme, afin qu’elles servent au progrès d’un grand nombre et même de tout le genre humain. » La question culturelle est développée dans le Discours prononcé par Jean-Paul II à l’UNESCO le 2 juin 1980.
35. CL 44.

⁢e. La formation du laïcat

Tout baptisé est appelé à la vigne : « il ne peut pas ne pas répondre, il ne peut pas ne pas assumer sa responsabilité »[1] Encore faut-il qu’il entende l’appel et découvre la volonté de Dieu en écoutant la Parole, en priant, en suivant un guide spirituel, en découvrant ses talents et dons et en prenant conscience de la situation concrète qu’il occupe dans le monde.⁠[2] L’appel entendu, encore faut-il y répondre. Or, pour porter du fruit, « une formation intégrale et permanente » est nécessaire⁠[3] avec un souci de cohérence.

Cette formation doit être « unitaire » et « intégrale ». qu’est-ce que cela signifie ?

Tout d’abord, les fidèles laïcs doivent se rendre compte que « dans leur existence, il ne peut y avoir deux vies parallèles : d’un côté, la vie qu’on nomme « spirituelle » avec ses valeurs et ses exigences ; et de l’autre, la vie dite « séculière », c’est-à-dire la vie de famille, de travail, de rapports sociaux, d’engagement politique, d’activités culturelles. […] Tous les secteurs de la vie laïque, en effet, rentrent dans le dessein de Dieu, qui les veut comme le « lieu historique » de la révélation et de la réalisation de la charité de Jésus-Christ à la gloire du Père et au service des frères. Toute activité, toute situation, tout engagement concret […], tout cela est occasion providentielle pour « un exercice continuel de la foi, de l’espérance et de la charité » « .⁠[4] On ne peut sous quelque prétexte que soit, fût-il spirituel, négliger les tâches terrestres ni agir dans le monde comme si cette action était étrangère à la vie religieuse⁠[5] : « une foi qui ne devient pas culture est une foi « qui n’est pas pleinement reçue, pas entièrement pensée, pas fidèlement vécue »[6]

Une formation « intégrale » est de plus en plus urgente, c’est-à-dire une formation spirituelle et doctrinale : « Il est tout à fait indispensable, en particulier, que les fidèles laïcs, surtout ceux engagés de diverses façons sur le terrain social ou politique, aient une connaissance plus précise de la doctrine sociale de l’Église »[7]. C’est là que les fidèles laïcs trouveront les « moyens voulus pour former leur conscience sociale »[8]. Encore faut-il cultiver les valeurs humaines : « la compétence professionnelle, le sens familial et civique, et les vertus qui regardent la vie sociale telles que la probité, l’esprit de justice, la sincérité, la délicatesse, la force d’âme ; sans elles il n’y a pas de vraie vie chrétienne. »[9]

Reste à savoir où et comment se former ?

Dieu agit en nous, en fonction de notre disponibilité⁠[10], de même que toute l’Église en tant que mère, Église où le Pape « exerce son rôle de premier formateur […]. Non seulement les paroles qu’il prononce lui-même, mais aussi celles que transmettent les documents des divers Dicastères du Saint-Siège demandent être écoutées avec une docilité aimante par les fidèles laïcs. » A sa suite, l’évêque, la paroisse, les petites communautés ecclésiales seront formateurs. Les prêtres et les candidats aux Ordres, sont invités à « se préparer avec soin à être capables de favoriser la vocation et la mission des laïcs ». ⁠[11] Outre la famille chrétienne⁠[12], les écoles et universités catholiques où les maîtres et professeurs seront « de vrais témoins de l’Évangile, par l’exemple de leur vie, leur compétence et leur conscience professionnelle, l’inspiration chrétienne de leur enseignement, respectant toujours -évidemment- l’autonomie des différentes sciences et disciplines. » d’autres lieux sont à disposition : « les groupes, les associations et les mouvements ont leur place dans la formation des fidèles laïcs : ils ont, en effet, chacun avec leurs méthodes propres, la possibilité d’offrir une formation profondément ancrée dans l’expérience même de la vie apostolique ; ils ont également l’occasion de compléter, de concrétiser et de spécifier la formation que leurs membres reçoivent d’autres maîtres ou d’autres communautés. »[13]

En somme, « la formation n’est pas le privilège de certains, mais bien un droit et un devoir pour tous. » Il faut veiller à « la formation des formateurs » et porter « une attention spéciale à la culture locale ». Mais « il n’y a pas de formation véritable et efficace si chacun n’assume pas et ne développe pas par lui-même la responsabilité de sa formation : toute formation, en effet, est essentiellement « auto-formation ». »⁠[14]


1. CL 57.
2. CL 58.
3. CL 57.
4. CL 59. Jean-Paul II cite AA 4.
5. Id., cf. GS 43.
6. Id., Jean-Paul II cite son Discours aux participants au Congrès du Mouvement ecclésial d’engagement culturel, 16-1-1982.
7. CL 60.
8. Id., il s’agit de la proposition synodale 22.
9. Id., Jean-Paul II cite AA 4.
10. CL 63.
11. CL 61. Il s’agit de la proposition synodale 40.
12. CL 62.
13. Id..
14. CL 63.

⁢iv. Jean-Paul II et l’animation chrétienne de l’ordre temporel

Nous l’avons entendu à plusieurs reprises : « l’animation chrétienne de l’ordre temporel constitue l’engagement spécifique des fidèles laïcs »[1], c’est leur tâche première.


1. CL 41.

⁢a. Pourquoi ?

Faut-il, de nouveau, expliquer la nécessité de travailler à « changer le monde » ?

Lors du cinquantenaire de l’encyclique « Rerum novarum », Pie XII rappelait que « de la forme donnée à la société, en harmonie ou non avec les lois divines, dépend et s’infiltre le bien ou le mal des âmes ». Il faut donc « créer des conditions sociales qui n’ont de valeur que pour rendre à tous possible et aisée une vie digne de l’homme et du chrétien ».⁠[1] Et le Concile Vatican II constatait que « la civilisation moderne elle-même, non certes par son essence même, mais parce qu’elle se trouve trop engagée dans les réalités terrestres, peut rendre souvent plus difficile l’approche de Dieu. »[2]

De son côté, à la clôture du concile, le 7 décembre 1965, le pape Paul VI apportait un autre argument de poids : « Toute cette richesse doctrinale est tournée dans une seule direction : servir l’homme. L’homme dans toutes ses conditions, dans toutes ses infirmités, dans toutes ses nécessités. »[3] A cet homme que l’Église veut servir, à cet homme qui est « la première route et la route fondamentale de l’Église »[4] , comme Jean-Paul II le rappellera sans cesse et partout, le salut n’est pas offert simplement à son âme mais à son être concret, entier, intégral, un être immergé dans une réalité historique particulière, un être de relations, personnel et social.⁠[5] Le « but unique » de l’Église est « d’exercer sa sollicitude et ses responsabilités à l’égard de l’homme qui lui a été confié par le Christ lui-même […]. Il ne s’agit pas de l’homme « abstrait », mais réel, de l’homme « concret », « historique ». Il s’agit de chaque homme, parce que chacun est inclus dans le mystère de la rédemption, et Jésus-Christ s’est uni à chacun, pour toujours, à travers ce mystère. »[6]

Parce que les « réalités temporelles », « profanes », autrement dit le « monde » ou le « siècle » intéresse Dieu, il doit donc intéresser l’Église qui est « réellement et intimement solidaire du genre humain et de son histoire »[7]. Les laïcs doivent en priorité assumer cette dimension séculière de l’Église. Or aujourd’hui le monde occidental surtout se sécularise c’est-à-dire que la plupart de nos contemporains estiment que les « réalités temporelles » relèvent de la seule responsabilité de l’homme et que Dieu n’a rien à voir dans cette dimension de l’existence.

L’intérêt d’un Dieu incarné et de son Église pour le monde relève de leur amour pour les hommes, de la charité au sens le plus large du terme et donc « la charité n’est pas pour l’Église une sorte d’activité d’assistance sociale qu’on pourrait laisser à d’autres, mais elle appartient à sa nature. Elle est une expression de son essence elle-même, à laquelle elle ne peut renoncer. »[8] Déjà Pie XI, en son temps, avait attiré l’attention des fidèles sur la dimension « politique » de la charité.⁠[9]

Et donc, si l’homme a des droits inaliénables, « il a aussi le devoir de travailler au bien commun, de porter du fruit[10], de transformer l’ordre social et de permettre à chacun, par un partage juste et équitable, d’avoir sa place dans la société et de jouir des fruits de la terre ».⁠[11]

Dans cette optique, Jean-Paul II souhaite avec « la collaboration des Églises locales […] un nouvel élan en faveur de l’étude, de la diffusion et de l’application de cette doctrine dans les multiples domaines. »⁠[12] Et cela aussi bien dans les anciens pays communistes que dans les pays occidentaux ou encore dans le Tiers-Monde.⁠[13] Les œuvres de justice qui en naîtront seront profitables, avec la grâce de Dieu, d’abord aux plus pauvres de toutes sortes mais aussi aux autres catégories de personnes sans exclusive.⁠[14]


1. PIE XII. Radio-message , 1er juin 1941. FONTELLE Marc-Antoine ob, reprend la formule de Pie XII et précise: « L’important n’est pas la forme du gouvernement mais l’esprit qu’il donne à la société, car « de la forme de la société dépend le bien ou le mal des âmes ». Les lois influant sur la mentalité des personnes, il est indispensable d’en faire de bonnes et de créer un bon cadre de vie. » (Construire la civilisation de l’amour, Synthèse da la doctrine sociale de l’Église, Téqui, 1997, p. 42).
2. GS 19.
3. Homélie du 7 décembre 1965.
4. JEAN-PAUL II, encyclique Redemptor hominis, 1979, n° 14.
5. « La doctrine sociale, aujourd’hui surtout, s’occupe de l’homme en tant qu’intégré dans le réseau complexe de relations des sociétés modernes. Les sciences humaines et la philosophie aident à bien saisir que l’homme est situé au centre de la société et à le mettre en mesure de mieux se comprendre lui-même en tant qu’« être social ». (CA 54).
6. CA 53 citant RH 13.
7. GS 1.
8. BENOÎT XVI, Encyclique Deus caritas est , 2005, n° 25.
9. Cf. note 67. On peut aussi se référer à cet ouvrage de BENOÎT XVI, Charité politique, Parole et silence, 2013.
10. Cf. le décret sur la formation des prêtres, Optatam totius Ecclesiae renovationem, 1965, 16: « On s’appliquera, avec un soin spécial, à perfectionner la théologie morale dont la présentation scientifique, plus nourrie de la doctrine de la Sainte Écriture, mettra en lumière la grandeur de la vocation des fidèles dans le Christ et leur obligation de porter du fruit dans la charité pour la vie du monde ».
11. JEAN-PAUL II, Discours aux participants à la session inaugurale de l’Académie pontificale des sciences sociales, 25 novembre 1994.
12. CA 56. Jean XXIII insistait « pour que l’on en étende l’enseignement dans des cours ordinaires, et en forme systématique, dans tous les séminaires, dans toutes les écoles catholiques à tous les degrés. Elle doit de plus être inscrite au programme d’instruction religieuse des paroisses et des groupements d’apostolat des laïcs ; elle doit être propagée par tous les moyens modernes de diffusion : presse quotidienne et périodique, ouvrages de vulgarisation ou à caractère scientifique, radiophonie, télévision. » Et il ajoutait : « A cette diffusion, Nos fils du laïcat peuvent contribuer beaucoup par leur application à connaître la doctrine, par leur zèle à la faire comprendre aux autres et en accomplissant à sa lumière leurs activités d’ordre temporel. » (Encyclique Mater et magistra, 1961, IVe partie).
13. CA 56.
14. CA 57 et 58.

⁢b. Comment ?

En vivant intégralement sa foi en tout et partout, sans séparer vie personnelle et vie sociale où le laïc⁠[1] sera guidé par la doctrine sociale de l’Église qu’il doit étudier et appliquer partout où l’appellent ses responsabilités.

qu’est-ce que cette doctrine sociale ?

Jean-Paul II a raconté sa genèse aux participants à la session inaugurale de l’Académie des Sciences sociales : « Au cours du dix-neuvième siècle, l’Église a été interpellée par les conséquences souvent dramatiques de la première industrialisation pour la condition des travailleurs, comme par l’anthropologie qui s’est développée. Sa réaction a été avant tout motivée par un souci pastoral : projeter la lumière de l’Évangile sur les défis toujours nouveaux que doivent relever les hommes.[…] A partir de l’encyclique Rerum novarum, « la Grande Charte qui doit être le fondement de toute activité chrétienne en matière sociale »[2], l’Église a articulé en une doctrine cohérente l’ensemble des principes moraux contenus dans la Révélation et développés par le Magistère au cours de l’histoire ; cette doctrine sociale donne les critères moraux pour la décision et l’action dans la vie personnelle, familiale et sociale ; elle présente la vision intégrale de l’homme, sa dignité intrinsèque, sa nature spirituelle et sa destinée ultime.[…] Les principes de la dignité de la personne, de sa nature sociale, de la destination universelle des biens, de la solidarité, de la subsidiarité, que l’Église déduit de l’anthropologie de la Création, demeurent valides dans toutes les formes de société comme des appels au dépassement des contraintes que les systèmes pratiques finissent toujours par faire peser sur les hommes. » Il s’agit de principes fondamentaux immuables et universels à incarner dans des situations diverses et changeantes et donc « il importe à l’Église de poursuivre l’élaboration de sa doctrine sociale et de la perfectionner grâce à une collaboration étroite avec les mouvements sociaux catholiques et avec les experts dans les disciplines sociales ».⁠[3] Il précisera ailleurs que « La doctrine sociale de l’Église n’est pas une « troisième voie » entre le capitalisme libéral et le collectivisme marxiste, ni une autre possibilité parmi les solutions moins radicalement marquées : elle constitue une catégorie en soi. Elle n’est pas non plus une idéologie[4], mais la formulation précise des résultats d’une réflexion attentive sur les réalités complexes de l’existence de l’homme dans la société et dans le contexte international, à la lumière de la foi et de la tradition ecclésiale. Son but principal est d’interpréter ces réalités, en examinant leur conformité ou leurs divergences avec les orientations de l’enseignement de l’Évangile sur l’homme et sur sa vocation à la fois terrestre et transcendante ; elle a donc pour but d’orienter le comportement chrétien. C’est pourquoi elle n’entre pas dans le domaine de l’idéologie mais dans celui de la théologie et particulièrement de la théologie morale.

L’enseignement et la diffusion de la doctrine sociale font partie de la mission d’évangélisation de l’Église. Et, s’agissant d’une doctrine destinée à guider la conduite de la personne, elle a pour conséquence l’« engagement pour la justice » de chacun suivant son rôle, sa vocation, sa condition.

L’accomplissement du ministère de l’évangélisation dans le domaine social, qui fait partie de la mission prophétique de l’Église, comprend aussi la dénonciation des maux et des injustices. Mais il convient de souligner que l’annonce est toujours plus importante que la dénonciation, et celle-ci ne peut faire abstraction de celle-là qui lui donne son véritable fondement et la force de la motivation la plus haute. »[5]

Après le pontificat de Paul VI⁠[6], certains ont cru que l’Église avait pris ses distances par rapport son enseignement social⁠[7] alors que le concile dans Gaudium et spes en avait rappelé les grandes lignes et que Paul VI avait créé la Commission pontificale Justice et paix, puis publié en 1967 une encyclique fondamentale sur le développement des peuples Populorum progressio, suivie en 1971 d’une lettre apostolique au cardinal Roy Octogesima adveniens à l’occasion du 80e anniversaire de l’encyclique Rerum novarum.

d’emblée, à peine élu (16 octobre 1978), Jean-Paul II, le 28 février 1979, quatre mois après son élection, prononce un important discours lors de l’ouverture des travaux de la IIIe Conférence générale de l’ épiscopat latino-américain (CELAM), à Puebla au Mexique⁠[8]. Il rappelle aux évêques le « patrimoine riche et complexe » de la doctrine sociale de l’Église et leur demande de sensibiliser leurs fidèles à cette doctrine : « faire confiance de manière responsable à cette doctrine sociale, même si certains cherchent à semer le doute et la défiance à son égard, l’étudier sérieusement, chercher à l’appliquer, l’enseigner, lui être fidèle est, pour un fils de l’Église, une garantie de l’authenticité de son engagement dans les devoirs sociaux difficiles et exigeants, et de ses efforts en faveur de la libération ou de la promotion de ses frères. »[9]

Le synode de 1987 insistera : « Cette doctrine doit se trouver déjà dans le programme de base de la catéchèse et être expliquée dans des sessions spécialisées ainsi que dans les écoles et universités. Il convient de noter que la doctrine sociale de l’Église est dynamique, c’est-à-dire qu’elle s’adapte aux circonstances de temps et de lieux. Les pasteurs ont le droit et le devoir de proposer des principes de moralité en matière d’ordre social comme en d’autres domaines ; tous les chrétiens doivent s’employer à la défense des droits de l’homme ; mais l’engagement actif dans les partis politiques est réservé aux laïcs. »[10]

Cent ans après Rerum novarum, Jean-Paul II n’hésitera pas à écrire que « La « nouvelle évangélisation », dont le monde moderne a un urgent besoin et sur laquelle j’ai insisté de nombreuses fois, doit compter parmi ses éléments essentiels l’annonce de la doctrine sociale de l’Église, apte, aujourd’hui comme sous Léon XIII, à indiquer le bon chemin pour répondre aux grands défis du temps présent, dans un contexte de discrédit croissant des idéologies. Comme à cette époque, il faut répéter qu’il n’existe pas de véritable solution de la « question sociale » hors de l’Évangile et que, d’autre part, les « choses nouvelles » peuvent trouver en lui leur espace de vérité et de qualification morale qui convient. »[11] Et il répétera : « la doctrine sociale a, par elle-même, la valeur d’un instrument d’évangélisation. »[12]


1. Lors de son voyage en Amérique latine, en janvier 1979, Jean-Paul II a bien précisé aux clercs et religieux qu’« il est nécessaire d’éviter les interférences indues et d’étudier sérieusement quand des formes déterminées de suppléance ont leur raison d’être » (Inauguration de la troisième conférence épiscopale latino-américaine, Puebla, 28-1-1979). On lit dans Lumen Gentium (31) que « même si parfois ils peuvent se trouver engagés dans les choses du siècle, même en exerçant une profession séculière, les membres de l’ordre sacré restent, en raison de leur vocation particulière, principalement et expressément ordonnés au ministère sacré ; les religieux, de leur côté, en vertu de leur état, attestent d’une manière éclatante et exceptionnelle que le monde ne peut se transfigurer et être offert à Dieu en dehors de l’esprit des Béatitudes ».
2. PIE XI, encyclique Quadragesimo anno, 1931.
3. 25 novembre 1994.
4. En effet, elle n’offre pas de « solutions techniques » mais propose un « ensemble de principes de réflexion et de critères de jugement et aussi de directives d’action. » (Congrégation pour la doctrine de la Foi, Instruction Libertatis nuntius, 22 mars 1986) « et encyclique Sollicitudo Rei Socialis (SRS), n. 41.
5. Id..
6. Dans l’exhortation apostolique Evangelli nuntiandi , 8 décembre 1975, n° 70 PAUL VI déclarait : « Les laïcs, que leur vocation spécifique place au cœur du monde et à la tête des tâches temporelles les plus variées, doivent exercer par là même une forme singulière d’évangélisation. Leur tâche première et immédiate n’est pas l’institution et le développement de la communauté ecclésiale — c’est là le rôle spécifique des Pasteurs —, mais c’est la mise en œuvre de toutes les possibilités chrétiennes et évangéliques cachées, mais déjà présentes et actives dans les choses du monde. Le champ propre de leur activité évangélisatrice, c’est le monde vaste et compliqué de la politique, du social, de l’économie, mais également de la culture, des sciences et des arts, de la vie internationale, des mass media ainsi que certaines autres réalités ouvertes à l’évangélisation comme sont l’amour, la famille, l’éducation des enfants et des adolescents, le travail professionnel, la souffrance. Plus il y aura de laïcs imprégnés d’évangile responsables de ces réalités et clairement engagés en elles, compétents pour les promouvoir et conscients qu’il faut déployer leur pleine capacité chrétienne souvent enfouie et asphyxiée, plus ces réalités sans rien perdre ou sacrifier de leur coefficient humain, mais manifestant une dimension transcendante souvent méconnue, se trouveront au service de l’édification du Règne de Dieu et donc du salut en Jésus-Christ. »
7. Cf. CHENU M.-D., La « doctrine sociale » de l’Église comme idéologie, Cerf, 1979, p. 7: « …​c’est aujourd’hui le sentiment de plus en plus commun sous toutes les latitudes, plus encore dans les jeunes Églises du tiers monde, que la « doctrine sociale » de l’Église est désormais dépassée et périmée. »
8. 28 février 1979.
9. Op. cit., III 7.
10. Proposition 22, citée in CL 60.
11. Encyclique Centesimus annus, 1991, 5.
12. Id., 54.

⁢c. Les moyens offerts

Le pontificat de Jean-Paul II va offrir de nombreux « moyens » au service de l’engagement de « tous les hommes de notre temps, qu’ils croient en Dieu ou qu’ils ne le reconnaissent pas explicitement ». En effet, même s’il est indispensable que les fidèles laïcs veillent à leur formation spirituelle⁠[1] autant qu’à leur formation doctrinale, il n’empêche, que, de par leur nature, les principes fondamentaux développés dans cette doctrine peuvent séduire tout esprit qui cherche le bien commun d’une communauté. Il s’agit de « propositions » qui « ont pour but d’aider tous les hommes […] à percevoir avec une plus grande clarté la plénitude de leur vocation, à rendre le monde plus conforme à l’éminente dignité de l’homme, à rechercher une fraternité universelle, appuyée sur des fondements plus profonds, et, sous l’impulsion de l’amour, à répondre généreusement et d’un commun effort aux appels les plus pressants de notre époque. »[2] En même temps, cette « doctrine sociale a par elle-même la valeur d’un instrument d’évangélisation : en tant que telle, à tout homme elle annonce Dieu et le mystère du salut dans le Christ, et, pour la même raison, elle révèle l’homme à lui-même. Sous cet éclairage, et seulement sous cet éclairage, elle s’occupe du reste : les droits humains de chacun et en particulier du « prolétariat », la famille et l’éducation, les devoirs de l’État, l’organisation de la société nationale et internationale, la vie économique, la culture, la guerre et la paix, le respect de la vie depuis le moment de la conception jusqu’à la mort. »⁠[3]

Au point de vue des Institutions, tout d’abord, notons que Jean-Paul II, en 1988, transforme la Commission pontificale Justice et paix en Conseil pontifical qu’il ouvre aux laïcs. Il crée en 1994 l’Académie pontificale des sciences sociales dont les membres sont des spécialistes « des savants de différentes compétences » venus du monde entier choisis non en fonction de leurs convictions intimes mais en fonction de leur expertise dans « les grandes disciplines des sciences sociales: philosophie, sociologie, démographie, histoire, droit, politique, économie ». Les problèmes que connaît le monde montrent en effet « combien il est important de renforcer la contribution des sciences sociales pour envisager des solutions aux problèmes concrets des personnes, solutions fondées sur la justice sociale. » Cette académie doit aider « à comprendre la place centrale de la personne humaine dans tout programme de développement. »[4] L’Église doit être en dialogue avec toutes les disciplines qui s’occupent de l’homme et être ouverte aux expériences des hommes dans leurs situations particulières et diverses.⁠[5] Elle appelle la collaboration de tous les hommes de bonne volonté athées ou croyants d’autres religions. ⁠[6]

Au point de vue du contenu de l’enseignement social, trois grandes encycliques sociales vont développer et actualiser la pensée de l’Église sur des questions essentielles⁠[7] : Laborem exercens, en 1981, sur le travail, Sollicitudo rei socialis en 1987 sur le développement des peuples et Centesimus annus qui, en 1991, pour le 100e anniversaire de Rerum novarum, embrasse nombre de problèmes politiques, sociaux et économiques.

La famille, cellule de base de la société, n’est certes pas oubliée, elle est au cœur de l’Exhortation apostolique Familiaris consortio en 1981 suivie, en 1983 par une Charte des droits de la famille.

Deux autres encycliques précisent encore certains aspects de la morale sociale : Veritatis splendor en 1993 à propos de la notion de vérité et Evangelium vitae en 1995 sur toutes les questions qui touchent à la vie et à sa défense.

La Congrégation pour la doctrine de la foi dont le préfet était le cardinal Ratzinger, apporta, elle aussi, sa contribution à travers deux instructions : Libertatis nuntius sur quelques aspects de la théologie de la libération en 1984 et Libertatis conscientia en 1986 sur la liberté chrétienne et la libération.

Ce n’est pas tout !

Pour rendre l’enseignement plus accessible encore et toucher le plus grand nombre, le Catéchisme de l’Église catholique paru en 1992 présente dans sa troisième partie les fondements de la doctrine sociale et une introduction à cette doctrine à partir du commentaire des « 10 commandements ». De plus, le catéchisme stipule pour mobiliser les consciences : « La priorité reconnue à la conversion du cœur n’élimine nullement, elle impose, au contraire, l’obligation d’apporter aux institutions et aux conditions de vie, quand elles provoquent le péché, les assainissements convenables pour qu’elles se conforment aux normes de la justice, et favorisent le bien au lieu d’y faire obstacle. »[8] Et le catéchisme, à son tour, rappelle qu’« Il n’appartient pas aux pasteurs de l’Église d’intervenir directement dans la construction politique et dans l’organisation de la vie sociale. Cette tâche fait partie de la vocation des fidèles laïcs, agissant de leur propre initiative avec leurs concitoyens. L’action sociale peut impliquer une pluralité de voies concrètes ; elle sera toujours en vue du bien commun et conforme au message évangélique et à l’enseignement de l’Église. Il revient aux fidèles laïcs d’animer les réalités temporelles avec un zèle chrétien et de s’y conduire en artisan de paix et de justice. »[9]

Plus concrètement encore, le Conseil pontifical Justice et paix publie en 2000 un Agenda social qui réunit une collection de textes du Magistère et ensuite, en 2004-2005, un Compendium de la doctrine sociale de l’Église, un outil exceptionnel, unique dans l’histoire de l’Église, qui, de manière condensée et rigoureuse, aborde toutes les questions que l’on peut se poser dans la vie sociale.

Quant aux prêtres, ils ne sont pas oubliés. Leur mission étant de nourrir leurs frères laïcs spirituellement mais aussi de leur rappeler leur tâche première, ils auront eu l’occasion, lors de leur propre formation de découvrir tout ce qu’il était nécessaire de savoir pour aider les laïcs, dans la mesure où séminaires et autres lieux de formation auront tenu compte, dans leurs programmes, des Orientations pour l’étude et l’enseignement de la doctrine sociale de l’Église dans la formation sacerdotale publiées en 1989 par la Congrégation pour l’éducation catholique.

En même temps, le Code de droit canon va s’adapter à la nouveauté.

Dans le code de droit canon de 1917, dans la troisième partie consacrée aux « laïques », seuls deux canons concernaient les personnes. Dans le canon 682, il est simplement reconnu aux « laïques » le droit « de recevoir du clergé, conformément aux règles de la discipline ecclésiastique, les biens spirituels et spécialement les secours nécessaires au salut ». Le canon 683 concerne le port de l’habit. Tous les autres canons concernent les « associations de fidèles » et règlent leurs rapports avec l’autorité ecclésiastique : le Siège apostolique ou l’Ordinaire du lieu.⁠[10]

En 1983, le nouveau code va consacrer la liberté dont peuvent jouir les laïcs et donner aux associations « distinctes des instituts de vie consacrée et des sociétés de vie apostolique » de divers types, un plus large éventail de possibilités que précédemment. Les associations peuvent rassembler soit les clercs, soit les laïcs ou les clercs et les laïcs et leurs buts sont variés : il peut s’agir de « favoriser une vie plus parfaite, promouvoir le culte public ou la doctrine chrétienne, ou exercer d’autres activités d’apostolat, à savoir des activités d’évangélisation, des œuvres de piété ou de charité, et l’animation de l’ordre temporel par l’esprit chrétien. »⁠[11] Quant aux fidèles, ils « ont la liberté de constituer des associations par convention privée conclue entre eux , pour poursuivre les fins dont il s’agit au canon 298 §1, restant sauves les dispositions du canon 301 § 1 » : « Il appartient à la seule autorité ecclésiastique compétente d’ériger les associations de fidèles qui se proposent d’enseigner la doctrine chrétienne au nom de l’Église ou de promouvoir le culte public, ou encore qui tendent à d’autres fins dont la poursuite est réservée de soi à l’autorité ecclésiastique ».

Enfin, tous les nombreux voyages apostoliques qui ont mené Jean-Paul II aux quatre coins du monde, seront autant d’occasion de reprendre l’essentiel de l’enseignement de l’Église sur les missions des fidèles laïcs.

Un exemple entre cent.

Lors de sa première visite en Belgique, en 1985⁠[12], Jean-Paul II a rappelé que « comme l’homme n’est pas un individu isolé mais est pris dans un réseau d’influences sociales que les médias amplifient, il faut refaire le tissu chrétien de la société ».⁠[13] qu’est-ce à dire sinon qu’il faut une « « métamorphose » progressive de la communauté humaine en Royaume de Dieu. Pour l’avènement de ce Royaume, pour que notre monde d’ici-bas en devienne de plus en plus l’ébauche, la participation des laïcs est absolument indispensable et leur engagement décisif. » Les laïcs sont « à la fois membres de l’Église et membres de la société ». Ils ne peuvent « sacrifier ou mettre en veilleuse un de ces aspects. » Leur « terrain d’action est à la fois l’Église et le monde. » Dans le monde, il leur incombe de témoigner explicitement en se référant « à la personne de Jésus-Christ, à ses paroles, aux attitudes typiquement évangéliques dont il a donné le goût au monde. […] Mais au-delà de ce témoignage explicite de la foi, ou plutôt à travers lui, c’est tout l’ordre temporel qu’il s’agit de renouveler, c’est l’animation chrétienne du monde qu’il faut assumer[14], comme préparation du Royaume de Dieu ». C’est sur cette tâche que Jean-Paul II, à son habitude, va insister particulièrement en s’adressant aux laïcs⁠[15] car, comme la Constitution Gaudium et spes déjà l’affirmait : « En manquant à ses obligations terrestres, le chrétien manque à ses obligations envers le prochain, bien plus, envers Dieu lui-même. […] C’est à leur conscience, préalablement formée, qu’il revient d’inscrire la loi divine dans la cité terrestre ».[16] Evidemment, ce n’est pas une mince affaire : « Le chantier est immense. Il couvre tous les secteurs de la vie Il s’agit de « pénétrer d’esprit chrétien la mentalité et les mœurs, les lois et les structures de la communauté où chacun vit »[17], et en ce sens, de surmonter la rupture entre Évangile et culture » A cet endroit, Jean-Paul II renvoie à un passage de l’exhortation apostolique Evangelii nuntiandi : « il ne s’agit pas seulement de prêcher l’Évangile dans des tranches géographiques toujours plus vastes ou à des populations toujours plus massives, mais aussi d’atteindre et comme de bouleverser par la force de l’Évangile les critères de jugement, les valeurs déterminantes, les points d’intérêt, les lignes de pensée, les sources inspiratrices et les modèles de vie de l’humanité, qui sont en contraste avec la Parole de Dieu et le dessein du salut. »[18] Pour que progresse ce dessein, il n’y a pas une seule voie qui serait royale et que tous devraient suivre : « les chemins sont divers et complémentaires ».⁠[19] Et Jean-Paul II demande aux évêques de respecter cette diversité : « L’évêque […] doit éviter de laisser des groupes particuliers exercer l’apostolat de manière exclusive, car l’apostolat est ouvert à tous, peut être l’œuvre de tous, par des approches diverses. »[20] Tous, en effet, ont une « coresponsabilité ecclésiale et doivent avoir « une estime réciproque, la conviction d’une complémentarité bénéfique, d’une concertation nécessaire. » Personne n’est exempt de cette tâche : « tous les baptisés, les simples chrétiens sont concernés ». Ils assument leur « propre responsabilité » et leurs « décisions pour les initiatives à promouvoir. » C’est leur mission. « Tout en étant fidèle à l’inspiration du message évangélique, aux principes et orientations de l’Église, un laïc peut en arriver à des jugements pratiques ou à des engagements concrets qui sont différents de ceux d’autres laïcs, chrétiens engagés. Le Concile, en insistant sur cette responsabilité propre, a aussi demandé de ne pas trop facilement présenter telle ou telle option concrète comme la seule qui soit expression du message évangélique lui-même. Il a recommandé aux laïcs de ne pas s’enfermer dans leurs choix, mais de dialoguer sincèrement entre eux, de chercher à s’éclairer mutuellement, de respecter les convictions des autres, et de garder la charité, d’avoir le souci du bien commun[21], et d’attendre des pasteurs, non pas une solution concrète et immédiate de tout problème, ni la caution officielle de telle ou telle option pratique, mais des principes sûrs, des lumières et des forces spirituelles. »

Comment tous les laïcs engagés sur des chemins divers en fonction de leurs situations et de leurs charismes particuliers vont-ils pouvoir travailler dans le même sens ? Par une formation adéquate bien sûr. Jean-Paul II interpelle directement son auditoire laïc pour qu’il soit réellement et efficacement au « service de l’homme »[22] : « En fait, il vous est demandé de vous former un bon jugement chrétien, un discernement spirituel et pastoral. S’appliquant aux réalités complexes du monde, ce jugement suppose le respect des lois propres à chaque discipline et une véritable compétence. mais il suppose en même temps que vous soyez familiarisés avec l’Évangile, que vous soyez conduits par l’esprit de l’Église, soumis à son Magistère, que vous ayez bien assimilé la doctrine sociale de l’Église, que vous soyez mus par la charité chrétienne, que vous alimentiez votre vigueur apostolique à la prière et aux sacrements[23]. » Le Saint Père dissipe, pour terminer, les réticences de ceux qui estimeraient se dévoyer en s’engageant ainsi dans le monde et les rassure : « Il ne faut pas craindre le rôle public que les chrétiens peuvent accomplir pour la promotion de l’homme et le bien du pays, dans le plein respect de la liberté religieuse et civile de tous et de chacun. » Tout ce que les laïcs font « pour un monde plus humain selon la ligne de Gaudium et spes », dans tous les « milieux sociaux et professionnels, au niveau des mentalités et des structures de la société, est un témoignage rendu à l’Évangile. C’est un témoignage d’Église en union avec [les] évêques et avec le successeur de Pierre. C’est une contribution au Règne de Dieu demandé dans le Notre Père. »[24]

Reste à assurer cette formation. A ce point de vue, le pape, proposant l’autoformation, reprend une idée qui avait été lancée par les évêques belges et qui fait un peu écho aux fameuses « cellules » dont avait parlé Pie XII en son temps. Il souhaite que l’on mette « davantage en pratique la suggestion que les évêques belges proposaient dans leurs lettres pastorales sur l’Europe et sur la crise » : « la formation « d’équipes d’espérance ». Il s’agit de petits groupes de chrétiens qui échangent leurs expériences. Ils confrontent leur vie avec l’Évangile. Ils s’encouragent. Avec un minimum d’organisation, ces groupes d’amis peuvent se constituer et avoir leur rôle dans tous les domaines : dans les milieux économiques et sociaux, dans les groupements professionnels, dans les milieux des sports, des loisirs et de la culture. Ce sont de petites communautés vigoureuses, missionnaires, qui veulent mettre l’Évangile en pratique. »[25]


1. Cf. CL 14: les fidèles « vivent la royauté chrétienne tout d’abord par le combat spirituel qu’ils mènent pour détruire en eux le règne du péché (cf Rm 6, 12) ». La formation spirituelle est d’ailleurs une condition sine qua non d’une action efficace au service d’une civilisation chrétienne : « Ne tombez pas, disait Jean-Paul II, dans l’erreur de croire qu’on peut changer la société en changeant simplement les structures externes ou en cherchant avant tout la satisfaction des besoins matériels. Il faut commencer par se changer soi-même, en tendant sincèrement son cœur vers le Dieu vivant, en se rénovant moralement, en détruisant dans son propre cœur les racines du péché et de l’égoïsme. Une personne transformée collabore efficacement à la transformation de la société » (Homélie à Saragosse, 10 octobre 1984).
2. GS 91, 1.
3. CA 54. Dans CA 55, citant SRS 41, il affirme que « la doctrine sociale de l’Église, en s’occupant de l’homme, en s’intéressant à lui et à sa manière de se comporter dans le monde, « appartient […​] au domaine de la théologie et spécialement de la théologie morale. » Indiquant bien par là que l’apprentissage de cette doctrine fait partie intégrante de tout programme de théologie.
4. Discours Aux participants à la session inaugurale de l’Académie pontificale des sciences sociales, 25 novembre 1994.
5. CA 59.
6. CA 60.
7. La doctrine sociale n’est jamais achevée. Ses principes fondamentaux, immuables, doivent s’incarner dans des contextes divers et changeant. C’est pourquoi, le Concile, en rappelant les grandes lignes de l’enseignement social chrétien déclare que « …​face à la variété extrême des situations et des civilisations, en de très nombreux points, et à dessein, cet exposé ne revêt qu’un caractère général. Bien plus, comme il s’agit assez souvent de questions sujettes à une incessante évolution, l’enseignement présenté ici - qui est en fait l’enseignement déjà reçu dans l’Église - devra encore être poursuivi et amplifié. » (GS 91, 2).
8. CEC n° 1888.
9. CEC n° 2442.
10. Canons 682-725.
11. Canon 298, §1.
12. Du 16 au 21 mai.
13. Aux évêques belges, Malines 18 mai 1985.
14. Cf. GS 43 1.
15. Aux responsables des mouvements laïcs, Liège, 19 mai 1985.
16. GS 43, 1-2.
17. AA 13.
18. PAUL VI, 8 décembre 1975, 19.
19. Aux responsables des mouvements laïcs, Liège, 19 mai 1985.
20. Aux évêques belges, Malines, 18 mai 1985.
21. Cf. GS 43 3.
22. Aux responsables des mouvements laïcs, Liège, 19 mai 1985. L’expression est répétée trois fois.
23. Cf. AA, 7.
24. Aux responsables des mouvements laïcs, Liège, 19 mai 1985.
25. Liturgie de la parole avec le laïcat catholique, Anvers, 17 mai 1985.

⁢v. L’héritage de Jean-Paul II

En l’an 2000, trente-cinq ans après le Concile Vatican II, Jean-Paul II remettait symboliquement les documents du Concile aux représentants du Congrès mondial de l’apostolat des laïcs.⁠[1] A cette occasion, il rappelait que cet « immense patrimoine » était remis « précisément aux laïcs -responsables de gouvernements, hommes de pensée et de science, artistes, femmes, travailleurs, jeunes, pauvres, malades - […] à l’humanité tout entière. » Il les invitait à un engagement « encore plus intense et plus étendu », à approfondir la leçon du Concile, à assimiler son esprit, ses orientations pour y trouver « la lumière et la force pour témoigner de l’Évangile dans tous les domaines de l’existence humaine. »

A-t-il été entendu ?

Par l’ensemble des fidèles clercs et laïcs, rien n’est moins sûr comme nous le verrons plus loin.

Par ses successeurs, certainement et de manière éclatante. Ils ont élargi et consolidé le chemin tracé par le saint pontife et vont continuer, chacun dans son style mais avec insistance et force, à rallier les laïcs à la cause du Christ.


1. Angelus, 26 novembre 2000.

⁢a. Benoît XVI

Nous retrouvons dans son enseignement la définition de l’Église comme « mystère de communion », à la fois « Peuple de Dieu » et « Corps du Christ », deux notions qui « se complètent » car « dans le Christ, nous devenons réellement le Peuple de Dieu. Et « Peuple de Dieu » signifie donc « tous » : du pape jusqu’au dernier enfant baptisé. »[1] Et « tous les baptisés sont appelés à la perfection de la vie chrétienne, prêtres, religieux et laïcs, chacun selon son propre charisme et sa propre vocation spécifique. » La vocation et la mission de chacun sont « enracinées dans le Baptême et la Confirmation »[2] avant toute différenciation.⁠[3]

Et donc, une fois encore, « le mandat d’évangéliser ne concerne pas seulement quelques baptisés, mais chacun »[4] selon la voie qu’il a choisie. Tous, sans exception, nous sommes « sel de la terre » et « lumière du monde ».⁠[5]

Au sein de ce peuple d’égaux, « la tendance séculière […] est caractéristique des fidèles laïcs. Le monde, dans le tissu de la vie familiale, professionnelle, sociale, est le lieu théologique, le domaine et le moyen de réalisation de leur vocation et de leur mission. »[6] Hommes et femmes, « égaux en dignité, sont appelés à s’enrichir réciproquement en communion et collaboration, non seulement dans le mariage et dans la famille, mais aussi dans la société dans toutes ses dimensions. » C’est bien ce qu’avait développé l’« Exhortation apostolique Christifideles laÏci qualifiée de magna charta du laïcat catholique de notre temps » qui est « une révision organique des enseignements du Concile Vatican II à propos des laïcs ». Cette exhortation « aiguille le discernement, l’approfondissement et l’orientation de l’engagement laïc dans l’Église face aux changements sociaux de ces années. » Elle « encourage la « nouvelle saison d’association des fidèles laïcs » signe de la « richesse et de la variété des ressources de l’Esprit Saint dans le tissu ecclésial »[7] « . « Tout contexte, toute circonstance et toute activité où l’on s’attend à ce que puisse resplendir l’unité entre la foi et la vie est confié à la responsabilité des fidèles laïcs, mus par le désir de transmettre le don de la rencontre avec le Christ et la certitude de la dignité de la personne humaine. Il leur revient de prendre en charge le témoignage de la charité en particulier pour ceux qui sont les plus pauvres, qui souffrent et sont dans le besoin, ainsi que d’assumer tous les engagements chrétiens visant à édifier des conditions de justice et de paix toujours plus grandes dans la coexistence humaine, afin d’ouvrir de nouvelles frontières à l’Évangile ! » »[8]

Les chrétiens sont réellement le sel de la terre, la lumière du monde car, dans tous les aspects de la vie, seule « la foi permet de lire de manière nouvelle et approfondie la réalité et la transformer » ; de plus, « l’espérance chrétienne élargit l’horizon limité de l’homme et le projette vers l’élévation véritable de son être, vers Dieu » ; quant à l’Évangile, il « est une garantie de liberté et un message de libération ». Enfin, « la charité dans la vérité est la force la plus efficace en mesure de changer le monde ».⁠[9]

C’est à la charité politique que sont conviés les laïcs, qu’ils soient membres ou non de l’Action catholique⁠[10]. Si celle-ci « continue à demeurer fidèle à ses profondes racines de foi, nourries par une totale adhésion à la Parole de Dieu, par un amour inconditionné de l’Église, par une attention vigilante à la vie civile et par un engagement de formation permanent », elle est invitée à « servir de manière désintéressée la cause du bien commun, pour l’édification d’un ordre juste de la société et de l’État. »[11]

Quel que soit son engagement, le laïc doit travailler à ce bien commun: « C’est une exigence de la justice et de la charité que de vouloir le bien commun et de le rechercher. Œuvrer en vue du bien commun signifie d’une part, prendre soin et, d’autre part, se servir de l’ensemble des institutions qui structurent juridiquement, civilement, et culturellement la vie sociale qui prend ainsi la forme de la pólis, de la cité. On aime d’autant plus efficacement le prochain que l’on travaille davantage en faveur du bien commun qui répond également à ses besoins réels. Tout chrétien est appelé à vivre cette charité, selon sa vocation et selon ses possibilités d’influence au service de la pólis. C’est là la voie institutionnelle – politique peut-on dire aussi – de la charité, qui n’est pas moins qualifiée et déterminante que la charité qui est directement en rapport avec le prochain, hors des médiations institutionnelles de la cité. L’engagement pour le bien commun, quand la charité l’anime, a une valeur supérieure à celle de l’engagement purement séculier et politique. »[12]

L’instrument qui permet de mettre en œuvre cette charité politique, de travailler au bien commun, est la doctrine sociale de l’Église. Alors que, la plupart du temps, on propose, pour résoudre les problèmes sociaux, économiques et politiques, des solutions purement « scientifiques », le pape souligne que la doctrine sociale de l’Église a un immense avantage : elle a « une importante dimension interdisciplinaire »[13]. Pour répondre pleinement aux difficultés et aux injustices, « les évaluations morales et la recherche scientifique doivent croître ensemble et […] la charité doit les animer en un ensemble interdisciplinaire harmonieux, fait d’unité et de distinction ». C’est par cet heureuse conjonction que la doctrine sociale de l’Église « peut remplir, dans cette perspective, une fonction d’une efficacité extraordinaire. «⁠[14] En effet, « les principes fondamentaux de la doctrine sociale de l’Église - tels que la dignité de la personne humaine, la subsidiarité et la solidarité - sont d’une grande actualité et d’une grande valeur pour la promotion de nouvelles voies de développement au service de tout l’homme et de tous les hommes. »[15]

Benoît XVI, dans les multiples tâches qui attendent les laïcs, met en exergue le domaine politique au sens étroit et commun du terme sans doute parce que les chrétiens ont eu tendance, depuis au moins une génération, à déserter ce terrain pour diverses raisons ou en évitant toute référence à l’enseignement de l’Église et se livrant à diverses idéologies. Or, « la politique est un domaine très important de l’exercice de la charité » et « il y a besoin d’hommes politiques authentiquement chrétiens, mais plus encore de fidèles laïcs qui soient témoins du Christ et de l’Évangile dans la communauté civile et politique. » Et donc il revient « aux fidèles laïcs de participer activement à la vie politique, de manière toujours cohérente avec les enseignements de l’Église, en partageant les raisons bien fondées et les grands idéaux dans la dialectique démocratique et dans la recherche d’un large consensus avec tous ceux qui ont à cœur la défense de la vie et de la liberté, la protection de la vérité et du bien de la famille, la solidarité avec les plus indigents et la recherche nécessaire du bien commun. Les chrétiens ne cherchent pas l’hégémonie politique ou culturelle mais, partout où ils s’engagent, ils sont animés par la certitude que le Christ est la pierre angulaire de toute construction humaine. »[16] Le pape est bien conscient qu’« il s’agit d’un défi exigeant » mais comme « la diffusion d’un relativisme culturel confus et d’un individualisme utilitariste et hédoniste affaiblit la démocratie et favorise la domination des pouvoirs forts », les laïcs engagés y compris les jeunes⁠[17], doivent « retrouver et raviver une authentique sagesse politique ; être exigeants en ce qui concerne sa propre compétence ; se servir de manière critique des recherches des sciences humaines ; affronter la réalité sous tous ses aspects, en allant au-delà de toute réduction idéologique ou prétention utopique ; être ouverts à tout dialogue et toute collaboration véritables, en ayant à l’esprit que la politique est aussi un art complexe d’équilibre entre des idéaux et des intérêts, mais sans jamais oublier que la contribution des chrétiens est décisive uniquement si l’intelligence de la foi devient intelligence de la réalité, clé de jugement et de transformation. »

Pour se préparer à cette tâche, « l’appartenance des chrétiens aux associations de fidèles, aux mouvements ecclésiaux et aux nouvelles communautés, peut être une bonne école pour ces disciples et témoins, soutenus par la richesse charismatique, communautaire, éducative et missionnaire propre à ces institutions. »[18] d’un autre côté, « la formation technique des hommes politiques n’appartient pas à la mission de l’Église. […] Mais il appartient à sa mission de « porter un jugement moral même en des matières qui touchent le domaine politique, quand les droits fondamentaux de la personne ou le salut des âmes l’exigent, en utilisant tous les moyens, et ceux-là seulement, qui sont conformes à l’Évangile et en harmonie avec le bien de tous, selon la diversité des temps et des situations »[19]. L’Église se concentre en particulier sur l’éducation des disciples du Christ, afin qu’ils soient toujours davantage des témoins de sa Présence, partout. »[20]

Que les laïcs n’oublient pas non plus que, pour les aider dans leurs multiples tâches, le Conseil pontifical pour les laïcs

travaille toujours « dans l’accueil, l’accompagnement, le discernement, la reconnaissance et l’encouragement de ces réalités ecclésiales, en favorisant l’approfondissement de leur identité catholique, les aidant à s’insérer plus pleinement dans la grande tradition et dans le tissu vivant de l’Église, et en soutenant leur développement missionnaire. » La mission de ce Conseil pontifical est de « suivre avec une profonde attention pastorale la formation, le témoignage et la collaboration des fidèles laïcs dans les situations les plus diverses où est en jeu la qualité authentique de la vie dans la société. » Et, comme ses prédécesseurs, Benoît XVI rappelle « la nécessité et l’urgence de la formation évangélique et de l’accomplissement pastoral d’une nouvelle génération de catholiques engagés dans la politique qui soient cohérents avec la foi qu’ils professent, qui aient de la rigueur morale, la capacité de jugement culturel, la compétence professionnelle et la passion du service pour le bien commun. »[21]


1. Discours à l’ouverture du Congrès ecclésial du diocèse de Rome, 26 mai 2009.
2. Angélus, 13 novembre 2005.
3. Autrement dit encore, « « sacerdoce commun, propre aux fidèles baptisés, et sacerdoce ordonné, plongent leurs racines dans l’unique sacerdoce du Christ, selon des modalités essentiellement différentes, mais ordonnées l’une à l’autre. » (Discours aux participants à la XXIVe Assemblée plénière du Conseil pontifical pour les laïcs, 21 mai 2010).
4. Discours à l’ouverture du Congrès ecclésial du diocèse de Rome, 26 mai 2009.
5. Mt 5, 13-14 in Message au Congrès panafricain des laïcs catholiques, 10 août 2012.
6. Cf. CL 15-17.
7. CL 29.
8. Discours aux participants de l’Assemblée plénière du Conseil pontifical pour les laïcs, 15 novembre 2008.
9. Discours aux participants à la XXIVe Assemblée plénière du Conseil pontifical pour les laïcs, 21mai 2010.
10. Cf. le Message à l’occasion de la VIe Assemblée ordinaire du Forum international d’Action catholique (10 août 2012) : Benoît XVI confirme que les laïcs « doivent être considérés non comme des « collaborateurs » du clergé, mais comme des personnes réellement « coresponsables » de l’existence et de l’action de l’Église. Il est par conséquent important que se renforce un laïcat mur et engagé, capable d’apporter sa contribution spécifique à la mission ecclésiale, dans le respect des ministères et des tâches que chacun a dans la vie de l’Église et toujours en communion cordiale avec les évêques. » Les pasteurs ont besoin des laïcs car « avec l’aide de l’expérience des laïcs, [ils] sont mis en état de juger plus distinctement et plus exactement en matière spirituelle aussi bien que temporelle, et c’est toute l’Église qui pourra ainsi, renforcée par tous ses membres, remplir pour la vie du monde plus efficacement sa mission » (LG 37). » Mais il est important que l’Action catholique travaille en « union intime avec le Successeur de Pierre » et « à la lumière du magistère social de l’Église. »
11. Discours lors de la Rencontre avec l’Action catholique italienne, 4mai 2008.
12. Encyclique Caritas in veritate, 29 juin 2009, 7.
13. Benoît XVI cite ici Jean-Paul II, Centesimus annus, 1er mai 1991, n. 59.
14. Caritas in veritate, n. 31.
15. Discours aux participants à la XXIVe Assemblée plénière du Conseil pontifical pour les laïcs, 21 mai 2010.
16. Benoît XVI renvoie à un document publié par la Congrégation pour la doctrine de la foi, Note doctrinale à propos de certaines questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique, 24 novembre 2002.
17. Les jeunes doivent songer à « l’engagement social et politique, un engagement fondé non sur des idéologies ou des intérêts de parti, mais sur le choix de servir l’homme et le bien commun, à la lumière de l’Évangile. »
18. Benoît XVI rappelle le décret sur l’apostolat des laïcs (AA) du 18 novembre 1965 qui « souligne avant tout que « la fécondité de l’apostolat des laïcs dépend de leur union vitale avec le Christ » (4), c’est-à-dire d’une spiritualité robuste, nourrie par la participation active à la Liturgie et exprimée dans le style des Béatitudes évangéliques. En outre, pour les laïcs, la compétence professionnelle, le sens de la famille, le sens civique et les vertus sociales sont d’une grande importance. S’il est vrai qu’ils sont appelés individuellement à apporter leur témoignage personnel, particulièrement précieux là où la liberté de l’Église se heurte à des obstacles, le Concile insiste toutefois sur l’importance de l’apostolat organisé, nécessaire pour influencer la mentalité générale, les conditions sociales et les Institutions (18). A ce propos, le Pères ont encouragé les multiples associations de laïcs, en insistant également sur leur formation à l’apostolat. » (Angélus, 13 novembre 2005).
19. Cf. GS 76.
20. Discours aux participants à la XXIVe Assemblée plénière du Conseil pontifical pour les laïcs, 21 mai 2010.
21. Discours aux participants de l’Assemblée plénière du Conseil pontifical pour les laïcs, 15 novembre 2008 ( à l’occasion du vingtième anniversaire de l’exhortation Christifideles laïci).

⁢b. François

Dans un autre style, souvent très imagé et parfois incisif, le pape François va reprendre et, à certains endroits, accentuer encore les invitations pressantes de ses prédécesseurs.

On n’est pas chrétien à mi-temps ou à temps partiel

[1]

On est chrétien à plein temps pour la raison simple et impérieuse que « le kérygme possède un contenu inévitablement social » et qu’il y a donc une « connexion intime entre évangélisation et promotion humaine, qui doit nécessairement s’exprimer et se développer dans toute l’action évangélisatrice » qui suppose « la priorité absolue de « la sortie vers le frère » »[2], « jusqu’aux périphéries existentielles »[3]. Il ne s’agit pas seulement d’annoncer aux personnes quelles qu’elles soient le Christ ressuscité mais bien de « devenir ferment de vie chrétienne dans toute la société »[4]. Citant le pape Jean-Paul II, François déclare nettement que « la conversion chrétienne exige de reconsidérer « spécialement tout ce qui concerne l’ordre social et la réalisation du bien commun. »[5]. » La conclusion s’impose, malgré l’opinion laïciste si répandue même parmi les chrétiens : « On ne peut plus affirmer que la religion doit se limiter à la sphère privée et qu’elle existe seulement pour préparer les âmes pour le ciel. »[6] On ne peut reléguer « la religion dans la secrète intimité des personnes, sans aucune influence sur la vie sociale et nationale, sans se préoccuper de la santé des institutions de la société civile, sans s’exprimer sur les événements qui intéressent les citoyens. » La charité doit donc bien avoir une dimension politique car « la proposition de l’Évangile ne consiste pas seulement en une relation personnelle avec Dieu. Et notre réponse d’amour ne devrait pas s’entendre non plus comme de petits gestes personnels en faveur de quelque individu dans le besoin, ce qui pourrait constituer une sorte de « charité à la carte », une suite d’actions tendant seulement à tranquilliser notre conscience. »[7] L’activité des laïcs « n’est pas épuisée par l’assistance caritative, mais elle doit s’étendre aussi à un engagement pour la croissance humaine. Non seulement l’assistance, mais aussi le développement de la personne. Assister les pauvres est une chose bonne et nécessaire, mais elle n’est pas suffisante. »[8]

Les laïcs en première ligne

[9]

Les laïcs sont donc bien en première ligne, « au sein des réalités terrestres pour servir le bien de l’homme […], imprégner de valeurs chrétiennes les domaines » où ils opèrent.⁠[10]

Dans cette position, ils ont besoin d’« une formation plus complète »[11] , une « formation humaine et spirituelle »[12] . L’exigence est forte car, espère François, ce seront des « laïcs bien formés, animés par une foi paisible et limpide, dont la vie a été touchée par la rencontre personnelle et miséricordieuse avec l’amour de Jésus-Christ, […] laïcs qui risquent, qui se salissent les mains, qui n’aient pas peur de se tromper, qui aillent de l’avant […] laïcs avec une vision de l’avenir, qui ne soient pas enfermés dans les broutilles de la vie, […] qui aient le goût de l’expérience de la vie, qui osent rêver. »[13]

Pour la formation intellectuelle, « nous disposons, rappelle François, d’un instrument très adapté dans le Compendium de la doctrine sociale de l’Église, dont je recommande vivement l’utilisation et l’étude. »[14]

Cette formation complète est indispensable pour entamer le dialogue avec la société : « Un tel dialogue est particulièrement important, car il favorise la compréhension mutuelle et encourage une plus grande coopération pour le bien commun. »[15] Depuis le concile Vatican II, « Le dialogue, et tout ce qu’il comporte, nous rappelle que personne ne peut se contenter d’être spectateur ni simple observateur. Tous, du plus petit au plus grand, sont des acteurs de la construction d’une société intégrée et réconciliée. Cette culture est possible si nous participons tous à son élaboration et à sa construction. La situation actuelle n’admet pas de simples observateurs des luttes d’autrui. Au contraire, c’est un appel fort à la responsabilité personnelle et sociale. »[16]

Les relations prêtre-laïc

De manière saisissante, François insiste, comme ses prédécesseurs, sur l’égale dignité de tous les membres du peuple de Dieu en fonction de leur seul baptême : « Personne n’a été baptisé prêtre ni évêque. Ils nous ont baptisés laïcs et c’est le signe indélébile que personne ne pourra effacer. […] L’Église n’est pas une élite de prêtres, de personnes consacrées, d’évêques, mais […] nous formons tous le saint peuple fidèle de Dieu. »[17] Tout pasteur est appelé à « servir »[18], à « chercher le moyen de pouvoir encourager, accompagner et stimuler toutes les tentatives et les efforts qui sont déjà faits aujourd’hui pour maintenir vivante l’espérance et la foi dans un monde plein de contradictions, spécialement pour les plus pauvres, spécialement avec les plus pauvres. »

A la lumière de ces vérités, très logiquement, François va particulièrement s’attaquer au cléricalisme qu’il considère comme un frein à la mission des laïcs » car il « annule non seulement la personnalité des chrétiens, mais tend également à diminuer et à sous-évaluer la grâce baptismale que l’Esprit Saint a placée dans le cœur de notre peuple. Le cléricalisme conduit à une homologation du laïcat ; en le traitant comme un « mandataire », il limite les différentes initiatives et efforts et, si j’ose dire, les audaces nécessaires pour pouvoir apporter la Bonne Nouvelle de l’Évangile dans tous les domaines de l’activité sociale et surtout politique. Le cléricalisme, loin de donner une impulsion aux différentes contributions et propositions, éteint peu à peu le feu prophétique dont l’Église tout entière est appelée à rendre témoignage dans le cœur de ses peuples. Le cléricalisme oublie que la visibilité et la sacramentalité de l’Église appartiennent à tout le peuple de Dieu (cf. LG 9-14), et pas seulement à quelques élus et personnes éclairées. » La condamnation est radicale dans la mesure où le cléricalisme « tente de contrôler et de freiner l’onction de Dieu sur les siens. » Rappelons-nous la juste liberté des laïcs réclamée par Pie XII, la juste autonomie des réalités temporelles, comme disait le Concile et comme l’a bien développé Jean-Paul II. Rappelons-nous aussi que les laïcs ne sont pas des collaborateurs du clergé mais qu’ils sont coresponsables de l’Église. Et dans leur mission principale qui est l’animation chrétienne du monde, « ce n’est jamais au pasteur de dire au laïc ce qu’il doit faire ou dire, il le sait bien mieux que . Ce n’est pas au pasteur de devoir établir ce que les fidèles doivent dire dans les différents milieux. » Le rôle du pasteur est d’encourager, de promouvoir « la charité et la fraternité, le désir du bien, de la vérité et de la justice. »[19] Autrement dit encore si l’on n’a pas compris : « Les laïcs sont simplement l’immense majorité du peuple de Dieu. À leur service, il y a une minorité : les ministres ordonnés. »[20]

Les pasteurs doivent s’adapter à ce qui est dit et répété depuis plus d’un demi-siècle dans l’Église : les laïcs ont en priorité le devoir de s’engager dans le monde et leurs pasteurs, par le fait même, doivent éviter « la tentation de penser que le laïc engagé est celui qui travaille dans les œuvres de l’Église et/ou dans les affaires de la paroisse ou du diocèse, et nous avons peu réfléchi sur la façon d’accompagner un baptisé dans sa vie publique et quotidienne ; sur la façon dont, dans son activité quotidienne, avec les responsabilités qui lui incombent, il s’engage en tant que chrétien dans la vie publique. Sans nous en rendre compte, écrit François au cardinal Ouellet, nous avons généré une élite laïque en croyant que ne sont laïcs engagés que ceux qui travaillent dans les affaires « des prêtres », et nous avons oublié, en le négligeant, le croyant qui bien souvent brûle son espérance dans la lutte quotidienne pour vivre sa foi. Telles sont les situations que le cléricalisme ne peut voir, car il est plus préoccupé par le fait de dominer les espaces que de générer des processus. »[21]

Le cléricalisme est un mal qui vient d’un « aveuglement confortable et autosuffisant où tout finit par sembler licite »[22]. Il s’agit d’« une manière déviante de concevoir l’autorité dans l’Église »[23], une attitude « qui annule non seulement la personnalité des chrétiens, mais tend également à diminuer et à sous-évaluer la grâce baptismale que l’Esprit Saint a placée dans le cœur de notre peuple. »[24] Le cléricalisme, « favorisé par les prêtres eux-mêmes ou par les laïcs, engendre une scission dans le corps ecclésial qui encourage et aide à perpétuer beaucoup des maux que nous dénonçons aujourd’hui. »[25] Le cléricalisme, en somme, c’est « penser que l’Église est seulement représentée par des prêtres, constitués en une hiérarchie de pouvoir, et pas une communauté solidaire de croyants témoins de l’Évangile. »[26]

Mais qu’en est-il de l’orthodoxie, diront certains ? Les laïcs ne vont-ils pas faire n’importe quoi ? Non, s’ils sont formés comme on ne cesse d’y insister depuis Pie XII : « si la fidélité est vraiment vécue, d’autres liens [juridiques notamment] ne sont pas nécessaires. Par conséquent, dit François aux laïcs, votre forme de vie évangélique est à pratiquer dans un contexte de laïcité et de liberté. » Fidélité à l’Église, à son Pasteur suprême, à leur enseignement.⁠[27] L’important est que « l’ordre temporel soit imprégné et perfectionné par L’Esprit du Christ et ordonné à la venue de son Règne. »[28]

Si les laïcs « se croient incapables de remplir une telle tâche », les pasteurs ont la tâche de « leur communiquer une profonde reconnaissance de leur appel et […] leur offrir des expressions concrètes de soutien et d’orientation pour qu’ils puissent répondre à cet appel avec générosité et courage. »[29]

C’est aussi la mission du Conseil pontifical pour les laïcs⁠[30] qui doit être considéré « non pas comme un organe de contrôle mais comme centre de coordination, d’étude, de consultation, destiné à « inciter les laïcs à prendre part à la vie et à la mission de l’Église […] en tant que membres d’associations […] ou comme fidèles individuels »[31]. » Ce Conseil est là pour « inciter », « pousser »  »_ les fidèles laïcs à s’impliquer toujours davantage et mieux dans la mission évangélisatrice de l’Église, non par « délégation » de la hiérarchie mais dans la mesure où leur apostolat « est participation à la mission salvifique de l’Église, à laquelle tous sont désignés par le Seigneur par le moyen du baptême et de la confirmation » (LG 33). Et c’est la porte d’entrée. on entre dans l’Église par le baptême, non par l’ordination sacerdotale ou épiscopale, on entre par le baptême ! Et nous sommes tous entrés par la même porte. C’est le baptême qui fait de tous les fidèles laïcs des disciples missionnaires du Seigneur, sel de la terre, lumière du monde, levain qui transforme la réalité de l’intérieur_. »

Cette certitude fait de l’Église une « communauté évangélisatrice » une « Église qui sort en permanence », avec un « laïcat en sortie »[32], bref, une Église qui sait prendre sans peur l’initiative, aller à la rencontre, chercher ceux qui sont loin et arriver aux carrefours des routes pour inviter les exclus ».[33]


1. « Nous ne pouvons être chrétiens seulement à temps partiel ! Cherchons à vivre notre foi à chaque instant, chaque jour » (Tweet du pape François publié le 16 mai 2013 su @Pontifex_fr).
2. Exhortation apostolique Evangelii gaudium, 24 novembre 2013, n. 177, 178,179.
3. Homélie de la messe de clôture de la XXVIIIe journée mondiale de la jeunesse, Rio de Janeiro, 28 juillet 2013. Déjà en 1974, PAUL VI s’adressant aux jésuites, les invitait à aller « partout dans l’Église, même dans les champs d’activité de pointe et les plus difficiles, aux carrefours des idéologies, dans les secteurs sociaux, là où les exigences brûlantes de l’homme et le message permanent de l’Évangile ont été ou sont confrontés » (Discours à la XXXIIe Congrégation générale, 3 décembre 1974). Aux mêmes jésuites, BENOÎT XVI faisait remarquer que « les obstacles qui défient les annonciateurs de l’Évangile ne sont pas tant les mers ou les grandes distances, mais les frontières qui, en raison d’une vision de Dieu et de l’homme erronée ou superficielle, viennent s’interposer entre la foi et le savoir humain, la foi et la science moderne, la foi et l’engagement pour la justice. » Il invitait ses interlocuteurs à se tenir sur ces frontières « pour témoigner et aider à comprendre qu’il y a en revanche une harmonie profonde entre foi et raison, entre esprit évangélique, soif de justice et action pour la paix. » . (Discours à la Congrégation générale, le 21 février 2008). « Partout », « sur les frontières » : l’appel a été entendu par le Pape FRANCOIS qui fait sienne cette nécessité: « Quand j’insiste sur la frontière, je me réfère à la nécessité pour l’homme de culture d’être inséré dans le contexte dans lequel il travaille et sur lequel il réfléchit. Il y a toujours en embuscade le danger de vivre dans un laboratoire. Notre foi n’est pas une foi-laboratoire mais une foi-chemin, une foi historique. Dieu s’est révélé comme histoire, non pas comme une collection de vérités abstraites. Je crains le laboratoire car on y prend les problèmes et on les transporte chez soi pour les domestiquer et les vernir, en dehors de leur contexte. Il ne faut pas transporter chez soi la frontière mais vivre sur la frontière et être audacieux. » (Entretien avec le P. Antonio Spadaro sj, in Osservatore romano, 26 septembre 2013 ; ou dans Interviews et conférences de presse, Pape François Paroles en liberté, Presses de la renaissance, Plon, 2016). Ces lieux lointains, les « périphéries » dans le langage souvent employé par François, appellent non seulement les jésuites mais tous les fidèles à sortir de leurs « espaces » familiers, « des territoires habituels pour fréquenter les périphéries géographiques, culturelles et morales de notre temps. » Il s’agit donc de sortir « de soi au service d’autrui, surtout de celui qui est le plus loin […​]. Au lieu d’être seulement une Église qui accueille et qui reçoit en tenant les portes ouvertes, le pape inviterait à chercher plutôt à être une Église qui trouve de nouvelles routes, qui est capable de sortir d’elle-même et d’aller vers celui qui ne la fréquente pas, qui s’en est allé ou qui est indifférent. » (Les « périphéries » selon le pape François, sur https://www.catho-bruxelles.be/wp-content/uploads/2017/10/Les-pe%CC%81riphe%CC%81ries-Pastoralia-2015-2p-Lichtert.pdf
4. Tweet du 26 mars 2015 sur @Pontifex_fr
5. JEAN-PAUL II, Exhortation apostolique post-synodale Ecclesia in America, 22 janvier 1999, n° 27.
6. Evangelii gaudium , 182
7. Id., 183. François cite aussi dans le même document (n. 181) la Conférence générale de l’Episcopat latino-américain des Caraïbes, Document d’Aparecida, 29 juin 2007, N° 380: Le « commandement de charité embrasse toutes les dimensions de l’existence, tous les secteurs de la vie sociale et tous les peuples. »
8. Rencontre avec les responsables de l’apostolat des laïcs, Corée, 16 août 2014.
9. Discours aux membres de la Communauté « Seguimi » (association laïque), 14 mars 2015 . Les laïcs doivent se « sentir partie active dans la mission de l’Église ». Ils doivent vivre leur « sécularité en [se] consacrant aux réalités propres de la cité terrestre : la famille, les professions, la vie sociale dans ses différentes expressions. »
10. Id..
11. Rencontre avec les responsables de l’apostolat des laïcs, Corée, op. cit..
12. Discours aux Prélats de la Conférence épiscopale du Japon en visite ad limina apostolorum, 20 mars 2015.
13. Discours devant l’Assemblée du Conseil pontifical pour les laïcs, 17 juin 2016.
14. Evangelii gaudium, 184.
15. Discours aux Prélats de la Conférence épiscopale du Japon en visite ad limina apostolorum, 20 mars 2015.
16. Discours à l’occasion de la remise du Prix Charlemagne, 6 mai 2016.
17. Lettre au Cardinal Ouellet, Président de la Commission pontificale pour l’Amérique latine, 19 mars 2016. Le cardinal canadien Marc Ouellet est aussi Préfet de la Congrégation pour les évêques.
18. Jésus (Jn 13) en lavant les pieds de ses disciples leur enseigna d’être serviteurs. Paul se nomme « serviteur de Jésus-Christ » (Rm 1, 1) ou « serviteur de Dieu » (Tt 1, 1). Il semble que ce soit le pape Grégoire Ier (590-604) qui inaugura pour les souverains pontifes le titre de « serviteur des serviteurs de Dieu » qui n’a pas été systématiquement employé mais qui a été remis à l’honneur par Paul VI et rappelé régulièrement par Jean-Paul II (cf. Constitution apostolique Universi Dominici gregis, 22 février 1996). Cette expression est importante car elle révèle le vrai sens de la hiérarchie dans l’Église qui n’a rien à voir avec quelque idée de domination mais qui, au contraire, révèle le vrai sens de l’autorité considérée comme un service.
19. Lettre au Cardinal Ouellet, op. cit..
20. Evangelii gaudium, 102.
21. Lettre au Cardinal Ouellet, op.cit..
22. EG 165.
23. FRANCOIS, Lettre au Peuple de Dieu, 20 août 2018. Jésus est pourtant clair avec ses apôtres : « Vous savez que les chefs des nations dominent sur elles et que les grands les tiennent sous leur pouvoir. ce ne sera pas le cas au milieu de vous. Mais si quelqu’un veut être grand parmi vous, il sera votre serviteur ; et si quelqu’un veut être le premier parmi vous, qu’il soit votre esclave. C’est ainsi que le Fils de l’homme est venu, non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour beaucoup. » (Mt 20, 20-28).
24. François, Lettre au Cardinal Marc Ouellet, op. cit..
25. FRANCOIS, Lettre au Peuple de Dieu, op. cit.. Dans cette lettre, le pape vise principalement la pédophilie dont sont coupables de nombreux prêtres en maints endroits.
26. SCARAFFIA Lucetta, A la racine spirituelle de la crise, in Osservatore romano, 21 août 2018. Le P. Stéphane Joulain, psychothérapeute, explique que « le cléricalisme est une composante de la crise des abus sexuels dans l’Église ». Dans les affaires de pédophilie, le cléricalisme commence lorsque la culture que partage les prêtres « dérive en corporatisme: lorsque les prêtres s’accordent des privilèges, et lorsque la protection des intérêts de leur groupe prend le pas sur celle de l’intégrité physique et psychologique des enfants. » (Interview sur www.la-croix.com, 17 août 2018).
27. Discours aux membres de la Communauté « Seguimi », 14 mars 2015.
28. Rencontre avec les responsables de l’apostolat des laïcs en Corée, 16 août 2014.
29. Discours aux Prélats de la Conférence épiscopale du Japon en visite ad limina apostolorum, op. cit..
30. « Un des meilleurs fruits du Concile » disait Paul VI, in Motu proprio Apostolatus peragendi, 10 décembre 1976
31. Id..
32. Discours devant l’Assemblée du Conseil pontifical pour les laïcs, op. cit..
33. EG 24.

⁢vi. Et aujourd’hui, où sont les laïcs ?

La leçon est claire et elle s’est confirmée avec de plus en plus de force au fil du temps de Léon XIII à François en passant par le pontificat décisif de Jean-Paul II qui a consacré les avancées du Concile Vatican II : par leur baptême et leur confirmation, tous les fidèles du Christ sont envoyés en mission.

Les fidèles laïcs ont eux une double mission à l’intérieur de l’Église et dans le monde.⁠[1]

Et c’est dans le monde, dans toutes les tâches séculières, qu’est leur premier devoir pour insérer la parole de Dieu dans les réalités terrestres, rendre chaque portion de société grande ou petite toujours plus à l’image du Royaume. Coresponsables de l’Église, ils ont à exercer leurs responsabilités en conformité avec l’enseignement du magistère: leur fidélité aux principes fondamentaux de l’enseignement social de l’Église assure, dans la liberté, leur lien avec leur Mère.

Aucun fidèle laïc n’est exempt de ce devoir comme Jean-Paul II nous l’a montré.


1. FRANCOIS l’affirme et le répète : « l’œuvre de promotion de la vie de l’Église et de l’évangélisation requiert la participation pleine et active des laïcs. leur mission est double: s’engager dans la vie de la paroisse et de l’Église locale et pénétrer l’ordre social par leur témoignage chrétien. » (Discours aux Prélats de la Conférence épiscopale du Japon en visite ad limina apostolorum, op. cit..

⁢a. Aujourd’hui, où sont-ils ces laïcs tant attendus ?

Jean-Paul II, à l’occasion du Congrès mondial du laïcat catholique, déclarait : « avec le Concile, l’heure des laïcs a vraiment sonné dans l’Église »[1]. Un demi-siècle après la fin du Concile, François constate : « il semble que l’horloge se soit arrêtée ».⁠[2]

En 2009 déjà⁠[3], Benoît XVI s’était interrogé sur les raisons qui avaient poussé Jean-Paul II à convoquer un synode sur les laïcs en 1987. Il y voyait deux raisons.

Tout d’abord, il constatait, en maints endroits, après le Concile, qu’ à une période de ferveur et d’initiative, a succédé un temps d’affaiblissement de l’engagement, une situation de lassitude, parfois même de stagnation, et également de résistance et de contradiction entre la doctrine conciliaire et différents concepts formulés au nom du Concile, mais en réalité opposés à son esprit et à sa lettre. »

Ensuite, il relevait que « les pages lumineuses consacrées par le Concile au laïcat n’avaient pas encore été suffisamment traduites et réalisées dans la conscience des catholiques et dans la pratique pastorale. d’une part, il existe encore, ajoutait-il, la tendance à identifier unilatéralement l’Église avec la hiérarchie, en oubliant la responsabilité commune, la mission commune du Peuple de Dieu, que nous sommes tous dans le Christ. De l’autre, persiste également la tendance à concevoir le Peuple de Dieu, comme je l’ai déjà dit, selon une idée purement sociologique ou politique, en oubliant la nouveauté et la spécificité de ce peuple qui devient peuple uniquement dans la communion avec le Christ. »

Benoît XVI rappelait que « le mandat d’évangéliser ne concerne pas seulement quelques baptisés, mais chacun » et se demandait « dans quelle mesure est reconnue et favorisée la coresponsabilité pastorale de tous, en particulier des laïcs ? » Force était de souligner que « Trop de baptisés ne se sentent pas appartenir à la communauté ecclésiale et vivent en marge de celle-ci, ne s’adressant aux paroisses que dans certaines circonstances, pour recevoir des services religieux. Il n’y a encore que peu de laïcs, proportionnellement au nombre des habitants de chaque paroisse, qui, bien que se professant catholiques, sont prêts à offrir leur disponibilité pour travailler dans les différents domaines apostoliques. »

Que proposait-il ?

A tous, de « promouvoir une formation plus attentive et fidèle à la vision de l’Église , et cela aussi bien de la part des prêtres que des religieux et des laïcs. »

Mais à ses yeux, les clercs avaient surtout à changer leur regard sur les laïcs. Il souhaitait « que, dans le respect des vocations et des rôles des personnes consacrées et des laïcs, l’on promeuve graduellement la coresponsabilité de l’ensemble de tous les membres du Peuple de Dieu. Cela exige un changement de mentalité concernant particulièrement les laïcs, en ne les considérant plus seulement comme des « collaborateurs » du clergé, mais en les reconnaissant réellement comme « coresponsables » de l’être et de l’agir de l’Église, en favorisant la consolidation d’un laïcat mûr et engagé. » Les curés doivent déjà à leur niveau, « promouvoir la croissance spirituelle et apostolique de ceux qui sont déjà assidus et engagés dans les paroisses : ils sont le noyau de la communauté qui constituera un ferment pour les autres. »

Quant aux mouvements et aux communautés, ils devraient « toujours prendre soin que leurs itinéraires de formation conduisent leurs membres à développer un sens véritable d’appartenance à la communauté paroissiale. »

Pour « reprendre le chemin avec une ardeur renouvelée », les deux mots-clés à retenir sont bien : formation et coresponsabilité.

Quatre ans plus tard, François répond à notre question de savoir où sont les laïcs, en précisant que « même si on note une plus grande participation de beaucoup aux ministères laïcs[4], cet engagement ne se reflète pas dans la pénétration des valeurs chrétiennes dans le monde social, politique et économique. Il se limite bien des fois à des tâches internes à l’Église sans un réel engagement pour la mise en œuvre de l’Évangile en vue de la transformation de la société. La formation des laïcs et l’évangélisation des catégories professionnelles et intellectuelles représentent un défi pastoral important. »[5]

Il semble, en effet que les laïcs, lorsqu’ils s’engagent, préfèrent la sacristie à la rue, le confort de la chapelle aux risques que l’on encourt nécessairement, aux contradictions auxquelles on se heurte immanquablement lorsque les laïcs prennent conscience que, par la grâce du baptême et de la confirmation, ils sont appelés à être missionnaires et que « le champ de leur travail missionnaire est le monde vaste et complexe de la politique, de l’économie, de l’industrie, de l’éducation, des médias, de la science, de la technologie, de l’art et du sport. »[6]

Mais où sont les laïcs formés, fidèles, passionnés par le Christ et son message, prêts à sacrifier leur réputation et leur confort pour que son Règne arrive ?

Or, dès le début de l’Église, à la fin du IIe siècle, dans la célèbre Epître à Diognète, un chrétien éclairé se rendait compte que « ce que l’âme est dans le corps, il faut que les chrétiens le soient dans le monde ».⁠[7]

Le Concile ne dit pas autre chose puisqu’il « adjure […] avec force au nom du Seigneur tous les laïcs de répondre volontiers avec élan et générosité à l’appel du Christ qui, en ce moment même, les invite avec plus d’insistance, et à l’impulsion de l’Esprit-Saint. Que les jeunes réalisent bien que cet appel s’adresse tout particulièrement à eux, qu’ils le reçoivent avec joie et de grand cœur. C’est le Seigneur lui-même qui, par le Concile, presse à nouveau tous les laïcs à s’unir intimement à lui de jour en jour, et de prendre à cœur ses intérêts comme leur propre affaire (cf. Ph 2, 5), de s’associer à sa mission de Sauveur ; il les envoie encore une fois en toute ville et en tout lieu où il doit aller lui-même (cf. Lc 10, 1) ; ainsi à travers la variété des formes et des moyens du même et unique apostolat de l’Église, les laïcs se montreront ses collaborateurs, toujours au fait des exigences du moment présent, « se dépensant sans cesse au service du Seigneur, sachant qu’en lui leur travail ne saurait être vain » (cf. 1 Co 15, 58).⁠[8]

Le fidèle laïc, sous peine d’incohérence, voire de schizophrénie, ne peut être chrétien seulement à l’église le dimanche et agir n’importe comment ou en fonction de n’importe quoi durant la semaine. Le synode des laïcs l’avait bien affirmé, une fois encore : « L’unité de la vie des fidèles laïcs est d’une importance extrême : ils doivent, en effet, se sanctifier dans la vie ordinaire, professionnelle et sociale. Afin qu’ils puissent répondre à leur vocation, les fidèles laïcs doivent donc considérer leur vie quotidienne comme une occasion d’union à Dieu et d’accomplissement de sa volonté, comme aussi un service envers les autres hommes, en les portant jusqu’à la communion avec Dieu dans le Christ. »[9]

L’Église a donc besoin de laïcs bien formés, qui se sentent et sont considérés, non pas simplement comme collaborateurs des prêtres, mais comme coresponsables de l’Église.

Il faut donc restaurer le laïcat⁠[10].


1. Le 26 novembre 2000.
2. Lettre au Cardinal Ouellet, op. cit..
3. Discours à l’ouverture du Congrès ecclésial du diocèse de Rome, 26 mai 2009.
4. Les laïcs se rencontrent comme lecteurs, servants, choristes, ministres extraordinaires de la communion, catéchistes, conseillers en matière financière,. On les rencontre aussi dans les conseils pastoraux ou diocésains, etc..
5. EG 102 .
6. Jean-Paul II, Exhortation post-synodale Ecclesia in Asia, 6 novembre 1999.
8. AA 33.
9. Proposition 5 des Propositions présentées au pape par le Synode, 1987, DC 6 décembre 1987, n° 1951. « Le Royaume concerne tout » écrit François qui cite Paul VI et son Exhortation apostolique Evangelii nuntiandi (8 décembre 1975, 25) : « l’évangélisation ne serait pas complète si elle ne tenait pas compte des rapports concrets et permanents qui existent entre l’Évangile et la vie, personnelle, sociale, de l’homme. » (EG 181).
10. Dans tous les sens du verbe: rétablir en se forme première, dans son exercice normal, reconstituer, en rétablir la vigueur et la santé (Cf. ROBERT Paul, op. cit.).

⁢b. Aujourd’hui, où en est cette « coresponsabilité » ?

Comme on l’a vu, le mot est d’un emploi assez récent dans l’Église. Jean-Paul II l’utilise dans Christifideles laïci[1] mais continue à parler aussi de collaborateurs.⁠[2] Nous avons vu que Benoît XVI estime « nécessaire d’améliorer l’organisation pastorale, de façon à ce que, dans le respect des vocations et des rôles des personnes consacrées et des laïcs, l’on promeuve graduellement la coresponsabilité de l’ensemble de tous les membres du Peuple de Dieu. Cela exige un changement de mentalité concernant particulièrement les laïcs, en ne les considérant plus seulement comme des « collaborateurs » du clergé, mais en les reconnaissant réellement comme « coresponsables » de l’être et de l’agir de l’Église, en favorisant la consolidation d’un laïcat mûr et engagé. »[3] Cette coresponsabilité, dans le respect des rôles de chacun, sans confusion, suppose, à mon sens, que soit vécue une réalité profondément évangélique : la fraternité qui « est la forme humaine de la communion »[4] à laquelle nous sommes tous appelés.,

Il est indispensable de bien comprendre l’articulation paradoxale de la fraternité et de la hiérarchie à laquelle trop souvent on réduit l’Église en oubliant, comme disait déjà Pie XII, que « les laïcs sont l’Église » et que « même si l’Église possède une structure « hiérarchique », cette structure est cependant totalement ordonnée à la sainteté des membres du Christ. »[5]

Nous avons vu, qu’à l’origine, « au sens plein du mot, laïc, qui est égal à fidèle, est antérieur à la distinction avec prêtre et laïc. […]⁠[6] Laïc ne désigne pas une spécialité, ni une carence ni un manque, mais au sens même où il n’est ni prêtre ni religieux, celui qui a dans le peuple la plénitude du don sans spécialisation.

Cette plénitude, il la reçoit de Dieu à travers les apôtres et leurs successeurs, elle anime sa vie par des dons divers, qui tous sont aussi reçus par l’Église et pour elle ; elle suscite entre les membres du peuple une fraternité, qui n’est celle du Seigneur que grâce à la réconciliation, aux sacrements de baptême et de pénitence […]. »⁠[7] Et donc, la fraternité est un don, elle a un fondement sacramentel : « par le baptême, l’homme renaît, recevant Dieu pour Père et l’Église pour Mère, il est agrégé aux frères de Jésus-Christ. »[8] Et voilà le paradoxe: il faut affirmer l’égale dignité de tous les croyants et, en même temps, que « ce qui assure l’égale dignité de tous les baptisés est aussi ce qui les distingue en évêques ou prêtres et laïcs ».⁠[9] Autrement dit encore, l’enfant baptisé par le prêtre devient le frère du prêtre dont le « pouvoir » ne peut être entendu à la manière du monde.⁠[10] Notons encore que la fraternité chrétienne est missionnaire : « elle est donnée par Dieu pour susciter la fraternité chez tous les hommes. »[11]

Où en est la fraternité aujourd’hui, sans laquelle il est vain de parler de coresponsabilité ?

Joseph Ratzinger explique, en 1964, que « le concept de fraternité est […] l’objet, depuis le IIIe siècle, d’un double rétrécissement : il est restreint d’un côté à la communauté monastique, de l’autre au clergé. La conscience que primitivement, l’Église avait d’elle-même, se replie sur ces deux groupements qui se considèrent maintenant comme les représentants proprement dits de la vie ecclésiale. Même ici, l’idée originelle est recouverte par une gradation de titres qui lui est étrangère, si bien que le titre de frère, honneur primitif du chrétien, tombe à un rang inférieur devant celui de « père », qu’il y a possibilité d’acquérir. Bref, on en est arrivé à une situation qui, jusqu’à cette heure, n’a pas été surmontée. »[12]

Relevant cette dernière phrase, en 1987, juste avant le synode sur les laïcs, le P. Chantraine, ajoute que « la situation ne s’est guère modifiée depuis 1964. »[13]

En quoi aujourd’hui la situation s’est-elle améliorée ? Le P. Chantraine écrit qu’à chaque époque, il est nécessaire et urgent, de combattre la tendance à réserver à quelques-uns la fraternité originelle et la tentation de réduire l’Église à sa hiérarchie. Mais, bien sûr, « sans jamais oublier le paradoxe que cette tentation efface dans l’esprit. »[14]

En 2010, Dominique Rey⁠[15] déclarait : « On craint d’une part la cléricalisation du laïcat et d’autre part que le prêtre fonctionne en surplomb vis-à-vis des laïcs. […] Il serait inconsidéré de penser que le laïc est un « sous prêtre » ou que le prêtre prenne au laïc ce qui fait le propre de sa mission ».⁠[16] Le danger de cléricalisation du laïcat comme celui de laïcisation du clergé est toujours bien présent.

On comprend mieux la conclusion à laquelle aboutit le P. Chantraine : il faut « restaurer, non point seulement le laïcat, mais la fraternité dans l’Église. »[17]


1. « En vertu de cette dignité baptismale commune, le fidèle laïc est coresponsable, avec tous les ministres ordonnés et avec les religieux et les religieuses, de la mission de l’Église ». (CL 15)
2. Peut-être Jean-Paul II veut-il marquer une différence entre la mission générale ou la mission dans le monde et la mission particulière dans l’Église comme dans l'Instruction sur quelques questions concernant la collaboration des fidèles laïcs au ministère des prêtres, 13 août 1997.
3. Discours à l’ouverture du Congrès ecclésial du diocèse de Rome, 26 mai 2009.
4. CHANTRAINE G., op. cit., p. 132.
5. JEAN-PAUL II, Lettre apostolique Mulieris dignitatem , 15 août 1988, n.17, cité in CL n. 51. LG 18: « les ministres qui disposent du pouvoir sacré, sont au service de leurs frères, pour que tous ceux qui appartiennent au peuple de Dieu et jouissent par conséquent, en toute vérité, de la dignité chrétienne, appartiennent au salut, dans leur effort commun, libre et ordonné, vers une même fin. » Il est intéressant de se rappeler l’étymologie du mot « pape ». « Papa » en latin, selon Varron (116-27 av. J.-C.) signifie « père nourricier » et est aussi « le mot des enfants pour demander à manger ».
6. Grégoire de Nysse (IVe siècle), « voit toute l’économie du salut résumée dans la parole du Ressuscité à Marie de Magdala : « Va trouver mes frères et dis-leur : je monte vers mon Père et votre Père […​] » (Jn 20, 17). » Jésus « fut ainsi, en un double sens, le premier-né d’entre les frères : d’abord, en conférant à l’eau la puissance de sanctifier et en devenant de la sorte le premier-né de ceux qui sont « renés » de l’eau et de l’Esprit, ensuite par la résurrection, comme premier-né d’entre les morts. […​] Devenir chrétien, cela veut dire entrer dans ce déroulement, et devenir le frère du premier-né de l’ordre nouveau des choses, qui, lui-même, a choisi de s’unir intimement à la chair humaine pour rendre les hommes participants de la fraternité d’une nouvelle naissance. » (RATZINGER Joseph, Fraternité in Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, Doctrine et histoire, tome V, Beauchesne, 1964, p. 1151.)
7. CHANTRAINE G., op. cit., p 140.
8. Id., p. 135.
9. Id., p. 125. L’auteur se réfère à Irénée (130-202) in Adversus Haereses, même si celui-ci n’emploie pas le mot laïc. Le P. Chantraine insiste : « c’est une seule et même élection divine qui constitue le peuple et les apôtres mais c’est sur la base de l’élection des apôtres que le peuple reçoit son élection. Assurément on ne parle pas encore à ce stade de laïc, mais sur le fond de la commune élection se dégage une structure où se distinguent peuple et apôtres en vue de la communion : en tant qu’elle est reçue du Dieu trinitaire, cette communion est hiérarchique et, pour autant qu’elle vient des apôtres, elle est apostolique. » (op. cit., pp. 114-115). La communion est hiérarchique mais elle est communion.
10. Parfois, écrit François, « on identifie trop la puissance sacramentelle avec le pouvoir ». (EG n. 104). Les mots « pouvoir » et « hiérarchie » ne peuvent s’entendre comme dans le monde mais le risque existe « de prendre des habitudes séculières de gouvernement » comme l’écrit le P. Chantraine (op. cit., p. 130). Pourtant, les directives de Pierre sont claires : « Paissez le troupeau de Dieu qui vous est confié, non par contrainte, mais de bon gré…​ N’exercez pas un pouvoir autoritaire sur ceux qui vous sont échus en partage, mais devenez les modèles du troupeau. » (1 P 5, 1-5).
11. Id., p. 136. On lit dans LG 13 : « A faire partie du peuple de Dieu, tous les hommes sont appelés, c’est pourquoi ce peuple, demeurant un et unique, est destiné à se dilater aux dimensions de l’univers entier et à toute la suite des siècles pour que s’accomplisse ce que s’est proposé la volonté de Dieu créant à l’origine la nature humaine dans l’unité, et décidant de rassembler enfin dans l’unité ses fils dispersés (cf. Jn 11, 52) »
12. RATZINGER J., op. cit., p. 1152.
13. Op. cit., p. 136.
14. Id., p. 140.
15. Evêque de Fréjus-Toulon, il a été nommé consulteur du Conseil pontifical pour les laïcs, le 6 février 2014, par le pape François. Il a écrit Le temps des laïcs, 50 ans après le Concile Vatican II, Edition des Béatitudes, 2017.
16. Interview de Mgr REY sur Zenit.org, 26 mai 2010.
17. Op. cit., p. 139.

⁢vii. Demain ?

Nourrie de cette fraternité, la coresponsabilité peut se vivre à plusieurs conditions concomitantes.⁠[1]

Que les laïcs prennent conscience de leur dignité baptismale qui les rend coresponsables de la mission de l’Église.⁠[2] qu’ils ne pensent pas que les fonctions qu’ils peuvent remplir dans les paroisses ou les diocèses épuisent leur coresponsabilité. qu’ils veillent à ne pas se laisser « cléricaliser » : leur mission première, fondamentale est d’être le levain dans le monde⁠[3], c’est-à-dire en dehors de l’église, c’est-à-dire là où ils sont responsables de ceux qui sont loin de l’Église. Ils ne doivent pas rester enfermés en eux-mêmes, dans leurs groupes ou « petites églises » mais sortir vers les « périphéries existentielles », où guidés par leur amour du Christ et des hommes et par tout l’enseignement de l’Église, ils agiront de leur propre chef partout où ils mènent leur vie.⁠[4]

Que les prêtres ne se servent pas des laïcs mais les servent : les pasteurs sont « appelés à regarder, protéger, accompagner, soutenir et servir » le saint peuple de Dieu.⁠[5] qu’ils cultivent chez les laïcs le sens de la coresponsabilité, qu’ils les incitent et aident à se former particulièrement à la doctrine sociale de l’Église qui sera leur premier instrument pour évangéliser le monde.

*

On se lamente sur la déchristianisation de maints pays et l’on déplore, à juste titre, l’influence néfaste de l’individualisme, du scepticisme, du relativisme, de nouvelles idéologies comme l’écologisme, le néo-libéralisme, le populisme, l’idéologie du genre. On parle de crise des vocations et l’on accuse parfois le Concile qui aurait vidé les séminaires sans se rendre compte que « …​la crise des vocations cache souvent une crise de la vie chrétienne en général. Pour avoir de belles vocations sacerdotales, on doit avoir de belles vocations chrétiennes. Et les prêtres ont besoin de saints laïcs. » Le rôle propre du laïc, c’est de rechercher comme tout chrétien une certaine sainteté de vie »[6], là où il se trouve, dans sa paroisse, dans son diocèse certes, mais d’abord dans sa famille et partout ailleurs, comme voisin, citoyen, commerçant, employé, fonctionnaire, ouvrier, indépendant, membre d’un club sportif, d’une association culturelle, conseiller communal, député ou ministre. Mais le mal vient de ce que, « hélas pour beaucoup de chrétiens, la radicalité de la vie chrétienne est encore réservée à la vie religieuse ou cléricale. Ils oublient que toute vie baptismale est une consécration au Christ, un appel à la sanctification personnelle et à l’engagement missionnaire dans le monde. […] La difficulté aujourd’hui, c’est que beaucoup de chrétiens ne vivent pas à la hauteur de leur baptême ».⁠[7]

*

Le pape François s’adressant à des laïcs, n’a pas hésité à dire que l’avenir de l’Église « dépend, en grande partie, du développement d’une vision ecclésiologique fondée sur une spiritualité de communion, de participation et de partage des dons. »[8]

*


1. Pour approfondir la question, on peut se référer à l’excellente étude publiée par la Commission épiscopale pour la doctrine de la Conférence des évêques catholiques du Canada, La coresponsabilité des laïcs dans l’Église et le monde, 8 septembre 2016.
2. CL n. 15.
3. LG n. 31.
4. FRANCOIS, Discours aux participants au pèlerinage du diocèse de Brescia (Italie), le 22 juin 2013.
5. FRANCOIS, Lettre au cardinal Marc Ouellet, op. cit..
6. REY Dominique, Interview sur Zenit.org, 26 mai 2010.
8. FRANCOIS, Rencontre avec les responsables de l’apostolat des laïcs en Corée, op. cit..

⁢Chapitre 2 : Voir, juger, agir

Efforcez-vous de mettre à profit tous les moyens de formation personnelle et sociale…​
— PIE XII
Discours au rassemblement mondial de la Jeunesse ouvrière chrétienne, 25 août 1957.

On se souvient du mouvement Le Sillon dont l’animateur principal fut Marc Sangnier (1873-1950). On se souvient aussi de la condamnation portée par Pie X dans sa Lettre sur Le Sillon en 1910.

Toutefois, tout n’était pas à jeter dans ce mouvement et notamment une « méthode d’éducation démocratique » que Marc Sangnier préconisait dans les « cercles d’étude ». Comme il définissait la démocratie comme une « organisation sociale qui tend à porter au maximum la conscience et la responsabilité de chacun », il décrivait ainsi la méthode d’enquête utilisée par le Sillon dès 1899: « Tout citoyen doit : 1° Connaître l’état de sa patrie ; lorsque la situation est mauvaise, il doit 2° chercher les remèdes ; enfin, les remèdes trouvés, il doit 3° agir ».⁠[1] Ces trois moments vont être repris par l’abbé Cardijn ⁠[2] dans une formule qui fera florès : « Voir, juger, agir ».. Dans le manuel de la JOC⁠[3], Cardijn définit ainsi le « cercle d’étude » : « le cercle d’étude n’est pas une réunion fermée sur elle-même, où chacun, chacune vient apporter ce qu’il a vu et ce qu’il connaît pour participer à la formation collective et en tirer profit pour lui-même. Il apprend à voir, il aide à juger, il pousse à agir. » En 1935, lors du 1er Congrès international de la JOC, il déclarait que les militants et les membres devaient apprendre : « à Voir, Juger, et agir : à voir le problème de leur destinée temporelle et éternelle, à juger la situation présente, les problèmes, les contradictions, les exigences d’une destinée éternelle et temporelle, à agir en vue de la conquête de leur destinée éternelle et temporelle »

En mars 1960, Lors d’une audience accordée par le pape Jean XXIII, Cardijn invitait le pape à publier une encyclique pour le 70e anniversaire de Rerum novarum. Jean XXIII demanda à l’abbé Cardijn de rédiger un document d’une vingtaine de pages où il suggérerait quelques idées.⁠[4] Le 15 mai 1961, dans l’encyclique Mater et Magistra, découvrit que le pape avait fait sienne la fameuse méthode « Voir, juger, agir ». dans les « suggestions pratiques », on lit: « Pour traduire en termes concrets les principes et les directives sociales, on passe d’habitude par trois étapes : relevé de la situation, appréciation de celle-ci à la lumière de ces principes et directives, recherche et détermination de ce qui doit se faire pour traduire en actes ces principes et directives selon le mode et le degré que la situation permet ou commande.

Ce sont ces trois moments que l’on a l’habitude d’exprimer par les mots : voir, juger, agir.

Il est plus que jamais opportun que les jeunes soient invités souvent à repenser ces trois moments, et, dans la mesure du possible à les traduire en actes ; de cette façon, les connaissances apprises et assimilées ne restent pas en eux à l’état d’idées abstraites, mais les rendent capables de traduire dans la pratique les principes et les directives sociales. »

Au moment du concile, celui qui était devenu le cardinal Cardijn intervint sur la question de la liberté religieuse et déclara : « Cette liberté intérieure, même si elle existe en germe dans toute créature humaine comme un don naturel, requiert une longue éducation et elle s’entretient de trois façons : voir, juger et agir. Si, grâce à Dieu, nos soixante années d’apostolat n’ont pas été vaines, c’est parce que nous n’avons pas voulu que les jeunes vivent longtemps à l’abri des dangers, coupés da leur milieu de vie et de travail, mais que nous avons fait confiance à leur liberté, pour une meilleure éducation de celle-ci. Nous les avons aidés à voir, à juger et à agir par eux-mêmes, en entreprenant d’eux-mêmes une action sociale et culturelle, en obéissant librement aux autorités, afin de devenir des témoins adultes du Christ et de l’Évangile, conscients d’être responsables de leurs frères et de leurs sœurs du monde entier. »[5]

Et le message de Cardijn sera entendu. Sans que la formule soit reprise textuellement, la constitution Gaudium et spes est construite sur le schéma « voir, juger, agir ». Dans l’Exposé préliminaire, il est bien question de voir c’est-à-dire « de connaître et de comprendre ce monde dans lequel nous vivons, ses attentes, ses aspirations, son caractère souvent dramatique. » Suivent « quelques-uns des traits fondamentaux du monde actuel ».⁠[6] Ensuite en ouvrant la première partie du document, le Concile, éclairé par la foi, « se propose avant tout de juger à cette lumière les valeurs les plus prisées par nos contemporains et de les relier à leur source divine. »[7] Enfin, à maintes reprises, le Concile insistera sur l’agir, sur la nécessité de dépasser « une éthique individualiste » et de « compter les solidarités sociales parmi les principaux devoirs de l’homme d’aujourd’hui, et de les respecter. »[8] Il renverra à la Genèse et au devoir de l’homme de prolonger l’œuvre du Créateur.⁠[9] Le document conclut : « Ce ne sont pas ceux qui disent « Seigneur, Seigneur ! »[10] qui entreront dans le royaume des cieux, mais ceux qui font la volonté du Père et qui, courageusement, agissent. »[11]

Dans un autre document du Concile, Apostolicam actuositatem, nous retrouvons, pour la formation à l’apostolat, la formule de Cardijn : « il faut apprendre graduellement et prudemment, dès le début de cette formation, à voir toutes choses, à juger, à agir à la lumière de la foi, à se former et à se perfectionner par l’action. »[12] Nous y reviendrons.

En 1989, la Congrégation pour l’éducation catholique publie un important document destiné aux Séminaires et aux Instituts d’études théologiques, intitulé « Orientations pour l’étude et l’enseignement de la doctrine sociale de l’Église dans la formation sacerdotale ».⁠[13] S’appuyant sur Mater et Magistra, mais aussi sur Gaudium et spes, Populorum Progressio et l’exhortation apostolique Evangelii Nuntiandi, c’est-à-dire sur l’enseignement de Jean XXIII, du Concile, de Paul VI et de Jean-Paul II, le document décrit ce qu’il appelle la « méthodologie de la doctrine sociale »[14] en la rattachant à la triple dimension théorique, historique et pratique de cette doctrine⁠[15]. Nous ne serons pas étonnés de lire que « Cette méthode se développe en trois temps: voir, juger et agir. »[16]

Nous allons développer successivement ces trois temps.


1. Toutes ces citations sont extraites du site www.cardijn.fr
2. 1882-1967. Cf. CARDIJN Joseph, Laics en première ligne, Vie ouvrière, 1963, p.20. L’abbé Cardijn fut élevé au cardinalat en 1965 par le pape Paul VI.
3. Editions jocistes, 1930. Cf. Va libérer mon peuple, Editions ouvrières, Vie ouvrière, 1982, pp. 84-89.
4. Cf. www.cardijn.fr
5. Le 20 septembre 1965. Cf. www.cardijn.fr
6. GS, 4,1.
7. GS, 11, 2.
8. GS 30, 1-2.
9. GS 34.
10. Cf. Mt 7, 21 et Rm 2, 13.
11. GS 93, 1.
12. AA 29, §5.
13. Cf. OR, n°29, 18 juillet 1989, pp. 5-18
14. Orientations pour l’étude et l’enseignement de la doctrine sociale de l’Église dans la formation sacerdotale, op. cit., n° 7.
15. Id. n° 6.
16. Id., n° 7, §1.

⁢i. Voir

« Le voir, nous disent les Orientations, est la perception et l’étude des problèmes et de leurs causes, dont l’analyse relève de la compétence des sciences humaines et sociales. »[1]

C’est dire d’emblée si cette étape est accessible à tous, croyants ou incroyants, quelle que soit l’orientation philosophique ou religieuse. Il s’agit de relever avec l’aide éventuelle des spécialistes, les faits, de décrire l’état du monde à l’instar de l’entame de la Constitution pastorale Gaudium et spes.

Toutefois, l’abbé Maurice Cheza⁠[2] fait une remarque qui me paraît pertinente. Il montre bien l’actualité de la méthode « voir, juger, agir », en faisant notamment remarquer qu’elle est conforme au bon sens : « quand un médecin se trouve confronté à un problème, il  ; procède toujours en trois étapes : établir un diagnostic, confronter la situation concrète à son expérience et aux constatations médicales antérieures, pour arriver à un traitement à court, moyen et long terme. »[3] Mais il ajoute qu’« il peut être fécond de réfléchir d’abord à l’« utopie » (lieu non encore atteint) ou au rêve que l’on voudrait voir réalisé dans la société et dans l’Église au sein de cette société. » Une « utopie mobilisatrice » précise l’auteur. « Il est bon, explique-t-il, de chercher à préciser le type de société que l’on aimerait voir se mettre en place et, à l’intérieur de celle-ci, le type d’homme, de femme, cde relations sociales que l’on souhaite. C’est ce que l’on appelle parfois « utopie ». Ce mot d’utopie n’est pas à prendre dans le sens « illusion », mais plutôt dans celui de « rêve ». »[4]

Il est clair que la collecte des faits peut être sélective en fonction du « rêve » que l’on poursuit. Si nous pouvons espérer rassembler largement des gens très divers pour réfléchir à la violence, à la malnutrition, au chômage, par exemples, en replaçant ces réalités « dans un plan large » et en recherchant « notamment les causes proches et lointaines » de ces faits, le panel des « observateurs » se rétrécira sans doute et davantage encore s’il s’agit de questions de mœurs, d’avortement, d’euthanasie ou de mariage homosexuel. Notons que les Orientations disent elles mêmes « que dans le voir et le juger de la réalité, l’Église n’est pas ni ne peut être neutre. »[5] Même dans le « voir » donc. Dans son « panorama » de l’état du monde, la Constitution Gaudium et spes commence par une description rigoureuse, exemplaire, peut-on dire, de la « Condition humaine dans le monde d’aujourd’hui »[6] puis examine rapidement les causes des problèmes repérés en mettant en exergue « Les interrogations profondes du genre humain »[7]. Et c’est à ce niveau, au niveau du cœur de l’homme que l’Église « offre à l’homme, par son Esprit, lumière et forces pour lui permettre de répondre à sa très haute vocation. »[8]

Plus près de nous, les évêques de France⁠[9] brossent un tableau de la situation de leur pays que maints observateurs éloignés du christianisme peuvent corroborer. Ce portait de l’« hexagone » est intéressant parce qu’il ressemble à s’y méprendre au tableau politique et social qui pourrait être brossé dans d’autres pays occidentaux. Dans quel pays en effet ne peut-on constater la lassitude, les frustrations, les peurs et la colère d’une population qui a tendance à se désintéresser de la politique. Dans quel pays ne peut-on sentir que « le vivre ensemble est fragilisé, fracturé, attaqué » ? Où ne peut-on dire que « la crise de la politique est d’abord une crise de confiance envers ceux qui sont chargés de veiller au bien commun et à l’intérêt général » et que « l’attitude et l’image de quelques-uns jette le discrédit sur l’ensemble de ceux qui vivent l’engagement politique comme un service de leur pays » ? Un peu partout, on dénonce le mensonge, la corruption, les promesses non tenues, « le compromis toujours suspecté de compromission », la précarité et l’exclusion, le chômage et « le salaire indécent de certains grands patrons », un sentiment d’insécurité mais aussi d’injustice et de déception, la juridicisation croissante de la société, la violence, l’incivilité, le racisme, la crise du système éducatif, « l’insécurité culturelle » et « les malaises identitaires » suite aux migrations, « la contestation […] devenue le mode de fonctionnement habituel, la culture de l’affrontement [qui] semble prendre le pas sur celle du dialogue », « les accusations et caricatures réciproques [qui] prennent rapidement le dessus sur des échanges constructifs », les médias « quand ils préfèrent slogans, petites phrases, et a priori réducteurs, à l’analyse sérieuse et au débat respectueux », le paradoxe qui consiste à « réclamer des protections supplémentaires », à « dénoncer toute insuffisance supposée des autorités, et, en même temps, » à se plaindre, « souvent à juste titre, des contraintes de plus en plus grandes qui corsètent la vie de chacun, et découragent beaucoup d’initiatives ». Tel est en résumé, le diagnostic posé par les évêques qui n’en restent pas au constat mais interprètent ces malaises et dysfonctionnements comme une « crise de sens », une perte du sens de l’universel, du sens du « pour quoi ».

Il n’empêche qu’il est possible de rassembler beaucoup d’esprits divers autour de nombreux faits, de leurs causes et de leurs conséquences sans que leur sensibilité philosophique ou religieuse se sente mise en question. Beaucoup de ces réalités « vues » peuvent d’ailleurs être corroborées par des enquêtes menées avec rigueur et un maximum d’objectivité par des auteurs éloignés du christianisme. Les Orientations convoquent d’ailleurs, nous l’avons lu, les « sciences humaines et sociales ».

Quant l’abbé Cardijn parlait de « voir », il privilégiait l’enquête directe et personnelle : « il est nécessaire de procéder à des enquêtes continuelles et approfondies. On ne peut, en effet, en ces matières, se baser sur des connaissances livresques ou sur des idées a priori : il faut, au contraire, disposer de renseignements exacts et actuels sur les réalités vivantes. » Il pensait prioritairement à la formation des jeunes travailleurs mais nous pouvons élargir son propos et considérer qu’il est avantageux que pour tous d’« apprendre à voir par des enquêtes personnelles ou collectives bien dirigées et bien contrôlées. Ces enquêtes ont une grande valeur éducative : elles éclairent l’intelligence et enflamment le cœur. »[10]

Evidemment cette attitude directe risque, dira-t-on, de rétrécir le champ de l’investigation à sa propre condition. Cardijn d’ailleurs invitait les jeunes travailleurs à analyser leur « situation religieuse, morale, intellectuelle, économique »[11]. Mais cette expérience est loin d’être anodine ou pauvre en signification car nous ne sommes pas des monades mais des êtres de relations. Chacun de nous a une histoire qui l’immerge dans un milieu familial, social, scolaire, professionnel, politique, naturel, qui peut donner une image prégnante de ce que vit la « grande » société. Je peux, par exemple, à mon niveau, constater personnellement les faiblesses d’une vie familiale, d’un parcours d’écolier, d’une gestion communale, d’un milieu de travail et même tâcher d’évaluer les causes de divers manquements. Encore faudra-t-il se demander si mon ressenti et mon analyse sont le fruit d’un caprice ou s’ils révèlent une entrave ou une atteinte à mon humanité, à ce qui fait ma dignité et la dignité de tout homme. L’honnêteté intellectuelle réclame recoupements et confrontations. La rencontre avec d’autres témoins est indispensable pour élargir et en même temps préciser le diagnostic. Ces témoins sont de toute façon requis lorsque je veux me pencher sur des problèmes qui ne me touchent pas personnellement mais qui en touchent d’autres. Témoins directs ou enquêteurs qui, dans leurs rapports, offrent un maximum de sérieux.

Ce travail personnel d’observation, de dialogue, éventuellement de lectures plus spécialisées, est indispensable à une époque où les gens sont confrontés aux approximations, simplifications et manipulations des mass media.⁠[12]

Tout citoyen constate ou sent que certaines « choses ne vont pas ». Il est tôt ou tard interpellé, scandalisé par tel ou tel fait, telle ou telle opinion. Dans l’état actuel du monde, les sujets d’inquiétude ne manquent pas et nous les avons rencontrés le long de notre parcours au fil des tomes précédents. Rappelons rapidement quelques problèmes⁠[13].

Rappelons l’omniprésence de la guerre et de la violence même si certains y ont pris goût ou en font l’apologie, elles dérangent et effraient bien des gens.⁠[14]

Nous vivons dit-on une époque où l’individualisme règne en maître accompagné de son cortège : le relativisme, le refus de toute hétéronomie, le subjectivisme, l’inflation des droits subjectifs et de la mise en question des droits objectifs, l’hédonisme et le consumérisme⁠[15].

Nous connaissons aussi une crise de la démocratie, la dérive des institutions nationales et internationales, la corruption, l’affaiblissement des syndicats ou leurs dérives ; le laïcisme s’installe, la méfiance vis-à-vis de l’État et de la Justice se répand, des populismes surgissent.⁠[16]

La crise économique dure et s’accompagne de chômage dans le cadre de la mondialisation et des délocalisations, où l’économie-casino et la spéculation dominent ; en même temps le sous-développement perdure, un néo-colonialisme voit le jour, partout on déplore des inégalités, une insécurité alimentaire, on dénonce encore technocratisme et matérialisme et en réaction le nationalisme et le protectionnisme, les bouleversements économiques et la disette entraînent de larges et dramatiques migrations.⁠[17]

Sur le plan des mœurs, famille-mariage-filiation, divorce, avortement, euthanasie, mariage homosexuel, adoption par homosexuels bioéthique brochiez ?.⁠[18]

Les vieilles idéologies et de nouvelles idéologies se disputent les esprits : néo-libéralisme et néo-marxisme, écologisme et théorie du « gender ».⁠[19]

La déchristianisation, l’antichristianisme, l’athéisme, le fondamentalisme musulman, le fidéisme et le surnaturalisme, la sécularisation.⁠[20]

La crise de la culture, modernité et post-modernité, le multiculturalisme, nivellement ou éclectisme culturel, école en crise.⁠[21]

Tous désordres qui, si l’on s’efforce d’y réfléchir, ont entre eux des connexions, une certaine familiarité.

Désordres dont il est fructueux de chercher les causes et non des coupables, ce qui nous détournerait de l’essentiel et risquerait de mal orienter l’action à venir.⁠[22]

Il est intéressant aussi mais plus difficile vu l’ambiance morose dans laquelle baignent maintes société, de relever quand même les « choses qui vont » ou, du moins, celles qui semblent aller bien ne serait-ce que pour se persuader qu’un mieux est possible, que le mal n’a pas définitivement triomphé du bien. Ce seront surtout des manifestations de solidarité, de générosité, de justice, d’hospitalité, de désintéressement, d’honnêteté, de respect, de concorde, bref de toutes les vertus qui permettent de vivre bien ensemble entre gens différents.

Mais reste à définir le pourquoi de ces maux et de ces biens. La lecture de l’encyclique Caritas in veritate qui dresse, entre autres, un portait du monde au début du XXIe siècle ou de l’un ou l’autre livre repris en note peut être utile comme d’ailleurs la simple énumération qui précède. Ne pourrait-on dire, après lecture et sous peine de vérification, que l’individualisme qui se manifeste par de l’égoïsme et une volonté de puissance est la source des maux relevés et que le souci prioritaire de l’autre informe les bons côtés de nos sociétés ? Et donc tout acte de « voir » implique le « juger ».⁠[23]


1. Id., n°7, §2.
2. Ce prêtre du diocèse de Namur (1959), enseigna la théologie au Grand Séminaire de Lumumbashi (1963-1968) et de Namur (1968-1977) et fut formateur au Séminaire Cardijn (1977-1984). De 1969 à 2003, il enseigna la missiologie, sa spécialité, à la Faculté de théologie de Louvain.
3. CHEZA M., Voir-Juger-Agir, Une pédagogie enracinée dans la vie, in Les analyses de l’ACRF, 2009, n°31, pp. 1-2. L’ACRF est l’Action chrétienne rurale des femmes. M. Cheza note que la méthode « Cardijn » « est toujours l’un des points de repère de l’ACRF dans son projet de mouvement. » Il fait remarquer aussi que « les trois moments classiques […​] peuvent être aménagés de différentes façons. Par exemple, l’abbé Santedi de Kinshasa parle de contextualisation (que se passe-t-il dans le concret de la vie ?), de décontextualisation (quelles valeurs sont-elles en jeu ?) et de recontextualisation (retour vers le réel pour le rendre plus humain). »
4. Notons que l’architecte et auteur de bandes dessinées belge, Luc Schuiten (né en 1944) définit ainsi l’utopie : « « Le mot utopie veut dire simplement ‘’possible qui n’a pas encore été expérimenté’’ ». Cf. https://mrmondialisation.org/les-utopies-illustrees-de-luc-schuiten/
5. N°7, §3.
6. Cf. Exposé préliminaire, La condition humaine dans le monde d’aujourd’hui, § 4-9.
7. GS 10, 1.
8. GS 10, 2.
9. Conférence des évêques de France, Dans un monde qui change, retrouver le sens du politique, Bayard-Cerf-Mame, 2016 ou DC n° 2525, janvier 2017, pp. 5-14.
10. Va libérer mon peuple, Editions ouvrières-Vie ouvrière, 1982, p. 85.
11. Manuel de la JOC, Editions jocistes, 1930, pp. 21-22.
12. On peut lire, par exemple, la petite étude que j’ai consacrée en 2015 aux attentats de paris : Violences à émotions variables.
13. En note on trouvera les références à quelques livres qui ont été lus ou qui sont éventuellement à lire si l’on veut aborder les « réalités » avec un autre regard. On pourrait en citer des centaines d’autres mais ce ne sont que quelques pistes qui invitent le lecteur à se confronter avec la réalité qu’il connaît et celle qu’il découvre au fil des pages. On constatera que ces livres sont plus ou moins récents, plus ou moins bien documentés et écrits par des auteurs très divers d’orientation.
14. Il suffit de lire son journal ou de regarder les journaux télévisés…​ !
15. MOULIN Léo, Moi…​et les autres, Petit traité de l’agressivité au quotidien, Labor, 1996 ; Collectif Jean Ousset, La dictature du relativisme, Les éditions du Net, 2014 ; MATTEI Roberto de, la dictature du relativisme, Muller Edition, 2011 ; HAARSCHER Guy, Philosophie des droits de l’homme, Editions de l’Université de Bruxelles, 1993 ; BAUDRILLARD Jean, La société de consommation, Folio, 1986 ; CLOUSCARD Michel, Le capitalisme de la séduction, Delga, 2006.
16. GAUCHET Marcel, La démocratie contre elle-même, Tel-Gallimard, 2002 ; ROLLET Jacques, La tentation relativiste ou la démocratie en danger, Desclée de Brouwer, 2007 ; ROMILLY Jacqueline de, Actualité de la démocratie athénienne, Bourin, 2006 ; HAARSCHER Guy, Les démocraties vont-elles survivre au terrorisme ?, Labor, 2002 ; POPPER Karl, La télévision : un danger pour la démocratie, 10/18,1994 ; sous la direction de WEYDERT Jean, Fragile démocratie, Politique, Cultures et religions, Bayard, 1998 ; BROSSAT Alain, Le sacre de la démocratie, Tableau clinique d’une pandémie, Anabet, 2007 ; MANENT Pierre, La raison des nations, Réflexions sur la démocratie en Europe, Gallimard, 2006 ; DELSOL Chantal, Populisme, les demeurés de l’histoire, Ed. du Rocher, 2015 ; RODHAM CLINTON Hilary, Civiliser la démocratie, DDB, 1998 ; HAVEL Vaclav, Essais politiques, Calmann-Lévy, 1990 ; Id., L’angoisse de la liberté, L’Aube, 1994 ; Id., L’amour et la vérité doivent triompher de la haine et du mensonge, Editions de l’Aube, 1990 ; Id., Il est permis d’espérer, Calmann-Lévy, 1997 ; REVEL Jean-François, Comment les démocraties finissent, Grasset-Fasquelle, 1983 ; GARCIN-MARROU Isabelle, Terrorisme, Médias et démocratie, Presses universitaires de Lyon, 2001.
17. CHOSSUDOVSKY Michel, Mondialisation de la pauvreté et nouvel ordre mondial, Ecosociété, 2004 ; GRASSET Philippe, Le monde malade de l’Amérique, La doctrine américaine des origines à nos jours, Chronique sociale, EVO, 1999 ; HOCHRAICH Diana, Mondialisation contre développement, Le cas des pays asiatiques, Syllepse, 2002 ; SHIVA Vandana, Le terrorisme alimentaire, Comment les multinationales affament le tiers-monde, Fayard, 2001 ; ZIEGLER Jean, La haine de l’Occident, Albin Michel, 2008.
18. Institut Thomas More, L’enfant oublié, Propositions pour la famille de demain, Cerf, 2016 ; GUILLEBAUD Jean-Claude, La tyrannie du plaisir, Seuil, 1998 ; Huston Nancy, Reflets dans un œil d’homme, Acte Sud, 2012 ; FINKIELKRAUT Alain, Et si l’amour durait, Stock, 2011 ; HARGOT Thérèse, Une jeunesse sexuellement libérée (ou presque), Albin Michel, 2016 ; les études publiées par l’Institut européen de bioéthique sur http://www.ieb-eib.org/fr/rubriques/etudes-recentes-3.php
19. VERLINDE Joseph-Marie, L’idéologie verte, Les dérives de l’écologisme, Livre ouvert, 2013 ; LARMINAT Stanislas de, Les contrevérités de l’écologisme, Salvator, 2011 ; HAARSCHER Guy et TELO Mario, Après le communisme, Editions de l’Université de Bruxelles, 1993 ; MANENT Pierre, Histoire intellectuelle du libéralisme, Pluriel, 2012 ; HAVEL Vaclav, Quelques mots sur la parole et GLUCKSMANN André, Sortir du communisme c’est rentrer dans l’histoire, Editions de l’Aube, 1989 ; CLOUSCARD Michel, Néo-fascisme et idéologie du désir, Mai 68: la contre-révolution libérale libertaire, Delga, 2007 ; PEETERS Marguerite A., Le gender, une norme mondiale ?, Mame, 2013 ; VERLINDE Joseph-Marie, L’idéologie du gender: identité reçue ou choisie ?, Livre ouvert, 2012.
20. NEMO Philippe, La belle mort de l’athéisme moderne, PUF, 2012 ; MOULIN Léo, Libre parcours, Itinéraire spirituel d’un agnostique, Racine, 1995 ; ROY Olivier, La sainte ignorance, Le temps de la religion sans culture, Seuil, 2008 ; GRIMAUX Thomas, Le livre noir des nouvelles persécutions antichrétiennes, Favre, 2007 ; FONTAINE Abbé Julien, La déchristianisation et ses causes, Editions Saint Sébastien, 2016 ; ZANAZ Hamid, Islamisme, Comment l’Occident creuse sa tombe, Editions de paris-Max Chaleil, 2013.
21. LUSSATO Bruno et MASSADIE Gérald, Bouillon de culture, Laffont, 1986 ; HUYGHE François-Bernard et BARBES Pierre, La soft-idéologie, Laffont, 1987 ; ARENDT Hannah, La crise de la culture, Idées Gallimard, 1985 ; VOLKOFF Vladimir, Manuel du politiquement correct, Editions du Rocher, 2001 ; HENRY Michel, La barbarie, Grasset, 1987 ; GLUCKSMANN André, La bêtise, Grasset, 1985 ; FINKIELKRAUT Alain, La défaite de la pensée, Gallimard, 1987 ; REVEL Jean-François, La connaissance inutile, Grasset, 1968 ; VIRIEU François-Henri de, La médiacratie, Flammarion, 1990 ; BRAGUE Rémi, Le règne de l’homme, Genèse et échec du projet moderne, Gallimard, 2015 ; VOLKOFF Vladimir, La désinformation, arme de guerre, Julliard, L’âge d’homme, 1986 ; GUILLEBAUD Jean-Claude, Le deuxième déluge, Face aux médias, DDB, 2011 ; TJADE EONE Michel, Et si le terrorisme manipulait les médias, Dianoïa, 2005.
22. Cf. CHEZA M., op. cit., p.2.
23. Un parcours intéressant est proposé par la philosophe DELSOL Chantal qui, après avoir analysé en profondeur le mal-être de notre « civilisation », dans L’âge du renoncement (Cerf, 2012), part à la recherche des « Pierres d’angle » en se posant la question : « à quoi tenons-nous ? » (Cerf, 2014).

⁢ii. Juger

« Le juger est l’interprétation de la même réalité à la lumière des sources de la doctrine sociale qui déterminent le jugement prononcé sur les phénomènes sociaux et leurs implications éthiques. En cette phase intermédiaire se situe la fonction propre du magistère de l’Église qui consiste précisément dans l’interprétation de la réalité du point de vue de la foi

et dans la proposition « de ce qu’il a en propre : conception globale de l’homme et de l’humanité »[1]. Il est clair que dans le voir et le juger de la réalité, l’Église n’est pas ni ne peut être neutre, car elle ne peut pas ne pas se conformer à l’échelle des valeurs énoncées dans l’Évangile. Si, par hypothèse, elle se conformait à d’autres échelles de valeurs, son enseignement ne serait pas celui qui est effectivement donné, mais se réduirait à une philosophie ou à une idéologie de partie. »[2]

C’est donc à cet endroit que doivent être mobilisées les ressources de la doctrine sociale de l’Église, du moins les critères de jugement qu’elle offre. Essentiellement, il s’agit de mobiliser l’anthropologie qui sous-tend toute la construction sociale chrétienne et dont nous avons dit à maintes reprises, que cette vision de l’homme pouvait séduire un esprit rigoureux, sans préjugés.⁠[3]

Face aux problèmes supposés rencontrés, demandons-nous si la dignité de la personne est reconnue, si la vie humaine est respectée, si la vie familiale est favorisée, si une plus grande fraternité entre les hommes est servie. Veille-t-on à la dignité du travail ? Quels sont nos devoirs envers la nature menacée ? L’autorité politique est-elle au service du bien commun ? Tous les hommes ont-ils accès à l’usage des biens ? Jouissent-ils de la liberté de circuler ? Favorise-t-on leur participation à la vie sociale, économique et politique ? Peuvent-ils s’associer ? Marie-t-on solidarité et subsidiarité ? Accorde-t-on une priorité aux pauvres de toutes sortes ? La liberté religieuse est-elle favorisée dans une juste distinction des pouvoirs temporel et spirituel ? Conjugue-t-on justice et amour, liberté, vérité et responsabilité ? L’idéal de non-violence est-il poursuivi ?

Bref, la référence à ces valeurs nous permettra de décider si telle situation doit être préservée, consolidée ou corrigée, voire combattue. Encore fait-il que soit organisée et répandue la formation, en priorité, nous y reviendrons, du laïcat chrétien et de toute personne de bonne volonté. Or force est de reconnaître que là le bât blesse.

Si la Conférence des évêques de France stimule à l’action dans le document précité, elle ne renvoie qu’à la constitution pastorale Gaudium et spes et à l’encyclique Laudato si’ mais pas, étonnamment, à un livre et à un DVD d’initiation à la doctrine sociale de l’Église qu’elle avait offerts au grand public en 2014.⁠[4] Mais ces documents ont le mérite d’exister. Ailleurs, bien des évêques semblent interpréter la distinction des pouvoirs dans un sens minimaliste voire conforter la séparation des pouvoirs que prône le laïcisme. Ici et là, mais trop peu souvent encore, ce sont les laïcs qui prennent l’initiative grâce, par exemple, au Parcours Zachée, diffusé par la Communauté de l’Emmanuel.⁠[5]


1. PP, 13.
2. Orientations…​, op. cit., n° 7 §3.
3. Ce n’est pas, semble-t-il, le cas de CHEZA Maurice in Pour une société plus juste, Outils d’analyse et d’animation, Lumen vitae, 2003, ouvrage où l’auteur présente l’expérience de sessions réunissant prêtres et laïcs soucieux d’appliquer la méthode « Cardijn ». Certes, il invite à confronter « la réalité du terrain à des enjeux ou des critères : dignité humaine, liberté, relations égalitaires, etc. » Il estime aussi qu’« il serait regrettable de se référer immédiatement et exclusivement à des critères chrétiens. » Il explique : « Aussi riche soit-elle, la sagesse judéo-chrétienne n’annule en aucune manière les autres sagesses humaines. le chrétien n’est pas le seul à lutter pour la dignité humaine. » (op. cit., p. 25) On peut ajouter qu’en certaines matières scientifiques, par exemple, l’Église n’a pas elle-même la compétence requise mais doit s’appuyer sur les travaux d’experts comme on le voit dans la préparation des encycliques sociales. Le pape François le reconnaît : « Sur beaucoup de questions concrètes, en principe, l’Église n’a pas de raison de proposer une parole définitive et elle comprend qu’elle doit écouter puis promouvoir le débat honnête entre scientifiques, en respectant la diversité d’opinions. » (LS 61). On peut faire remarquer que dans la « sagesse judéo-chrétienne », l’Église, pour sa part, est donc ouverte aux vérités d’où qu’elles viennent. et au dialogue (cf. DH 3 ; GS 16, 44, 57 ; OTER, 15, pour ne citer que quelques passages du Concile Vatican II). L’Église reconnaît même que « des éléments nombreux de sanctification et de vérité subsistent hors de ses structures » (LG 8b). Benoît XVI le dit clairement : la vérité, « l’Église la recherche, […​] l’annonce sans relâche et […​] la reconnaît partout où elle se manifeste. cette mission de vérité est pour l’Église une mission impérative […​]. Ouverte à la vérité, quel que soit le savoir d’où elle provient, la doctrine sociale de l’Église est prête à l’accueillir. Elle rassemble dans l’unité les fragments où elle se trouve souvent disséminée et elle l’introduit dans le vécu toujours nouveau de la société des hommes et des peuples. » (CV 9) Toutefois, la « sagesse judéo-chrétienne », dans l’ouvrage cité, désigne la Bible que l’auteur invite à fréquenter « non de manière moralisante ou spiritualisante, mais pour y découvrir le salut, la libération commencée avec Moïse. » Et il ajoute : « le « Royaume de Dieu » tel qu’il apparaît dans l’Évangile peut être considéré comme une utopie extrêmement mobilisatrice ». (op. cit., p. 37) Nulle part il n’est fait allusion au riche patrimoine de la doctrine sociale de l’Église. Tout au plus trouve-t-on dans la Préface cette remarque du P. Paul Tihon sj à propos du « magistère » : Une certaine vigilance de ce dernier peut et doit sans doute s’exercer […​], mais jusqu’ici elle est restée à l’extérieur et s’est faite heureusement très discrète. Idéalement on pourrait imaginer qu’elle s’exerce de l’intérieur, les évêques acceptant le rôle de participants qui se laissent enseigner comme tout le monde et n’intervenant que si le besoin s’en faisait sentir. » Le préfacier conclut : « On peut rêver…​ » (op. cit., p. 11)
4. Conférence des évêques de France, Notre bien commun, Connaître la pensée sociale de l’Église pour la mettre en pratique, Editions de l’Atelier, 2014. On peut ajouter, dans un style moins pédagogique, l’ouvrage de ULRICH Mgr Laurent, L’espérance ne déçoit pas (Bayard 2014). L’archevêque de Lille y mobilise quatre laïcs, « voix sensibles et autorisées » pour répondre, face à « la crise sociale et politique, institutionnelle et économique », à « ceux qui cherchent à mener une vie juste et droite dans toutes ses dimensions : familiale, professionnelle, sociale et politique. »
5. La doctrine sociale de l’Église dans la vie quotidienne, 1. La boussole, 2. Le compas, Recueils d’enseignements et d’exercices, (avec un CD pour Mac et PC), Editions de l’Emmanuel, 2009.

⁢iii. Agir

« L’agir est ordonné à la réalisation des choix. il requiert une vraie conversion, c’est-à-dire cette transformation intérieure qui est disponibilité, ouverture et transparence à la lumière de la purification de Dieu. »[1]

Chez les chrétiens, c’est l’« agir » qui manque le plus et c’est pourquoi tous les chapitres suivants seront lui consacrés

Certes, l’histoire nous révèle que l’Église dès l’origine et à l’image du Maître, s’est penchée sur les problèmes sociaux. Les Pères de l’Église ont rappelé que les biens de la terre étaient destiné à tous les hommes, ils ont dénoncé l’esclavage, réfléchi à de justes rapports entre l’Église et le pouvoir politique, à la guerre juste et aux conditions de la paix. Des conciles se sont prononcés contre l’esclavage, des décrets et des bulles ont été lancés contre l’usure ou la traite des Noirs. Nous avons vu les grands théologiens comme Thomas d’Aquin s’intéresser à l’exercice du pouvoir politique, à la notion de justice et à la nature des lois. Au XVe siècle, Antoine de Florence offre dans sa Somme théologique une vue globale de la vie économique, au XVIe siècle, rappelons-nous l’engagement de Bartolomeo de las Casas et de Francisco de Vitoria. Au XVIIe siècle Francisco Suarez, Robert Bellarmin et Jean de Saint Thomas poursuivent dans la même voie. Au XVIIIe siècle on peut citer les prises de position de Benoît XIV de nouveau sur la question raciale, la destination universelle des biens, l’usure ou encore le droit des pauvres. Il n’empêche qu’en maints endroits et trop longtemps, c’est trop exclusivement l’action caritative qui accapara les bonnes volontés chrétiennes. Il ne s’agit pas ici d’occulter ou de minimiser les œuvres admirables et généreuses qui ont fleuri tout au long des siècles dans le sillage de l’Église mais force est de constater que la réflexion des grands théologiens comme certaines déclarations magistérielles sur les questions sociales n’ont pas à de trop rares exceptions près, été suivies, d’effets structurels, ou poussé à la lutte contre les causes profondes des dysfonctionnements au sein de la société.

Lorsque le discours social de l’Église se structure à partir du XIXe siècle comme doctrine, les souverains pontifes ne manquent pas à chaque fois de presser le peuple chrétien à se mettre à l’œuvre. Dans Rerum Novarum, Léon XIII déclare d’emblée qu’« il faut, par des mesures promptes et efficaces, venir en aide aux hommes des classes inférieures, attendu qu’ils sont, pour la plupart, dans une situation d’infortune et de misère imméritées. »[2] Et il termine l’encyclique par un autre appel pressant : « Que chacun se mette sans délai à la part qui lui incombe, de peur qu’en différant le remède, on ne rende incurable un mal si grave. »⁠[3]

Si, en Belgique surtout, le document produisit dans le temps de très bons fruits, ce ne fut pas sans mal car il fut mal reçu par les milieux conservateurs. En fait, dès avant l’encyclique, des catholiques, patrons, bourgeois, ouvriers, soutenus, aidés par des ecclésiastiques parfois très encombrants, avaient entrepris des actions transformatrices. l’encyclique affermit leur détermination et suscita de nouveaux élans. Ainsi, la grande législation sociale belge fut l’œuvre de catholiques sociaux formés dans l’esprit de l’Église⁠[4]. Toutefois, il faut reconnaître que ces initiatives furent souvent freinées, contenues, limitées par le libéralisme ambiant et l’action conservatrice de certains catholiques. Il faut rappeler que bien des patrons interdirent alors à des curés « vendus » de faire connaître à leurs paroissiens une encyclique jugée subversive. Il y eut même des prêtres « conservateurs » qui refusèrent les sacrements à des « démocrates » parce que démocrates, de mauvais patrons, pour juguler les « idées nouvelles », exercèrent des pressions sur leur personnel et se livrèrent à un chantage à l’emploi⁠[5]. De telles attitudes poussèrent certainement bon nombre de travailleurs à rejoindre les organisations socialistes. Les attitudes diverses du monde catholique peuvent se retrouver et se résumer dans cette réflexion prêtée⁠[6] à Jules Destrée⁠[7] à propos des grandes réformes sociales corrigeant les abus du libéralisme : « Si le parti catholique peut avoir la fierté d’avoir élaboré la plupart de ces lois, la démocratie ouvrière peut se vanter de les avoir fait faire ».

Le pape Pie XI considérant comment, à travers le monde, la voix de Léon XIII avait été écoutée, note qu’« il y eut cependant quelques esprits qui furent un peu troublés ; et, par suite, l’enseignement de Léon XIII, si noble, si élevé, complètement nouveau pour le monde, provoqua, même chez certains catholiques, de la défiance, voire du scandale. il renversait, en effet, si audacieusement les idoles du libéralisme, ne tenait aucun compte de préjugés invétérés et anticipait sur l’avenir: les hommes trop attachés au passé dédaignèrent cette nouvelle philosophie sociale, les esprits timides redoutèrent de monter à de telles hauteurs ; d’autres, tout en admirant ce lumineux idéal, jugèrent qu’il était chimérique et que sa réalisation, on pouvait la souhaiter, mais non l’espérer. »[8]Après avoir évoqué les heureux effets de l’encyclique, Pie XI relève encore qu’« avec le temps aussi, des doutes se sont élevés sur la légitime interprétation de plusieurs passages de l’encyclique ou sur les conséquences qu’il fallait en tirer, ce qui a été l’occasion entre les catholiques eux-mêmes de controverses parfois assez vives […]. »⁠[9]

Cent ans après Rerum Novarum, Jean-Paul II n’hésite pas à écrire qu’« il faut reconnaître que l’annonce prophétique dont elle était porteuse n’a pas été complètement accueillie par les hommes de l’époque, et qu’à cause de cela de très grandes catastrophes se sont produites. »[10]

L’encyclique Quadragesimo anno a connu le même sort alors que son auteur cherchait à mobiliser les chrétiens et les hommes de bonne volonté en prévoyant les catastrophes à venir : « Et assurément, c’est maintenant surtout, insistait Pie XI, qu’on a besoin de ces vaillants soldats du Christ qui, de toutes leurs forces, travaillent à préserver la famille humaine de l’effroyable ruine qui la frapperait si le mépris des doctrines de l’Évangile laissait triompher un ordre de choses qui foule aux pieds les lois de la nature non moins que celles de Dieu. »[11] Si cette encyclique a produit de remarquable effets en Allemagne surtout et après la guerre, elle a suscité la méfiance et l’opposition radicale de plusieurs. Après la seconde guerre mondiale, Pie XII, face aux désordres engendrés par le capitalisme, Pie XII demande : «  (…) pourquoi quand il en est encore temps, ne pas mettre les choses au point, dans la pleine conscience de la commune responsabilité, en sorte d’assurer les uns contre d’injustes défiances, les autres contre des illusions qui ne tarderaient pas à devenir un péril social. » Et il constate que : « Cette communauté d’intérêt et de responsabilité dans l’œuvre de l’économie nationale, Notre inoubliable prédécesseur Pie XI en avait suggéré la formule concrète et opportune lorsque, dans son Encyclique Quadregesimo anno, il recommandait « l’organisation professionnelle » dans les diverses branches de la production.

Rien, en effet, ne lui semblait plus propre à triompher du libéralisme économique que l’établissement, pour l’économie sociale, d’un statut de droit public fondé précisément sur la communauté de responsabilité entre tous ceux qui prennent part à la production.

Ce point de l’Encyclique fut l’objet d’une levée de boucliers ; les uns y voyaient une concession aux courants politiques modernes, les autres, un retour au Moyen Age.

Il eût été incomparablement plus sage de déposer les vieux préjugés inconsistants et de se mettre de bonne foi, et de bon cœur à la réalisation de la chose elle-même et de ses multiples applications pratiques.

Mais à présent, cette partie de l’Encyclique semble malheureusement nous fournir un exemple de ces occasions opportunes qu’on laisse échapper faute de les saisir à temps ».[12]

Non seulement, on évoqua, à propos de cette encyclique, une nostalgie du passé ou une influence des idéologies fascistes mais l’esprit libéral fut aussi un rude obstacle. De plus, les idéologies marxiste ou marxisante étouffèrent bien des velléités et des réalisations sociales chrétiennes. Après la guerre, les grands mouvements d’Action catholique nés au début du siècle reprirent une belle vigueur. Mais il faut bien constater que malgré l’enseignement de Pie XII, de Jean XXIII ou encore du Cardinal Cardijn, bien des organisations catholiques ont mis en question un certain nombre de références à l’enseignement social de l’Église comme aujourd’hui à son enseignement moral⁠[13]. Il est indéniable que l’idéologie marxiste, après la guerre, a exercé une influence considérable comme précédemment. Jean-Paul II lui-même, reconnaît que le mouvement ouvrier, dès l’origine, « fut dans une certaine mesure dominé précisément par l’idéologie marxiste »[14].

Plus nous avançons dans le temps et plus nous constatons de réticences face à cet enseignement sous des prétextes divers alors que deux mots reviennent sans cesse sous la plume des souverains pontifes : urgence et nécessité. Urgence historique vu l’état du monde et nécessité doctrinale. L’action n’est pas facultative. Mais, c’est un peu en vain, semble-t-il, que le pape Jean XXIII, souvenons-nous, a eu beau réaffirmer : « Il est cependant indispensable, aujourd’hui plus que jamais, que cette doctrine soit connue, assimilée, traduite dans la réalité sociale sous les formes et dans la mesure que permettent ou réclament les situations diverses. Cette tâche est ardue, mais bien noble. C’est à sa réalisation que Nous invitons ardemment non seulement Nos frères et fils répandus dans le monde entier, mais aussi tous les hommes de bonne volonté.

Nous réaffirmons avant tout que la doctrine sociale chrétienne est partie intégrante de la conception chrétienne de la vie. » Et il lançait un appel aux laïcs : « A cette diffusion Nos fils du laïcat peuvent contribuer beaucoup par leur application à connaître la doctrine, par leur zèle à la faire comprendre aux autres et en accomplissant à sa lumière leurs activités d’ordre temporel. »[15]

Le Concile ne fut pas en reste lui qui, dans la Constitution pastorale Gaudium et spes, « n’hésite pas à s’adresse […], non plus aux seuls fils de l’Église et à tous ceux qui se réclament du Christ, mais à tous les hommes. »[16] « « Après avoir montré quelle est la dignité de la personne humaine et quel rôle individuel et social elle est appelée à remplir dans l’univers , le Concile fort de la lumière de l’Évangile et de l’expérience humaine, attire […] l’attention de tous sur quelques questions particulièrement urgentes de ce temps qui affectent au plus haut point le genre humain. Parmi les nombreux sujets qui suscitent aujourd’hui l’intérêt général ;, il faut notamment retenir ceux-ci : le mariage et la famille, la culture, la vie économico-sociale, la vie politique, la solidarité des peuples et la paix. Sur chacun d’eux, il convient de projeter la lumière des principes qui nous viennent du Christ ; ainsi les chrétiens seront-ils guidés et tous les hommes éclairés dans la recherche des solutions que réclament des problèmes si nombreux et si complexes ».⁠[17] Le Concile conclut son analyse et ses propositions par un appel à l’action des chrétiens et des hommes « de bonne volonté » : « Se souvenant de la parole du Seigneur : « En ceci tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres » (Jn 13, 35), les chrétiens ne peuvent pas former de souhait plus vif que celui de rendre service aux hommes de leur temps, avec une générosité toujours plus grande et plus efficace. Aussi, dociles à l’Évangile et bénéficiant de sa force, unis à tous ceux qui aiment et pratiquent la justice, ils ont à accomplir sur cette terre une tâche immense, dont ils devront rendre compte à celui qui jugera tous les hommes au dernier jour. Ce ne sont pas ceux qui disent « Seigneur, Seigneur ! » qui entreront dans le royaume des cieux, mais ceux qui font la volonté du Père et qui, courageusement, agissent. »[18]

Paul VI, à son tour, insista : « Il faut se hâter…​. »⁠[19] ; « Des réformes urgentes doivent être entreprises sans retard »[20] ; « Le combat contre la misère, urgent et nécessaire, est insuffisant. Il s’agit de construire un monde où tout homme, sans exception de race de religion, de nationalité, puisse vivre une vie pleinement humaine. »[21] Quatre ans plus tard, dans la lettre apostolique Octogesima adveniens anniversaria, il revient à la charge : « C’est à tous les chrétiens que Nous adressons à nouveau et de façon pressante, un appel à l’action. […] Que chacun s’examine pour voir ce qu’il a fait jusqu’ici et ce qu’il devrait faire. il ne suffit pas de rappeler des principes, d’affirmer des intentions, de souligner des injustices criantes et de proférer des dénonciations prophétiques : ces paroles n’auront de poids réel que si elles s’accompagnent pour chacun d’une prise de conscience plus vive de sa propre responsabilité et d’une action effective. » Et le Saint Père ajoutait : « Il est trop facile de rejeter sur les autres la responsabilité des injustices, si on ne perçoit pas en même temps comment on y participe soi-même et comment la conversion personnelle est d’abord nécessaire »[22]

Et dans l’Exhortation apostolique Evangelii nuntiandi, Paul VI insistait sur le lien indissoluble entre évangélisation et action politique au sens large : « L’évangélisation ne serait pas complète si elle ne tenait pas compte des rapports concrets et permanents qui existent entre l’Évangile et la vie personnelle et sociale de l’homme. (…) Entre évangélisation et promotion humaine -développement, libération- il y a en effet des liens profonds. Liens d’ordre anthropologique, parce que l’homme à évangéliser n’est pas un être abstrait, mais qu’il est sujet aux questions sociales et économiques. liens d’ordre théologique, puisqu’on ne peut pas dissocier le plan de la création du plan de la Rédemption qui, lui, atteint les situations très concrètes de l’injustice à combattre et de la justice à restaurer. liens de cet ordre éminemment évangélique qui est celui de la charité : comment en effet proclamer le commandement nouveau sans promouvoir dans la justice et la paix la véritable, l’authentique croissance de l’homme ? »[23]

Malgré toutes ces incitations répétées, les mises en question, les suspicions, les détournements et les surdités ne manquèrent pas. On parla de moins en moins de cette part importante de l’enseignement de l’Église. A tel point que beaucoup crurent ou s’efforcèrent de croire et de faire croire que la doctrine sociale de l’Église avait disparu. Certains s’en réjouirent.⁠[24] Le silence voire l’opprobre furent tels que le cardinal Danneels, au retour du Synode sur la vocation et la mission du laïcat, en 1987, avoua sa surprise devant « la résurgence de l’intérêt pour la doctrine sociale de l’Église. Il y a dix, quinze ans, ajouta-t-il, il était de mauvais ton de parler de la doctrine sociale de l’Église…​ »[25].

Evidemment, le pontificat de Jean-Paul II est particulièrement riche d’encycliques sociales remarquables qui sont autant d’invitations à l’engagement dans le monde pour le transformer.

Ainsi, célébrant le texte fondateur de Léon XIII, Jean-Paul II écrit: « En ce centième anniversaire de l’encyclique, je voudrais remercier tous ceux qui ont fait l’effort d’étudier, d’approfondir et de répandre la doctrine sociale chrétienne. Pour cela, la collaboration des Églises locales est indispensable, et je souhaite que le centenaire soit l’occasion d’un nouvel élan en faveur de l’étude, de la diffusion et de l’application de cette doctrine dans les multiples domaines.

Je voudrais en particulier qu’on la fasse connaître et qu’on l’applique dans les pays où, après l’écroulement du socialisme réel, on paraît très désorienté face à la tâche de reconstruction. De leur côté, les pays occidentaux eux-mêmes courent le risque de voir dans cet effondrement la victoire unilatérale de leur système économique et ils ne se soucient donc pas d’y apporter maintenant les corrections qu’il faudrait. Quant aux pays du Tiers-Monde, ils se trouvent plus que jamais dans la dramatique situation du sous-développement, qui s’aggrave chaque jour ».⁠[26]

« La « nouvelle évangélisation », dont le monde moderne a un urgent besoin et sur laquelle j’ai insisté de nombreuses fois, doit compter parmi ses éléments essentiels l’annonce de la doctrine sociale de l’Église, apte, aujourd’hui comme sous Léon XIII, à indiquer le bon chemin pour répondre aux grands défis du temps présent, dans un contexte de discrédit croissant des idéologies. Comme à cette époque, il faut répéter qu’il n’existe pas de véritable solution de la « question sociale » hors de l’Évangile et que, d’autre part, les « choses nouvelles » peuvent trouver en lui leur espace de vérité et la qualification morale qui convient ».⁠[27] Il ajoutera que « la doctrine sociale a par elle-même la valeur d’un instrument d’évangélisation […]. »⁠[28]

C’est aussi sous le pontificat de Jean-Paul II que la Commission pontificale « Justice et paix » devint Conseil pontifical (1988), que fut créée l’Académie pontificale des Sciences sociales (1994) et que furent publiés les Orientations pour l’étude et l’enseignement de la doctrine sociale de l’Église (1989), le Catéchisme de l’Église catholique (1992) dont la IIIe partie est consacrée à cet enseignement - une première dans l’histoire des catéchismes !-, l’Agenda social (2000) et le Compendium de la doctrine sociale de l’Église (2004-2005).

A voir l’attitude de certaines Églises locales et surtout de divers mouvements laïcs chrétiens, on peut se demander : à quoi bon ?

Tous les séminaires ont-ils veiller à suivre les Orientations notamment ?

Pourtant on y lit dans les Préliminaires (1-2):

" …​on a conscience de venir au-devant d’une vraie nécessité, vivement ressentie aujourd’hui de toute part, de faire bénéficier la famille humaine des richesses contenues dans la doctrine sociale de l’Église, grâce au ministère de prêtres bien formés et conscients des multiples devoirs qui les attendent. (…) …​il est très important que les candidats au sacerdoce acquièrent une idée claire sur la nature, les finalités et les composantes essentielles de cette doctrine, pour pouvoir l’appliquer dans l’activité pastorale dans son intégrité, telle qu’elle est formulée et proposée par le Magistère de l’Église (SRS).

La situation en ce domaine est, en effet, telle qu’elle demande un éclaircissement opportun des différents concepts. (…)

  1. la réalité indiquée par doctrine sociale ou enseignement social, constityue « un riche patrimoine » (…) qui doit être conservé avec fidélité et développé au fur et à mesure des réponses faites aux nouvelles urgences de la société humaine.

Aujourd’hui, la doctrine sociale est appelée de façon de plus en plus insistante à apporter sa contribution spécifique propre à l’évangélisation, au dialogue avec le monde, à l’interprétation chrétienne de la réalité et aux orientations de l’action pastorale, pour éclairer à l’aide de principes sains les diverses initiatives prises sur le plan temporel. En effet, les structures économiques, sociales, politiques et culturelles sont en train de faire l’expérience de profondes et rapides transformations qui mettent en jeu l’avenir lui-même de la société humaine ; elles ont par conséquent besoin d’une orientation sûre. Il s’agit de promouvoir un vrai progrès social qui requiert, pour garantir effectivement le bien commun de tous les hommes, une juste organisation de ces structures ; si cela n’était pas fait, on aurait le retour des grandes multitudes vers cette situation de « joug quasi servile », dont parlait Léon XIII dans Rerum novarum (…).

Il est donc évident que le « grand drame » du monde contemporain, provoqué par les multiples menaces dont s’accompagne souvent le progrès de l’homme, « ne peut laisser personne indifférent » (RH). C’est pour cela que se fait plus urgente et décisive la présence évangélisatrice incessible de l’Église dans le monde complexe des réalités temporelles qui conditionnent le destin de l’humanité.

(…) le Magistère est intervenu et intervient (…) avec une doctrine que tous les fidèles sont appelés à connaître, à enseigner et à appliquer. »

Mais après ce texte, comme auparavant, on a fait souvent la sourde oreille.

On avait snobé Gaudium et spes parce que ce texte péchait, a-t-on dit, par optimisme, parce que ce texte aurait omis de condamner le communisme. Les encycliques Laborem exercens et Sollicitudo rei socialis[29] ont été vues comme des concessions au marxisme tandis que Centesimus annus aurait été une consécration du libéralisme.

Peu de choses ont changé par la suite. L’encyclique Caritas in veritate (2009) de Benoît XVI est passée inaperçue en maints endroits. La presse avait d’autres sujets à traiter et notamment le décès du chanteur Michael Jackson survenu le 25 juin 2009. Quelques journaux ont consacré quelques lignes à ce document important pour souligner qu’il ne s’y trouvait rien d’original puisque le pape invite à la solidarité et à la régulation du marché, comme tout le monde. On a aussi mis en évidence le fait que le pape n’apportait aucune solution. d’autres se sont étonnés que l’encyclique reprenne l’antienne pontificale bien connue sur la famille, le respect de la vie humaine alors qu’elle prétendait ouvrir un chemin pour sortir de la crise. Bref, la plupart n’ont rien compris ou n’ont voulu rien comprendre. Et dans les paroisses, le message a-t-il été répercuté d’une manière ou d’une autre ?

Dans ces conditions comment pouvait-on entendre le Pape parler, à la suite de Paul VI, de l’urgence des réformes à entreprendre, « avec courage et sans retard », urgence historique et théologique : « Cette urgence est dictée aussi par l’amour dans la vérité. C’est la charité du Christ qui nous pousse : « Caritas Christi urget nos » (2 Co 5, 14). L’urgence n’est pas seulement inscrite dans les choses ; elle ne découle pas uniquement de la pression des événements et des problèmes mais aussi de ce qui est proprement en jeu : la réalisation d’une authentique fraternité. l’importance de cet objectif est telle qu’elle exige que nous la comprenions pleinement et que nous nous mobilisions concrètement avec le « cœur », pour faire évoluer les processus économiques et sociaux actuels vers des formes pleinement humaines. »[30]

Le pape François n’est guère mieux loti. Pourtant, dans l’Exhortation apostolique Evangelii gaudium il affirme clairement que « personne ne peut exiger que nous reléguions la religion dans la secrète intimité des personnes, sans aucune influence sur la vie sociale et nationale, sans se préoccuper de la santé des institutions de la société civile, sans s’exprimer sure les événements qui intéressent les citoyens »[31] Tout en faisant remarquer que ce texte « n’est pas un document social », il renvoie néanmoins au Compendium qui est, dit-il, « un instrument très adapté ».⁠[32] Mais, lorsqu’il publie une encyclique sociale sous le titre de Laudato si’[33], il ne manque pas de chrétiens pour déplorer le ralliement du pape aux thèmes à la mode à tel point qu’il ressemblerait à « un gourou de greenpeace »[34], ni pour l’accuser de rompre avec la tradition en dénonçant l’économie de marché. d’autres estiment qu’une fois de plus l’Église verse dans l’utopie. Quel poids dès lors peut avoir la voix de François qui nous assure que « Dieu […] nous appelle à un engagement généreux et à tout donner…​ » ? Dans un monde qui ne réagit qu’au spectaculaire et à l’immédiat, il paraît ridicule de vanter les « petites actions quotidiennes » en certifiant qu’« il ne faut pas penser que ces efforts ne vont pas changer le monde » et en assurant que « ces actions répandent dans la société un bien qui produit toujours des fruits au-delà de ce que l’on peut constater, parce qu’elles suscitent sur cette terre un bien qui tend à se répandre toujours, parfois de façon invisible. »[35]

Comment expliquer l’indifférence, la frilosité, la méfiance voire l’opposition de nombreux chrétiens vis-à-vis l’enseignement social de l’Église et ce, nous l’avons vu, dès le pontificat de Léon XIII et malgré les fruits incontestables de cette doctrine ici et là à travers le monde.

Il est sûr que les media jouent un rôle souvent négatif, réduisant la parole du pape à quelques lieux communs ou la censurant purement et simplement. Il est clair aussi que nombre d’évêques et de prêtres ne font rien pour diffuser cette pensée dont ils ne peuvent ignorer l’existence.

Les incessants rappels du magistère témoignent de l’ignorance dans laquelle se trouvent les catholiques eux-mêmes.

A leur décharge, il faut reconnaître que cet enseignement est vaste car, outre qu’il s’intéresse à tous les aspects de la vie sociale, « essentiellement orienté vers l’action, (il) se développe en fonction des circonstances changeantes de l’histoire. C’est pourquoi, avec des principes toujours valables, il comporte aussi des jugements contingents. loin de constituer un système clos, il demeure constamment ouvert aux questions nouvelles qui ne cessent de se présenter ; il requiert la contribution de tous les charismes, expériences et compétences »[36]. Il est donc toujours à écrire et à découvrir.

A cela s’ajoutent deux obstacles d’ordre politique.

Le premier, c’est la nouveauté démocratique qui prend à contrepied malgré près de deux siècles de démocratie ou peut-être à cause de cette expérience, un esprit « monarchique » qui a pour lui des millénaires et qui semble enraciné profondément dans la psychologie humaine. En 2016, un observateur de la vie politique belge écrivait : « Que ce soit dans le domaine politique ou syndical, tout le monde veut exister mais sans contribuer à une œuvre commune. […] le pays est inquiet car il n’a plus de père, c’est-à-dire de figure tutélaire. L’enfer, ce n’est pas Jérôme Bosch : c’est la privation du recours paternel. »[37].] Ce sentiment nourrit le rêve de l’homme providentiel dans certains pays et à certaines époques, comme nous l’avons vu précédemment. Dans le système monarchique des temps anciens, il suffisait, à la limite, que le « prince » soit chrétien pour que la société soit imprégnée des principes que le message de l’Église propose. Dans une société démocratique, la « christianisation » des institutions et de la vie est le fait de tous⁠[38]. Cette nouveauté n’a pas été assimilée rapidement et l’on peut se demander si elle l’est aujourd’hui. il n’empêche que l’Église a dû repenser son enseignement en fonction de ce changement qui explique sans doute, en partie, pourquoi Léon XIII a entrepris de constituer un enseignement social faisant la synthèse organique, argumentée et adaptée de toute une série de principes généraux plus ou moins explicites et de directives éparses jusque là dans les « bulles » et les « brefs ». En 1868, un observateur⁠[39] remarque que bon nombre de « princes » sont passés aux « idées nouvelles » et ont abandonné l’inspiration chrétienne : « Il faut avouer, écrit-il, que le Saint-Père n’a pas trop à se louer des princes. Excepté la reine d’Espagne, pas un royaume catholique ne lui est resté fidèle ». Et il ajoute avec une perspicacité étonnante : « Il y aura désormais deux mondes retranchés, parfois hostiles. Alors le pape parlera aux peuples et il parlera d’autant plus que ces peuples sont de moins en moins chrétiens et qu’il importe de leur faire connaître cette doctrine sociale du Christ que les princes connaissaient, appliquaient et que personne ne connaît plus ». Ce texte peut paraître prophétique car il décrit d’avance la conduite future des papes. Le prince chrétien mort⁠[40], c’est le moment pour le laïcat de prendre le relais, « aux premières lignes ». Grave responsabilité qui peut être ressentie comme inconfortable et qui peut entretenir la nostalgie du « père »⁠[41].

Le deuxième obstacle et non le moindre, vient du succès des idéologies.

Disons que la « mode idéologique »⁠[42] qui a sévi très longtemps, a nui à la diffusion et à l’application de cette doctrine. Une idéologie, qu’elle soit libérale, communiste, fasciste, écologiste, etc., est un système de pensée qui refuse de voir la réalité dans toute sa complexité, sa diversité, ses changements, voire ses contradictions. Elle simplifie le réel pour qu’il soit conforme aux idées qu’elle s’est forgées a priori ou en ne considérant qu’un aspect des choses. Elle est, par le fait même, imperméable à l’expérience tout en prétendant prévoir et expliquer tous les événements. Enfin, elle a, de l’histoire et des êtres, une vision manichéenne : elle incarne le Bien et tout ce qu’elle n’est pas est le mal. En un mot, elle a la nostalgie du simple⁠[43].

La doctrine sociale de l’Église est de nature toute différente, comme en témoignent la diversité et la nature de ses sources. Tout d’abord, la révélation de l’Ancien et du nouveau testament révèlent l’homme à lui-même dans une vérité particulièrement riche de conséquences , comme nous le verrons au chapitre suivant. Mais cette doctrine, tout en restant fidèle, on l’espère, à ses origines, se déploie au fil des siècles et des événements, sans crainte de s’appuyer sur la raison, l’expérience humaine et les sciences qui la systématisent⁠[44]. La doctrine sociale de l’Église se construit donc sur une même réalité à la fois révélée et observée, sûre qu’il ne peut y avoir de contradiction entre la foi et la raison puisque toutes deux parlent du même homme et du même monde⁠[45]. Cette réalité est envisagée dans son intégralité, c’est-à-dire sous tous ses aspects indissociables, qu’ils soient permanents ou changeants. Dès lors, la DSE n’a pas réponse à tout puisqu’elle n’offre que des principes et des normes et elle ne sera jamais complète puisqu’il est vain d’espérer que l’intelligence humaine puisse contenir toute la réalité, d’autant plus que celle-ci est soumise à des transformations perpétuelles. selon la doctrine sociale de l’Église, l’idée découle de la réalité et la sagesse consiste à se conformer aux données objectives et non à les réduire. par le fait même, la vérité n’est pas sa propriété, elle est universelle, accessible pour une large part à l’intelligence de tout homme. C’est pourquoi l’Église découvre partout, dans les philosophies, les religions, et même les idéologies, des parcelles de vérité. Sa seule prétention est d’essayer d’en offrir une synthèse cohérente à perfectionner.

En tout cas, elle n’offre pas de solutions toutes faites ou définitives. Elles sont sans cesse à inventer par les responsables. Cette souplesse, cette absence de recettes toutes faites peuvent en décourager plus d’un.

Bien des confusions, des simplifications, des distractions, des incompréhensions, des oppositions ont entravé ou déformé l’enseignement de l’Église. A côté des sourds, des distraits, des manipulés, on peut ranger aussi ceux qui, coûte que coûte, pensent avoir trouvé dans l’enseignement de l’Église un soutien pour leurs thèses contestables. Que ne fait-on pas dire, aujourd’hui encore, au Concile de Vatican II qui couvrirait, voire favoriserait, toutes sortes de déviations.

N’oublions pas non plus les pesanteurs humaines : l’égoïsme, la volonté de puissance, l’appât du gain, la paresse, l’individualisme ou encore l’engluement dans ce que Jean-Paul II appelait le « matérialisme pratique » : pourquoi rêverait-on d’améliorer le monde lorsqu’on est si bien chez soi ? Dans nos pays occidentaux, nous jouissons d’un bon niveau de vie, d’un travail mesuré par la loi, d’une protection sociale, de congés payés, d’une retraite…​ Certes, il y a des mal lotis mais n’est-ce pas de leur faute ? Et puis l’État et diverses institutions sont là pour leur venir en aide. Pourquoi me lèverais-je de mon fauteuil ?

François note : « Malheureusement, beaucoup d’efforts pour chercher des solutions concrètes à la crise environnementale échouent souvent, non seulement à cause de l’opposition des puissants, mais aussi par manque d’intérêt de la part des autres. Les attitudes qui obstruent les chemins de solutions, même parmi les croyants, vont de la négation du problème jusqu’à l’indifférence, la résignation facile, ou la confiance aveugle dans les solutions techniques. »[46] Cette attitude vis-à-vis des problèmes écologiques se retrouve face à tous les autres problèmes sociaux. Si moi je suis touché par la pollution, un licenciement ou quelque autre malheur, je protesterai, mobiliserai associations et syndicat jusqu’à ce que mon problème trouve solution ou dédommagement. Peut-être le malheur d’autrui m’émouvra-t-il mais je calmerai ma conscience par quelque don…​.

Cette dernière remarque nous introduit à une raison encore plus profonde de la trop grande passivité de nombreux chrétiens, une raison théologique.

Beaucoup oublient, et depuis longtemps, que la charité n’est pas un substitut de la justice. Nous avons déjà cité ce texte extrait du décret Apostolicam actuositatem, sur l’apostolat des laïcs : « Il faut satisfaire d’abord aux exigences de la justice de peur que l’on n’offre comme don de la charité ce qui est déjà dû en justice. »[47] Une charité qui, aussi généreuse soit-elle, laisse intactes les vraies causes.⁠[48]

d’où vient cet oubli de la justice ?

Michel Schooyans explique : « Le XVIIe siècle avait déjà vu fleurir une conception de l’éducation et de la vie chrétienne tendant à prôner les observances et à recommander les bonnes œuvres. C’est l’époque om certains théologiens développent une morale de tendance privatisante, assez déconnectée des dévotions et du dogme. L’éducation à la justice sociale est laissée dans l’ombre ; curieusement, les requêtes de cette justice sont jusqu’à un certain point rendues moins perceptibles en raison de l’insistance sur la nécessité des bonnes œuvres. L’influence durable de Molina (1535-1600), théologien jésuite, doit être rappelée ici. Sa doctrine accentue le rôle de la liberté individuelle, imprimant une orientation correspondante à toute une conception de la pédagogie chrétienne, et par là, à la vie publique. »[49]

Pour M.D. Chenu le problème est plus ancien et plus fondamental. ⁠[50]

Il fait remarquer que tout dépend de la manière dont on a, en théologie, envisagé la relation entre la nature et la grâce. Et ajouterait un philosophe, de la manière dont on a envisagé les rapports du corps et de l’esprit. En théologie, le problème a surgi lorsqu’on a abandonné la synthèse thomiste au profit d’une vision plus augustinienne, plus platonicienne. La spiritualité a dès lors été trop confinée à l’intérieur. Or, si, par peur de la matière peut-être, on exalte l’esprit « et sa pure intériorité, [on] aboutit au plus fade libéralisme bourgeois, perversion aristocratique de la liberté, hypocrisie de l’intériorité, échec mortel de la fraternité ». C’est cette attitude, ajoute l’auteur, qui a nourri la réaction marxiste.⁠[51]

Ces analyses sont avalisées par ce passage de l’encyclique Deus caritas est du pape Benoît XVI qui rappelle avec de justes nuances que « Depuis le dix-neuvième siècle, on a soulevé une objection contre l’activité caritative de l’Église, objection qui a été développée ensuite avec insistance, notamment par la pensée marxiste. Les pauvres, dit-on, n’auraient pas besoin d’œuvres de charité, mais plutôt de justice. Les œuvres de charité – les aumônes – seraient en réalité, pour les riches, une manière de se soustraire à l’instauration de la justice et d’avoir leur conscience en paix, maintenant leurs positions et privant les pauvres de leurs droits. Au lieu de contribuer, à travers diverses œuvres de charité, au maintien des conditions existantes, il faudrait créer un ordre juste, dans lequel tous recevraient leur part des biens du monde et n’auraient donc plus besoin des œuvres de charité. Dans cette argumentation, il faut le reconnaître, il y a du vrai, mais aussi beaucoup d’erreurs. Il est certain que la norme fondamentale de l’État doit être la recherche de la justice et que le but d’un ordre social juste consiste à garantir à chacun, dans le respect du principe de subsidiarité, sa part du bien commun. C’est ce que la doctrine chrétienne sur l’État et la doctrine sociale de l’Église ont toujours souligné. d’un point de vue historique, la question de l’ordre juste de la collectivité est entrée dans une nouvelle phase avec la formation de la société industrielle au dix-neuvième siècle. La naissance de l’industrie moderne a vu disparaître les vieilles structures sociales et, avec la masse des salariés, elle a provoqué un changement radical dans la composition de la société, dans laquelle le rapport entre capital et travail est devenu la question décisive, une question qui, sous cette forme, était jusqu’alors inconnue. Les structures de production et le capital devenaient désormais la nouvelle puissance qui, mise dans les mains d’un petit nombre, aboutissait pour les masses laborieuses à une privation de droits, contre laquelle il fallait se rebeller.

Il est juste d’admettre que les représentants de l’Église ont perçu, mais avec lenteur, que le problème de la juste structure de la société se posait de manière nouvelle. Les pionniers ne manquèrent pas : l’un d’entre eux, par exemple, fut Mgr Ketteler, Évêque de Mayence ( 1877). En réponse aux nécessités concrètes, naquirent aussi des cercles, des associations, des unions, des fédérations et surtout de nouveaux Ordres religieux qui, au dix-neuvième siècle, s’engagèrent contre la pauvreté, les maladies et les situations de carence dans le secteur éducatif. »[52]

Finalement, mais il faudra y revenir, rien ne peut se réaliser au plan social sans une conversion personnelle. Paul VI l’a très bien vu : « Il est trop facile de rejeter sur les autres la responsabilité des injustices, si on ne perçoit pas en même temps comment on y participe soi-même et comment la conversion personnelle est d’abord nécessaire. Cette humilité fondamentale enlèvera à l’action toute raideur et tous sectarisme ; elle évitera aussi le découragement en face d 'une tâche qui apparaît démesurée. l’espérance du chrétien lui vient d’abord de ce qu’il sait que le Seigneur est à l’œuvre avec nous dans le monde, continuant en son Corps qui est l’Église - et par elle dans l’humanité entière - la Rédemption qui s’est accomplie sur la Croix et qui a éclaté en victoire au matin de la Résurrection. elle vient aussi de ce qu’il sait que d’autres hommes sont à l’œuvre pour entreprendre des actions convergentes de justice et de paix ; car sous une apparente indifférence, il y a au cœur de chaque homme une volonté de vie fraternelle et une soif de justice et de paix, qu’il s’agit d’épanouir. »[53]

Dans le fond, l’Évangile nous donne la clé lorsque Jésus explique la signification de la parabole du semeur : « Comme une grande foule se rassemblait, et que de chaque ville on venait vers Jésus, il dit dans une parabole : « Le semeur sortit pour semer la semence, et comme il semait, il en tomba au bord du chemin. Les passants la piétinèrent, et les oiseaux du ciel mangèrent tout.  Il en tomba aussi dans les pierres, elle poussa et elle sécha parce qu’elle n’avait pas d’humidité. Il en tomba aussi au milieu des ronces, et les ronces, en poussant avec elle, l’étouffèrent. Il en tomba enfin dans la bonne terre, elle poussa et elle donna du fruit au centuple. » Disant cela, il éleva la voix : « Celui qui a des oreilles pour entendre, qu’il entende ! » Ses disciples lui demandaient ce que signifiait cette parabole. Il leur déclara : « À vous il est donné de connaître les mystères du royaume de Dieu, mais les autres n’ont que les paraboles. Ainsi, comme il est écrit : Ils regardent sans regarder, ils entendent sans comprendre. Voici ce que signifie la parabole. La semence, c’est la parole de Dieu. Il y a ceux qui sont au bord du chemin : ceux-là ont entendu ; puis le diable survient et il enlève de leur cœur la Parole, pour les empêcher de croire et d’être sauvés. Il y a ceux qui sont dans les pierres : lorsqu’ils entendent, ils accueillent la Parole avec joie ; mais ils n’ont pas de racines, ils croient pour un moment et, au moment de l’épreuve, ils abandonnent. Ce qui est tombé dans les ronces, ce sont les gens qui ont entendu, mais qui sont étouffés, chemin faisant, par les soucis, la richesse et les plaisirs de la vie, et ne parviennent pas à maturité. Et ce qui est tombé dans la bonne terre, ce sont les gens qui ont entendu la Parole dans un cœur bon et généreux, qui la retiennent et portent du fruit par leur persévérance. »[54]

L’action « politique » est nécessaire et urgente et réclame notre persévérance comme nous le verrons. Nul alibi spirituel ne peut en distraire : « Personne, après avoir allumé une lampe, ne la couvre d’un vase ou ne la met sous le lit ; on la met sur le lampadaire pour que ceux qui entrent voient la lumière. »[55] Ils font un contresens absolu ceux qui entendent dans cette parole « Cherchez d’abord le Royaume et sa justice et tout cela vous sera donné par surcroît »[56] une invitation à se replier dans son sanctuaire privé à l’abri du monde. La justice du Royaume, nous rend justes, nous incite à faire tout ce que Dieu prescrit de tout notre cœur et à pratiquer toutes les exigences de la charité⁠[57]. La justice du Royaume nous pousse vers les autres.

Comment ?


1. Orientations…​, op. cit., n° 7, §4.
2. RN, in Marmy, 433.
3. RN, in Marmy 495.
4. Dans la foulée de Rerum Novarum, on peut citer l’apparition de la Confédération des syndicats chrétiens, la Ligue des familles nombreuses, la Fédération des mutualités chrétiennes, le Mouvement ouvrier chrétien et ses coopératives, le Boerenbond, la Ligue ouvrière féminine, la JOC, l’Association des patrons et ingénieurs chrétiens, les Œuvres des classes moyennes, …​. Des personnalités importantes furent interpellées par ce document et se sont mises à l’œuvre dans divers secteurs de la société : Auguste Mélot, Michel Levie, le P. Rutten, Georges Helleputte, Godefroid Kurth, Arthur Verhaegen, Victoire Cappe, Léo Bruggeman, Gustave Eylenbosh, l’abbé Pottieret l’abbé Cardijn, bien sûr. Des hommes politiques ne furent pas en reste : Auguste Beernaert qui inaugura en 1889 30 ans de gouvernements catholiques à qui l’on doit la législation sociale la plus avancée du monde, à l’époque et où œuvrèrent des ministres comme Schollaert, Renkin, Carton de Wiart, Levie…​). Les théoriciens ne manquèrent pas non plus : Victor Brants, Maurice Defourny, Mgr Deploige, le chanoine Jacques Leclercq, Georges Legrand, Charles Dermine, les P. Arthur Vermeersch, A. Muller, Fallon, Arendt. La liste est incomplète : cf. Robert Kothen, La pensée et l’action sociale ces catholiques, Louvain-Warny, 1945, pp. 329-388. Notons aussi qu’avant Rerum novarum, bien des catholiques, clercs et laïcs s’étaient lancés dans l’action et la réflexion sociale (Id. pp. 286-307).
5. Cf. REZSOHAZY R., Origines et formation du catholicisme social en Belgique, 1842-1909, Louvain, 1958, op. cit. pp. 31-32. ; CALLENS C., Daens, ou quand le cinéma parle de DSE, in Cohérence, n° 93, mai-juin 1993, pp. 31-45 et Pâque nouvelle, n°3, 1993, pp. 26-36.
6. Propos rapporté par le professeur Defourny (UCl)
7. Ecrivain et homme politique socialiste belge, 1863-1936.
8. QA, in Marmy 532.
9. QA, in Marmy 545.
10. CA 16.
11. QA, in Marmy, 613.
12. Allocution aux membres de l’Union internationale des associations patronales catholiques (UNIAPAC), 7 mai 1949. ( l’ADIC belge, actuellement Association chrétienne des cadres et dirigeants fait partie de l’UNIAPAC).
13. Sur cet aspect, on peut lire notamment WILLEMAERS Jacqueline, Les contradictions de « Vie féminine », in Cohérence, n°76, sd., pp. 18-20. « Vie féminine » se définissait comme « un mouvement chrétien se référant à l’Évangile, en rapport avec l’Église de Belgique ». Or, en novembre 1989, en contradiction avec la déclaration des Evêques de Belgique de juin 1989, la présidente du mouvement se déclarait en faveur d’une dépénalisation de l’avortement et interdfisait qu’une autre personne présente aux membres un avis contraire au sien.
14. CA n°16. Nous avons étudié cette dérive surtout sensible dans les années 70 dans CALLENS C., Le messianisme socialiste, CLC, Paris, 1976, pp. 6-10. Certains mouvements chrétiens n’hésitant pas à se rallier explicitement et officiellement au marxisme-léninisme. On peut méditer aussi les difficiles relations, à l’époque, entre, par exemple, le Mouvement ouvrier chrétien et la doctrine sociale de l’Église dans l’article Y a-t-il une philosophie commune aux diverses organisations du MOC ? En marche, 1-8-1991, pp. 5-6. Cf. également CHENU M.-D., La « doctrine sociale » de l’Église comme idéologie, Cerf, 1979.
15. Jean XXIII continuait : « tout en observant avec satisfaction que dans divers instituts cette doctrine est déjà enseignée depuis longtemps, Nous insistons pour que l’on en étende l’enseignement dans des cours ordinaires, dans toutes les écoles catholiques à tous les degrés. Elle doit de plus être inscrite au programme d’instruction religieuse des paroisses et des groupements d’apostolat des laïcs ; elle doit être propagée par tous les moyens modernes de diffusion : presse quotidienne et périodique, ouvrages de vulgarisation ou à caractère scientifique, radiophonie, télévision ». (MM 222-225).
16. GS 2.
17. GS 46, § 1et 2.
18. GS 93, § 1.
19. PP 29.
20. PP 499.
21. PP 47.
22. OAA (1971), 48.
23. EN (1975), 29-31.
24. Cf. CHENU M.-D., op. cit.. Les distractions du Père Chenu ont été corrigées par EPP René, A propos de La « doctrine soicale » de l’Église comme idéologie de M.-D. Chenu, Revue des sciences religieuses, Paris-Strasbourg, janvier 1980, n°1, pp. 78-88.
25. DANNEELS Cardinal G., Synode 1987, Vocation et mission des laïcs, Conférence enregistrée, Sénevé-Centre Multimedia, Namur, 26-11-1987.
26. CA 56. Jean-Paul II percevait en effet, dans les différentes parties du monde certains dangers.Les dangers. « Il faut (…) reconnaître intégralement les droits de la conscience humaine, celle-ci n’étant liée qu’à la vérité naturelle et à la vérité révélée. C’est dans la reconnaissance de ces droits que se trouve le fondement premier de tout ordre politique authentiquement libre. il est important de réaffirmer ce principe, pour divers motifs :
   a) parce que les anciennes formes de totalitarisme et d’autoritarisme ne sont pas encore complètement anéanties et qu’il existe même un risque qu’elles reprennent vigueur : cette situation appelle à un effort renouvelé de collaboration et de solidarité entre tous les pays ;
   b) parce que, dans les pays développés, on fait parfois une propagande excessive pour les valeurs purement utilitaires, en stimulant les instincts et les tendances à la jouissance immédiate, ce qui rend difficiles la reconnaissance et le respect de la hiérarchie des vraies valeurs de l’existence humaine ;
   c) parce que, dans certains pays, apparaissent de nouvelles formes de fondamentalisme religieux qui, de façon voilée ou même ouvertement, refusent aux citoyens qui ont une foi différente de celle de la majorité le plein exercice de leurs droits civils ou religieux, les empêchent de participer au débat culturel, restreignent le droit qu’a l’Église de prêcher l’Évangile et le droit qu’ont les hommes d’accueillir la parole qu’ils ont entendu prêcher et de se convertir au Christ. Aucun progrès authentique n’est possible sans respect du droit naturel élémentaire de connaître la vérité et de vivre selon la vérité. A ce droit se rattache, comme son exercice et son approfondissement, le droit de découvrir et d’accueillir librement Jésus-Christ, qui est le vrai bien de l’homme ». (CA 29)
27. CA 5.
28. CA 54.
29. Cf. notre article : CALLENS C., Réponse à J.-Fr. Revel, in Cohérence n° 70, Janvier-février 1989, pp. 2-8.
30. CV 20.
31. EG ( 2013) 183.
32. EG 184.
33. LS ( 2015) 15: « cette lettre encyclique s’ajoute au Magistère sociale de l’Église ».
34. www.lintraprendente.it, 16 juin 2015.
35. LS 211-212.
36. Instruction sur la liberté chrétienne et la libération, op. cit., n°72, par. 2.
37. COLMANT Bruno, in L’Echo, 26/10/2016. Bruno Colmant, né en 1961, est un professeur d’université, un financier, un fiscaliste et un économiste, membre de l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Acad%C3%A9mie_royale_des_sciences,des_lettres_et_des_beaux-arts_de_Belgique[Académie royale de Belgique
38. On peut rappeler ici l’analyse théorique de MONTESQUIEU : _« Il est clair (…) que le monarque qui, par mauvais conseil ou négligence, cesse de faire exécuter les lois, peut aisément réparer le mal : il n’a qu’à changer de Conseil ou se corriger de cette négligence même. mais lorsque, dans un gouvernement populaire, les lois ont cessé d’être exécutées, comme cela ne peut venir que de la corruption de la république, l’État est déjà perdu » (L’esprit des lois, Livre III, Chapitre III, Garnier, 1961, p. 24).
39. MELUN Armand de, correspondance inédite, cité in Laïcs dans la cité, Actes du 3e congrés de l’Office international,1966, p. 13 (Cf. également : ANDIGNE A. d’, Un apôtre de la charité : Armand de Melun, Nouvelles éditions latines, 1961).
40. Plusieurs auteurs ont noté que la mort du roi de France Louis XVI avait, à ce point de vue, une valeur symbolique très significative. « En décapitant Louis XVI le 21 janvier 1793, écrit CARROUGES M., (la Révolution) a décapité la laïcat » (cité in Actes du Congrès de Lausanne, Laïcs dans la cité, Troisième Congrès de l’Office international des œuvres de formation civique et d’action doctrinale selon le droit naturel et chrétien, 1er, 2 et 3 avril 1966, p. 12). Cette affirmation est confirmée par Albert Camus : « …​le jugement du roi est à la charnière de notre histoire contemporaine. Il symbolise la désacralisation de cette histoire et la désincarnation du dieu chrétien. Dieu jusqu’ici se mêlait à l’histoire par les rois. Mais on tue son représentant historique, il n’y a plus de roi. Il n’y a donc plus qu’une apparence de dieu relégué dans le ciel desprincipes. les révolutionnaires peuvent se réclamer de l’Évangile. En fait, ils portent au christianisme un couop terrible dont il ne s’est pas encore relevé (…) ce n’est pas Capet qui meurt, mais Louis de droit divin, et avec lui, d’une certaine manière, la chrétienté temporelle » (CAMUS, L’homme révolté, Idées, Gallilmard, 1951, pp. 149-150).
41. Cf. le chapitre consacré au « charme séculaire de la monarchie » in MASSON D., Les saturnales de l’esprit, Des nouveaux philosophes à la Nouvelle Droite, Sociabilités françaises, 1980, pp. 82-88.
42. Cf. CALLENS C., Un sens à la société, op. cit. pp. 43-46 et SIMON M., Comprendre les idéologies, Chronique sociale, 1978, pp. 241-248.
43. Plusieurs observateurs expliquent également le succès de l’Islam par sa simplicité.
44. ^   ^ Les situations et les problèmes temporels sur lesquels l’Église se penche sont divers et changeants dans l’espace et le temps. Il est donc nécessaire, en lien organique avec toute la Tradition, de reprendre, suivant les circonstances, la réflexion sociale et de la poursuivre. Cette évolution, non pas des principes fondamentaux enracinés dans la Révélation, mais des réalités historiques, explique les nuances que l’on peut découvrir, par exemple, dans les enseignements des différents papes et pourquoi nous avons, dans cette étude, privilégié les documents les plus récents, plus adaptés à notre temps, sans négliger la dynamique historique souvent très instructive.
45. ^   ^ Cf. Concile Vatican I : « Non seulement la foi et la raison ne euvent jamais être en désaccord, mais encore elles s’aident mutuellement », cité in LEONARD A., Les raisons de croire, Communio-Fayard, 1987, p. 34.
46. LS 14.
47. AA 8.
48. Michel Schooyans, dans son style fleuri digne d’un prophète de l’Ancien testament, constate qu’« En dépit de la générosité certaine de ceux qui y contribuent, l’aide internationale n’est, le plus souvent, qu’une « feuille de vigne » camouflant le jeu des intérêts […​]. (SCHOOYANS M, La dérive totalitaire du libéralisme, Editions universitaires, 1991 ; Mame, 1995, p. 45). Le Concile disait: « Que disparaisse la cause des maux et pas seulement leurs effets et que l’aide apportée s’organise de telle sorte que les bénéficiaires se libèrent peu à peu de leur dépendance à l’égard d’autrui et deviennent capables de se suffire. » (AA 8)
49. La dérive totalitaire du libéralisme, op. cit., p. 95.
50. Nous l’avons vu dans la Quatrième partie, B : La mise en œuvre de la justice sociale.
51. Pour une théologie du travail, Seuil, 1955, p. 39. On peut aussi évoquer le progrès réalisé à partir du XIXe siècle dans la pleine compréhension du message chrétien qui inclut une théologie sociale comme elle inclut une théologie du travail ou encore une théologie cosmique. Il a fallu du temps sans doute pour se rendre compte que l’histoire est un chemin de progrès : BENOÎT XVI, in Catéchèse sur la théologie de l’histoire de saint Bonaventure (XIIIe s), Audience générale du 10 mars 2010: «  Cela ne signifie pas que l’Église soit immobile, fixée dans le passé et qu’il ne puisse pas y avoir de nouveauté dans celle-ci. « Opera Christi non deficiunt, sed proficiunt », les œuvres du Christ ne reculent pas, ne disparaissent pas, mais elles progressent », dit le saint dans la lettre De tribus quaestionibus. Ainsi, saint Bonaventure formule explicitement l’idée du progrès, et cela est une nouveauté par rapport aux Pères de l’Église et à une grande partie de ses contemporains. Pour saint Bonaventure, le Christ n’est plus, comme il l’avait été pour les Pères de l’Église, la fin, mais le centre de l’histoire ; avec le Christ, l’histoire ne finit pas, mais une nouvelle période commence. Une autre conséquence est la suivante :   jusqu’à ce moment dominait l’idée que les Pères de l’Église avaient été le sommet absolu de la théologie ; toutes les générations suivantes ne pouvaient être que leurs disciples. Saint Bonaventure reconnaît lui aussi les Pères comme des maîtres pour toujours, mais le phénomène de saint François lui donne la certitude que la richesse de la parole du Christ est intarissable et que chez les nouvelles générations aussi peuvent apparaître de nouvelles lumières. Le caractère unique du Christ garantit également des nouveautés et un renouveau pour toutes les périodes de l’histoire. […​] En réalité, « Opera Christi non deficiunt, sed proficiunt », les œuvres du Christ ne reculent pas, mais elles progressent. » Ce progrès intellectuel et spirituel d’abord, n’est pas automatique, il est tributaire d’une meilleure intelligence de la Parole de Dieu et d’un bon usage de la raison. Ainsi a-t-il fallu du temps, des siècles, malgré les lumières offertes par d’audacieux précurseurs pour nous en tenir aux questions de morale sociale, pour comprendre et accepter la nécessaire distinction entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel ; pour comprendre et accepter une « saine laïcité de l’État » (Pie XII) ; pour passer de la théorie de la tolérance à celle de la liberté religieuse ; pour reconnaître que « les laïcs sont en première ligne » ; pour élaborer une théologie du travail et une théologie de la nature ; pour reconnaître la valeur possible de la démocratie, etc..
52. Deus caritas est, 25/12/2005, 26-27.
53. OAA 48.
54. Lc 8, 4-15 (cf. Mt 13, 1-23).
55. Lc 8, 16.
56. Mt 6, 33.
57. Cf. Bouyer, p. 193.

⁢Chapitre 3 : Agir dans et par un parti politique ?

Le bien commun engage tous les membres de la société :
aucun n’est exempté de collaborer,
selon ses propres capacités,
à la réalisation et au développement de ce bien.
— CDSE
167.

⁢i. A quoi bon ?

En 2017 apparaissait, en France, un nouveau mot : le « praf » pour désigner le mal qui ronge les démocraties. Le « praf » est l’abréviation de l’expression « plus rien à faire, plus rien à foutre », titre d’un livre qui obtint cette année-là, en France, le Prix du livre politique.⁠[1] Ce néologisme résume le désamour des citoyens vis-à-vis de la politique, phénomène qui n’est pas spécifiquement français mais se constate ailleurs. Un chroniqueur belge explique que « le terme s’applique aux citoyens démobilisés de tout intérêt politique. Une élection rocambolesque aux États-Unis, des abus de biens sociaux en France et en Belgique, une relative impuissance face à la montée du terrorisme, des discours haineux, des manipulations fondées sur des faits sans fondements, inventés de toutes pièces, une apparente « normalisation » des partis et des idéologies extrêmes, une mise en cause des médias, accusés d’être les ennemis du peuple »…​Comment le citoyen peut-il éviter le rejet de la chose publique ? Car la tendance à l’amalgame et la généralisation indue amènent inévitablement à discréditer la classe et l’action politiques tout entières. le citoyen se découvre comme étranger à la chose publique. » Il conclut : « c’est un peu comme si s’était progressivement construit aux frais du peuple, un mur entre le sérail politique et le reste de la population. »[2] Tous pourris ! entend-on souvent. Et pourtant la politique concerne toute le monde inéluctablement à tel point que même celui qui s’en moque ou s’en désintéresse fait encore de la politique. Fr.-X. Druet le montre en nous renvoyant à un passage du Protagoras de Platon⁠[3]. A l’origine, l’homme « n’avait pas la science politique ; celle-ci se trouvait chez Zeus ». Dès lors, les hommes « vivaient isolés et les villes n’existaient pas ». Ils étaient donc la proie des bêtes fauves et s’ils se rassemblaient, « ils se faisaient du mal les uns aux autres, parce que la science politique leur manquait, en sorte qu’ils se séparaient de nouveau et périssaient. Alors Zeus, craignant que notre race ne fût anéantie, envoya Hermès porter aux hommes la pudeur[4] et la justice pour servir de règles aux cités et unir les hommes par les liens de l’amitié. Hermès demanda alors à Zeus de quelle manière il devait donner aux hommes la justice et la pudeur. « Dois-je les partager comme on a partagé les arts ? Or les arts ont été partagés de manière qu’un seul homme, expert en l’art médical, suffit pour un grand nombre de profanes, et les autres artisans de même. Dois-je répartir ainsi la justice et la pudeur parmi les hommes ou les partager entre tous ? - Entre tous, répondit Zeus ; que tous y aient part, car les villes ne sauraient exister, si ces vertus étaient comme les arts, le partage exclusif de quelques-uns ; établis en outre en mon nom cette loi que tout homme incapable de pudeur et de justice sera exterminé comme un fléau de la société. »

Et Aristote dans la « Politique » écrira : « La cité est au nombre des réalités qui existent naturellement, et (…) l’homme est par nature un animal politique. Et celui qui est sans cité, naturellement et non par suite des circonstances, est ou un être dégradé ou au-dessus de l’humanité. Il est comparable à l’homme traité ignominieusement par Homère de sans famille, sans loi, sans foyer, car, en même temps que naturellement apatride, il est aussi un brandon de discorde, et on peut le comparer à un pion isolé dans un jeu.

Mais que l’homme soit un animal politique à un plus haut degré qu’une abeille quelconque ou tout autre animal vivant à l’état grégaire, cela est évident. La nature, en effet, selon nous, ne fait rien en vain ; et l’homme seul de tous les animaux, possède la parole. Or, tandis que la voix ne sert qu’à indiquer la joie et la peine, et appartient aux animaux également (car leur nature va jusqu’à éprouver les sensations de plaisir et de douleur, et à se les signifier les uns aux autres), le discours sert à exprimer l’utile et le nuisible, et, par suite aussi, le juste et l’injuste ; car c’est le caractère propre à l’homme par rapport aux autres animaux, d’être le seul à avoir le sentiment du bien et du mal, du juste et de l’injuste, et des autres notions morales, et c’est la communauté de ces sentiments qui engendre famille et cité ».⁠[5]

Animal politique, l’homme peut-il échapper à sa nature ? Le citoyen qui s’abstient, ne fût-ce qu’aux élections, fait aussi un acte politique.

En tout cas, contre ceux qui pensaient que la politique était une conséquence du péché originel, saint Thomas reprend la formule d’Aristote et déclare : « il est dans la nature de l’homme d’être un animal social et politique, vivant dans une multitude, plus encore que tous les autres animaux comme le montre la nécessité naturelle. »[6] De là, il s’ensuit que « si donc il est dans la nature de l’homme qu’il vive en société d’un grand nombre de ses semblables, il est nécessaire qu’il y ait chez les hommes de quoi gouverner la multitude. »[7]

Et qu’on ne dise pas que saint Thomas n’envisage qu’un régime monarchique qui dispense les citoyens d’engagement politique. Nous l’avons vu, l’organisation la meilleure pour lui est un régime mixte: « …​ la meilleure organisation du pouvoir dans une cité ou un royaume est celle où un seul homme mis à la tête en raison de sa vertu commande à tous ; et au-dessous de lui sont quelques hommes commandant en raison de leur vertu ; et cependant un tel pouvoir concerne tout le monde, parce que tous sont soit éligibles, soit même électeurs. Tel est parmi tous le régime bien dosé : de royauté, en tant qu’un seul commande ; d’aristocratie, en tant que plusieurs exercent le pouvoir en raison de leur vertu ; et de démocratie, ou pouvoir du peuple, en tant que les gouvernants peuvent être choisis dans le peuple et c’est au peuple qu’appartient l’élection des chefs. »[8] Tous sont donc concernés par l’organisation de l’espace public politique. Nous avons vu dès la Genèse que le pouvoir est donné à Adam c’est-à-dire à tous les hommes. Pour rendre compte de la pensée de saint Thomas qui estime que « si l’autorité est divine quant à son origine, elle se transmet selon des modes exclusivement, intégralement humains », on a souvent utilisé la formule paulinienne « Nulla potestas nisi a Deo »[9] prolongée par « sed per populum ».⁠[10] Cette conception est confirmée par Léon XIII⁠[11], Pie XII⁠[12] ou encore Jean XXIII⁠[13].

Toutefois, la médiation populaire bien affirmée par saint Thomas à partir de l’Écriture⁠[14] va être éclipsée par la montée en puissance de l’État moderne. Ainsi, Jean Bodin (1530-1596), en France, Jacques Ier (1566-1625), en Angleterre, vont déclarer qu’« il revient à la souveraineté de monopoliser la médiation avec la puissance divine ».⁠[15] A partir de ce moment, celui « qui méprise son prince souverain, il méprise Dieu, duquel il est l’image en terre ».⁠[16]

Fort heureusement, cette vision, dans de nombreux pays, appartient à l’histoire mais elle subsiste parfois laïcisée, parfois associée à un discours religieux dans trop de pays encore, comme fondement d’un système totalitaire.

En tout cas, les souverains pontifes n’ont jamais cessé de souligner l’importance de la politique et des hommes politiques.

En 1927, Pie XI parlera du domaine politique comme « le champ le plus vaste de la charité, de la charité politique, dont on peut dire qu’aucun autre ne lui est supérieur, sauf celui de la religion. »⁠[17] On retrouvera l’expression « charité sociale et politique » dans le Compendium[18].

Les souverains pontifes n’ont pas hésité à mettre en exergue les personnalités qui ont bien incarné cette charité comme les « pères » de l’Europe, par exemple. De plus, le 31 octobre 2000, le pape Jean-Paul II proclamait Thomas More⁠[19] patron des responsables de gouvernement et des hommes politiques « pour son témoignage de la primauté de la vérité sur le pouvoir », « pour une politique qui se donne comme fin suprême le service de la personne humaine » témoignant aussi d’une « parfaite harmonie entre la foi et les œuvres ».

Benoît XVI a consacré de nombreuses réflexions au rapport entre christianisme et politique, qu’il considère comme un cas particulier de relation entre la foi et la raison.⁠[20]

Comme le « per populum » a son importance, dans la pensée chrétienne, on ne s’étonnera pas, dans le concert désenchanté qui retentit particulièrement aujourd’hui dans nos démocraties, d’entendre la voix du pape François qui, à contre-courant de la morosité ambiante, de la méfiance répandue, encourage à l’engagement politique.

Le 30 avril 2015, lors du Congrès de la Communauté Vie chrétienne, un jeune laïc demanda au pape comment « maintenir vivant le lien entre la foi en Jésus-Christ et l’action pour une société plus juste et plus solidaire ». Le pape répondit⁠[21] : « Si le Seigneur t’appelle à cette vocation, vas-y, fais de la politique, cela te fera souffrir, peut-être cela te fera-t-il pécher, mais le Seigneur est avec toi. Demande pardon et va de l’avant. […] Faire de la politique est important, la petite comme la grande ! On peut devenir saint en faisant de la politique. » Bien sûr, il n’est pas question, précise-t-il, de « fonder un parti catholique […] ce n’est pas la voie » , a-t-il pris soin de rappeler en préambule, dans un pays marqué par les hauts et les bas de la démocratie chrétienne. En revanche, « se mêler de politique » n’est pas seulement une possibilité, une option pour les catholiques, mais « un devoir. […] Un catholique ne peut se contenter de regarder du balcon », a lancé le pape aux membres de la CVX. Le pape voit dans la politique « une sorte de martyre, un martyre quotidien : celui de la recherche du bien commun, sans se laisser corrompre, […] à travers des petites choses, des choses minuscules, petit à petit », quitte à « porter la croix de nombreux échecs et de tant de péchés ». Les exemples de Robert Schuman (1886-1963), dont le procès en béatification est en cours, d’Alcide De Gasperi (1881-1954), fondateur de la Démocratie chrétienne italienne et lui aussi considéré comme l’un des Pères de l’Europe, montrent que des catholiques « ont fait de la politique propre, bonne » et ainsi « favorisé la paix entre les nations ».

Le pape François a, au fond, évoqué les principaux enjeux de l’engagement de l’Église en politique. Pour lutter contre le culte « du dieu argent », contre cette « culture du déchet » qui « tue les bébés à naître » et « écarte les personnes âgées », pour manifester la vérité de la doctrine catholique, les baptisés ne doivent pas hésiter à descendre dans l’arène, quitte à « se salir un peu les mains et le cœur », a-t-il explicitement reconnu. Pour le pape, celui qui dit « Non, père, je ne fais pas de politique parce que je ne veux pas pécher » a tort : « Allez-y, demandez au Seigneur de vous aider à ne pas pécher, et si vous avez les mains sales, demandez pardon et allez de l’avant. Mais faites, faites… »

Pour le jésuite Alain Thomasset, spécialiste de la doctrine sociale de l’Église, qui commente ces déclarations⁠[22], la nouveauté de ce discours tient plus à la forme qu’au fond : « Tous les papes avant lui, depuis Pie XI qui y voyait un ’métier très noble’, ont voulu réhabiliter la politique. » Et avant lui déjà, Jean-Paul II dans son exhortation Christifideles laici, en 1988, puis le cardinal Ratzinger, à la tête de la Congrégation pour la doctrine de la foi⁠[23] et comme pape⁠[24], se sont interrogés sur les risques inhérents à la politique. « Peut-être l’insistance est-elle plus grande sur l’incarnation de la foi - lutter pour la justice est une manière de vivre sa foi, et même une exigence de la foi - que sur le rappel des grands principes », note encore Alain Thomasset. « La doctrine n’est pas neuve, mais la manière de le dire est originale. Le pape François n’a pas peur de le dire : mieux vaut faire de la politique et se tromper que de déserter. »

En 2016, dans une interview à la Civiltà cattolica[25], François constatait « que la politique en général, la grande politique, s’est de plus en plus dégradée dans la petite politique. Non seulement dans la politique partisane dans chaque pays, mais les politiques sectorielles sur un même continent, […] les politiciens se sont dégradés. […] Il manque de ces grands hommes politiques qui pouvaient sérieusement s’impliquer pour leurs idéaux et ne craignaient ni le dialogue, ni la lutte, mais continuaient, avec intelligence, le charisme propre de la politique ». Il n’empêche que le pape rappelait, comme ses prédécesseurs, que « la politique est l’une des formes les plus élevées de la charité ». C’est « la grande politique », affirmait-il, reconnaissant que, « en cela, la polarisation n’aide pas : en revanche, ce qui aide dans la politique, c’est le dialogue ».

Nous avons entendu le pape François affirmer que si l’engagement politique est un devoir, il n’est pourtant pas question, a-t-il immédiatement ajouté, de « fonder un parti catholique, […] ce n’est pas la voie ».⁠[26]

Pourquoi n’est-ce pas la voie ? Et quelle est la voie ? Voilà les deux questions que nous allons traiter ici.

Pourquoi n’est-ce pas la voie ?


1. TEINTURIER Brice, Plus rien à faire, plus rien à foutre, La vraie crise de la démocratie, Robert Laffont, 2017. Brice Teinturier, né en 1963, est un politologue français, directeur général délégué de l’institut de sondages Ipsos depuis 2010.
2. DRUET François-Xavier, Même les « prafistes » sont politiciens, in La Libre Belgique, 1er mars 2017, pp. 44-45. F.-X. Druet, docteur en philosophie et lettres, fut professeur au Collège N-D de la Paix et aux Facultés universitaires N-D de la Paix à Namur.
3. 320-321c.
4. Pudeur traduit αιδως mais ce mot peut aussi être traduit par respect.
5. I, 2.
6. De Regno ad regem Cypri, I, 20-24 (In saint THOMAS d’AQUIN, Petite somme politique, Anthologie de textes politiques traduits et présentés par Denis Sureau, Téqui, 1997, pp. 43-45). Et, en bon lecteur de Platon aussi, Thomas explique : « En effet, la nature a préparé aux autres animaux nourriture, vêtement de pelage, moyens de défense - tels que les dents, les cornes, les griffes, ou du moins la vélocité dans la fuite. L’homme, au contraire, a été créé sans que rien de tout cela lui ait été préparé par la nature, mais à la place, la raison lui a été donnée, qui lui permet de préparer toutes ces choses au moyen de ses mains. A quoi un seul homme ne suffit pas, car un seul homme ne pourrait pas par lui-même s’assurer les choses nécessaires à la vie. Il s’ensuit donc qu’il est dans la nature de l’homme de vivre en société. » L’homme doit pallier une autre faiblesse : « l’homme a, des choses nécessaires à sa vie, une connaissance naturelle qui n’est que générale, étant capable par la raison et en partant des principes naturels de parvenir à la connaissance des choses particulières qui sont nécessaires à la vie humaine. mais il n’est pas possible qu’un seul homme atteigne par sa propre raison à toutes les choses de ce genre ; Il est donc nécessaire à l’homme de vivre en multitude, afin que chacun soit aidé par le prochain, et que tous s’occupent de découvertes rationnelles diverses, par exemple l’un en médecine, l’autre dans tel domaine, un autre dans tel autre. » Et Thomas revient à Aristote en rappelant que « le propre de l’homme est de se servir de la parole, par laquelle chacun peut exprimer aux autres la totalité de sa pensée. » Par là, « l’homme est beaucoup plus communicatif avec autrui que n’importe quel animal qu’on voit vivre en troupe […​] C’est en considérant ce fait que Salomon dit : « Mieux vaut être deux que seul. car chacun tire profit de cette mutuelle compagnie » (Qo 4, 9) » (Id., I, 24-58)
7. Id., I, 59-61. Voir aussi la Somme contre les Gentils, III, 85 et 117 ; ou encore : Sententia libri politicorum, III, 5, 387 et I, 37.
8. Ia IIae 105, 1.
9. Rm 13, 1-7. « Il n’y a point de pouvoir qui ne vienne de Dieu » : « en effet, commente Thomas, tout se qui se dit communément de Dieu et des créatures dérive de Dieu vers les créatures, comme on le voit pour la sagesse : « Toute sagesse vient du Seigneur Dieu. » Or le pouvoir est attribué à Dieu et aux hommes : « Dieu ne rejette point les pouvoirs, puisqu’il est lui-même puissant. » d’où il suit que tout pouvoir humain vient de Dieu ». Et le pouvoir du malfaiteur, pourrait-on objecter ? Thomas répond que parfois, le pouvoir « ne vient pas de dieu, mais de la convoitise perverse de l’homme, qui acquiert un pouvoir par ambition, ou par quelque moyen illicite » mais aussi, « par exemple, lorsqu’on use de ce pouvoir concédé contre la justice divine, selon cette parole du psalmiste : « Les rois de la terre se sont levés, et les princes se sont ligués contre le Seigneur et contre son Christ ». (St THOMAS, Commentaire de l’épître de saint Paul aux Romains, Cerf, 1999, 1021-1022.)
10. RICCI Jean-Claude, Les sources catholiques de la pensée démocratique, in L’Église et la démocratie, Actes du XVe colloque national de la Confédération des Juristes catholiques de France, Téqui, 1999, pp. 62-63.
11. Les catholiques « vont chercher en Dieu le droit de commander et le font dériver de là comme de sa source naturelle et de son principe nécessaire. Toutefois, il importe de remarquer ici que, s’il s’agit de désigner ceux qui doivent gouverner l’État, cette désignation pourra, dans certains cas, être laissée au choix et aux préférences du grand nombre, sans que la doctrine catholique y fasse le moindre obstacle. Ce choix, en effet, détermine la personne du souverain, il ne confère pas les droits de la souveraineté ; ce n’est pas l’autorité que l’on constitue, on décide par qui elle devra être exercée. Il n’est pas question davantage des différents régimes politiques : rien n’empêche l’Église d’approuver le gouvernement d’un seul, rien ne l’empêche d’approuver le gouvernement de plusieurs, pourvu que ce gouvernement soit juste et cherche le bien commun. Aussi, réserve faite des droits acquis, il n’est point interdit aux peuples de se donner la forme politique qui s’adapte le mieux à leur génie propre, ou à leurs traditions et à leurs coutumes. » (Diuturnum illud, 1881, in Marmy 679-680 ; cf. aussi Libertas praestantissimum, 1888, in Marmy, 101)
12. Cf. Radio-message ( Benignitas) 24 décembre 1944. Pie XII rappelle l’enseignement de Léon XIII et précise, notamment: « quand on réclame « plus de démocratie et une meilleure démocratie », cette exigence ne peut avoir d’autres sens que de mettre le citoyen toujours plus en mesure d’avoir une opinion personnelle propre, et de l’exprimer, et de la faire valoir d’une manière correspondant au bien commun. » (In Marmy, 818)
13. « L’origine de l’autorité n’enlève aucunement aux hommes le pouvoir d’élire leurs gouvernants, de définir la forme de l’État ou d’imposer des règles et des bornes à l’exercice de l’autorité. Ainsi la doctrine que Nous venons d’exposer convient à toute espèce de régime vraiment démocratique ». (Pacem in terris, 52)
14. THOMAS écrit (Id.) : « Tel fut le régime institué par la loi divine. car Moïse et ses successeurs gouvernaient le peuple comme des chefs uniques commandant à tous, ce qui est une espèce de royauté. mais on choisissait soixante-douze Anciens en raison de leur vertu, comme il est dit dans le Deutéronome : « J’ai pris dans vos tribus des hommes sages et nobles, et les ai constitués chefs » (Dt 1, 15), ce qui était aristocratique. et il était démocratique en ce que ces Anciens étaient choisis dans l’ensemble du peuple ; car il est dit dans l’Exode: « Choisis parmi tout le peuple des hommes sages…​ » (Ex 18, 21) ; et même en ce que le peuple les élisait : « déléguez d’entre vous des hommes sages…​ » (Dt 1, 13). »
15. BOURDIN Bernard, Le christianisme et la question du théologico-politique, Cerf, 2015, p. 67 (Cf. également du même,  Le serment de Jacques Ier d’Angleterre : souveraineté royale contre souveraineté pontificale , in  Études Épistémè [En ligne], 24 | 2013, mis en ligne le 01 octobre 2013. URL : http://episteme.revues.org/238). Les théoriciens de la « monarchie absolue de droit divin » s’appuient sur 1 S 8, 9-20 en omettant le fait que Dieu n’apprécie pas l’institution de la royauté car elle témoigne de la volonté de ceux qui la réclament de rejeter le règne de Dieu. Celui-ci met en garde Samuel en énumérant les malheurs qui vont s’abattre sur le peuple.
16. BODIN Jean,  Les Six Livres de la république, texte revu par Frémont Christiane, Couzinet Marie-Dominique, Fayard Henri Rochais, 1986, 6 vol., livre 1, chap.10, p.295.
17. PIE XI, Discours à la Fédération universitaire italienne , 18 décembre 1927.
18. CDSE 208.
19. 1478-1534.
20. Cf., entre autres, son Discours au Collège des Bernardins, à Paris, le 12 septembre 2008 ; son Allocution lors de la rencontre avec le Parlement britannique et la British Society, le 17 septembre 2010 ou encore son Discours au Bundestag, le 22 septembre 2011.
21. In La Croix, 3/5/2015.
22. Id..
23. Note doctrinale concernant certaines questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique, Congrégation pour la doctrine de la foi, 24 novembre 2002.
24. BENOÎT XVI, Discours aux participants au congrès organisé par le Parti populaire européen, 30 mars 2006.
25. 24 octobre 2016.
26. Cf. ce que dit NYSSENS Clotilde : « A l’heure où le christianisme est mis en accusation et où s’effondrent des pans entiers du catholicisme au plan culturel, il ne convient pas ou plus de faire du christianisme le monopole d’un parti politique, mais bien de s’en inspirer comme force de résistance, force de refus, force spirituelle, pouvant avec d’autres s’opposer à toutes sortes de barbaries déshumanisantes. » (Les chrétiens en politique, Que penser de…​ ?, n° 53, Fidélité, 2002, p. 46. Cl. Nyssens née en 1953 fut député et sénatrice au sein de Parti social chrétien devenu en 2002 Centre démocrate humaniste).

⁢ii. L’Italie

On a dit que le pape était prudent dans un pays, l’Italie, qui a vu un parti démocrate chrétien puissant perdre progressivement de son influence et finalement se décomposer.

La Democrazia Critiana fut fondée en 1942 dans la clandestinité par d’anciens membres du Parti populaire italien qui avait été fondé par Luigi Sturzo en 1919⁠[1] inspiré par la DSE, parti qui disparaîtra en 1926. La démocratie chrétienne italienne restera fidèle à la doctrine sociale de l’Église tout en étant indépendante du Saint-Siège suivant les statuts du Code de Camaldoli élaboré en 1943.

Dès 1936, Mgr Montini (le futur Paul VI) réunissait dans l’ancien monastère bénédictin de Camaldoli un groupe de prêtres et de laïcs dans un but d’approfondissement de la culture religieuse. En 1943, (du 18 au 23 juillet) le groupe présidé par Mgr Adriano Bemareggi réfléchit à l’avenir de l’Italie éclairé par l’enseignement donné par Pie XII durant la guerre . Participait à cette réunion Giorgio La Pira (1904-1977) professeur à l’Université de Florence et futur député qui avait activement participé aux travaux de l’Union internationale d’Etudes sociales à Malines qui avait abouti au Code social de Malines publié en 1927 sous l’égide du cardinal Mercier. Code qui inspira les démocrates chrétiens en Italie, en Espagne, au Portugal, Amérique du sud, en France⁠[2], en Allemagne, en Angleterre⁠[3]. Le travail se poursuit à Rome et aboutit à la publication en 1945 d’un livre intitulé Per la comunità cristiana. Principi dell’ordinamento sociale a cura di un gruppo de studiosi amici di Camaldoli (Pour la communauté chrétienne. Principes de l’ordre social sous la direction d’un groupe de chercheurs amis de Camaldoli) que l’on résuma en Code de Camaldoli. On y retrouve tous les chapitres de la DSE et particulièrement les insistances de l’enseignement de Pie XII : la primauté de la personne humaine par rapport à l’État, l’abandon de la notion d’État catholique, l’acceptation du pluralisme confessionnel, la reconnaissance du rôle de l’État dans l’économie, la limitation de la souveraineté nationale au bénéfice d’organisations internationales. Principes défendus par les députés catholiques lors de l’Assemblée constituante. Mgr Montini s’employa à défendre auprès de Pie XII l’idée de la création d’un parti dont la direction serait confiée à Alcide de Gasperi connu pour son anti-fascisme, que Mgr Montini rencontra plusieurs fois clandestinement. Dès le départ l’idée de Mgr Montini était éloignée de tout cléricalisme. Il écrivit en 1943: « L’éventuelle formation d’une action politique durable et organisée est une chose qui regarde les fidèles en tant que citoyens, l’Église se réservant le droit d’intervenir, en cas de besoin, pour l’observance et la défense des principes catholiques. »[4]

Après la chute du fascisme, la Démocratie chrétienne exerça une influence majeure sur la vie politique italienne. Le parti fut dirigé par de grandes personnalités comme Alcide de Gasperi, Aldo Moro ou encore Giulio Andreotti. Il joua un rôle déterminant dans la constitution de la république italienne, dans le redressement économique du pays et dans la construction européenne.

De 1992 à 1994, l’opération « Mains propres » mit au jour tout un système de corruption et de financement illicite de tous les partis traditionnels qu’ils soient chrétien, socialiste ou libéral. Ebranlé par cette campagne, le parti fut dissous en 1994 et les militants s’éparpillèrent dans un grand nombre de formations politiques.

Quelques responsables de l’ancienne Démocratie chrétienne tentèrent de sauver l’essentiel en reprenant le nom du Parti populaire italien fondé en 1919. Mais ce parti souffrit particulièrement du discrédit dont fut victime la DC. Il n’obtint que 15% des voix en 1994. Son aile droite se sépare alors sous le nom Chrétiens démocrates unis (1995)où milita Rocco Buttiglione. En 2002 ce parti fusionne avec le Centre chrétien-démocrate et Démocratie européenne pour former l’Union des démocrates chrétiens et du centre. Le Parti populaire italien, ou ce qu’il en subsiste s’allie avec le centre-gauche pour former en 2007 le Parti démocrate où milita Romano Prodi qui fut Président de la commission européenne de 1999 à 2004 et Président du Conseil des ministres italien de 1996 à 1998 et de 2006 à 2008.⁠[5]

Dans tous les pays d’Europe existent des partis qu’on peut appeler ou qui s’appellent chrétiens⁠[6] mais qui n’ont jamais connu le rayonnement de la Démocratie chrétienne italienne. La plupart du temps ce sont de petits partis marginaux parfois très récents qui, dans quelques rares occasions, entrent en coalition avec d’autres. Certains pays ont plusieurs partis réputés chrétiens : quatre aux Pays-Bas. Tous ces partis sont regroupés au sein du parlement européen sous la bannière du Parti populaire européen qui est encore en 2017 le groupe le plus important des sept groupes existant dans ce parlement.

Sortent du lot et font un peu figures d’exception le Parti populaire social chrétien luxembourgeois qui, jusqu’à ce jour, est le plus important parti du Grand-Duché et l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne (Christlich Demokratische Union Deutschlands ) la fameuse CDU alliée à la CSU (Christilich-Soziale Union in Bayern) : l’Union chrétienne-sociale de Bavière. La CDU-CSU a profondément marqué l’Allemagne de son empreinte jusqu’à aujourd’hui.


1. Auparavant, avait existé la Ligue (ou Alliance) démocratique nationale fondée en 1905 par un prêtre Romolo Murri. Mais en 1906 (28 juillet), Pie X dans l’encyclique Pieni l’animo avait interdit aux prêtres de participer à des activités politiques non coordonnées par voie hiérarchique. Il leur interdit l’adhésion à la Ligue démocratique nationale, sous peine de suspension a divinis, en dénonçant « l’esprit d’insubordination et d’indépendance qui se manifeste ici et là dans le clergé » et « les innovations dangereuses » des sermons qui ne sont pas inspirés par l’Écriture sainte. Il réprouve la « soi-disant Action populaire chrétienne » qui méprise l’autorité et renvoie à une instruction de Léon XIII du 7 janvier 1902 confirmée par un Motu proprio du 18/12/1903. Romolo Murri est excommunié en 1909. En 1911, la Ligue démocratique nationale adopte une ligne de fidélité à l’Église et devient la Ligue démocrate-chrétienne. Romolo Murri fut réhabilité par Pie XII en 1943.
2. Cf. DELBREIL Jean-Claude, Centrisme et démocratie-chrétienne en France : Le parti démocrate populaire des origines au MRP 1919-1944, Publications de la Sorbonne, 1990.
3. Cf. MISNER Paul, Catholic Labor Movements in Europe, Social Thought and Action, The catholic University of America Press, 2015.
4. Lettre au recteur de l’Université catholique de Milan, Agostino Gemelli, 29 avril 1943. Cf. CHENAUX Philippe, Paul VI : Le souverain éclairé, Cerf, 2015.
5. PRODI Romano et Flavia, La politique du cœur, Le témoignage d’un couple en politique, Nouvelle Cité, 2007.
6. On peut citer Appel démocrate-chrétien (Pays-Bas) né en 1980 de la fusion de trois partis catholiques et protestants ; Union de la patrie-Chrétiens-démocrates lituaniens fondé en 1993 ; Chrétiens démocrates (Danemark) fondé en 1970 ; Chrétiens-démocrates (Suède) fondé en 1964 ; Chrétiens-démocrates (Finlande) fondé en 1958 ; Parti chrétien-démocrate (France) fondé en 2009, 1 élu en 2016 ; Parti populaire démocrate-chrétien (Hongrie) fondé en 1944 ; Parti populaire démocrate-chrétien (Moldavie) fondé en 1999 ; Mouvement chrétien-démocrate (Slovaquie) fondé en 1990 ; Parti de la nouvelle génération -Chrétien-démocrate (Roumanie) fondé en 2000 ; Parti démocrate-chrétien d’Albanie fondé en 1991 ; Parti populaire chrétien (Norvège) fondé en 1933 ; Parti des démocrates-chrétiens estoniens fondé en 1998 ; Parti évangélique suisse fondé en 1994 ; Parti populaire social-chrétien (Luxembourg) fondé en 1944 (le plus important du Luxembourg) ; Parti pro-vie fondé (Portugal) fondé en 2009 (il défend la DSE mais n’a récolté aucun élu) ; Parti démocrate-chrétien saint-marinais, fondé en 1948 ; Parti démocrate-chrétien (Suisse) fondé en 1848 ; Union chrétienne (Pays-Bas) fondé en 2001 regroupe différents partis ; Union chrétienne-démocrate-Parti populaire tchécoslovaque fondé en 1919 ; Union chrétienne-sociale en Bavière (CSU) fondée en 1946 ; Union démocrate et chrétienne slovaque fondée en 2000 ; Union démocrate-chrétienne (Ukraine) fondée en 1997 ; Parti chrétien-libéral (Ukraine) ; etc..

⁢iii. L’Allemagne

Attardons-nous à cette union CDU-CSU. Pour comprendre son succès, un peu d’histoire est nécessaire.

A l’instar des Italiens qui ont, sous le régime fasciste, préparé l’avenir de leur pays, c’est dès les années trente, sous le régime nazi qu’un petit groupe d’intellectuels va travailler à mettre sur plan un projet pour une Allemagne nouvelle lorsque l’horreur prendra fin.

Il faut savoir que les relations entre les catholiques allemands et la doctrine sociale de l’Église sont relativement anciennes. On sait l’influence que la pensée⁠[1] et l’action⁠[2] de Mgr von Ketteler, évêque de Mayence, ont exercé sur Léon XIII dans l’élaboration de l’encyclique Rerum novarum. L’Allemagne catholique « était en pointe de la doctrine sociale, des associations travaillant à former les intelligences et des cadres dans le monde ouvrier, comme l’Association populaire pour l’Allemagne catholique [Volksverein für das katolische Deutchland] à Mönchengladbach » fondée en 1890⁠[3]. Mieux encore, l’encyclique Quadragesimo Anno, du pape Pie XI (1931), fut préparée par un jésuite allemand, Oswald von Nell-Breuning (1890-1991), économiste et philosophe social.⁠[4]

A l’Université de Fribourg-en-Brisgau, alors que le nazisme gagne élection sur élection, un économiste Walter Eucken⁠[5] et deux juristes Franz Böhm⁠[6] et Hans Grossman-Doerth⁠[7] réfléchissent à l’avenir de l’Allemagne. d’emblée, leur pensée s’articule à partir de la notion d’ordre, d’ordo qu’ils empruntent à saint Augustin⁠[8]. Ils se réfèrent explique François Bilger « à un ordre social idéal fondé sur les valeurs fondamentales de l’homme »[9]. d’emblée, ces penseurs se démarquent du libéralisme traditionnel et de son hédonisme⁠[10] comme du dirigisme national-socialiste ou marxiste. Eucken écrit : « L’État doit consciemment construire les structures, le cadre institutionnel, l’ordre dans lesquels l’économie fonctionne. mais il ne doit pas diriger le processus économique lui-même. »[11]

Les trois universitaires sont rapidement rejoints par quelques autres attirés par leurs recherches, dont notamment deux économistes Wilhelm Röpke⁠[12] et Alexander Rüstow⁠[13] qui vont avoir sur le groupe comme par la suite une grande influence.

W. Röpke, de famille protestante pratiquante, était en relation avec le P. Oswald von Nell-Breuning donc informé de l’enseignement social de l’Église et opposant au nazisme. Dès 1930, il déclarait que « celui qui vote pour le NSDAP[14] vote pour le chaos et non pour l’ordre, poyur la destruction et non pour l’édification »[15]. Pour lui, « tous les désordres économiques de notre temps ne sont que les symptômes superficiels d’une crise totale de notre société. »[16] Il résumait ainsi l’ordolibéralisme dans une formule que n’aurait pas récusée Jean-Paul II : « L’économie de marché, écrivait Röpke, est une condition nécessaire mais non suffisante d’une société libre, juste et ordonnée »[17].

Alexandre Rüstow⁠[18] était encore plus explicite : « Il y a infiniment de choses plus importantes que l’économie : la famille, la commune, l’État, le spirituel, l’éthique, l’esthétique, le culturel, bref l’humain. L’économie n’en est que le fondement. Son objectif est de servir ces valeurs supérieures. »[19] Ailleurs, il écrit : « on a nié le principe de l’échelonnement en général et l’on a mis à sa place l’idéal, faux et erroné, de l’égalité et l’idéal, partiel et insuffisant, de la fraternité ; car, dans la petite comme dans la grande famille, plus important que le rapport de frère à frère est le rapport de parents à enfants, assurant la suite des générations qui maintient le courant de la tradition culturelle. »[20]

Tous ces penseurs sont chrétiens et bien sûr marginaux dans l’Allemagne nazie. Comme l’écrit Fr. Bilger, leur mouvement d’idées, à peine né, « fut en quelque sorte « exilé » ou réduit à une vie de « catacombes ». deux des principaux libéraux allemands, Röpke et Rüstow, durent s’exiler à l’avènement du régime national-socialiste ; quant aux autres, ils ne purent continuer à enseigner ou poursuivre quelque autre activité qu’en renonçant à dire toute leur pensée. »[21]

Après la chute du nazisme et avec l’appui des États-Unis, principal occupant, va s’installer dès 1948 une « économie sociale de marché »[22] inspirée par l’ordolibéralisme. sous l’impulsion de Ludwig Erhard⁠[23] et de Konrad Adenauer⁠[24]qui s’entourent d’experts formés dès avant la guerre à l’ordolibéralisme comme Röpke, Franz Böhm, Eucken, Müller-Armack. En 1948 est fondée la revue Ordo. Et la CDU naissante va se faire la championne de cette pensée avec le slogan « La prospérité pour tous »[25]: « l’ordre se réalise grâce à la liberté et au respect des engagements qui s’expriment dans l’« économie sociale » de marché par la concurrence authentique et le contrôle des monopoles. »[26] C’est dans ce cadre que se développe ce qu’on a appelé le « miracle économique ouest-allemand ».

Il est remarquable de noter que les principes de l’ordolibéralisme rayonnent au-delà de la sphère de la CDU.

Au départ, le SPD⁠[27] se méfie de la CDU jugée très bourgeoise et peu démocratique mais celle-ci se révèle partisan du fédéralisme alors que le SPD est plus centralisateur et surtout, la CDU installe un État social en votant la cogestion dans les entreprises minières et métallurgiques dès 1951⁠[28], ainsi que diverses lois sur la sécurité sociale, les retraites et les allocations familiales. Sous la houlette du parti démocrate-chrétien, l’Allemagne adhère à l’Organisation européenne de coopération économique (OECE), au Conseil de l’Europe et signe en 1951 le traité instaurant la Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca). Elle entre en 1955 dans l’Otan, puis signe le traité de Rome. Cette ouverture à l’Ouest est souhaitée par une majorité d’Allemands alors que le SPD donne priorité à la réunification allemande sur l’unité européenne. Petit à petit le SPD va évoluer devenir plus européen et moins doctrinaire sur le plan économique. Au congrès de Bad Godesberg, réuni du 13 au 19 novembre 1959, à une écrasante majorité, le SPD se revendique désormais d’un socialisme qui prend sa source dans » l’éthique chrétienne, l’humanisme et la philosophie classique  ». « Après avoir été un parti de la classe ouvrière, le SPD est devenu un parti du peuple », car le prolétaire,  » qui était autrefois le simple objet de l’exploitation des classes dirigeantes, assume maintenant sa place de citoyen disposant de droits et de devoirs reconnus égaux ». Il ne peut donc plus être question de lutte des classes, ni de l’instauration d’un État ouvrier qui prendrait en main l’économie. Le programme⁠[29] renonce à la rupture avec le capitalisme : « La propriété privée des moyens de production mérite la protection et le soutien, dans la mesure où elle n’entrave pas l’institution d’un ordre social juste. » L’État doit simplement assurer un nécessaire rôle régulateur, car « l’économie de marché n’assure pas par elle-même une juste répartition des revenus et des fortunes ».[30]

A propos de ce congrès, un journaliste résumera la situation en écrivant qu’à cette occasion, « le SPD envoie Marx au musée » et relève d’autres passages intéressants de l’accord conclu.[31]

On lit que le dogme du « passage de la propriété privée à la socialisation des moyens de production est abandonné. Les bases de la politique économique sont désormais le libre choix de la consommation et du lieu de travail, ses éléments essentiels la libre concurrence et l’initiative privée ». Le SPD réclame un nouvel « ordre économique et social » fondé sur les valeurs de liberté, de justice et de solidarité. Le programme de Bad-Godesberg défend le capitalisme mais ne renonce pas à le réguler. La propriété privée doit être encouragée « tant qu’elle n’empêche pas la mise en place d’un ordre social juste ». Mais il insiste sur la nécessité d’un contrôle public sur l’économie, encourage la cogestion et n’exclut pas la nationalisation en jugeant légitime une « mise en commun des moyens de production » là « où il n’est pas possible de garantir par d’autres moyens un ordre sain des conditions dans lesquelles s’exerce le pouvoir économique ». Enfin, pour mieux séduire l’électorat chrétien, le SPD affiche son anticommunisme et « renonce à la séparation de l’Église et de l’État ». Ces prises de position expliquent que lorsque le SPD sera au pouvoir avec des hommes comme Willy Brandt, Helmut Schmidt ou Gerhard Schröder, l’Allemagne ne connaîtra pas de révolution fondamentale mais simplement des accentuations un peu différentes. On peut encore ajouter que la Confédération allemande des syndicats (Deutscher Gewerschaftsbund) (DGB), confédération majeure en Allemagne fondée en 1949 et proche du SPD, déclare dans son programme en 1996: « L’économie sociale de marché a produit un haut niveau de prospérité matérielle » et représente « un grand progrès historique face au capitalisme sauvage ».⁠[32]

Les Verts, de leur côté, ne renoncent pas à cet héritage. Gerhard Schick, docteur en économie et ancien chercheur à l’institut Walter-Eucken, député au Bundestag en 2005 déclare : « je suis un ordolibéral, mais de gauche ». Il ne se qualifie « en aucun cas de néolibéral. Chez les Verts, ajoute-t-il, le terme d’« économie sociale de marché » fait consensus, même si nous y ajouterions le terme « écologique ». Je partage les analyses ordolibérales sur le contrôle du marché. Et je trouve important que l’État pose des règles pour que la concurrence fonctionne ».⁠[33]

Toutes ces prises de position peuvent expliquer que la chancelière Angela Merkel puisse affirmer en janvier 2014 que « l’économie sociale de marché est bien plus qu’un ordre économique et social. Ses principes sont intemporels. »[34]

On peut aussi constater que l’ordolibéralisme⁠[35] a une influence en l’Europe non seulement par l’entremise de hauts fonctionnaires allemands acquis mais aussi par l’entremise de commissaires comme le socialiste belge Karel Van Miert⁠[36] récipiendaire du prix Ludwig-Erhard en 1998 ou l’Italien Mario Monti⁠[37].⁠[38]

De son côté, l’ancien premier ministre belge Yves Leterme écrit en 2009 un livre intitulé L’économie durable, Le modèle rhénan[39].

En Italie comme en Allemagne, sous un régime hostile, un groupe de penseurs chrétiens a donc préparé l’avenir. Les régimes dictatoriaux disparus, des partis démocrates-chrétiens ont profité de ce travail préparatoire. Si la démocratie chrétienne italienne a fini par explosé c’est sans doute d’abord par la faute d’une partie de son « élite » corrompue et affairiste. En Allemagne, la démocratie-chrétienne a survécu avec un programme qui a dans ses fondements séduit l’opposition qui se préparait. Mais l’avenir est incertain, certains trouvent que le SPD n’est pas assez à gauche et d’autres que la CDU-CSU sacrifie l’Allemagne à l’immigration…​

Partout ailleurs en Europe, comme en Italie, les chrétiens n’ont pas trouvé de parti représentatif et se sont éparpillés dans diverses formations à l’inspiration parfois très éloignée de l’enseignement social de l’Église.


1. Il est l’auteur de Die Arbeiterfrage und das Christenthum (La question ouvrière et le christianisme), publié en 1864.
2. Rappelons sa lutte contre la pauvreté et son engagement politique au sein du Zentrum dont il fut un des fondateurs en 1870. Le Zentrum s’employa à défendre les catholiques contre Bismarck qui les considérait comme des « ennemis de l’Empire ». Il fut dissous en 1933. (Cf. NIPPERDEY Thomas, Deutsche Geschichte, Munich, C. H. Beck, 1992-1994).
3. YCRE Jean-Michel, Les sources catholiques de l’ordolibéralisme allemand : Röpke et la pensée catholique sociale allemande, in L’ordolibéralisme allemand aux sources de l’économie sociale de marché (sous la direction de Patricia Commun), CIRAC/CICC, Université de Cergy-Pontoise, 2003, pp. 163-172.
4. Id..
5. 1891-1950. Son père Rudolph fut prix Nobel de littérature en 1908.
6. 1895-1977. Il était également économiste.
7. 1894-1944.
8. Pour approfondir cette notion très riche, on peut lire TOUBOULIC Anne-Isabelle, Les valeurs d’ordo et leur réception chez saint Augustin, Revue des Etudes augustiniennes, 45, 1999, pp. 295-334. Elle conclut ainsi son article : « Ordo signifie fondamentalement l’organisation d’éléments au sein d’un tout selon un principe hiérarchique ou séquentiel ; il renvoie ainsi à une certaine image - liée au départ à l’ordre des fils dans une trama - qui vaut aussi bien pour des réalités concrètes que pour des entités abstraites. » Elle note encore que « le sens institutionnel d’ordo favorise le glissement d’ordinare vers l’idée de « commandement », de « prescription » relevant d’une puissance régulatrice […​]. La place d’ordo au sein de la langue ne dément pas en tout cas le caractère général intrinsèque à la notion, car il apparaît dans des contextes divers et peut revêtir une multiplicité de valeurs : cosmologique en premier lieu, mais aussi politique, éthique, esthétique, rhétorique. » (pp. 332-333).
9. BILGER François, L’école de Fribourg, l’ordolibéralisme et l’économie sociale de marché, (http://www.blogbilger.com/blogbilger/2005/04/lcole_de_fribou.html). Fr. Bilger est l’auteur de La pensée économique libérale en Allemagne, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1964.
10. Ils s’opposent notamment à l’école libérale autrichienne représentée par Ludwig von Mises (1881-1973) et son élève Friedrich Hayek (1899-1992).
11. Cité in KARSTEN Siegfried G., Eucken’s « social market economy » and its test in post-war West Germany, The American Journal of Economics and Sociology, vol. 44, n° 2, 1985 et DENORD François, KNAEBEL Rachel et RIMBERT Rachel, L’ordolibéralisme allemand, cage de fer pour le Vieux Continent, in Monde diplomatique, Août 2015, p. 21.
12. 1899-1966. Réfugié dès 1933 en Turquie puis en Suisse, certains de ses ouvrages furent traduits en français : La crise de notre temps 1945, Civitas humana 1946 Explication économique du monde moderne 1946, Au-delà de l’offre et la demande, 1961.
13. 1885-1963.
14.  Parti national-socialiste des travailleurs allemands. En allemand : Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei.
15. HALM Dirk et SEN Faruk (Dir.), Exil sous le croissant et l’étoile. Rapport sur l’activité des universitaires allemands en Turquie pendant le IIIe Reich, Paris, Turquoise, 2009, pp. 187-189.
16. Cité in BILGER François, op. cit..
17. Id..
18. Il participe en 1938 au Colloque Lippmann au cours duquel il déclare à Ludwig von Mises : « Tout bien considéré, il est indéniable qu’ici dans notre cercle, deux points de vue sont représentés. les uns ne trouvent rien d’essentiel à critiquer ou à changer au libéralisme traditionnel, tel qu’il fut et tel qu’il est, abstraction faite naturellement des adaptations et des développements qui vont de soi. A leur avis, la responsabilité de tout le malheur incombe exclusivement au côté opposé, à ceux qui, par stupidité ou méchanceté, ou par un mélange des deux, ne peuvent ou ne veulent pas apercevoir et observer les vérités salutaires du libéralisme. Nous autres, nous cherchons la responsabilité du déclin du libéralisme dans le libéralisme lui-)même ; et, par conséquent, nous cherchons l’issue dans un renouvellement fondamental du libéralisme. » (Cité in AUDIER Serge, Le colloque Lippmann : aux origines du « néo-libéralisme », Lormont, Le Bord de l’eau, collection Poch’BDL, 2012, et in THOMAS Guillaume, Ce que nous pouvons apprendre de l’ordolibéralisme, 13 octobre 2016, sur Contrepoints.org.
19. Cité in Fr. Bilger, op. cit..
20. Centre international d’études pour la rénovation du libéralisme (CIRL), Compte rendu des séances du colloque Walter Lippmann, Librairie de Médicis, 1939, cité in DENORD François et alii, op. cit., pp. 20-21.
21. . BILGER Fr, La pensée économique libérale dans l’Allemagne contemporaine, LGDJ, 1964, cité in DENORD Fr.et alii, op. cit..
22. L’expression est employée par Alfred Müller-Armack (1901-1978). Celui-ci définit ainsi l’économie sociale de marché : « un ordre économique dont l’objectif est de combiner, dans une économie ouverte à la concurrence, la libre initiative et le progrès social garanti précisément par les performances de l’économie de marché ». (Alfred Müller-Armack, cité in TIETMEYER Hans, Économie sociale de marché et stabilité monétaire, Economica, 1999).
23. 1897-1977. Ministre fédéral de l’Économie entre 1949 et 1963, vice-chancelier à partir de 1957, chancelier fédéral en 1963
24. 1876-1967. Chancelier dès 1949.
25. C’est le titre d’un livre d’ERHARD Ludwig qui peut être télécharger gratuitement sur http://www.institutcoppet.org/2012/11/24/ludwig-erhard-la-prosperite-pour-tous avec une préface de l’économiste français Jacques Rueff (1896-1978).
26. Cité in PIETTRE André, L’économie allemande contemporaine (Allemagne occidentale), 1945-1952, Librairie de Médicis, 1952 et DENORD Fr.et alii, op. cit..
27. Parti social-démocrate d’Allemagne. En allemand : Sozialdemokratische Partei Deutschlands.
28. La loi sur la cogestion étendue à toutes les entreprises fut adoptée à l’unanimité au Bundestag.
29. Grundsatzprogramm der Sozialdemokratischen Partei Deutschlands.
30. Cf. Alternatives économiques, n° 175, novembre 1999.
31. NOBLECOURT Michel, in Le monde, 28 juillet 2009.
Cf. http://www.lemonde.fr/vous/article/2009/07/28/
32. Cité in DENORD François et alii, op. cit..
33. Id..
34. Id..
35. On put lire aussi COMMUN Patricia, Les ordolibéraux, une histoire du libéralisme à l’allemande, Penseurs de la liberté, Les belles lettres, 2016.
36. 1942-2009.
37. Né en 1943.
38. Cf. DENORD François et alii, op. cit..
39. Luc Pire éditeur.

⁢iv. La Belgique

Nous pouvons examiner un dernier cas intéressant, celui de la Belgique.

Un peu d’histoire est aussi nécessaire.

En 1884 est fondé le Parti catholique. Il devient, en 1921, l’Union catholique belge et en 1936 le Bloc catholique belge (avec une section flamande KVV, Katholieke Vlaamse Volkspartij et une section francophone: le Parti catholique social.

Après la guerre, sous deux nouvelles appellations, PSC-CVP, les chrétiens démocrates représentent de 1945 à 1968 le plus grand parti et continuellement au pouvoir jusqu’à sa scission. Les deux partis se distancient et en 1972 deviennent indépendants. Notons que dès 1945, PSC et CVP se considèrent comme déconfessionnalisés. Cette déconfessionnalisation, La sénatrice Cl. Nyssens la définit ainsi : « Le parti ne se rattache plus à une Église ou hiérarchie religieuse. le mot chrétien fait uniquement référence aux valeurs de l’Évangile ».⁠[1]

En 2001, après sa défaite électorale de 1999, le CVP devient CD&V et après ses défaites de 1981 et 1999, le PSC devient CDH, Centre démocratique humaniste. Clotilde Nyssens explique ainsi la perte du C chrétien : « Il ne s’agit […] pas d’abandonner ses convictions religieuses. il faut pouvoir les faire entendre, non pas sous forme de croisade, mais comme inspiration profonde de notre action. Le danger du « C » était peut-être d’identifier ce parti avec le christianisme, voire avec l’Église, et de faire croire qu’il avait le monopole de l’Évangile. »[2] Choqués par la perte de la référence chrétienne, quelques-uns fondent en 2002 le CDF, Chrétiens démocrates francophones. Cette création aboutit à un échec. Après être devenu bilingue en 2007 sous l’appellation Chrétiens démocrates fédéraux, le parti est dissous en 2013.

Comment se comportent les autres formations d’inspiration démocrate chrétienne ? En 2016 le CDH atteint plus ou moins 10% d’électeurs en Wallonie et 6% à Bruxelles tandis que le CD&V tourne autour de 15% en Flandre. Le Christlish Soziale Partei est le premier parti en communauté germanophone avec 24% en 2014 mais, on l’a compris, il ne peut gouverner qu’en coalition.

Attardons-nous à l’inspiration du CDH. Nous avons entendu Clotilde Nyssens dire qu’« il ne s’agit […] pas d’abandonner ses convictions religieuses […] comme inspiration profonde. »

Dans les statuts du parti⁠[3], on peut lire : « Le parti est un parti belge francophone ouvert à chaque personne, quels que soit son milieu social, sa langue, sa nationalité, sa culture et ses convictions philosophiques ou religieuses. Il a pour but de promouvoir l’humanisme démocratique, inspiré du courant personnaliste hérité notamment de l’humanisme chrétien. »[4]Comment est défini « l’humanisme démocratique » ? La réponse se trouve dans la Charte de l’Humanisme démocratique, qui est « le document doctrinal de référence du CDH », approuvé par le Congrès de Liège, le 9 juin 2001.⁠[5] Refusant l’individualisme, le matérialisme et le clivage traditionnel droite/gauche, cet humanisme se donne comme objectif de développer chez tous les hommes leur humanité considérée « dans toute sa dimension d’identité et de spiritualité » et « avant tout dans sa relation à l’autre »[6]. La fraternité est donc la valeur fondamentale appelée à réconcilier « la liberté et l’égalité » et à conjuguer « la solidarité avec la responsabilité ».

La politique soucieuse de fraternité s’articule autour de cinq principes fondamentaux:

-la promotion du lien social et de la relation humaine, c’est-à-dire promouvoir « une solidarité participative », l’égalité de dignité entre tous au-delà des différences, le « respect du fait religieux quel qu’il soit », l’attention prioritaire aux plus fragiles, aux plus faibles et aux familles, « quelles qu’elles soient », la préservation des liens intergénérationnels, le souci du bien commun.

  • la participation responsable de tous engagés dans une société forte où l’État est consistant et efficace dans ses missions, sans concession au marché qui doit rester dynamique mais « civilisé », contrôlé, pour rester un moyen au service de tous.

-la réconciliation de l’homme et de la nature pour un développement durable

-la priorité donnée à l’éducation et au développement humain.

Jusque là, nous pouvons souscrire à ces principes mais le dernier fait problème. Il s’agit de

-la proposition de « nouvelles normes collectives » : refusant le dogmatisme moral (toute hétéronomie), il s’agit de défendre « le principe de « l’autonomie collective », c’est-à-dire la volonté de participer, démocratiquement, au choix de normes collectives en refusant le renvoi de ces questions à la seule décision personnelle ».⁠[7]

L’expression « autonomie collective » a plusieurs sens. On parle beaucoup d’autonomie collective en droit social à propos du système de négociation collective entre partenaires sociaux. La question étant de savoir de quelle autonomie ces négociations peuvent jouir par rapport à l’autorité étatique ? d’innombrables études sont consacrées à cette question. La tendance étant de réclamer toujours plus d’autonomie. On peut lire, par exemple, de Cécile Fourcade, L’autonomie collective des partenaires sociaux, Essai sur les rapports entre démocratie politique et démocratie sociale.⁠[8]

Mais l’on parle aussi beaucoup d’autonomie collective dans les cercles libertaires ou marxiens⁠[9] où le principe en discussion dans le droit social est étendu à toute la vie sociale, économique et politique. Ainsi, au Canada, le CRAC-K qui se fait le champion de l’autonomie collective, se présente comme « un collectif de recherche affinitaire -libertaire, (pro)-féministe, et contre toutes formes d’oppression - qui fonctionne de manière autogérée. » (www.crac-kebec-org/). L’autonomie collective au sens large a ses penseurs et notamment Takis Fotopoulos et Cornelius Castoriadis. Fotopoulos⁠[10]est un professeur d’université, le père de la « démocratie inclusive » qui marie anarchisme et socialisme. Il est l’auteur de Vers une démocratie générale, une démocratie directe, économique, écologique et sociale.⁠[11] Castoriadis⁠[12] est plus connu. Ce philosophe, économiste et psychanalyste a publié d’innombrables ouvrages qui touchent à cette question et notamment : Théorie et projet révolutionnaire, L’institution et l’imaginaire social, « L’institution imaginaire de la société »[13] ; avec Daniel Cohn-Bendit, De l’écologie à l’autonomie[14] ; Une société à la dérive[15].

Il s’agit, pour ces auteurs, de généraliser la démocratie à partir de petites entités locales autonomes où le pouvoir est partagé entre tous les citoyens qui élisent des délégués révocables à tout moment chargés de mandats précis dont le but est de coordonner et administrer les politiques formulées par les assemblées. Les auteurs se réfèrent au fonctionnement de la démocratie grecque antique ou encore aux conseils mis en place lors de la Commune de Paris en 1871 ou de la révolution hongroise de 1956. Cette « démocratie générale » sera construite à partir d’une éducation nouvelle.

L’autonomie collective qui consiste, pour un groupe, car on refuse tout individualisme (« en refusant le renvoi de ces questions à la seule décision personnelle ») comme de toute hétéronomie (« nous nous réjouissons de la fin du dogmatisme moral »), à se donner ses propres lois, se base sur le principe de l’égalité absolue des citoyens et, par là, est synonyme de démocratie : l’opinion de quelqu’un, quant à la prise de décisions communes, vaut celle de n’importe qui d’autre.⁠[16] C’est dans cet esprit que le document doctrinal du CDH parle d’éthique. Le mot peut en effet prendre différents sens. Si l’on s’en tient à l’étymologie, rien ne distingue éthique et morale si ce n’est que le premier terme est d’origine grecque et le second d’origine latine. Certains auteurs utilisent les deux notions qu’ils relient. Les uns estiment que si la morale donne des fondements, tandis que l’éthique applique ces fondements à différents domaines. d’autres diront que si la morale définit des normes qui imposent un devoir, ce que je dois faire et ce que je ne dois pas faire, l’éthique, elle, appelle à l’action, elle donne une orientation en vue du bonheur. Mais aujourd’hui, le plus souvent on oppose les deux notions comme dans ce texte où l’on parle d’éthique après avoir pris ses distances par rapport à la morale. On refuse toute norme venue de l’extérieur, toute obligation, tout principe. Alors que la morale est réputée parler de valeurs négatives, d’interdits, de contraintes et de devoirs distillant une culture morte, l’éthique, ou mieux, les étiques, elles, parlent de valeurs positives, de liberté, de solidarité et n’indiquent que des repères, font des recommandations. Elles sont le fruit, en un mot, d’une culture démocratique. On pourrait dire, avec André Comte-Sponville « que la morale commande et que l’éthique recommande ».⁠[17] Ou encore, avec Edgar Morin : « Il faut fonder sa pensée dans l’absence de fondement (…), l’éthique ne se fonde que sur elle-même »[18] Dans cette perspective, les éthiques remplacent la morale. En aucun cas elles ne disent le bien ou le mal, elles sont une expression démocratique, le fruit d’un consensus, de négociations, de compromis. Elles sont donc mouvantes , fluctuantes et concernent les affaires publiques. au plan personnel, chacun est renvoyé à sa conscience autonome. Nous connaissons ces comités d’éthique qui sur certaines questions comme l’euthanasie, rassemblent des spécialistes de différentes horizons et de différentes qualifications. Notons toutefois que les libertaires cités plus haut radicalisent la base démocratique et l’élargissant à l’ensemble des citoyens pour éviter précisément l’emprise des spécialistes. C’est dans ce sens, semble-t-il, que le texte du CDH parle de participation démocratique pour choisir les normes collectives. Reste une ambigüité dans la définition qu’il donne de l’éthique. Elle est bien constituée démocratiquement mais elle implique, dit le texte, « le respect de la vie et de la dignité humaine ». Le respect de la vie n’est-il pas une valeur fondamentale, un bien qui ne peut être soumis à l’évaluation démocratique ? Ce n’est pas clair et, à la limite, c’est contradictoire. Catherine Fonck vice-présidente du CDH déclare : « Le CDH n’est pas favorable à un retour en arrière. la vie est une valeur supérieure à tout, mais on se retrouve avec deux vies, celle de l’enfant et de la mère, entre lesquelles il faut faire équilibre. Pour toutes, l’IVG est quelque chose de difficile et pour toute une série de femmes, un monde s’écroule lorsque elles apprennent qu’elles sont enceintes. Je ne suis pas du tout pour le fait que l’on revienne en arrière par rapport à la loi. Mais qu’on garde un accompagnement très intense par rapport à ces femmes et que sur le plan politique on inverse la tendance actuelle. « L’avortement, c’est aussi un échec des politiques en amont parce que la vrai liberté de la femme, c’est de pouvoir éviter des grossesses non désirées », a ajouté la ministre qui est également médecin.⁠[19]

Notons encore que le 18 juillet 2008, tous les sénateurs CDH présents avaient voté une loi dont la proposition avait été rédigée par Anne Delvaux (CDH) et deux sénateurs CD&V. Cette loi range les embryons et les fœtus dans la catégorie du « matériel » corporel jusqu’à 8 mois. L’article 2 définit le « matériel corporel » ainsi : « tout matériel humain, y compris les tissus, les cellules, les gamètes, les embryons, les fœtus ».⁠[20]

CDH et CD&V ont beau de temps à autre ferrailler contre des tentatives d’élargissement des lois sur l’avortement et l’euthanasie, ils ne font pas le poids face aux autres partis bien en phase avec les tendances libertaires diffuses dans la société.

Les changements de noms et de références doctrinales sont le reflet d’une progressive déchristianisation de la Belgique⁠[21]. Dans ces conditions, comment espérer qu’un parti inspiré par la doctrine sociale de l’Église puisse recueillir des suffrages suffisants. La courte vie et la mort prévisible du CDF l’attestent⁠[22].

Par ailleurs, on peut penser qu’il y a, dans tous les pays et dans des partis non marqués historiquement par l’enseignement social chrétien de bons catholiques qui cherchent la « parfaite harmonie entre la foi et les œuvres » selon l’expression de Jean-Paul II⁠[23]. Deux obstacles se dressent devant eux. Tout d’abord, l’environnement sera-t-il ouvert à leurs prises de position ou à leurs propositions ? Ensuite, en supposant qu’ils aient toute la formation doctrinale nécessaire, auront-ils le courage, l’abnégation, le désintéressement nécessaires, en un mot, la vertu nécessaire et, en particulier, le sens de la prudence chrétienne ?


1. NYSSENS Clotilde, op. cit., p. 30. Pour Vincent de Coorebyter, c’est en 2001, lorsque le CVP devient CD&V que ce parti proclame sa « déconfessionnalisation et son autonomie par rapport à l’Église » (COOREBYTER Vincent de, Clivages et partis en Belgique, Courrier hebdomadaire n° 2000, CRISP, 2008, p. 29).
2. NYSSENS Clotilde, op. cit., p. 31.
3. Adoptés à Bruxelles le 18 mai 2002, disponibles sur
http://cevipol.ulb.ac.be/sites/default/files/Contenu/Cevipol/cdh_-s.pdf
4. Titre I : Les objectifs du parti, Chapitre 1 : Fondements, Art. 1er.
5. Cf. www.lecdh.be
6. « Le CDH s’affirme comme un parti résolument moderne qui s’inscrit dans le changement. face à la transformation de la société de piliers, il assume certaines ruptures nécessaires avec le passé en dépassant notamment le clivage confessionnel. Il porte désormais, sans renier son âme, dans un projet ouvert à tous et adapté aux nouveaux enjeux, l’imaginaire, le souffle et les valeurs qui ont construit et porté le parti avant nous tout en s’adressant désormais aux attentes des nouvelles générations, de ceux qui sont incroyants ou qui appartiennent à des religions différentes. » Ce parti veut occuper une « position centrale sur l’échiquier politique », refuse le « centrisme mou » et transcende « le clivage droite/gauche » au nom de l’« humain ».
7. A propos de la bioéthique, la sénatrice CDH NYSSENS Cl. approuve : « Il faut un débat de société auquel les citoyens doivent prendre part. C’est dans ces lieux de débats (comités d’éthique dans les hôpitaux par exemple) et par les lois qui encadrent la science, que les limites à la science doivent être posées. » (Les chrétiens en politique, op. cit., pp. 35-36).
8. Bibliothèque du droit social n° 43, LGDJ, 2006.
10. Né en 1940.
11. Seuil, 2002.
12. 1922-1997.
13. Seuil, 1975.
14. Seuil, 1981.
15. Seuil, 2005.
18. in Magazine littéraire juillet-août 1993.
19. Avorter : le débat continue in La Libre.be 29 mars 2010 et RTBf .be , 29 mars 2010.
20. Cf. http://users.skynet.be/bs991384/famunie/fu110d08/Loi%20embryon.htm. A part quatre abstentions, tous les sénateurs présents (il y avait trente absents) ont voté cette loi.
21. qu’on ne s’y trompe pas : si l’enseignement libre catholique subventionné draine environ la moitié de la population scolaire du pays, si toute une série d’organismes portent l’étiquette chrétienne et même catholique (Action catholique, , syndicats chrétiens, hôpitaux catholiques, mutualités chrétiennes, universités catholiques, Guides catholiques, etc.) toutes ces associations, mouvements, institutions subsistent dans un pays qui se déchristianise et on perdu, le plus souvent leurs références originelles. (Cf. NYSSENS Cl., op. cit., p. 42).
22. Encore pouvait-on faire quelques réserves quant à l’orientation socio-économique de ce parti, plus proche du libéralisme que de l’enseignement de l’Église en la matière.
23. Lettre apostolique en forme de « Motu proprio » pour la proclamation de saint Thomas More comme Patron des responsables de gouvernement et des hommes politiques, 31 octobre 2000, DC 3 décembre 2000, n° 2237, p. 1002.

⁢v. Des hommes et des femmes, d’abord !

A l’occasion de la reconnaissance de Thomas More comme saint patron des responsables politiques, Jean-Paul II a dessiné le portrait de l’homme politique souhaité en soulignant que son engagement « est avant tout un exercice de vertus » au service de la personne.⁠[1] « Le service politique passe par un engagement précis et quotidien, qui exige une grande compétence dans l’accomplissement de son devoir et une moralité à toute épreuve dans la gestion désintéressée et transparente du pouvoir. » De plus, « un homme politique chrétien ne peut pas faire autrement que de se référer aux principes que la doctrine sociale de l’Église a développés au cours de l’histoire. » Avec réalisme, Jean-Paul II se rend bien compte que « dans l’application de ces principes à la réalité politique complexe, il sera souvent inévitable de rencontrer des domaines, des problèmes et des circonstances qui peuvent légitimement donner lieu à des évaluations concrètes différentes. Mais en même temps, ajoute-t-il immédiatement, on ne peut justifier un pragmatisme qui, même en ce qui concerne les valeurs essentielles et fondamentales de la vie sociale, réduirait la politique à une pure médiation d’intérêts ou, pire encore, à une question de démagogie ou de calculs électoralistes. Si le droit ne peut pas et ne doit pas couvrir toute la sphère de la loi morale, il faut aussi rappeler qu’il ne peut aller « à l’encontre » de la loi morale. »[2] Jean-Paul II rappelle, en effet, que « la loi positive ne peut contredire la loi naturelle » et que le fondement des valeurs chrétiennes « ne peut se trouver dans des « majorités » d’opinion provisoires et fluctuantes, mais seulement dans la reconnaissance d’une loi morale objective qui, en tant que « loi naturelle » inscrite dans le cœur de l’homme, est une -référence normative pour la loi civile elle-même. » Le Souverain pontife prend comme exemple « le droit à la vie - de la conception à la mort naturelle - de l’être humain, quelle que soit la condition dans laquelle il se trouve - qu’il soit sain ou malade, encore à l’état embryonnaire, âgé ou en phase terminale. » Une loi qui ne respecterait pas ce droit « n’est pas une loi conforme au dessein divin ; aussi un législateur chrétien ne peut-il contribuer à la formuler ni l’approuver en séance parlementaire, bien que, là où cela existe, il lui soit licite de proposer des amendements qui en atténuent le caractère dommageable lors des discussions au parlement. » Il précise : « Il n’y a pas de doute que, dans l’actuelle société pluraliste, le législateur chrétien se trouve face à des conceptions de la vie, à des lois et à des demandes de législation qui sont contraires à sa conscience. C’est alors la prudence chrétienne, vertu propre à l’homme politique chrétien, qui lui indiquera comment se comporter pour ne pas manquer, d’une part, à l’appel de sa conscience correctement formée, ni d’autre part à sa tâche de législateur. Il ne s’agit pas pour le chrétien d’aujourd’hui, de sortir du monde où l’appel de Dieu l’a placé, mais de donner un témoignage de sa foi et d’être logique avec ses principes, dans les circonstances difficiles et toujours nouvelles qui caractérisent la sphère de la politique. »⁠[3]

Dans ces conditions, comment espérer trouver les hommes idoines, compétents, vertueux et persévérants⁠[4] sans qu’ils soient soutenus par un peuple, une partie petite ou grande de peuple, qui le soutienne et l’encourage ? Et puis, d’où peut sortir un tel homme sinon d’un groupe qui l’ait formé et le soutienne ?

Ne faut-il pas donc d’abord prioritairement penser à informer une société, une frange de la société avant de lui donner une représentation institutionnelle conforme ? Ne faut-il pas former un peuple d’abord avant de veiller à le représenter ? Ou mieux : évangéliser et former en même temps à l’action politique ? Une action politique qui reste à définir. Mais commençons par réfléchir à cette notion de peuple.

On se souvient de l’éclairante distinction faite par Pie XII entre peuple et masse. Revenons-y.⁠[5]

Quand on réclame, comme on l’entend encore aujourd’hui en maints pays, « plus de démocratie ou une meilleure démocratie, cette exigence ne peut avoir d’autre sens que de mettre le citoyen toujours plus en mesure d’avoir une opinion personnelle propre, et de l’exprimer, et de la faire valoir d’une manière correspondant au bien commun. » Dès lors, l’État « est, et il doit être, l’unité organique et organisatrice d’un vrai peuple ».

Le peuple est tout le contraire d’une masse ou, autrement dit, d’une « multitude amorphe ». La masse « est en elle-même inerte, et elle ne peut être mue que de l’extérieur. » La messe « attend l’impulsion du dehors, jouet facile entre les mains de quiconque en exploite les instincts et les impressions, prompte à suivre tour à tour, aujourd’hui ce drapeau et demain cet autre. » La masse est ainsi fragile devant toutes les manipulations surtout à une époque où les médias, avec leurs simplifications et leurs partis-pris, sont pour beaucoup l’unique source d’information et souvent l’instrument d’une pensée unique, celle du pouvoir ou d’un lobby. Mais le phénomène était déjà perceptible au temps de Jésus comme on le voit dans l’évangile selon Marc au moment où Pilate demande à la foule : « Voulez-vous que je vous relâche le roi des Juifs ? », l’évangéliste note que « les grands prêtres excitèrent la foule à demander qu’il leur relâchât plutôt Barabbas. »[6] La masse, telle que définie, « est l’ennemie principale de la vraie démocratie et de son idéal de liberté et d’égalité. »

A l’opposé, « le peuple vit et se meut par sa vie propre ; […] le peuple vit de la plénitude de la vie des hommes qui le composent, dont chacun - à la place et de la manière qui lui sont propres - est une personne consciente de ses propres responsabilités et de ses propres convictions. » Dès lors, « l’exubérance vitale d’un vrai peuple répand la vie, abondante et riche, dans l’État et dans tous ses organes, leur infusant, avec une vigueur sans cesse renouvelée, la conscience des propres responsabilités, le sens vrai du bien commun. »

Tout est donc une question d’hommes d’abord et de formation. C’est bien ce qu’avait compris l’historien Jules Michelet dans cette citation célèbre à l’aube de la démocratie : « Quelle est la première partie de la politique ? L’éducation. La seconde ? L’éducation ; Et la troisième ? L’éducation. »[7]

Deux ans avant Pie XII, Jacques Maritain réfléchissant à l’avenir du monde une fois qu’il sera débarrassé de la barbarie nazie, écrivait⁠[8] que pour la « philosophie démocratique »[9], « l’œuvre politique est par excellence une œuvre de civilisation et de culture […] »⁠[10] dans la mesure où « la personne humaine comme telle est appelée à participer à la vie politique et que les droits politiques d’une communauté d’hommes doivent être stablement garantis. »[11] Maritain va plus loin dans son analyse et, s’appuie, notamment, sur l’hypothèse lancée par Henri Bergson qui méditant sur la devise de la République française qui définit la « démocratie théorique ». Celle-ci « proclame la liberté, réclame l’égalité, et réconcilie ces deux sœurs ennemies en leur réappelant qu’elles sont sœurs en mettant au-dessus de tout la fraternité. qu’on prenne de ce biais la devise républicaine, on trouvera que le troisième terme lève la contradiction si souvent signalée entre les deux autres, et que la fraternité est l’essentiel : ce qui permettrait de dire que la démocratie est d’essence évangélique, et qu’elle a pour moteur l’amour. »[12] Maritain développe l’intuition et conclut que « non seulement l’état d’esprit démocratique vient de l’inspiration évangélique, mais il ne peut subsister sans elle. »[13] Ce qui ne signifie absolument pas « que le christianisme serait lié à la démocratie, et que la foi chrétienne obligerait chaque fidèle à être démocrate ; c’est de constater que la démocratie est liée au christianisme, et que la poussée démocratique a surgi dans l’histoire humaine comme une manifestation temporelle de l’inspiration évangélique ». Autrement dit encore : « il est clair que le christianisme et la foi chrétienne ne sauraient être inféodés, non plus qu’à aucune forme politique quelconque, à la démocratie comme philosophie de la vie humaine et politique. Cela résulte de la distinction fondamentale introduite par le Christ entre les choses qui sont à César et les choses qui sont à Dieu […]. »⁠[14] Nous voilà donc revenus à notre point de départ : l’évangélisation est indispensable à une action politique efficace. Ce qui ne veut pas dire, nous allons y venir, qu’il faut être baptisé et pratiquant pour commencer à envisager l’instauration ou la restauration d’une organisation sociale juste et respectueuse de l’intégralité de la personne humaine.

En attendant, constatons tout de même que si nous accordons crédit à ce qui vient d’être dit, mettre d’abord son espoir dans l’action d’un parti politique revient à atteler la charrue avant les bœufs.

Allons plus loin encore.

Ne peut-on imaginer l’action politique sans partis ?


1. Id..
2. Homélie pour le Jubilé des responsables de gouvernement, des parlementaires et des hommes politiques, 5 novembre 2000, in DC 3 décembre 2000, n° 2237, pp. 1008-1009.
3. Discours aux responsables de gouvernement, aux parlementaires et aux responsables politiques à l’occasion de leur Jubilé, 4 novembre 2000, in DC 3 décembre 2000, n° 2237, pp.1006-1007.
4. « Le service politique passe par un engagement précis et quotidien, qui exige une grande compétence dans l’accomplissement de son devoir et une moralité à toute épreuve dans la gestion désintéressée et transparente du pouvoir. » Jean-Paul II, Homélie pour le Jubilé des responsables de gouvernement…​, op. cit.., p.1008.
5. Radio-message au monde, 24 décembre 1944.
6. Mc 15, 9 et 11.
7. MICHELET Jules (1798-1874), Le Peuple, Ed. Paulin, 1846, p. 310.
8. Christianisme et démocratie, Paul Hartmann, 1945. Cet essai fut écrit en été 1942 et publié d’abord à New York, en 1943, aux Editions de la Maison française.
9. Voici comment l’auteur la résume : « droits inaliénables de la personne, égalité, droits politiques du peuple, dont tout régime politique suppose le consentement et comme vicaires duquel les gouvernants gouvernent, primat absolu des relations de justice et de droit, à ola base de la société, idéal non de guerre, de prestige ou de puissance, mais d’amélioration et d’émancipation de la vie humaine et de fraternité. » (Op. cit., p. 63.
10. Id..
11. Id., p. 65.
12. Les deux sources de la morale et de la religion (1932), in Œuvres, PUF, 1963, p. 1215. Rappelons qu’Henri Bergson (1859-1941), juif agnostique, s’est peu à peu, à travers son parcours philosophique, rapproché du christianisme et en particulier du catholicisme sans y adhérer par solidarité avec le peuple juif. « Dans les dernières années, Bergson envisage […​] de se rallier au catholicisme, car il voit dans Jésus le mystique par excellence. » (MINOIS Georges, Préface d’A. Comte-Sponville, Dictionnaire des athées, agnostiques, sceptiques et autre mécréants, Albin-Michel, 2012, article Bergson. Pour une analyse plus développée, voir CHALIER Catherine, Le désir de conversion, Seuil, 2011. Catherine Chalier est philosophe, spécialiste du judaïsme.
13. Dans son message de Noël 1944, PIE XII dira : « Si l’avenir appartient à la démocratie, un rôle de premier ordre, dans sa mise en œuvre, devra revenir à la religion du Christ et de l’Église comme messagère de la parole du Rédempteur et comme continuatrice de sa mission de salut. C’est elle, en effet, qui enseigne et qui défend la vérité, qui communique les forces surnaturelles de la grâce pour réaliser l’ordre des êtres et des fins établi par Dieu comme fondement dernier et norme directrice de toute démocratie. »
14. MARITAIN Jacques, op. cit., pp. 34-35. L’auteur précise bien que le mot démocratie, pour lui, « désigne d’abord et avant tout une philosophie générale de la vie humaine et de la vie politique, et un état d’esprit. Cette philosophie et cet état d’esprit n’excluent a priori aucun des « régimes » ou des « formes de gouvernement » que la tradition classique a reconnus pour légitimes, c’est-à-dire compatibles avec la dignité humaine. Un régime monarchique peut ainsi être démocratique, s’il s’accorde à cet état d’esprit et aux principes de cette philosophie. cependant, dès l’instant que les circonstances historiques s’y prêtent, le dynamisme de la pensée démocratique va de lui-même, comme vers sa forme de réalisation naturelle, vers la forme de gouvernement du même nom, qui consiste, selon l’expression d’Abraham Lincoln, dans « le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple ». » (Id., p. 32). De même, Pie XII dira que « la démocratie, entendue dans son sens large, admet des formes diverses et peut se réaliser aussi bien dans la monarchie que dans les républiques. » (Discours de Noël 1944).

⁢vi. Simone Weil, anarchiste ?

Nous pouvons y réfléchir sans verser dans l’anarchie ou l’utopie grâce à un texte peu connu de Simone Weil. Née en 1909, elle meurt en 1943. Sept ans après sa mort, le revue La Table ronde publie, en février 1950 (n° 26), un texte inédit de la philosophe : Note sur la suppression générale des partis politiques. En avril 1950, André Breton⁠[1], dans Combat et Alain⁠[2] dans La Table ronde déclarent que ce texte est « l’un des plus pénétrants de l’auteur »[3]. A. Breton écrit : « Ces pages, en tout point admirables d’intelligence et de noblesse, constituent un réquisitoire sans appel possible contre le crime de démission de l’esprit (renoncement à ses prérogatives les plus inaliénables) qu’entraîne le mode de fonctionnement des partis. » Et Alain, de son côté, déclare que ce texte est « plein de feu, écrit comme avec le pic du terrassier. Superbe en assurance ». Il avoue : « J’y trouvais un climat et comme un souvenir de moi-même.⁠[4] […] J’avais déjà toutes ces idées ; seulement elles étaient sans puissance, comme il arrive quand on ne combat pas, comme dit Descartes, avec toutes ses forces. »

Comment Simone Weil justifie-t-elle sa position exprimée dans un titre pour le moins provocant car nous sommes tous habitués et depuis fort longtemps dans nos démocraties à la présence de partis mais S. Weil nous réplique : « Le fait que [ les partis] existent n’est nullement un motif pour les conserver. » Quand nous parlons des partis politiques, nous avons tous tendance à en dire du mal. Sans qu’il soit nécessaire d’illustrer, S. Weil confirme que « le mal des partis politiques saute aux yeux. »[5] Mais sa critique ne va pas nous dresser le catalogue des vices décelés par tout un chacun. Au contraire c’est en fonction du bien que les partis peuvent apporter qu’elle entamer sa réflexion : « Seul le bien est un motif légitime de conservation. Le problème à examiner, c’est s’il y a en eux un bien qui l’emporte sur le mal et rende ainsi leur existence désirable. »[6] Selon quel critère va-t-elle identifier le bien ? « Ce ne peut être que la vérité, la justice, et, en second lieu, l’utilité publique » Et elle nous rappelle, cette vérité philosophique élémentaire qu’aucun homme politique n’oserait proférer : « La démocratie, le pouvoir du plus grand nombre, ne sont pas des biens. Ce sont des moyens en vue du bien. »[7] Le bien, la justice, la vérité sont l’objet de la raison et si tous les hommes exercent bien leur raison, ils doivent aboutir au même résultat alors que les passions nous poussent le plus souvent dans des sens très différents et nous trompent. La raison unit, la passion divise. Dans une démocratie, on ne se trompera pas si le peuple sollicité de dire ce qu’il veut, l’exprime hors de toute passion collective et qu’il s’exprime à propos des problèmes de la vie publique et non en choisissant des personnes.

Dès lors, deux questions se posent : « comment donner en fait aux hommes qui composent le peuple […] la possibilité d’exprimer parfois un jugement sur les grands problèmes de la vie publique ? » et en même temps, « comment empêcher qu’au moment où le peuple est interrogé, qu’il circule à travers lui aucune espèce de passion collective ? »[8]

Or, un parti politique se caractérise par trois caractères essentiels: il « est une machine à fabriquer de la passion collective », il aussi est « une organisation construite de manière à exercer une pression collective sur la pensée de chacun des êtres humains qui en sont membres » et enfin, son unique fin « est sa propre croissance, et cela sans aucune limite ». Ces trois caractéristiques font que « tout parti est totalitaire en germe et en aspiration »[9]. La seule véritable fin est le service d’« une certaine conception du bien public »[10] et non la croissance du parti, cette croissance appartient à l’ordre des moyens. En faire une fin est idolâtre car « Dieu seul est légitimement une fin pour soi-même ».⁠[11]

On suppose que les partis ont « une certaine conception du bien public », ce que l’on appelle une « doctrine ». Pour S. Weil, « l’expression : « Doctrine d’un parti politique » ne peut jamais, par la nature des choses, avoir aucune signification. »[12] La prise de position est radicale. Comment la justifie-t-elle ? Par le fait que si un homme peut avoir exceptionnellement une doctrine, « une collectivité n’en a jamais ».⁠[13] Dès lors, « la conception du bien public propre à tel ou tel parti est une fiction, une chose vide, sans réalité » qui lui « impose la recherche de la puissance. »[14] d’une part, « si on a un critère du bien autre que le bien, on perd la notion du bien »[15] et, d’autre part, « par effet de l’absence de pensée », le parti se trouve « dans un état continuel d’impuissance qu’il attribue toujours à l’insuffisance du pouvoir dont il dispose. »[16]

La croissance du parti étant un critère de bien, « une pression collective du parti » va s’exercer « sur les pensées des hommes », par la propagande sur le grand public⁠[17] et par le « dressage » sur la pensée des membres. Imagine-t-on en effet « un membre d’un parti […] qui prenne l’engagement que voici : « Toutes les fois que j’examinerai n’importe quel problème politique ou social, je m’engage à oublier absolument le fait que je suis membre de tel groupe, et à me préoccuper exclusivement de discerner le bien public et la justice. » »[18] On trouve plutôt « tout à fait naturel, raisonnable et honorable que quelqu’un dise : « Comme conservateur, » ou : « Comme socialiste, je pense que…​ » »[19] Ce qui est légitime s’il n’y a pas de vérité mais « si on reconnaît qu’il y a une vérité, il n’est permis de penser que ce qui est vrai. »[20] Dire : comme conservateur ou comme socialiste, je pense que…​, « c’est ne pas penser ».⁠[21] Celui qui veut être fidèle à sa « lumière intérieure » ment à son parti ; si, en étant fidèle à sa lumière intérieure, il respecte la « discipline extérieure », il ment alors au public et s’il dit des choses qu’il estime contraires à la vérité et à la justice, il se ment à lui-même.⁠[22]

En conséquence, « si l’appartenance à un parti contraint toujours, en tout cas, au mensonge, l’existence des partis est absolument, inconditionnellement un mal »[23] et si l’on est « contraint à se trouver dans un parti pour prendre part efficacement aux affaires publiques […] alors cette nécessité est un mal, et il faut y mettre fin en supprimant les partis. »[24]

On objectera comme Pilate : « qu’est-ce que la vérité ? » qu’est-ce que cette vérité que l’homme politique devrait servir pour échapper aux critiques de l’auteur ? Elle répond : « la vérité, ce sont les pensées qui surgissent dans l’esprit d’une créature pensante uniquement, totalement, exclusivement désireuse de la vérité ».⁠[25] Encore faut-il désirer la vérité. Est-il possible de la désirer « sans rien savoir d’elle ? ». Il faut, comme dit S. Weil, désirer « la vérité à vide et sans tenter d’en deviner d’avance le contenu ». C’est à cette condition « qu’on reçoit la lumière. C’est là tout le mécanisme de l’attention. » Cette tension éloigne de l’esprit de parti car « Il est impossible d’examiner les problèmes effroyablement complexes de la vie publique et étant attentif à la fois, d’une part à discerner la vérité, la justice, le bien public, d’autre part à conserver l’attitude qui convient à un membre de tel groupement. la faculté humaine d’attention n’est pas capable simultanément des deux soucis. En fait quiconque s’attache à l’un abandonne l’autre. »[26] Et celui qui s’attache à la vérité, à la justice doit s’attendre à des pénalités pour son indocilités. Chaque parti « est une petite Église profane armée de la menace d’excommunication ».⁠[27] Il est infiniment plus confortable de se conformer à ce que le parti dit et veut. Plus confortable en fait de ne pas penser.⁠[28] Ou « à ne presque plus penser, dans aucun domaine, qu’en prenant position « pour » ou « contre » une opinion. ensuite on cherche des arguments, selon le cas, soit pour, soit contre. »[29]

Et donc le parti est bien une machine « à fabriquer de la passion collective […]. La passion collective est l’unique énergie dont disposent les partis pour la propagande extérieure et pour la pression exercée sur l’âme de chaque membre. »[30]

La conclusion est claire : les partis « sont mauvais dans leur principe, et pratiquement leurs effets sont mauvais. » Leur suppression serait donc un bien. S. Weil rêve-t-elle pour autant de dictature, le pluralisme politique étant le garant de la démocratie ?

Le pluralisme politique, elle l’envisage autrement, à partir non d’étiquettes mais d’idées : « les candidats diraient aux électeurs, non pas : « J’ai telle étiquette » - ce qui pratiquement n’apprend rigoureusement rien au public sur leur attitude concrète concernant les problèmes concrets - mais : « Je pense telle, telle et telle chose à l’égard de tel, tel, tel grand problème. » ». Ce sont les idées qui rassembleraient, suivant le cas, des élus différents suivant « les affinités réelles » : « Les élus s’associeraient et se dissocieraient selon le jeu naturel et mouvant des affinités. Je peux très bien être en accord avec M. A…​ ; sur la colonisation et en désaccord avec lui sur la propriété paysanne ; et inversement pour M. B... »⁠[31]

En dehors du parlement, des revues d’idées rassembleraient des milieux « fluides », des milieux « d’affinité », des revues honorables dont les politiques ne pourraient se réclamer et auxquelles les collaborateurs ne seraient pas liés.⁠[32] Cette ouverture d’esprit rejaillirait sur toute la société.

Comme nous l’avons dit, André Breton, applaudit à la prise de position de S. Weil. Il rappelle que le 13 décembre 1948⁠[33], il avait en présence d’Albert Camus rappelé que l’auteur de La peste « voyait dans la non-appartenance à toute espèce de parti la première caution que devraient être appelés à fournir ceux qui, d’un large et passionné échange de vues et d’idées, croient encore possible d’attendre un remède au mal actuel. » Breton nuance un tout petit peu la pensée de S. Weil et parle de « mise au ban » plutôt que de suppression des partis politiques car celle-ci « ne peut se concevoir qu’au terme d’une assez longue entreprise de désabusement collectif. »[34]

Quant à Alain, il confirme l’analyse de son ancienne élève : « un parti ne peut former des pensées ». Il n’y a qu’un « vrai parti, celui de la Justice et de la Vérité, choses qui ne peuvent être connues et suivies que par des individus, soutenus par leurs amis, et jamais par les partis qui s’accordent à poursuivre le Juste et le Vrai, mais qui n’y pensent jamais, attendu qu’une collectivité ne peut rien penser. »[35]

Une conclusion s’impose ici : l’action politique première, fondamentale, incontournable implique chaque personne et suppose sa formation intellectuelle, morale, et peut-être religieuse. On ne peut faire l’économie de ce préalable. Sinon, on sera livré aux influences plus ou moins efficaces, de groupes plus ou moins organisés, partis, syndicats, lobbies de toutes sortes et campagnes médiatiques.

Thierry-Dominique Humbrecht, dans son Eloge de l’action politique[36], a beau dire que « l’action dont il s’agit ici de vanter les mérites désigne à la fois, au sens large, l’influence de tous sur la société et, au sens précis, la participation de quelques-uns à la vie politique » et que « ces deux dimensions se complètent et se fécondent »[37], il privilégie néanmoins la seconde, tant l’action politique au sens habituel, étroit, fascine et tout est mis en œuvre aussi pour laisser croire qu’elle est le passage obligé, nécessaire et premier de la transformation ou de la gestion d’une société⁠[38]. Il suffit de voir comment les media traitent certaines campagnes électorales, comme aux États-Unis ou en France, conduites comme des compétitions sportives qui passionnent les foules et les détournent de leurs vraies responsabilités politiques qui, en l’occurrence, sont réduites à des paris et à l’acte électoral.⁠[39] Dans un essai qu’il faudrait relire, Serge-Christophe Kolm s’est posé la question: « Les élections sont-elles la démocratie ? »[40]. Si l’on ne partage pas nécessairement ses conclusions trop timides dira-t-on ou trop floues référées à l’analyse scientifique et à l’anarchisme⁠[41], il nous invite à réfléchir quand il écrit que « le peu de choix offert aux électeurs, la sur-centralisation, l’irrévocabilité des élus, l’information superficielle, la sélection a priori des dirigeants et candidats vident le système électoral de sa démocratie. Comme le veulent les aspirants au pouvoir politique et les groupes qui financent leurs propagandes électorales en échange du maintien de privilèges. Ces élections sont beaucoup moins un choix du peuple que sa légitimation de pouvoirs existant par ailleurs. »[42] Comment ne pas penser que « le système empêche des citoyens d’être maîtres et responsables de leur sort, même pour des décisions qui ne touchant pas nécessairement un grand nombre de personnes ensemble. L’aliénation politique règne. » Pour l’auteur, « le suffrage universel semble réduit à un alibi. L’élection est une cérémonie de légitimation, intronisation du député par l’électorat ou sacre du président par le peuple, sans que celui-ci ait grand choix. le scrutin a bien des aspects du dérivatif psycho-social, de fête votive plutôt que de vote souverain. »[43]

Il n’échappe à personne que « le drame des campagnes électorales est que les politiciens y proclament trop souvent à leurs électeurs ce que ceux-ci ont envie d’entendre. Ceci afin de mendier leur vote. »[44]

On ne peut s’empêcher de se rappeler les sévères mises en garde de Pie IX. Dans son Discours aux pèlerins français, le 5 mai 1874, il les félicite de les voir « occupés de la tâche difficile qui consiste à faire disparaître, si c’est possible, ou, au moins, atténuer une plaie horrible qui afflige la société humaine et qu’on appelle le suffrage universel. Oui, c’est une plaie qui détruit l’ordre social et qui mériterait à juste titre d’être appelée mensonge » universel. » Quant aux institutions que le suffrage universel installe, Pie XI était bien conscient qu’« elles se prêtent plus aisément que toutes autres au jeu déloyal des factions. »[45] C’est pourquoi Pie XII insistera tant sur le sens véritable du mot « peuple » comme nous l’avons vu et sur ce qui fonde une vraie démocratie : le souci du bien commun, l’origine du pouvoir et les conditions de son exercice, le respect des droits de toute personne. Un peu plus tard, le Souverain Pontife rappelant son message de Noël 1944 adressé, dit-il, « à un monde enthousiaste de la démocratie et désireux d’être le champion et le propagateur, nous nous efforcions d’exposer les principaux postulats moraux d’un ordre démocratique qui soit juste et sain. Beaucoup craignent aujourd’hui que la confiance en cet ordre ne soit affaiblie par le contraste choquant entre « la démocratie en parole » et « la réalité concrète » »[46]. Et le nombre à lui seul ne peut être fondateur. Or, « actuellement, la vie des nations est désagrégée par le culte aveugle de la valeur numérique. le citoyen est électeur. Mais, comme tel, il n’est qu’une des unités dont le total constitue une majorité ou une minorité qu’un déplacement de quelques voix, d’une seule même suffira à inverser. Au regard des partis, il ne compte que pour sa valeur électorale, pour l’appoint qu’apporte sa voix : de sa place et de son rôle dans le profession, il n’est plus question. »[47]

Pour Clotilde Nyssens, un autre phénomène pousse le citoyen à l’inaction : c’est l’élargissement du rôle de l’État actuel : « L’État interfère […] dans des domaines où jadis il aurait été impensable qu’il s’immisce. […] Cette tendance nouvelle va, si l’on n’y prend garde, à l’encontre du principe de subsidiarité cher à la doctrine chrétienne. Elle risque de déresponsabiliser les citoyens et de les infantiliser. »[48]

Quoi qu’il en soit, le chrétien ne peut se dérober à son devoir politique pour la simple raison que « la relation est au cœur de la démarche chrétienne. Elle est également au centre de la vie politique, ouverte sur un univers de relations entre personnes et associations diverses. Les citoyens apprécient également les relations de proximité que peuvent entretenir les responsables politiques avec la population.

Le désir de relations s’exprime également par la volonté de s’associer et de participer. La démocratie représentative a atteint ses limites: elle ne convainc plus. En revanche, la démocratie participative a la cote. Elle cherche de nouveaux modes d’expression, d’association aux processus de décision ou à tout le moins de consultation (forums, débats, auditions, instances consultatives, panel de citoyens, pactes, etc.). […] Le chrétien ne peut avoir une position de repli par rapport à l’actualité. Il ne peut s’en éloigner ni faire preuve d’un sentiment d’impuissance face à un monde où les problèmes et les défis sont nombreux et complexes. Il doit affronter également les questions nouvelles. le chrétien doit déchiffrer les « signes des temps » et parfois « tourner la page ». Il doit faire preuve de discernement et de réflexion critique. »[49]

Qui est ce chrétien sinon chacun d’entre nous ?

Dans quel but devrait-il s’engager ?


1. A. Breton, 1896-1966, poète, théoricien du surréalisme, Fut membre du parti communiste puis de différents mouvements de gauche de tendance anarchiste.
2. 1868-1951. De son vrai nom Emile-Auguste Chartier, Alain est un philosophe rationaliste, pacifiste et anti-fasciste.
3. WEIL Simone, Note sur la suppression générale des partis politiques, Climats, 2006, Note de l’éditeur, p. 7
4. S. Weil a été l’élève d’Alain.
5. On peut se référer, en Belgique, à l’enquête effectuée auprès des 18-34 ans en 2016 (Génération « Quoi ? », Autoportrait des 18-34 ans en Belgique francophone, Enquête réalisée en ligne de mai à juillet 2016, Rapport de recherche réalisé par TIRTIAUX Johan (sociologue, Université de Namur) et PIETERS Jérôme (sociologue), disponible sur www.rtbf.be/generationquoi). On y lit qu’« Une très nette majorité des jeunes répondants (90 %) exprime ne pas avoir confiance dans la politique. Une moitié des jeunes estiment que « presque tous les hommes politiques sont corrompus » et l’autre moitié que « quelques-uns » le sont. Seulement 2 % des jeunes estiment que « presque aucun n’est corrompu » .Pourtant les jeunes ne concluent pas que le monde politique n’a plus de pouvoir. Trois quarts des jeunes estiment que les hommes politiques ont encore du pouvoir. Les jeunes semblent donc avant tout déçus par des hommes politiques qui ne leur paraissent pas à la hauteur des problèmes de nos sociétés et des problèmes qu’ils rencontrent. » En ce qui concerne plus précisément les partis, ils sont inclus dans les institutions en général : « De façon générale, outre la politique, les institutions sociales rencontrent peu la confiance des jeunes. C’est particulièrement le cas des institutions religieuses, de la politique, des médias, des syndicats, de l’Europe et de la justice. L’école et la police reçoivent une estimation de confiance un peu moins sévère. On ne trouve toutefois que l’armée et les organisations humanitaires pour rencontrer la confiance d’une majorité de jeunes. »
   En ce qui concerne la France, nous disposons d’un outil régulier de sondage, plus pointu, fourni par Centre de recherches politiques de Sciences Po (anciennement Centre d’études de la vie politique française) appelé CEVIPOF. Dans son Baromètre de la confiance politique, vague 7, janvier 2016 ( disponible sur
   www.cevipof.com/fr/le-barometre-de-la-confiance-politique-du-cevipof) Au niveau des partis politiques (Q. 25), il s’avère qu’1% des sondés ont très confiance, 11% plutôt confiance, 47% plutôt pas confiance et 40% pas du tout confiance.
6. WEIL S., Op. cit., p. p. 24.
7. Id., p. 25. Elle illustre son propos en disant : « Si la République de Weimar, au lieu de Hitler, avait décidé par les voies les plus rigoureusement parlementaires et légales de mettre les Juifs dans des camps de concentration et de les torturer avec raffinement jusqu’à la mort, les tortures n’auraient pas eu un atome de légitimité de plus qu’elles n’en ont maintenant. » (Id., pp. 25-26)
8. Id., p. 34.
9. Id., p. 35.
10. Id., p. 37.
11. Id., p. 39.
12. Id., p. 38.
13. On objectera qu’il existe pourtant, par exemple, une « doctrine chrétienne » mais ce que doctrine désigne ici « n’est ni individuel ni collectif : c’est une chose située infiniment au-dessus de l’un et l’autre domaine. » (Id.)
14. Id., p. 40
15. Id., p. 42.
16. Id., 40. « S’il y a trois membres de plus cette année que l’an dernier, ou si la collecte a rapporté cent francs de plus, ils sont contents/ mais ils désirent que cela continue indéfiniment dans la même direction. » (Id., p. 41).
17. Id., p. 42.
18. Id., pp. 43-44. « Si des mots en apparence voisins de ceux-là ont été prononcés, c’était seulement par des hommes désireux de gouverner avec l’appui de partis autres que le leur. » (Id., p. 44)
19. Id., p. 45.
20. Id., p. 46.
21. Id., p. 60. S.Weil précise encore qu’il n’est pas possible à qui que ce soit d’exposer « le point de vue communiste », par exemple. Un individu ne peu pas le connaître car « une collectivité n’a pas de langue ni de plume. les organes d’expression sont tous individuels ». Cet individu, en fait, se consulte lui-même. il se met « d’abord dans un état mental spécial, un état semblable à celui où [l’] avait mis si souvent l’atmosphère « du milieu communiste. « Si, s’étant mis dans cet état, on se laisse aller à ses réactions, on produit naturellement un langage conforme » au point de vue communiste. A condition, bien entendu, de s’interdire rigoureusement tout effort d’attention en vue de discerner la justice et la vérité. Si on accomplissait un tel effort, on risquerait - comble d’horreur - d’exprimer un « point de vue personnel ». » (Id. pp. 48-50)
22. Id., pp. 47-48.
23. Id., p. 48.
24. Id., p. 47.
25. Id., p. 50.
26. Id., pp. 51-52.
27. Id., p. 58. S. Weil explique que ce « mécanisme d’oppression spirituelle et mentale propre aux partis a été introduit dans l’histoire par l’Église catholique dans sa lutte contre l’hérésie. » L’individu ne suit plus « la lumière intérieure de l’évidence, cette faculté de discernement accordée d’en haut à l’âme humaine comme réponse au désir de vérité ». Ce n’est plus « le désir inconditionné, non défini, de la vérité, mais le désir de la conformité avec un enseignement établi d’avance » qui est le mobile de sa pensée. (Id., pp. 56-57)
28. « Un homme qui adhère à un parti a vraisemblablement aperçu dans l’action et la propagande de ce parti des choses qui lui ont paru justes et bonnes. mais il n’a jamais étudié la position du parti relativement à tous les problèmes de la vie publique. En entrant dans le parti, il accepte des positions qu’il ignore. Ainsi il soumet sa pensée à l’autorité du parti. Quand, peu à peu, il connaîtra ces postions, il les admettra sans examen. […​] Si un homme disait, en demandant sa carte de membre : « Je suis d’accord avec le parti sur tel, tel, tel point ; je n’ai pas étudié ses autres positions et je réserve entièrement mon opinion tant que je n’aurai pas fait l’étude », on le prierait sans doute de repasser plus tard. » (Id., p. 59)
29. Id., p. 67. Et cet état d’esprit est largement répandu dans la société, dans les domaines scientifique, artistique, religieux et jusque dans l’école : « presque partout - et même souvent pour des problèmes purement techniques - l’opération de prendre parti, de prendre position pour ou contre, s’est substituée à l’opération de la pensée. » (Id., p. 69).
30. Id., p. 60.
31. Id., pp. 61-62.
32. Id., pp. 63-65.
33. Il s’agissait d’un meeting du Rassemblement démocratique révolutionnaire (RDR) sur le thème : « L’internationalisme de l’Esprit et la paix dans le monde ». Participaient à ce meeting, outre Camus et Breton, et pour ne citer que des gens très connus : Carlo Levi, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir.  Ce parti de gauche qui ne vécut qu’un an, rejetait le stalinisme du Parti communiste français et le réformisme des sociaux-démocrates de la Section française de l’Internationale ouvrière. (Cf. Franc-tireur, 14 décembre 1948)
34. In WEIL S., op. cit., pp. 17-20.
35. Id., pp. 76 et 83.
36. Parole et Silence, 2015, p. 10.
37. Il écrit aussi avec pertinence qu’« agir dans la société ne revient pas seulement à embrasser une carrière politique. De nombreux acteurs construisent l’avenir par toutes sortes de professions. Tout ce qui concourt au bien commun sert le bien politique. Une entreprise tenue avec rigueur ne fait pas que vendre des bons produits, elle assure u n travail à de nombreuses personnes, elle humanise l’homme en tant qu’il participe au bien de la communauté ». (Id., p. 122).
38. Néanmoins, il mesure bien les limites que rencontre un chrétien engagé dans un parti politique : « Voici un député. Chrétien, fraîchement élu, il brûle de participer aux décisions publiques, enfin investi pour peser dans la balance. Hélas, il s’aperçoit vite que les choses ne sont pas si simples, pour autant d’ailleurs qu’il ne l’ait appris auparavant. Il doit taire certaines de ses convictions, voter avec son parti, déplorer en silence certaines de ses décisions, ravaler sa colère face à l’ambition déshonnête de tel de ses collègues, sans compter la connaissance qu’il a des malversations de certains autres. Il devient spectateur de la neutralisation mutuelle de certains dossiers : « je te tiens par le fric, tu me tiens par la culotte ». Il est parfois surpris, parfois ravi, de la complicité en coulisses de certains adversaires politiques, camarades de promotion […​], qui fraternisent au restaurant après s’être écharpés à l’Assemblée. Tout un monde de pressions contraires ne lui rend pas la vie facile. Peut-il rester fidèle à ce qu’il croit et ne pas violenter sa conscience ? » (Id., p. 134).
39. Nous avons évoqué précédemment l’obsession de l’homme providentiel supposé tout changer et apporter le paradis sur terre. C’est un peu la tare des régimes républicains.
40. KOLM Serge-Christophe, Les élections sont-elles la démocratie ?, Cerf, 1977. L’auteur, né en 1932, est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales implantée à Paris et dans diverses villes de France. Il a enseigné à Harvard et à Stanford.
41. Le livre est dédié au Russe Pierre Kropotkine (1842-1921) et au Néerlandais Anton Pannehoek (1873-1960) communistes marginaux anti-léninistes. (Op. cit., pp. 137-138).
42. Op. cit., quatrième de couverture.
43. Op. cit., pp. 12-13.
44. BEUKELAER Eric de, Credo politique, Fidélité, 2011, p. 106. E. de Beukelaer est prêtre du diocèse de Liège.
45. Encyclique Ubi arcano Dei, 23 décembre 1922.
46. Allocution au Sacré Collège pour la fête de saint Eugène, 2 juin 1947.
47. PIE XII, Allocution aux membres du Congrès universel pour une Confédération mondiale, 6 avril 1951.
48. NYSSENS Cl., op. cit., p.33.
49. Id., pp. 24-26.

⁢Chapitre 4 : Le ‘vivre-ensemble’ ?

Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères,
sinon nous allons mourir tous ensemble comme des idiots.
— Martin Luther King

L’action culturelle à laquelle tous nous sommes invités, on va le voir, va bien au delà de ce que Monsieur tout-le-monde envisage quand d’aventure l’actualité l’inquiète ou le heurte. Il se confie à son voisin, laisse une protestation sur les réseaux sociaux, écrit au courrier des lecteurs de sa gazette préférée, au mieux lance une pétition ou, s’il se sent un surhomme, organise une manifestation…​ et le mensonge triomphant passe[1] et continue de passer.

L’obsession du résultat immédiat ou à court terme conduit ces réactions souvent épidermiques et qui ne semblent en rien changer le désordre établi[2] appelé aussi dissociété[3] ou encore « société « désintégrée »[4].

En tout cas, le chrétien ne peut se replier sur le passé, s’enfermer dans la nostalgie du « bon vieux temps » où tout le monde, croit-on, était chrétien. On se réunit entre nostalgiques entretenant le même fantasme et si possible à l’intérieur de la même chapelle, à l’abri du monde, de ses nouveautés pour se préserver des miasmes de la modernité ou de la post-modernité…​

A ceux qui ont la nostalgie d’une chrétienté mythique moyen-âgeuse, il est bien de rappeler que la seule chrétienté existant réellement est la chrétienté de conviction qui, dit Th.-D. Humbrecht, « n’a rien du repli sur soi de ceux qui sont encore chrétiens, repli sur le passé, sur un groupe et même sur un lieu. Le repli sur le passé est stérilisant pour trois raisons. la première : il se fonde sur ce qui n’est plus, oublie d’investir le présent et de construire l’avenir. la deuxième : il reconstruit le passé pour le rendre idéal, configuration imaginative insuffisamment réaliste pour féconder ce que le présent charrie de tradition. la troisième : il signe l’échec de ce qu’il représente, comme si le christianisme était nécessairement lié à une situation culturelle au lieu d’avoir reçu les promesses de la vie éternelle et de dépasser les conditionnements périssables des sociétés. »⁠[5]

Quelle voie d’action s’ouvre à ce christianisme de conviction ? « Celle qui consiste à renouer les liens entre le christianisme et la culture. »[6] C’est dit l’auteur « une carte maîtresse à jouer ».⁠[7] Une carte maîtresse à jouer dans un monde, il faut en être bien conscient, qui nous tend le piège anesthésiant du vivre ensemble.

Tâchons de bien comprendre le danger.

On peut accepter les définitions de la modernité et de la postmodernité données par Th.-D. Humbrecht lorsqu’il écrit que « La modernité entend régenter la foi par la raison ; la postmodernité, quant à elle, prétend ne plus accorder de crédit à la raison elle-même. »[8] Il continue en précisant que « Si la postmodernité déconstruit la raison et l’universel, elle n’a donc aucun motif de supporter une religion qui se prétend révélée par Dieu, porteuse d’une vérité réglée selon l’autorité et pourtant en harmonie avec la raison avec, bien entendu, la mémoire commune d’une société qui fut catholique, mémoire refoulée et honnie. »[9]

Cette description est, d’une certaine manière, corroborée par Guy Haarscher. A la recherche d’un fondement des droits de l’homme, il constate : « notre hédonisme de protégés ne garantit nullement notre engagement pour les droits de tous (nous sommes à maints égards des humanistes imaginaires) ; le machiavélisme des gouvernants ne « lâchera » des droits qu’au profit de ceux qui sont capables de les impose. dans les deux cas, le sort des véritables destinataires de cette morale - les humiliés et offensés incapables de peser par eux-mêmes sur les Realpolitiker, ou d’intéresser réellement les hédonistes assoupis de l’Occident tardif - est sans espoir. Et s’il fallait se porter au-delà du machiavélisme et d l’hédonisme pour fonder une morale de l’extrême urgence et garantir les droits de ceux qui se trouvent en deçà de tout combat possible, du moins dans l’immédiat, nous nous trouverions confrontés à la crise de la religion et à celle, tout aussi inéluctable, de la métaphysique rationaliste. Alors, que reste-t-il ? cette éducation, justement, cette volonté -sans appui, sans filet protecteur, sans Grand Cosmos accueillant pour la justifier - de transmettre l’héritage, de continuer. »[10]

Eduquer, vouloir, transmettre l’héritage, c’est bien le programme du chrétien engagé aujourd’hui. C’est-à-dire, ne rien sacrifier de ce qui a été acquis, reçu même si le monde n’en veut plus, s’en détourne ou le méprise.

Or, au nom du vivre ensemble, ceux qui se réfèrent à Dieu ou à la raison ou aux deux, sont priés de mettre une sourdine à leurs discours.

Le « vivre-ensemble »⁠[11] est devenu la norme suprême dans les pays occidentaux. mais que recouvre cette expression ?

A l’attention des autochtones et des immigrés, un site officiel⁠[12] en Belgique pose la question : « qu’est-ce que 'vivre ensemble’ dans une société donnée, quand celle-ci évolue, sous la pression de toute  une série de facteurs socio-économiques et d’une réalité incontournable : une mixité culturelle toujours plus  importante de par l’arrivée de nombreuses personnes venant des quatre coins du monde, avec des  références, des modes de vie et des normes juridiques et sociales qui peuvent être très différentes ? » Pour répondre à cette question, le site, avec force développements, veut montrer « ce qui semble constituer les soubassements idéologiques dominants de notre société, au vu notamment d’analyses menées par divers sociologues » c’est-à-dire « les valeurs et les normes qui sont dominantes dans la société d’accueil à un moment donné », valeurs et normes, précise-t-on, susceptibles de varier suivant les milieux, l’éducation, l’âge et les convictions, ce qui peut dérouter celui qui n’est pas familier de la liberté individuelle et a vécu dans un cadre strict. Il n’empêche, est-il ajouté, que « tout n’est cependant pas relatif et le non-respect de certaines normes sociales est susceptible d’entraîner des sanctions sociales pouvant se manifester, par exemple, sous la forme de la réprobation ou du dédain. » L’objectif « n’est pas de convaincre du bien-fondé ou non des normes présentées mais bien d’informer de leur existence afin de limiter, autant que possible, les risques de malentendus et les tensions inutiles. » Il s’agit de « permettre au nouveau-venu de « décoder » les différentes situations auxquelles il est susceptible d’être confronté et de le  sensibiliser au caractère variable des codes en fonction de l’environnement social. Et ce, afin de lui permettre d’y évoluer le plus sereinement possible et de pouvoir agir en connaissance de cause, quel que soit son choix final de respect ou non des normes sociales présentées. » Le site va donc présenter les « normes et les valeurs » en clarifiant le sens de ces mots « au niveau sociologique » et en énonçant « les principales valeurs caractérisant (toujours au niveau sociologique) les sociétés occidentales actuelles, et donc notamment la société belge. » Valeurs qui inspirent les normes⁠[13] et qui sont définies comme des idéaux qui serviront de critères de référence, d’appréciation et de jugement. Ces critères portent sur certaines conceptions du bon, de l’agréable, du bien, du juste, du beau, du vrai. Elles changent suite à des « mutations importantes » (guerre, révolution, réformes institutionnelles ou religieuses, changement démographique, innovations techniques, initiatives relevant des défis posés par l’environnement, etc.) mais elles contribuent à maintenir la structure du groupe. Il est précisé qu’il n’est pas question « de procéder à un quelconque jugement (positif ou négatif) à l’égard des valeurs qui vont être citées mais bien de sensibiliser le lecteur à la place occupée par certaines de celles-ci dans la société et de les recontextualiser. De même, il importe de ne pas oublier qu’il s’agit ici de parler des valeurs centrales de sociétés en général et non d’individus en particulier. » Les auteurs précisent encore que " l’essentiel n’est pas tant dans le libellé de ces valeurs mais bien dans la façon dont elles vont être interprétées et se décliner concrètement au sein des sociétés par le biais des normes juridiques et des normes sociales. En effet, toutes les valeurs citées ne vont pas nécessairement se décliner de la même façon selon les époques ni les pays. Parmi les valeurs centrales dans les sociétés occidentales, on peut citer notamment celles de « liberté », d’« égalité », d’« efficacité », de « travail » et de « famille ». » qui, selon la présentation historique qui en est faite ont pris leur sens actuel - on a envie d’écrire 'leur vrai sens’- à partir du XVIIIe siècle seulement. Examinons quelques-unes de ces valeurs.

La liberté « implique le droit pour l’individu de diriger sa destinée, de régler ses affaires en toute indépendance, de prendre des initiatives (liberté d’entreprendre), d’exprimer ouvertement ses idées et de les défendre, d’aller où l’on veut, d’être maître chez soi, de fonder des groupes, d’y participer, de ne pouvoir être arrêté et poursuivi arbitrairement, de pouvoir être défendu en justice, d’être athée ou d’embrasser la religion de son choix, etc. » C’est la liberté ainsi décrite qui a « sous-tendu, au 20ième siècle, les luttes qui ont été menées dans le cadre de la contraception, de l’avortement et de l’euthanasie et qui ont débouché, dans un certain nombre de pays, sur une législation en la matière : la liberté de pouvoir disposer de son corps […]. Elle intervient également dans le choix du conjoint (liberté de choix), de même que dans celle de l’orientation sexuelle (liberté d’être hétérosexuel ou homosexuel). »

L’efficacité « a été à la fois la condition du progrès économique et technique et sa conséquence. C’est, en effet, avec le progrès technique que cette valeur a pris une importance de plus en plus grande. Elle implique la rationalité des moyens, la recherche d’un rendement maximum, d’une productivité toujours accrue. Elle implique aussi que le temps soit valorisé en terme économique.

Le travail. « C’est à partir du 18ième siècle que le travail, comme valeur, s’impose. On pense, à partir de cette époque, que l’homme se réalise lui-même et exprime sa pleine humanité par le travail. Activité conforme à la nature de l’homme, le travail est vu au 18ième siècle comme nécessaire à la santé et protégeant de l’ennui et de l’oisiveté. La société moderne a hérité de cette conception de l’homme pleinement humain en tant qu’Homo faber, homme industrieux. […] Toutefois si la valeur « travail » reste essentielle, on a vu, avec la réduction du temps de travail, les valeurs « hors travail » (loisirs) progresser et ce, depuis les années 1970.

La famille. C’est à son propos que l’on constate le mieux peut-être le caractère purement sociologique de l’approche. En effet, « Les structures familiales, les formes, les dimensions, les fonctions, les rapports entre ses membres, de même que les rapports entretenus avec l’extérieur varient avec le temps et les types de sociétés. » Aujourd’hui, « La fonction de protection a été relayée par des puissants substituts fonctionnels : les pensions de vieillesse, les allocations de chômage, les indemnités de maladie, les hospices, etc. Dans sa fonction d’éducation, elle a été secondée, de plus en plus tôt et de plus en plus longtemps, par l’école. Sur le plan affectif, par contre, la famille est devenue un élément essentiel. La famille garde également une influence primordiale sur la sélection et l’intériorisation des messages et des valeurs proposés par les mass media. d’une manière générale, les familles nucléaires (parents-enfants), de type conjugal, ont remplacé les familles étendues. L’enfant est considéré comme porteur de droits. L’autorité parentale n’est pas inconditionnelle. Sur le plan de sa structure interne, le contrôle social réciproque au sein de la famille tend à s’estomper. Chacun peut développer des horizons et des préoccupations distincts. La structure unifiée et hiérarchique tend à s’atténuer. Les rôles sont moins bien définis. Le partage des responsabilités entre époux s’intensifie, de nouveaux rapports dans le couple apparaissent. Les types de familles sont diversifiés (couples mariés, co-habitants, familles mono-parentales, familles recomposées,…). La gamme est beaucoup plus complexe qu’autrefois et varie selon les milieux sociaux mais aussi selon l’âge, les étapes de la vie familiale et certains traits culturels. La fécondité (avec le développement des moyens contraceptifs) est devenue un phénomène de volonté humaine qui varie selon les milieux sociaux et culturels. La classe sociale et l’appartenance religieuse jouent un grand rôle sur « le nombre idéal d’enfants ». L’enfant est souvent le véritable noyau de la famille et notamment son « agent socialisateur » en matière de pratiques culturelles nouvelles. La virginité n’est plus une norme sociale. Les taux de divorce sont en augmentation. Le lien du mariage n’est plus considéré comme inconditionnel. Les taux de divorce traduisent une nouvelle conception de la famille impliquant plus d’exigences quant à la qualité des liens affectifs. Le choix du conjoint n’est plus réglementé, prévu, organisé par la famille, comme autrefois. Les transformations de la famille sont inséparables des transformations de la société toute entière.

A la lecture de ces quelques extraits, on se rend aisément compte que les chrétiens ne peuvent se satisfaire de « valeurs » ainsi définies, évolutives, même si le document reconnaît qu’il y a « des valeurs qui concernent tous les humains, sans distinction aucune. » Ce sont les valeurs répertoriées dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme qui énumère « les libertés et les droits fondamentaux […] inhérents à tout être humain, […] inaliénables. » Cette référence est curieuse car elle contredit la définition sociologique des valeurs qui, nous dit-on, évoluent. Par ailleurs nous savons aussi qu’ils sont de plus en plus nombreux ceux qui contestent l’immuabilité de la Déclaration…​

Mais il est intéressant de poursuivre notre lecture car après avoir évoqué ces généralités, le document aborde au sein de la société belge le problème de la rencontre de cultures et de valeurs différentes : " au-delà de l’aspect interpersonnel et des sensibilités de chacun, tout l’enjeu est de savoir si « l’incident » pose ou non un problème de fond en terme de « vivre ensemble » au sein d’une même société régie par une base commune de normes et valeurs. […] En effet, si certains modes de vie et comportements sont facilement et couramment admis au niveau de la société et peuvent même parfois faire l’objet d’une curiosité et même d’ « emprunts » (au niveau musical, littéraire et artistique en général, culinaire, décoratif,…), ce n’est, par contre, pas le cas pour d’autres. Cette attitude de refus à l’égard de certains modes de vie et comportements est l’expression concrète de valeurs auxquelles une société donnée n’est pas prête à renoncer. La société belge ne fait pas exception. » A cet endroit, le site convoque le rapport final de « la Commission du dialogue interculturel mise en place par le gouvernement belge […] note : « On se trompe en réduisant la liberté de croyances, d’opinions et de comportements à la seule « liberté individuelle » de dire et de faire n’importe quoi. Il ne faut pas confondre la tolérance avec une forme de relativisme qui consiste à penser que toutes les opinions et croyances se valent. Notre pays ne saurait ainsi renoncer à l’idéal de l’égalité entre hommes et femmes, (…) croyants et non croyants, etc., ou à celui de liberté d’expression ou de mode d’existence, ou encore de progrès par la connaissance et par l’esprit critique. Le rappel des normes inhérentes à tout État de droit démocratique, et des valeurs qui font la dynamique de notre société, permet d’écarter d’emblée les pratiques culturelles ou autres qui portent atteinte à la dignité de la personne humaine. Une pratique ne devient pas respectable du seul fait qu’elle est inhérente à un groupe donné. » La conclusion de cette citation est particulièrement éclairante : « Il y a une limite au pluralisme démocratique, qui s’impose au nom du pluralisme démocratique lui-même et qui peut faire l’objet d’une sanction pénale. (…) les principes fondamentaux (…) doivent être protégés contre toute remise en cause. (…). ».

Ils sont protégés par les normes notamment juridiques (Constitution, Code civil, Code pénal) qui « ont pour point commun de toutes participer à la protection concrète de la valeur dont elles relèvent, une même valeur pouvant se décliner, parfois, de façon fort différente. […] De par leur caractère juridique, ces normes doivent être respectées par toutes les personnes vivant en Belgique, indépendamment de leur nationalité, culture d’origine, opinion,… De même, toutes les personnes vivant en Belgique peuvent les invoquer afin de protéger leurs droits.

Une rubrique intitulée « A la rencontre de certaines « valeurs » et « normes » existant en Belgique » reprend l’essentiel de ce qui a été dit précédemment mais apporte quelques précisons et compléments intéressants.

L’égalité, qui est « elle aussi fille du 18ième » , interdit toute discrimination directe et « Il y a discrimination directe si une différence de traitement qui manque de justification objective et raisonnable est directement fondée sur le sexe, une prétendue race, la couleur, l’ascendance, l’origine nationale ou ethnique, l’orientation sexuelle, l’état civil, la naissance, la fortune, l’âge, la conviction religieuse ou philosophique, l’état de santé actuel ou futur, un handicap ou une caractéristique physique. » Ainsi, un propriétaire peut être condamné pour homophobie s’il refuse de louer son logement à un couple homosexuel.

La valeur de solidarité, « qui tout comme celle de « l’égalité » implique le principe d’universalité des droits, va, nous dit-on, va se développer particulièrement à partir du 19ième siècle, siècle qui va connaître d’importants mouvements de lutte menés par la classe ouvrière afin d’acquérir des droits sociaux et politiques. »

L’autonomie est une valeur qui découle du fait que « l’individu naît libre » et donc « il lui est loisible de prendre des décisions, il devient indépendant et par là-même autonome » c’est-à-dire qu’il agit, décide par lui-même et sans être dépendant « à l’égard d’autrui ou des pouvoirs publics ». Nul ne peut y renoncer et comme « il y a égalité en droits, la loi ne peut pas par principe octroyer plus de capacité de décision à l’un qu’à l’autre. »

A la suite, est soulignée l’importance de l’individu. « L’individualisme croissant, tant dénoncé par l’Église comme par divers penseurs, correspond avant tout, nous dit-on, à l’affirmation de la primauté de la personne sur le groupe. Il ne doit cependant pas être assimilé purement et simplement à un repli sur soi ou à de l’égoïsme, ni à un rejet du lien social (nombreux sont ceux à s’engager dans la vie associative). » Le mot « personne », dans cette description, est donc synonyme d’« individu » qui est le terme dominant : « la société contemporaine est une société d’individus ». On nous explique qu’« on est progressivement (au fil de l’histoire) passé de la communauté (où le groupe prime sur l’individu) à la société, où la conscience de soi précède la conscience d’appartenir à un groupe. Ce qui prime désormais, c’est l’individu, le sujet qui se définit par son individualité, son historicité, et qui est responsable de son destin . »[14]

Enfin, un très long chapitre -et cette longueur est symptomatique- est consacré au « progrès par la connaissance et par l’esprit critique. […] Il s’agit-là d’un héritage de la Renaissance et du Siècle des Lumières. […] Cette valeur implique l’aspiration à la connaissance des possibilités humaines et la réflexion de l’homme sur lui-même, de même que le refus de tout ce qui fait obstacle au développement de l’esprit. Ainsi, la primauté de l’esprit scientifique sur la Providence (c’est-à-dire le gouvernement de Dieu) est affirmée. » Dans l’enseignement qui doit être neutre, est mis en exergue « l’enseignement des théories de l’évolution au cours de biologie ». Cet enseignement est conforme à une résolution de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe⁠[15] longuement citée et prolongée. Le but est d’« empêcher que la croyance ne s’oppose à la science » et aussi d’insister sur l’ « importance capitale » de la science. C’est elle en effet qui « a permis une amélioration considérable des conditions de vie et de travail, et est un facteur non négligeable de développement économique, technologique et social. […] La science est une irremplaçable école de rigueur intellectuelle. Elle ne prétend pas expliquer le « pourquoi des choses » mais cherche à comprendre le « comment ».⁠[16] Et en particulier, « L’enseignement de l’ensemble des phénomènes concernant l’évolution en tant que théorie scientifique fondamentale est (…) essentiel pour l’avenir de nos sociétés et de nos démocraties. À ce titre, il doit occuper une place centrale dans les programmes d’enseignement, et notamment des programmes scientifiques, aussi longtemps qu’il résiste, comme toute autre théorie, à une critique scientifique rigoureuse. »[17]

Outre l’enseignement de la science et la théorie de l’évolution, il faut développer « l’esprit critique ». Et « Avoir un esprit critique, c’est être capable de saisir la relativité des différents savoirs et paradigmes par rapport à une problématique donnée (niveau abstrait), de faire jouer les savoirs les uns par rapport aux autres autour d’un objet donné (niveau plus concret) »

En conclusion, on peut dire que le « vivre-ensemble » s’appuie sur la légalité et un laïcisme à venir qui confine la religion à la sphère privée et qui, sur le plan des « valeurs », a banni définitivement toute référence à la vérité ou au bien en soi.

Le détour a été long mais il ,valait la peine car si énormément de livres, d’articles, de sites sont consacrés au « vivre-ensemble », il est rare, de la part d’une instance officielle, d’y consacrer tant d’attention et de précisions.⁠[18] Il est rare aussi de découvrir que cette « philosophie » du « vivre-ensemble » débouche sur un projet pédagogique comme c’est le cas en Fédération Wallonie-Bruxelles à travers le cours de philosophie et de citoyenneté. Sur le site www.enseignement.be, le lecteur trouvera tout le détail des démarches à suivre dans les enseignements fondamental et secondaire. Quel que soit le niveau, le but est « Etre et construire ensemble ». Les auteurs précisent : « Nous entendons par un « être et construire ensemble », la construction de l’individu en tant qu’être unique en interaction avec les autres […] face aux problèmes communs de l’existence (problèmes politiques, sociaux, économiques, environnementaux, culturels, etc.) ».⁠[19] Cette démarche⁠[20] est la base de ce « cours » qui n’a rien d’un cours ordinaire puisque l’enseignant est a comme mission d’amener « l’élève à mettre en œuvre ce rapport où le citoyen est l’individu qui se constitue, qui se construit au travers de l’autre, des autres, au travers de la société et du monde auquel il appartient. » Il faut apprendre à exprimer son opinion devant les autres et d’accepter la diversité. Philosopher c’est « s’intéresser au langage, aux idées d’autrui : c’est dialoguer, débattre […]. C’est comprendre et accepter que diverses représentations et interprétations du monde coexistent et peuvent être la source, le moteur d’enrichissements mutuels. » Dans le cadre de ce « cours », « il s’agit d’offrir à tous les élèves l’occasion de construire leur système autonome de valeurs personnelles.[21] Chacun est invité à examiner la concordance entre ses actions, ses pensées et ses sentiments dans un acte global et personnel de choix judicieux et positif. Pour arriver à déterminer si un choix ou une prise de décision est réellement autonome, les élèves sont amenés à comparer leur position avec celle des autres, en particulier celle de leurs proches, pour préciser s’ils les suivent ou s’ils ont exploré eux-mêmes la question. » Le but est d’entraîner à la démocratie en acceptant la diversité.⁠[22]

Au niveau de l’enseignement secondaire⁠[23], la pratique et l’objectif restent les mêmes à travers un parcours plus élaboré certes mais qui « a pour objectifs de former aux différents enjeux de la citoyenneté et d’amener les élèves : à reconnaitre la pluralité des formes de raisonnement, des conceptions du monde et de la pluralité des normes et des valeurs ; à pouvoir argumenter une position en la situant par rapport à d’autres positions possibles ; à expliciter et problématiser les grandes catégories et oppositions conceptuelles qui structurent et déterminent nos façons de penser, le plus souvent sans que nous en ayons conscience ou sans que nous y ayons réfléchi ; à penser par eux-mêmes tout en développant la part d’inventivité et de créativité que l’on attend du citoyen dans une société démocratique. »[24] Et, à nouveau, l’attitude de l’enseignant est déterminante « puisque, dans l’exercice de ses fonctions, il est tenu de « neutraliser » ses propres opinions religieuses, « philosophiques » ou politiques afin d’offrir à ses élèves un enseignement qui leur permette de s’orienter par eux-mêmes dans la complexité des faits et la diversité des idées.[25] _À cet endroit, on ne répètera jamais assez que la défense des libertés et des droits fondamentaux, notamment les droits humains que l’État belge a coulés dans sa Constitution, ne relève pas de l’opinion politique, mais bien du cadre juridique que tout enseignant est appelé à enseigner et à promouvoir. »

Donc, l’esprit critique s’arrête face ces « droits coulés dans la Constitution », quelque soit leur formulation et leur contenu, semble-t-il.

Très concrètement, pour exercer le « vivre-ensemble », on propose d’ « aborder les attentats en classe », de « lutter contre le radicalisme », de favoriser l’« ouverture aux langues et aux cultures » et de lutter « contre les discriminations, préjugés et stéréotypes ». Tout propos n’est donc pas acceptable.

Somme toute, d’entrée, le fond du programme est donné par l’entremise d’une citation de Nietzsche : la vérité en philosophie « n’est ni à trouver, ni à découvrir, elle est une chose à produire » .

Ces programmes n’ont pas rencontré de vives protestations. les syndicats se sont simplement inquiétés de l’organisation pratique de ces « cours ». La critique la plus pertinente, semble-t-il, est venue d’un doctorant et assistant en théorie politique de l’Université de Cambridge⁠[26] et membre du Groupe du vendredi⁠[27], plateforme politique pour jeunes d’horizons divers soutenue par la Fondation Roi Baudouin.⁠[28] Arthur Ghins rappelle opportunément qu’à l’origine, ce cours avait été baptisé « cours de rien » par la ministre Milquet qui en fut la promotrice. Quelques années plus tard, le projet mis en route, il s’agit toujours sous l’appellation pompeuse « Cours de philosophie et de citoyenneté », d’un « cours de rien ». Après examen des documents cités auxquels nous nous sommes aussi référés, l’auteur se demande si « l’on va faire des citoyens à coups d’énoncés creux du type 'think out the Box’ »[29]. Il dénonce la pédagogie qui « repose sur l’illusion qu’il suffit de mettre des adolescents autour de la table et de discuter d’un sujet vaguement défini pour que la lumière se fasse dans toutes les têtes. cette approche procède en fait d’un cruel déni de réalité : comme si une réflexion commune se construisait ex nihilo, sans connaissances préalables, mettant progressivement tout le monde d’accord, au-delà des divergences d’opinions et à l’abri des dynamiques de groupe. Elle est par ailleurs profondément élitiste : il ne faut pas avoir beaucoup enseigné pour se rendre compte que ce type de démarche va bénéficier aux fortes têtes ou aux élèves avancés, qui bien vite prendront la main sur les élèves ayant plus de difficultés ou une moins forte personnalité. » Comme nous le suggérions plus haut, Ghins accuse également « la fabrique du relativisme », bien que les auteurs de cette réforme s’en défendent: « ce cours est destiné à diffuser l’idée que tout se vaut, qu’il n’y a pas de mieux ou de moins bien, mais seulement une diversité de points de vue qu’il faut respecter. Sous couvert de neutralité, c’est bien une pensée relativiste -)qui est un vrai parti-pris philosophique - que l’on distille. »[30] dans ces conditions, l’auteur doute qu’on parvienne à « faire des citoyens engagés » car « pour s’engager en politique, il faut croire en quelque chose, adhérer à un corpus de valeurs, avoir envie de défendre un certain mode de vie. Or c’est précisément l’idée que tout se vaut qui finit par tarir la source de la ; participation citoyenne. Tolérer l’opinion des autres ne résume pas l’idée de citoyenneté qui est autrement plus exigeante. Tel qu’il est prévu, le cours de citoyenneté sape la participation politique à la base. A quoi bon débattre si tous les points de vue sont équivalents ? »[31] Toutefois, le relativisme n’est pas absolu : nous avons vu qu’il y a des lois, des valeurs avec lesquelles on ne transige pas : les lois et valeurs établies : la constitution d’une part et la construction de la vérité d’autre part. Enfin, l’auteur souhaite « que l’on donne de quoi penser aux élèves. Il est urgent de leur fournir des clés d’appartenance afin qu’ils puissent ensuite suivre leur propre route. l’histoire et la culture enthousiasmeront davantage les jeunes en demande de pensées fortes et donneront lieu à des débats en classe autrement plus stimulants et intéressants qu’une table ronde sur le 'vivre ensemble’. »[32]

Revenons à ce 'vivre-ensemble’ qui obsède nos princes et nos pédagogues, ce vivre-ensemble qui se présente, écrit un éditorialiste⁠[33], comme « le grand slogan censé incarner la paix sociale […] un appel, un mot d’ordre, une évidence, une règle d’or, une morale, […], un Graal démocratique et un combat. » Cette expression, continue-t-il, « pourtant ne veut rien dire. Le slogan qui tient lieu de projet, de vision du monde, d’éthique et de ligne de conduite est, en lui-même, d’une insondable vacuité. mais comme ça ne veut rien dire en particulier, ça veut dire en même temps : […] défendre l’œcuménisme, la tolérance et la mixité, lutter contre la solitude, l’indifférence, le racisme ou le communautarisme, et même, désormais, le terrorisme... » C’est une « auberge espagnole où bons sentiments et bonnes intentions ont enfin, exclusivement, droit de cité ». Mais « si creuse soit-elle (et peut-être même pour cette raison), l’invitation à vivre-ensemble résonne comme une obligation de vivre-ensemble et, à cette fin, d’éviter entre nous les sujets qui fâchent, ce qui en fait une forme sournoise d’intolérance qui prétend parvenir à la concorde entre les citoyens en bannissant tous les motifs de désaccord. la société que l’idole du 'vivre-ensemble’ appelle de ses vœux est une société tellement ouverte…​ qu’elle exclut tous ceux qui sont moins ouverts qu’elle ! »[34] Beaucoup pensent « que, pour obtenir la paix, il fallait lisser les aspérités, écraser les nuances et éviter les disputes, or c’est exactement l’inverse : une société qui redoute les désaccords ou les affrontements n’est pas une société en paix, c’est une société en danger, qui se censure elle-même. » Enfin, « sous des airs chaleureux, le 'vivre-ensemble’ n’est qu’une modalité coercitive de la volonté générale : quiconque refus d’y obéir 'y sera contraint par tout le corps [social] ; ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre’ (Rousseau). Gare aux mauvaises pensées ! Le 'vivre-ensemble’ veille au grain. Au pays du 'vivre-ensemble’, c’est la force qui fait l’union, et non l’inverse. le 'vivre-ensemble’, c’est le pire du Bien. »

« Ce vivre ensemble, déclare de son côté le Fr. Humbrecht, est aussi sur un volcan, celui d’une pratique politique sans vérité autre que décidée démocratiquement, et un comportement collectif de plus en plus garanti par les lois qui permettent ou interdisent. Cette figure de la vérité doit beaucoup à des choix philosophiques que l’on a le droit de contester, elle manifeste aussi une sorte de régression humaine. on en revient à une morale du permis et du défendu, puisque l’éthique n’a plus d’autre fondement commun. »[35]

Partons donc à la recherche d’un fondement commun.


1. Allusion au discours prononcé par Jean Jaurès et adressé à la jeunesse à Albi (France) en 1903: « Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques. »
2. C’est le titre d’un ouvrage de RENOUVIN Bertrand, Le désordre établi, Stock, 2015. L’auteur (né en 1943), militant royaliste, y fustige les errements de la « droite » française. Toutefois Emmanuel Mounier (1905-1950) a été, semble-t-il, le premier à employer cette expression à propos de la crise de 1936.
3. C’est le titre d’un livre de GENEREUX Jacques, La dissociété, A la recherche du progrès humain, Essais/Points, 2011, mais le mot a été créé jadis par DE CORTE Marcel (1905-1994) et employé dans deux articles réunis dans un volume intitulé, De la dissociété, Perrin, 2002.
4. MARSEGUERRA Giovanni, coordinateur du Comité scientifique de la Fondation « Centesimus annus-Pro Pontifice », in La Croix, 19 mai 2017.
5. Op. cit., pp. 186-187.
6. Sur l’importance du lien religion-culture, on peut lire ROY Olivier, La sainte ignorance, Le temps de la religion sans culture, La couleur des idées, Seuil, 2008.
7. HUMBRECHT Th.-D., op. cit., p. 188.
8. Id., p. 184.
9. Id., p. 185. : « il y a connivence entre la grande ambition rationaliste et les religions monothéistes - entre les deux fondements évidents (et au moins partiellement concurrents) des droits de l’homme à l’époque des Déclarations. » (HAARSCHER Guy, Philosophie des droits de l’homme, Editions de l’Université de Bruxelles, 1993 p. 127.
10. Id., pp.127-130 et notamment p. 130.
11. Il ne s’agit évidemment pas ici de l’Action Vivre Ensemble qui est une association catholique de lutte contre l’exclusion sociale en Wallonie et à Bruxelles. Cette association veut « sensibiliser aux causes de l’exclusion sociale et de la pauvreté en Belgique francophone » et « encourager les chrétiens et tous les citoyens épris de justice sociale à s’engager aux côtés des plus précarisés, de Wallonie et de Bruxelles, pour construire une société plus solidaire et élaborer avec eux des alternatives au modèle néo-libéral dominant. Notre mission Nous promouvons la solidarité, la réduction des inégalités et la lutte contre la pauvreté ». cf. https://vivre-ensemble.be/-Action-Vivre-Ensemble-
13. Les normes « assurent la régularité de la vie sociale et comprennent, bien sûr, les règles fixées à l’avance, les lois, les procédures dont se dotent les groupes et les sociétés. » Elles « sont souvent assorties de sanctions […​] en cas de non-respect. » Sanctions qui peuvent être juridiques ou sociales (la réprobation, le dédain, l’exclusion d’un groupe, l’indifférence.)
14. L’exemple donné est significatif. Aujourd’hui la religion se vit « à la carte » : « À la religion héritée et transmise jusqu’alors de génération en génération se substitue une religion personnalisée. Le respect des valeurs normatives s’estompe au profit de la liberté individuelle de penser et d’agir. De plus en plus de croyants se « construisent » leur religion, empruntant même parfois à différentes traditions.
15. Dangers du créationnisme dans l’éducation - Résolution 1580 (2007) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, texte adopté par l’Assemblée le 4 octobre 2007 (35e séance).
16. Et le document insiste sur la nécessité de eiller « à défendre et à promouvoir le savoir scientifique ;
   à renforcer l’enseignement des fondements de la science, de son histoire, de son épistémologie et de ses méthodes, aux côtés de l’enseignement des connaissances scientifiques objectives ; à rendre la science plus compréhensible, plus attractive et plus proche des réalités du monde contemporain ; à s’opposer fermement à l’enseignement du créationnisme en tant que discipline scientifique au même titre que la théorie de l’évolution, et, en général, à ce que des thèses créationnistes soient présentées dans le cadre de toute discipline autre que celle de la religion ; à promouvoir l’enseignement de l’évolution en tant que théorie scientifique fondamentale dans les programmes généraux d’enseignement. »
17. Ici aussi, les auteurs s’attardent : « Jusqu’au début du 19ième siècle, la plus grande partie du monde occidental, prenant au pied de la lettre le récit biblique de la Genèse, pensait que les plantes, les animaux et l’homme avaient tous été créés par Dieu en six jours, sous la forme que nous leur connaissons aujourd’hui. Il a fallu attendre 1809 et les travaux du zoologiste français Jean-Baptiste Lamarck, puis cinquante ans plus tard ceux du naturaliste anglais, Charles Darwin, pour que l’idée de la transformation des espèces vivantes au cours du temps soit clairement formulée.
   L’évolutionnisme est une théorie matérialiste et scientifique. Matérialiste, parce qu’elle est entièrement basée sur des faits avérés ; scientifique parce qu’elle est construite sur un édifice de connaissances fondées sur l’observation, l’analyse rationnelle et la déduction de conclusions qui peuvent être sujettes à vérification voire même à réfutation.
   La science ne prétend pas énoncer des vérités. Elle progresse par essais et erreurs. La méthodologie scientifique exige le doute systématique. Il reste des questions ouvertes et même des controverses scientifiques concernant certains aspects de l’évolution. Ces questions font l’objet de débats scientifiques, mais, quelle que soit leur issue, elles ne mettent pas en question l’ensemble de la théorie.
   La théorie de l’évolution constitue indiscutablement le fil conducteur de la pensée biologique moderne. Bien que la biologie actuelle ne prétende pas répondre à toutes les questions concernant l’origine et l’évolution de la vie, la compréhension des mécanismes de l’évolution s’améliore continuellement et la théorie de l’évolution est considérée aujourd’hui comme solide. »
18. Souvent la présentation est plus sommaire. Ainsi, sur le site de l’Association belge francophone pour la formation, la recherche et l’intervention sociale (ABFRIS) (http://abfris.be/journees-detude/2014-2/penser-le-vivre-ensemble-quelques-reperes/), SCHMETZ Roland, le 30 mars 2014, se pose la question de savoir « comment amener chacun d’avoir une place dans la société, à en être ? ». Au XIXe siècle c’était la question des « classes laborieuses » aujourd’hui, il s’agit surtout des « surnuméraires », inutiles, « superfétatoires » donner une place aux exclus, leur permettre d’avoir des relations utiles avec les autres et principalement économiques. Pour certains, vivre ensemble « c’est d’abord partager un gâteau (en parts inégales) et assurer la police de ce partage, c’est-à-)dire faire savoir et faire respecter l’état du partage » . Mais aujourd’hui, pour l’auteur, le vivre ensemble « est certes l’expression d’un partage à l’intérieur d’un groupe mais aussi plus fondamentalement l’expression de la contestation du partage effectué » et « il n’est pas imaginable que certains n’aient pas part à la discussion ».
19. Programme d’études Cycles 2,3 et 4 (enseignement fondamental).
20. Voici les étapes de cette démarches : « 1. Construire une pensée autonome et critique 1 Élaborer un questionnement philosophique 2 Assurer la cohérence de sa pensée 3 Prendre position de manière argumentée Chapitre 2. Se connaitre soi-même et s’ouvrir à l’autre 4 Développer son autonomie affective 5 Se décentrer par la discussion 6 S’ouvrir à la pluralité des cultures et des convictions Chapitre 3. Construire la citoyenneté dans l’égalité en droits et en dignité 7 Comprendre les principes de la démocratie 8 Se reconnaitre, soi et tous les autres, comme sujets de droits Chapitre 4. S’engager dans la vie sociale et l’espace démocratique 9 Participer au processus démocratique 10 Contribuer à la vie sociale et politique. »
21. Pour permettre aux élèves de choisir leurs valeurs propres, le professeur -animateur, serait plus correct- demande, par exemple : « - d’où tiens-tu cette idée ? De qui ? - d’autres pensent-ils comme toi ? - qu’en disent tes parents et tes amis ? - prends-tu cette décision pour toi ou pour faire plaisir à quelqu’un ? - te sens-tu obligé(e) d’agir comme cela ? - pourquoi agis-tu ainsi ? - qu’arriverait-il si tout le monde agissait de cette façon ? » Et pour que l’élève apprécie son choix, il s’entendra demander : « - veux-tu communiquer ton point de vue à la classe ? - te sens-tu fier(ère) de ton choix ? - te sens-tu à l’aise face à ce choix ? - veux-tu faire partie des délégués de classe et aller voir le directeur pour lui exposer cette idée ? - as-tu parlé de cette décision à une personne de confiance ? " Enfin, pour qu’il agisse selon ce choix, d’autres questions viendront: « - veux-tu passer à l’action ? - souhaites-tu agir en fonction de ton choix ? - es-tu prêt(e) à t’engager pour cette idée ? - as-tu envie de faire partie d’un groupe qui agit pour améliorer cette situation ? »
22. Un exemple proposé dans les « situations mobilisatrices » : on demande aux enfants de réagir face à une série de photos présentant différents « portraits de famille » où toutes les types de familles sont représentés y compris avec deux pères ou deux mères. On apprend ainsi aux enfants à découvrir différents modes de vie et il n’est évidemment pas question d’établir une hiérarchie. Chaque enfant choisit son modèle et se rend compte qu’il n’y a pas qu’une forme à privilégier en soi.
23. Cours de philosophie et de citoyenneté, 2e et 3e degré de l’enseignement secondaire.
24. On explique que « Le questionnement désigne la démarche à travers laquelle l’élève pose ses propres questions à tout champ du savoir et de l’action, mais aussi celle à travers laquelle il identifie et traite les questions des autres, qu’il s’agisse des autres élèves, de l’enseignant ou d’auteurs de référence. Le questionnement philosophique est intimement lié à l’étonnement entendu comme posture (non comme émotion) : s’étonner, c’est être prêt à questionner tout sujet, du plus inattendu au plus convenu ; toute affirmation, de la plus étonnante à la plus évidente ; tout support, du texte philosophique à l’objet du quotidien. Objectifs ? En entraînant les deux dimensions du questionnement (poser ses propres questions et identifier celles des autres), on favorise le développement intellectuel et relationnel de l’élève en tant qu’individu autonome et en tant qu’être social. En prenant le questionnement philosophique comme fil conducteur méthodologique, on aide l’élève à sortir des évidences et des lieux communs, à se décentrer par rapport à ses propres opinions, à prendre position en tenant compte d’autres positions possibles. »
25. « Avec le cours de citoyenneté, explique CONSTANT Fanny, Secrétaire générale du CECP (Conseil de l’Enseignement des Communes et des Provinces), le prof n’est plus celui qui enseigne une norme. Il devient un coach qui aide les élèves à construire une réflexion commune. » (www.levif.be , 9/5/2017).
26. Departement of Politics and International Studies (POLIS).
27. www.groupeduvendredi.be.
28. GHINS Arthur, Les cours de citoyenneté, un cache-misère !, sur le site www.lecho.be, 17 novembre 2017.
29. Cette expression venue des États-Unis peut se traduire par « sortir des sentiers battus, penser sans idées préconçues et examiner toutes les possibilités, penser différemment ».
30. Comme nous l’avons vu précédemment, en confrontant certaines positions à l’opinion du groupe, il est aisément possible d’influencer dans tel ou tel sens l’enfant pour qu’il renonce, sous la pression du groupe, à la position qu’il adoptait spontanément.
31. A moins que l’intention soit en définitive de faire des citoyens dociles prêts à obéir aux lois quelles qu’elles soient qu’une majorité, quelle qu’elle soit, aura choisies.
32. A. Ghins explique que l’important est de « défendre un certain idéal ». Celui-ci « naît de l’apprentissage de l’histoire, qui est de la politique appliquée. Il naît d l’émerveillement face à la culture, qui développe le goût du beau et du bon. Il se développe à la lecture d’auteurs belges et étrangers, qui éveillent à la complexité du monde. Ce sont ces matières, déjà enseignées mais dont on ne parle jamais assez, qui constituent les véritables semences de la citoyenneté. Ceux qui permettent de les faire germer sont ces professeurs marquants qui portent des convictions tout en permettant la critique et en respectant les personnes.
   Il ne s’agit pas d 'imposer un prêt-à-porter intellectuel aux élèves, mais bien de leur donner le vrai goût des idées. pour exercer son jugement individuel, il faut d’abord connaître des choix, afin d’avoir une position. Le couts de citoyenneté tel qu’il existe actuellement n’apporte aucune de ces connaissances et ne donne pas, de surcroît, l’envie de s’engager pour des valeurs assumées. Il ne constitue qu’une diversion à l’heure où la transmission est devenue un gros mot et où l’on est davantage préoccupé de ménager ce qu’on appelle les sensibilités plurielles que de former les jeunes à la rigueur intellectuelle.
   […​] Si l’enjeu est bien de faire des citoyens libres et responsables, il faut remplacer le cours de citoyenneté par une heure supplémentaire d’histoire, dans ses dimensions politiques, artistiques et religieuses. »
33. Le vivre(-)ensemble. Le pire du bien, in Philosophie Magazine, n° 96, février 2016 (ou sur philomag.com).
34. L’auteur (non identifié) cite à cet endroit TOCQUEVILLE Alexis de : « Vous êtes libre de ne point penser ainsi que moi ; votre vie, vos biens, tout vous reste ; mais de ce jour vous êtes un étranger parmi nous. Vous garderez vos privilèges à la cité, mais ils vous deviendront inutiles ; car si vous briguez le choix de vos concitoyens, ils ne vous l’accorderont point, et si vous ne demandez que leur estime, ils feindront encore de vous la refuser. Vous resterez parmi les hommes, mais vous perdrez vos droits à l’humanité. » (De la démocratie en Amérique, Louis Hauman, 1835, tome second, chapitre VII, p. 174).
35. HUMBRECHT, op. cit, p. 62.

⁢Chapitre 5 : Le bien commun

Les êtres sont divisés sous l’angle de leurs biens propres, et unis sous l’angle du bien commun.
— St THOMAS d’AQUIN
De Regno ad regem Cypri, I.

Alors, Martin Luther King s’est-il fourvoyé en insistant sur la nécessité de vivre ensemble ? Certes non Mais, nous allons le voir, pour vivre ensemble, encore faut-il partager un bien commun qui pourrait contribuer à notre bonheur.

Le bien commun tel que nous allons le définir, est une notion absente de notre vie politique, remplacée par le « vivre ensemble » qui n’est qu’une contrefaçon, pour reprendre le vocabulaire d’Aristote, du « vivre bien » c’est-à-dire selon le bien, le bien en soi. Dans le « vivre ensemble », le bien se réduit, comme nous l’avons vu, à un conformisme légal, consensuel.⁠[1]


1. En Belgique où le culte catholique à l’instar d’autres cultes et philosophies reconnus est financé par les pouvoirs publics, ceux-ci, en contrepartie réclament de la part des ministres du culte une certaine réserve. L’article 268 du Code pénal prévoit que : « Seront punis d’un emprisonnement de huit jours à trois mois et d’une amende de vingt-six euros à cinq cents euros les ministres d’un culte qui, dans l’exercice de leur ministère, par des discours prononcés en assemblée publique, auront directement attaqué le gouvernement, une loi, un arrêté royal ou tout autre acte de l’autorité publique ». De plus, l’État fédéral et les représentants des cultes reconnus et de la laïcité ont signé une déclaration commune appelée « Déclaration de 2017 où est affirmée, entre autres, « la primauté de l’État de droit sur la loi religieuse ». Dans son discours du 1er mai 2016, le premier ministre Charles MICHEL avait clairement déclaré : « La loi des hommes prime la loi de Dieu, toujours ». Cette affirmation rejoint ce que Thomas HOBBES écrivait dans son Léviathan ( II, 26, édition latine) : « C’est l’autorité, non la vérité, qui fait la loi » ? Parallèlement, dans le projet de décret « Cultes » voté à l’unanimité le 4 mai 2017 par le parlement wallon en vue de contrôler la transparence du financement. il est prévu que gestionnaires et ministres du culte devront s’engager, via une déclaration sur l’honneur, au respect de « la Constitution, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et l’ensemble des législations existantes. » Dans ce Décret relatif à la reconnaissance et aux obligations des établissements chargés de la gestion du temporel des cultes reconnus, 27 mars 2017, chapitre 1er, article 10, il est demandé aussi « de ne pas collaborer à des actes contraires à la Constitution, à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et aux législations existantes ; de déployer les efforts nécessaires à ce que ma communauté cultuelle locale, en ce compris l’ensemble de ses membres, ne soit pas associée à des propos ou à des actes contraires à la Constitution et à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. » Si l’on s’en tient strictement à ce que le code pénal prévoit déjà et à ce qu’implique cette déclaration, le laïc responsable d’une fabrique d’église, par exemple, ou le prêtre ou même un membre de la communauté qui dénoncerait, comme contraire à la morale, la loi sur l’avortement, l’euthanasie ou le mariage gay serait passible de sanctions. On peut affirmer que dans ces conditions, la liberté d’expression serait bridée, la liberté religieuse proclamée par ailleurs serait vide de sens. Si l’Église ne peut plus exercer son rôle de guide des consciences en privé comme en public, elle se trahit et se saborde. Dans l’encyclique Evangelium vitae n° 74, ne lit-on pas : « Les chrétiens, de même que tous les hommes de bonne volonté, sont appelés, en vertu d’un grave devoir de conscience, à ne pas apporter leur collaboration formelle aux pratiques qui, bien qu’admises par la législation civile, sont en opposition avec la Loi de Dieu ». ? Ce n’était qu’un rappel développé d’Ac 5, 29: « Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes ».
   Les Pères du Concile Vatican II avait peut-être conscience du danger en affirmant que l’Église « ne place pas son espoir dans les privilèges offerts par le pouvoir civil. Bien plus, elle renoncera à l’exercice de certains droits légitimement acquis s’il est reconnu que leur usage peut faire douter de la pureté de son témoignage ou si des circonstances nouvelles exigent d’autres dispositions. » (GS, 76, 5).
   Un tel renoncement prophétique garantit la pureté du témoignage. C’est un geste profondément évangélique rendant à César ce qui revient à César. En même temps, la religion chrétienne ne paraît plus ce qu’elle n’est pas, c’est-à-dire une religion parmi d’autres. Clairement, plusieurs lois actuelles sont radicalement contraires au bien commun et le pouvoir politique au nom d’un vivre ensemble nourri de compromissions cherche à taire les voix trop discordantes avec parfois la complicité de ceux-là même qui devraient être les premiers défenseurs du bien commun.

⁢i. d’Aristote à saint Thomas

Dans sa description de la « véritable cité », Aristote affirmait « que c’est en vue des belles actions qu’existe la communauté politique, et non en vue de vivre ensemble ». « Ce n’est pas en vue de vivre, mais plutôt en vue d’une vie heureuse qu’on s’assemble en une cité […] ni en vue de former une alliance militaire pour ne subir de préjudice de la part de personne, ni en vue d’échanges dans l’intérêt mutuel […]. » Il insiste : « La cité n’est pas une communauté de lieu, établie en vue de s’éviter les injustices mutuelles et de permettre les échanges. Certes ce sont là des conditions qu’il faut nécessairement remplir si l’on veut qu’une cité existe, mais même quand elles sont toutes réalisées, cela ne fait pas une cité, car une cité est la communauté de vie heureuse […]. » qu’implique cette référence à la « vie heureuse » ? « La cité qui mérite vraiment ce nom […], répond Aristote, doit s’occuper de vertu » sinon « la loi est pure convention, […] elle est un garant de la justice dans les rapports mutuels, mais elle n’est pas capable de rendre les citoyens bons et justes. »[1]. « La cité est une communauté déterminée que forment les gens semblables mais en vue d’une vie qui soit la meilleure possible. » Et « le meilleur c’est le bonheur, lequel est une réalisation et un usage parfait de la vertu […]. » ⁠[2]

Il s’agit donc de bien vivre, c’est-à-dire de vivre selon le bien. ⁠[3] Dans l’Ethique à Nicomaque, le philosophe précise que « le bien pour l’homme consiste dans une activité de l’âme en accord avec la vertu, et, au cas de pluralité de vertus, en accord avec la plus excellente et la plus parfaite d’entre elles. »[4] « La fin de la politique sera le bien proprement humain. même si, en effet, il y a identité entre le bien de l’individu et celui de la cité, de toute façon c’est une tâche manifestement plus importante et plus parfaite d’appréhender et de sauvegarder le bien de la cité : car le bien est assurément aimable même pour un individu isolé, mais il est plus beau et plus divin appliqué à une nation ou à des cités. »[5]

Aristote définit le bonheur le plus parfait comme une activité conforme à la vertu la plus parfaite et donc selon l’intelligence qui, en nous, est un caractère divin. Il conclut : « Il ne faut donc pas écouter ceux qui nous conseillent, parce que nous sommes des hommes, de ne songer qu’aux choses humaines, et parce que nous sommes mortels qu’aux choses mortelles. Mais dans la mesure du possible nous devons nous rendre immortels et tout faire pour vivre conformément à la partie la plus excellente de nous-mêmes […]. »⁠[6] Non seulement le bien est la fin de la vie morale individuelle mais il est aussi recherché par la politique : « Même si le bien de l’individu s’identifie avec celui de l’État, il paraît bien plus important et plus conforme aux fins véritables de prendre en mains et de sauvegarder le bien de l’État. Le bien certes est désirable quand il intéresse un individu pris à part ; mais son caractère est plus beau et plus divin, quand il s’applique à un peuple et à des États entiers. »[7]

On se rend compte que face au credo du 'vivre-ensemble’, « les « belles actions » d’Aristote requièrent deux paramètres d’une autre qualité : la beauté, autrement dit la reconnaissance de la bonté intrinsèque des actions, leur conformité à un ordre de vérité objectif et aussi reconnu tel par tous, ce qu’implique l’éclat de l’idée de beauté ; et les actions belles, celles qui sont vertueuses, conformes au bien. La communauté politique ne peut donc se construire et partant subsister que si elle se détermine selon la participation à un agir commun vertueux. Rien de rêveur là-dedans, car nul n’est dupe des infractions individuelles ou structurelles qui affectent tout le corps social. la question n’est pas dans la pureté de l’idéal, mais dans la mise en place du possible. les actions belles sont collectivement possibles. Elles supposent un discours clair sur le bien et sur le mal et donc a fortiori sur le vrai et sur le faux. le paradoxe de notre société postmoderne est de jouer sur deux claviers contradictoires, donc mortifères. d’un côté, le nihilisme, déni des valeurs morales dû à la relativisation de tout principe métaphysique religieux et aussi éthique, avec la parcellisation des opinions et le respect proclamé des idées les plus destructrices, tout cela soutenu par des subventions culturelles non moins nihilistes ; de l’autre, une surveillance publique de plus en plus sourcilleuse des comportements, au plan financier, sur les changements de morale et même sur les normes de vocabulaire. »[8]

Aristote n’emploie pas l’expression « bien commun » mais elle trouve bien son origine dans les Politiques d’Aristote. On lit dans le Commentaire du traité de La Politique d’Aristote par saint Thomas d’Aquin que « le bien vivre, est la finalité la plus excellente d’une cité ou d’une constitution et cela à la fois pour l’ensemble de la population et en particulier pour chacun des individus. »[9] Et saint Thomas résumera ainsi cette partie de la pensée d’Aristote qui constitue le point de départ de sa réflexion sur la politique : « la cité est une communauté d’hommes libres dont la finalité est le bien commun auquel toute l’administration politique doit tendre ».⁠[10]

Toutefois, saint Thomas qui emploie constamment l’expression bonum commune[11], ne décrit jamais en quoi il consiste, comme si sa définition était claire pour tous.

L’expression « bonum commune » provient de la tradition chrétienne⁠[12] que saint Thomas va suivre ajoutant que si le bien commun a, comme l’a montré Aristote, une dimension naturelle⁠[13], il a aussi, en même temps une dimension surnaturelle comme l’évoque Paul⁠[14] pour qui notre vrai et ultime bien commun est le Christ lui-même, son Royaume et la béatitude, Dieu, « souverain bien » (summum bonum): « Dieu […] est lui-même le bien suprême et commun de tout l’univers. »[15] Voici comment saint Thomas articule les deux dimensions, l’une étant subordonnée à l’autre : « Si un tout n’est pas une fin ultime, mais est ordonné à une fin ultérieure, la fin ultime de l’une de ses parties ne peut pas être ce tout, mais quelque chose d’autre. or l’universalité des créatures, à laquelle l’homme se rapporte comme la partie au tout, n’est pas une fin ultime, mais elle est ordonnée à Dieu comme à sa fin ultime. Donc le bien que représente l’univers n’est pas l’ultime fin de l’homme, celle-ci est Dieu lui-même. »[16] « La fin de la vie et de la société humaine est Dieu ».⁠[17] « Dieu […] est lui-même le bien suprême et commun de tout l’univers. »[18] Dans un autre texte, il greffe sa réflexion de théologien chrétien sur la description du bien de la cité évoquée précédemment dans l’Ethique à Nicomaque, un bien « plus beau et plus divin » : « Le bien particulier est orienté vers le bien commun comme vers une fin : en effet l’être de la partie est pour l’être du tout ; c’est pourquoi aussi le bien du peuple est plus divin que le bien d’un seul homme.[19] Or le bien suprême, qui est Dieu, est le bien commun, puisque c’est de lui que dépend le bien de toutes les choses : en revanche, le bien en vertu duquel chaque chose est bonne est le bien particulier de celle-ci et des autres qui dépendent de lui. Toutes les choses sont donc orientées comme vers leur fin vers un seul bien, qui est Dieu. »[20] Plus clairement encore, il écrit dans le De regno : « Mais puisque l’homme, en vivant selon la vertu, est ordonné à une fin ultérieure, qui consiste dans la fruition de dieu, comme nous l’avons déjà dit plus haut, il faut que la multitude humaine ait la même fin que l’homme pris personnellement. la fin ultime de la multitude rassemblé en société n’est donc pas de vivre selon la vertu, mais, par la vertu, de parvenir à la fruition de Dieu. »[21] Et s’il y a, pour lui, au contraire d’Aristote, des biens communs divers, bien commun de la famille, bien commun de la cité, bien commun de l’univers, il précise que le bien divin « devance tout bien humain: dans les biens humains, le bien public devance le bien privé ; et là, le bien du corps l’emporte sur les biens extérieurs. »[22]

Il ne s’agit pas de consacrer une théocratie. L’affirmation de Dieu n’enlève rien à l’ordre politique naturel, à sa juste autonomie mais les perfectionne. Comme François Daguet le précise : « Dans l’approche thomasienne du politique, la cité terrestre n’est pas résorbée dans un ordre ecclésial, mais elle sera plus pleinement elle-même en s’ordonnant à Dieu, son bien commun séparé. La formule célèbre de Thomas trouve parfaitement à s’appliquer en matière politique : « Gratia non tollit sed perficit naturam. »[23] La cité chrétienne est plus cité que celle qui se clôt dans l’ordre naturel. »[24] La cité selon Aristote trouve son lien dans l’amitié alors que chez saint Thomas, c’est la charité qui crée le lien social mais la charité est une amitié. Et la cité n’est ni théocratique ni totalitaire car ordre naturel et ordre surnaturel ne se confondent pas : « L’homme n’est pas ordonné dans tout son être et dans tous ses biens à la communauté politique ; c’est pourquoi tous ses actes n’ont pas forcément mérite ou démérite envers cette communauté. mais tout ce qu’il est, tout ce qu’il a, et tout ce qu’il peut, l’homme doit l’ordonner à Dieu ; c’est pourquoi tout acte humain bon ou mauvais a un mérite ou un démérite devant Dieu, autant qu’il réalise la notion d’acte. »[25] Autrement encore : « Le bien de l’univers est plus grand que le bien d’un individu, s’il s’agit du même genre de bien. Mais le bien de la grâce, dans un seul individu, l’emporte sur le bien naturel de tout l’univers. »[26] Pour bien faire comprendre cette idée importante qui doit éclairer les rapports entre la personne et la communauté politique, et en même temps pour nous faire sentir l’enjeu du problème, Charles Journet⁠[27] écrit : « Les biens périssables de la personne individuelle sont moins importants, moins « divins » que les biens périssables de la communauté politique. […] Mais le bien périssable de la communauté politique est, à son tour, moins divin que le bien impérissable de la personne humaine, et, sous cet aspect, c’est la communauté politique qui doit être au service de la personne individuelle. Ainsi donc, l’homme en tant que mortel est partie de la cité mortelle, mais en tant qu’immortel il n’est pas une partie de la cité, il est un tout, et la cité doit être à son service. Telle est la solution chrétienne de ce problème des rapports de l’homme et de la communauté politique. Elle s’élève, comme un sommet difficile d’accès, entre deux erreurs opposées, qui semblent se disputer tour à tour les esprits des hommes, ou bien ils ne voient plus le caractère sacré des droits de la communauté sur la personne individuelle : c’est l’erreur appelée individualisme. […] Ou bien, au contraire, les hommes ne voient plus le caractère sacré des droits de la personne individuelle sur la communauté ; c’est l’erreur que, pour le plaisir, si l’ont veut, d’inventer des mots barbares, nous appellerons communautisme ou totalitarisme. »[28]


1. ARISTOTE, Les politiques, III, 9, 1280 a 10-40, 5-40, , 1281, a 5-10. (Traduction de P. Pellegrin, GF Flammarion, 2015, pp. 246-250.
2. Id., VII, 8, id., pp. 480-481.
3. « Tout art et toute investigation et pareillement toute action et tout choix tendent vers quelque bien, à ce qu’il semble. Aussi a-t-on déclaré avec raison que le bien est ce à quoi toutes choses tendent. » (Ethique à Nicomaque, 1094a (Traduction de J. Tricot, Vrin, 2012).
4. Id., I, 6, 1098 a 16-18, p. 63.
5. Id., I, 1, 1094 a 24-b 10 (op. cit., pp. 36-38).
6. Il faut relire l’Ethique à Nicomaque, X, 6 et 7, (Traduction de J. Voilquin, Hatier, 1965, pp.273-277).
7. Id., I, 2, op. cit., p. 20.
8. HUMBRECHT, op. cit., pp. 62-63.
9. THOMAS d’AQUIN, Commentaire du traité de La Politique d’Aristote, traduction de Serge Pronovost, Docteur angélique, 2017, p. 266. Dans le De regno ad regem Cypri, il précise en bon élève d’Aristote : « La fin ultime d’une multitude rassemblée en société est de vivre selon la vertu. En effet, si les hommes s’assemblent c’est pour mener une vie bonne, ce à quoi chacun vivant isolément ne pourrait parvenir. Or une vie bonne est une vie selon la vertu ; la vie vertueuse est donc la fin du rassemblement des hommes en société. le signe en est dans le fait que ceux-là seuls sont parties de la multitude rassemblée en société, qui communient les uns avec les autres dans une vie bonne. En effet, si les hommes se rassemblaient pour le seul vivre, les animaux et les esclaves seraient une des parties de la société civile. Si c’était pour acquérir des richesses, tous ceux qui négocient ensemble se rattacheraient à une seule cité ; de même nous voyons ceux-là seuls sont comptés comme membre d’une seule multitude qui sont diroigés vers une vie bonne sous les mêmes lois et le même gouvernement. » (Op. cit., I, 15, traduction de M. Cottier, Egloff, 1946,n p. 118).
10. Commentaire du traité de La politique d’Aristote, Les citoyens, leçon 5, op.cit.,p.264.
11. DAGUET François, o.p., note que « selon les cas, le bien commun, c’est le bien vivre de la cité, Dieu lui-même, l’ordre de l’univers, la charité qui anime l’Église…​ ». (Le bien commun dans la théologie politique de saint Thomas d’Aquin, in Saint Thomas et la politique, Actes du Colloque, Toulouse, 28-29 janvier 2013, Revue thomiste, janvier-mars 2014, p. 115). Nous suivrons cet excellent article où François Daguet analyse les ressemblances et différences entre les conceptions du bien commun d’Aristote et de saint Thomas. Pour d’autres citations de saint Thomas prises à travers toute son œuvre concernant le bien commun, cf. Petite somme politique, Anthologie de textes politiques traduits et présentés par SUREAU Denis, Pierre Téqui, 1997, pp. 130-138.
12. de DAGUET François, op. cit., pp. 95-127.
13. Le gouvernant a comme mission d’ordonner la cité au bien commun qui est sa fin et la loi est bien « une ordonnance de la raison en vue du bien commun, promulguée par celui qui a la charge de la communauté » (Somme théologique, Ia IIae, q ; 90, a. 4, c.)
14. La Bible de Jérusalem traduit ainsi 1 Co 12, 7: « A chacun est donnée la manifestation de l’Esprit en vue du bien commun. » La TOB, elle traduit « …​en vue du bien de tous » et renvoie à 1 Co 14, 26: « Que faire alors, frères ? Quand vous êtes réunis, chacun de vous peut chanter un cantique, apporter un enseignement ou une révélation, parler en langues ou bien interpréter : que tout se fasse pour l’édification commune. » Et dans Ep 4, 11-12: « Et les dons qu’il a faits, ce sont des apôtres, des prophètes, des évangélistes, des pasteurs et catéchètes, afin de mettre les saints en état d’accomplir le ministère pour bâtir le corps du Christ, jusqu’à ce que nous parvenions tous ensemble à l’unité dans la foi et dans la connaissance du Fils de Dieu, à l’état d’adultes, à la taille du Christ dans sa plénitude. »
15. Somme théologique, IIIa, q.46, a. 2, ad 3.
16. Id., Ia IIae, q. 2, a. 8, ad 2.
17. Id., Ia IIae, q. 100, a. 6, c.
18. Id., IIIa, q.46, a. 2-3.
19. C’est pourquoi, dans un passage célèbre, saint Thomas ose écrire : « Dans la nécessité tous les biens sont communs. il n’y a donc pas péché si quelqu’un prend le bien d’autrui, puisque la nécessité en a fait pour lui un bien commun. » (IIa IIae, q. 66, a.7, sed contra).
20. Somme contre les Gentils, III, 17.
21. De regno, I, 15, op. cit., pp. 118-119.
22. Somme théologique, IIa IIae, q. 117, a. 6, c. Le chanoine MODDE André distinguait, dans la pensée de saint Thomas, bien commun suprême et bien commun moyen : « L’homme a une fin, une destinée : le Bien commun intelligible et céleste par lequel il réalise autant qu’il est en son pouvoir le Bien commun universel. la fin de l’homme dépasse cette terre. C’est une fin individuelle, mais, dans son effort, l’homme n’est pas abandonné, il trouve aide et assistance. depuis la venue du Christ, une société spirituelle lui dispense secours et grâce. mais déjà pour la réalisation des fins terrestres les plus immédiates, il n’est pas non plus isolé et laissé à lui-même. Toute la vie sociale est là pour l’aider. l’Église et l’État ayant à lui procurer les moyens en vue de sa fin, sont eux-mêmes moyens pour obtenir sa fin. C’est le sens du Bien commun-moyen : les réalisations de l’Église et le bien commun temporel. » (Le Bien commun dans la philosophie de saint Thomas, in Revue philosophique de Louvain, tome 47, n° 14, 1949, pp. 246-247).
23. Somme théologique, Ia, q. 1, a. 8, ad 2.
24. DAGUET, op. cit., p. 117.
25. Somme théologique, Ia IIae, q. 21, a. 4, ad 3.
26. Id., q.113, a. 9, ad 2.
27. 1891-1975, théologien suisse créé cardinal par Paul VI.
28. JOURNET Cardinal, Exigences chrétiennes en politique, Egloff, 1946, pp. 13-14.

⁢ii. De Léon XIII à aujourd’hui

Comme le dit François Daguet, « La notion de bien commun est le point focal de toute la pensée politique thomasienne, et la primauté du bien commun le paradigme de cette pensée. »[1] On ne sera donc pas étonné de retrouver cette notion de bien commun au fondement de la doctrine sociale chrétienne. Et cela dès son élaboration dans l’enseignement de Léon XIII qui avait remis à l’honneur en l’étude de la pensée de saint Thomas par l’encyclique Aeterni patris en 1879.

« Le 'Docteur angélique’, écrit une grande spécialiste⁠[2], est […] la référence constante qui sous-tend les développements sur le bien commun introduits par l’encyclique Rerum Novarum (1891), texte fondateur de la 'doctrine sociale de l’Église’. » Cette inspiration est notamment perceptible dans la manière dont le pape aborde la question de la propriété privée. Pour les marxistes auxquels il s’oppose, « les biens de chacun doivent être communs à tous »[3] et donc « le bien commun prime sur les droits personnels »[4]. Droits fondamentaux qui ne sont pas mieux respectés dans la conception libérale qui favorise « la concentration, entre les mains de quelques-uns, de l’industrie et du commerce devenus le partage d’un petit nombre d’hommes opulents et de ploutocrates qui imposent ainsi un joug presque servile à l’infinie multitude des prolétaires ».⁠[5] Quand donc Léon XIII déclare que si « Dieu a donné la terre au genre humain tout entier pour qu’il l’utilise et en jouisse, […] cela signifie non pas qu’ils doivent la posséder confusément, mais que Dieu n’a assigné de part à aucun homme en particulier. il a abandonné la délimitation des propriétés à la sagesse des hommes et aux institutions des peuples. Au reste, quoique divisée en propriétés privées, la terre ne laisse pas de servir à la commune utilité de tous, attendu qu’il n’est personne parmi les mortels qui ne se nourrisse du produit des champs. Qui en manque y supplée par le travail. »[6] Le bien commun « terre » est là pour que chaque homme puisse en jouir en accédant à la propriété privée ne serait-ce que par le travail. Nul ne peut posséder en privant les autres de l’accès à la propriété ou de l’accès au travail. Pour reprendre le vocabulaire de saint Thomas, nous dirons que le bien périssable de la communauté est moins important que le bien impérissable de la personne qui a besoin pour s’épanouir d’une « part de la nature matérielle qu’il a cultivée et où il a laissé comme une certaine empreinte de sa personne, si bien qu’en toute justice il en devient propriétaire et qu’il n’est permis d’aucune manière de violer son droit. »[7] En tout cas, Léon XIII s’est rendu compte que la justice sociale était une exigence du bien commun.⁠[8]

Ces réflexions sur la propriété illustrent aussi la dialectique personne-communauté que la référence au bien commun éclaire harmonieusement. Il est bien entendu que « La fin de la société civile embrasse universellement tous les citoyens. Elle réside dans le bien commun, c’est-à-dire dans un bien auquel tous et chacun ont le droit de participer dans une mesure proportionnelle ». d’une part, les dirigeants « travaillent directement au bien commun ». De leur côté, « Ceux au contraire qui s’appliquent aux choses de l’industrie ne peuvent concourir à ce bien commun, ni dans la même mesure, ni par les mêmes voies. Eux aussi cependant, quoique d’une manière moins directe, servent grandement les intérêts de la société. Sans nul doute, le bien commun dont. l’acquisition doit avoir pour effet de perfectionner les hommes est principalement un bien moral. Mais, dans une société bien constituée, il doit se trouver encore une certaine abondance de biens extérieurs «  dont l’usage est requis à l’exercice de la vertu  » (Saint Thomas, De regimine principum, I, 15) »[9] Tous les citoyens donc travaillent pour le bien commun de la société et en même temps, « Les droits doivent partout être religieusement respectés. L’État doit les protéger chez tous les citoyens en prévenant ou en vengeant leur violation. Toutefois, dans la protection des droits privés, il doit se préoccuper d’une manière spéciale des faibles et des indigents. »[10] Et ce qu’il faut viser avant tout, c’est « le perfectionnement moral et religieux »[11]. Par là, le bien de la personne dépasse le bien de la société qui doit lui permettre de grandir en ce sens.

L’année suivante, la question du régime politique qui agite toujours les catholiques de France, amène le pape à préciser sa position. En ce qui concerne les différentes formes de gouvernement, il écrit que « chacune d’elles est bonne, pourvu qu’elle sache marcher droit à sa fin, c’est-à-dire le bien commun, pour lequel l’autorité sociale est constituée. » Un pouvoir, explique-t-il, « considéré en lui-même […] continue d’être immuable et digne de respect ; car, envisagé dans sa nature, il est constitué et s’impose pour pourvoir au bien commun, but suprême qui donne son origine à la société humaine. » Le bien commun « est, après Dieu, dans la société, la loi première et dernière. » Ainsi, « la loi est une prescription ordonnée selon la raison et promulguée, pour le bien de la communauté, par ceux qui ont reçu à cette fin le dépôt du pouvoir. »[12] Tels sont les principes fondamentaux. Il faut d’une part « accepter sans arrière-pensée, avec cette loyauté parfaite qui convient au chrétien, le pouvoir civil dans la forme où, de fait, il existe.[…] Et la raison de cette acceptation, c’est que le bien commun de la société l’emporte sur tout autre intérêt ; car il est le principe créateur, il est l’élément conservateur de la société humaine ; d’où il suit que tout vrai citoyen doit le vouloir et le procurer à tout prix. Or, de cette nécessité d’assurer le bien commun dérive, comme de sa source propre et immédiate, la nécessité d’un pouvoir civil qui, s’orientant vers le but suprême, y dirige sagement et constamment les volontés multiples des sujets, groupés en faisceau dans sa main. Lors donc que, dans une société, il existe un pouvoir constitué et mis à l’œuvre, l’intérêt commun se trouve lié à ce pouvoir, et l’on doit, pour cette raison, l’accepter tel qu’il est. » Mais d’autre part « Après avoir solidement établi dans notre Encyclique cette vérité, Nous avons formulé la distinction entre le pouvoir politique et la législation, et Nous avons montré que l’acceptation de l’un n’impliquait nullement l’acceptation de l’autre ; dans les points où le législateur, oublieux de sa mission, se mettait en opposition avec la loi de Dieu et de l’Église. Et, que tous le remarquent bien, déployer son activité et user de son influence pour amener les gouvernements à changer en bien des lois iniques ou dépourvues de sagesse, c’est faire preuve d’un dévouement à la patrie aussi intelligent que courageux, sans accuser l’ombre d’une hostilité aux pouvoirs chargés de régir la chose publique. »[13]

De l’enseignement fondateur de Léon XIII, une grande leçon est à retenir, en tout cas pour l’avenir et l’action : « à qui veut régénérer une société quelconque en décadence, on prescrit avec raison de la ramener à ses origines. La perfection de toute société consiste, en effet, à poursuivre et à atteindre la fin en vue de laquelle elle a été fondée, en sorte que tous les mouvements et tous les actes de la vie sociale naissent du même principe d’où est née la société. Aussi, s’écarter de la fin, c’est aller à la mort ; y revenir, c’est reprendre vie. »[14]

Désormais, dans toutes les circonstances et face à diverses menaces, la réplique sera toujours de chercher le bien commun.

Méditant sur l’éducation chrétienne de la jeunesse, Pie XI définit ainsi le bien commun temporel : il « consiste dans la paix et la sécurité dont les familles et les citoyens jouissent dans l’exercice de leurs droits et en même temps dans le plus grand bien-être spirituel et matériel possible en cette vie, grâce à l’union et à la coordination des efforts de tous. » Il en conclut, sur le plan de l’éducation, que « la fonction de l’autorité civile qui réside dans l’État est donc double: protéger et faire progresser la famille et l’individu, mais sans les absorber ou s’y substituer. »⁠[15]

Face au libéralisme, nommé aussi individualisme⁠[16], qui oublie l’aspect social attaché à toute propriété, il rappelle que « l’autorité publique peut […], s’inspirant des véritables nécessités du bien commun, déterminer, à la lumière de la loi naturelle et divine, l’usage que les propriétaires pourront ou ne pourront pas faire de leurs biens. »[17] « Il importe […] d’attribuer à chacun ce qui lui revient et de ramener aux exigences du bien commun ou aux normes de la justice sociale la distribution des ressources de ce monde, dont le flagrant contraste entre une poignée de riches et une multitude d’indigents atteste de nos jours, aux yeux de l’homme de cœur, les graves dérèglements. »[18] Le libéralisme viole l’ordre « quand le capital n’engage les ouvriers ou la classe des prolétaires qu’en vue d’exploiter à son gré et à son profit personnel l’industrie et le régime économique tout entier, sans tenir compte ni de la dignité humaine des ouvriers, ni du caractère social de l’activité économique, ni même de la justice sociale et du bien commun. »[19] « Enfin les institutions des divers peuples doivent conformer tout l’ensemble des relations humaines aux exigences du bien commun, c’est-à-dire aux règles de la justice sociale. »[20] Plus exactement encore, « à la justice et à la charité sociales. »[21] « Car, explique Dominique Coatanea, si l’exercice de la charité ne peut jamais tenir lieu des devoirs de justice, la justice seule ne peut parvenir à l’union des volontés et au rapprochement des cœurs. » En effet, « pour Pie XI, continue-t-elle, la collaboration de tous en vue du bien commun ne s’obtient que si l’homme a l’intime conviction d’être membre d’un même corps, de sorte que la souffrance de l’un est la souffrance de tous. Cette -analogie fondatrice de la foi en Christ souligne la puissance de l’unité visée dans la charité comme fin pertinente de la genèse du bien commun. »[22]

Face au nazisme, Pie XI rappelle que l’État gardien du bien commun ne peut tout se permettre car le respect de la personne st un élément fondamental du bien commun : « l’homme, en tant que personne, possède des droits qu’il tient de Dieu et qui doivent demeurer vis-à-vis de la collectivité hoirs de toute atteinte qui tendrait à les nier, à les abolir ou à les négliger. Mépriser cette vérité, c’est oublier que le véritable bien commun est déterminé et reconnu, en dernière analyse, par la nature de l’homme, qui équilibre harmonieusement droits personnels et obligations sociales, et par le but de la société, déterminé aussi par cette même nature humaine. La société est voulue par le Créateur comme le moyen d’amener à leur plein développement les dispositions individuelles et les avantages sociaux que chacun, donnant et recevant tour à tour, doit faire valoir pour son bien et celui des autres. »[23]

On trouve dans l’enseignement de Pie XII plusieurs définitions du bien commun qui se recoupent et recoupent celles que nous avons déjà rencontrées. En 1941 pour le cinquantenaire de l’encyclique Rerum novarum, le Souverain pontife dira : « Sauvegarder le domaine intangible des droits de la personne humaine et lui faciliter l’accomplissement de ses devoirs, doit être le rôle essentiel de tout pouvoir public. N’est-ce pas là ce que comporte le sens authentique de ce bien commun que l’État est appelé à promouvoir ? d’où il suit que la charge de ce « bien commun » ne comporte pas un pouvoir si étendu sur les membres de la communauté qu’en vertu de ce pouvoir il soit permis à l’autorité publique d’entraver le développement de l’action individuelle […], de décider directement sur le commencement ou (en dehors du cas de légitime châtiment) sur le terme de la vie humaine, de fixer à son gré la manière dont il devra se conduire dans l’ordre physique, spirituel, religieux et moral, en opposition avec les devoirs et droits personnels de l’homme, et à telle fin d’abolir ou rendre inefficace le droit naturel aux biens matériels. Vouloir déduire une telle extension de pouvoir du soin de procurer le bien commun serait fausser le sens même du bien commun et tomber dans l’erreur d’affirmer que la fin propre de l’homme sur la terre est la société, que la société est à elle-même sa propre fin, que l’homme n’a pas d’autre vie qui l’attende après celle qui se termine ici-bas. »[24] Cette analyse met bien en évidence la conjonction entre les droits personnels et les devoirs sociaux tout en insistant sur l’ouverture à la transcendance. La société gardienne et artisan du bien commun ne peut être close sur elle-même. Et, faut-il encore le rappeler, peu importe le régime politique car « l’âme de tout État, quel qu’il soit, c’est kle sens intime, profond, du bien commun ; c’est le souci non seulement de se procurer à soi-même la place au soleil, mais de l’assurer aussi aux autres, chacun dans la mesure de ses obligations et de ses responsabilités personnelles. C’est à quoi vise, autant que la loyauté et la justice, une saine et profitable politique sociale, génératrice de paix et de prospérité. »[25] Le « bien commun est la fin et la règle de l’État et de ses organes. »[26] Non seulement l’État mais aussi tous les organismes sociaux et finalement tous les individus doivent promouvoir le bien commun. Ainsi, « toute organisation tendant à améliorer les conditions de vie des travailleurs serait un mécanisme sans âme et par là sans vie et sans fécondité, si sa charte ne proclame et ne prescrit efficacement en tout premier lieu, le respect de toute personne humaine, quelle que soit sa condition sociale ; deuxièmement la reconnaissance de la solidarité de tous pour former la vaste famille humaine, créée par la Toute-Puissance aimante de Dieu ; troisièmement l’exigence impérieuse qui impose à la société de placer le bien commun au-dessus de tout intérêt privé, le service de tous au profit de tous. »[27] Le bien commun repose sur 3 fondements : « la Vérité, la Justice et la Charité »[28] et ce remède aux maux du siècle demande « la coalition de tous les gens de bien du monde entier pour une action de grande envergure, loyalement comprise et en parfait accord […]. »⁠[29] Pie XI avait déjà pris position en faveur sur le plan universel d’« un ordre social où la prospérité matérielle résulte d’u ne collaboration sincère de tous au bien général et sert d’appui à des valeurs plus hautes, celles de la culture et, par-dessus tout, l’union indéfectible des esprits et des cœurs. »[30]

L’évolution des sociétés impose de plus en plus la nécessité d’un bien commun universel. Jean XXIII. Après avoir très brièvement rappelé que le bien commun « comporte l’ensemble des conditions sociales qui permettent et favorisent dans les hommes le développement intégral de leur personnalité »[31], il va détailler les droits et devoirs réciproques, souligner l’insuffisance de l’organisation des pouvoirs publics pour assurer le bien commun universel et saluer l’Organisation des nations unies qui, dans sa Déclaration universelle des droits de l’homme, malgré quelques points contestables, est « un pas vers l’établissement d’une organisation juridico-politique de la communauté mondiale » nécessaire à la promotion du bien commun universel tout en étant difficile à réaliser.⁠[32]

Le concile Vatican II, dans la Constitution pastorale Gaudium et spes, 1965, reprend la définition lapidaire de Jean XXIII mais l’élargit quelque peu : le bien commun est l’« ensemble de conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres, d’atteindre leur perfection d’une façon plus totale et plus aisée ». Et le concile reconnaît à la suite du saint pape que ce bien commun « prend aujourd’hui une extension de plus en plus universelle, et par suite recouvre des droits et des devoirs qui concerne tout le genre humain. Tout groupe doit tenir compte des besoins et des légitimes aspirations des autres groupes, et plus encore du bien commun de l’ensemble de la famille humaine. »[33]

Au passage, la constitution note que le souci du bien commun s’enracine dans la conscience de chaque homme où travaille l’Esprit de Dieu : c’est le « ferment évangélique […] qui a suscité et suscite dans le cœur humain une exigence incoercible de dignité »[34] et a fait grandir cette conscience.⁠[35] S’il faut « que chacun considère son prochain, sans aucune exception, comme 'un autre lui-même’ » et si « nous avons l’impérieux devoir de nous faire le prochain de n’importe quel homme »[36] et « de le servir activement »[37], si nous devons tous prendre « très à cœur de compter les solidarités sociales parmi les principaux devoirs de l’homme d’aujourd’hui et de les respecter »[38], ce ne peut être qu’au terme d’une conversion qui nous débarrasse de notre égoïsme naturel et de notre volonté de puissance. Autrement dit, s’il faut « entreprendre de vastes transformations sociales », « il faut travailler au renouvellement des mentalités »[39]. A défaut, l’ordre social ne pourra tourner au vrai bien des personnes, à leur complet épanouissement. Sans cette conversion, comment cet ordre pourrait-il « sans cesse se développer, avoir pour base la vérité, s’édifier sur la justice, et être vivifié par l’amour » ? Comment pourrait-il « trouver dans la liberté un équilibre toujours plus humain »[40].

Le bien commun apparaît donc de plus en plus comme le fruit de la solidarité et de la charité.

Solidarité et charité qui doivent s’étendre à la terre entière puisque, comme va le rappeler Paul VI à la suite de Jean XXIII⁠[41] : « la question sociale est devenue mondiale »[42] et elle réclame « une action concertée pour le développement intégral de l’homme et le développement solidaire de l’humanité »[43].

La solidarité devient, dans l’enseignement de Jean-Paul II, pour ainsi dire, une « vertu » (le pape met le mot entre guillemets), indispensable à la réalisation du bien commun Il explique qu’il est encourageant que de plus en plus de gens à travers le monde soient de plus en plus conscient de leur « interdépendance » : « quand l’interdépendance est ainsi reconnue, la réponse correspondante, comme attitude morale et sociale et comme « vertu », est la solidarité. Celle-ci n’est donc pas un sentiment de compassion vague ou d’attendrissement superficiel pour les maux subis par tant de personnes proches ou lointaines. Au contraire, c’est la détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun, c’est-à-dire pour le bien de tous et de chacun parce que tous nous sommes vraiment responsables de tous. »[44] Cette vertu sociale doit faire barrage au « désir de profit » et à « la soif de pouvoir »[45], péchés qui engendrent des « structures de péché ».⁠[46] Cet appel à la solidarité est un appel à vivre, « avec l’aide de la grâce divine », l’Évangile, c’est-à-dire « se dépenser pour le bien du prochain en étant prêt, au sens évangélique du terme, à « se perdre » pour l’autre au lieu de l’exploiter, et à « le servir » au lieu de l’opprimer à son propre profit. »[47]

Le pape Benoît XVI accentue encore cette dimension morale et spirituelle de l’action à entreprendre en vue du bien commun en reliant la solidarité à l’amour que nous devons, à l’image du Christ, nourrir non seulement pour le Père mais aussi pour nos frères, pour tous nos frères car « dans une société en voie de mondialisation, le bien commun et l’engagement en sa faveur ne peuvent pas ne pas assumer les dimensions de la famille humaine tout entière, c’est-à-dire de la communauté des peuples et des nations, au point de donner forme d’unité et de paix à la cité des hommes, et d’en faire, en quelque sorte, la préfiguration anticipée de la cité sans frontières de Dieu. »[48]

C’est l’amour qui nous commande de « prendre en grande considération le bien commun ». En effet, « aimer quelqu’un, c’est vouloir son bien et tout mettre en œuvre pour cela. » Et « à côté du bien individuel, il y a un bien lié à la vie en société : le bien commun. » Et voici comment Benoît XVI le définit : « c’est le bien du 'nous-tous’, constitué d’individus, de familles et d groupes intermédiaires qui forment une communauté sociale. » Le pape attire notre attention sur le fait qu’à la différence d’autres biens, le bien commun « n’est pas un bien recherché pour lui-même, mais pour les personnes qui font partie de la communauté sociale et qui, en elle seule, peuvent arriver réellement et plus efficacement à leur bien. »

Ceci dit, vouloir et rechercher ce bien commun, « c’est, dit le pape, une exigence de la justice et de la charité », inséparables comme nous l’avons déjà vu.⁠[49] « L’engagement pour le bien commun, quand la charité l’anime, a une valeur supérieure à celle de l’engagement purement séculier et politique. comme tout engagement en faveur de la justice, il s’inscrit dans le témoignage de la charité divine qui, agissant dans le temps, prépare l’éternité. Quand elle est inspirée et animée par la charité, l’action de l’homme contribue à l’édification de cette cité de dieu universelle vers laquelle avance l’histoire de la famille humaine. »[50] La responsabilité des chrétiens est donc grande et déterminante comme nous le verrons dans le chapitre suivant.

Toutes ces notions sont si importantes qu’elles sont entrées comme nous l’avons vu, dans le Catéchisme[51] et surtout dans le Compendium.

Que retenir ?

Que le principe du bien commun découle « de la dignité, de l’unité et de l’égalité de toutes les personnes ».

Que le bien commun « peut être compris comme la dimension sociale et communautaire du bien moral. »[52]

Si, bien entendu, « les exigences du bien commun dérivent des conditions sociales de chaque époque », elles « sont étroitement liées au respect et à la promotion intégrale de la personne et de ses droits fondamentaux »[53]. Le but est bien l’épanouissement des personnes et des groupes de personnes, un épanouissement intégral c’est-à-dire à la fois matériel, moral et spirituel.⁠[54]

Retenons aussi

Que « le bien commun ne consiste pas dans la simple somme des biens particuliers de chaque sujet du corps social » : il est « commun, car indivisible » et ce n’est qu’ensemble qu’on peut « l’atteindre, […] l’accroître et […] le conserver notamment en vue de l’avenir. » ⁠[55]

Et donc si tous ont « le droit de bénéficier des conditions de vie sociale qui résultent de la recherche du bien commun », « le bien commun engage tous les membres de la société : aucun n’est exempté de collaborer, selon ses propres capacités, à la réalisation et au développement de ce bien. »[56]

En effet, le bien commun est « un bien appartenant à tous les hommes et à tout l’homme. La personne ne peut pas trouver sa propre réalisation uniquement en elle-même, c’est-à-dire indépendamment de son être « avec » et « pour » les autres. »[57]

Si tous sont impliqués, « la responsabilité de poursuivre le bien commun revient non seulement aux individus, mais aussi à l’État, car le bien commun est la raison d’être de l’autorité politique » et chaque gouvernement doit « harmoniser avec justice les divers intérêts sectoriels. »[58] Et dans la mesure où il y a un bien commun mondial (paix, respect de la planète, commerce libre et équitable), il n’est pas étonnant que Jean XXIII, Benoît XVI et François aient insisté sur l’importance d’une autorité mondiale, surtout morale, réglée par le droit, qui puisse en avoir la charge. Il n’empêche qu’il serait contradictoire de s’en remettre uniquement à ces autorités supérieures, nationales ou supranationales, dans la promotion du bien commun : le bien commun est la responsabilité de tous et de chacun. Nous y reviendrons.

Enfin, il ne faut jamais oublier que « le bien commun de la société n’est pas une fin en soi ; il n’a de valeur qu’en référence à la poursuite des fins dernières de la personne et au bien commun universel de la création tout entière. Dieu est la fin dernière de ses créatures et en aucun cas on ne peut priver le bien commun de sa dimension transcendante, qui dépasse mais aussi achève la dimension historique. » ⁠[59]

Pour clore momentanément ce chapitre, veillons à bien faire la distinction entre le bien commun et un bien commun qui est un bien collectif, c’est-à-dire un bien « dont l’usage ne peut pas être privatisé » : « personne ne peut être exclu de son usage ».

Le bien commun ne peut être confondu avec l’intérêt général qui porte sur des questions matérielles, varie suivant les circonstances et « peut entraîner des conséquences négatives sur les personnes. »[60]

*


1. DAGUET François, op. cit., p. 106.
2. SERRA-COATANEA Dominique, Le défi actuel du Bien commun dans la doctrine sociale de l’Église, Etudes à partir de l’approche de Gaston Fessard s.j.,Etudes de théologie et d’éthique, volume 10, LIT Verlag, 2016, pp. 15-16. Cette thèse a été soutenue au Centre de Sèvres (Faculté jésuite). Née en 1963, docteur en théologie, D. Serra-Coatanea, a dirigé le Centre de Recherche en Entreprenariat social (CRESO) de l’Université catholique de Lyon (UCLy) de Lyon et est maître de conférences en théologie morale et éthique sociale à la Faculté de théologie de l’Université catholique de l’ouest (UCO) à Angers. Elle nous servira de guide en maints endroits.
3. RN, in Marmy, 435.
4. COATANEA D., op. cit., p. 19.
5. RN, in Marmy, n° 434.
6. RN, in Marmy 438-439.
7. Id., 440.
8. Dans le CEC, au n° 1807, on lit: « La justice est la vertu morale qui consiste dans la constante et ferme volonté de donner à Dieu et au prochain ce qui leur est dû. la justice envers Dieu est appelée « vertu de religion ». Envers les hommes, elle dispose à respecter les droits de chacun et à établir dans les relations humaines l’harmonie qui promeut l’équité à l’égard des personnes et du bien commun. L’homme juste, souvent évoqué dans les Livres saints, se distingue par la droiture habituelle de ses pensées et la rectitude de sa conduite envers le prochain. « Tu n’auras ni faveur pour le petit, ni complaisance pour le grand ; c’est avec justice que tu jugeras ton prochain » (Lv 19, 15). « Maîtres, accordez à vos esclaves le juste et l’équitable, sachant que, vous aussi, vous avez un Maître au ciel » (Col 4, 1). »
9. RN, in Marmy, 466-467.
10. Id., 471.
11. Id., 490.
12. Encyclique Inter sollicitudines, 1892.
13. Lettre aux cardinaux français Notre consolation 1892 (où le pape revient sur la thèse défendue dans l’encyclique précédente qui a été, semble-t-il, mal comprise par quelques-uns).
14. RN, in Marmy 459.
15. Pie XI, encyclique Divinis Illius Magistri, 1929, in Marmy 374.
16. Cf. par exemple QA, in Marmy, 589.
17. Id., 553.
18. Id., 561.
19. Id., 583.
20. Id., 589. Dans l’encyclique Divini redemptoris, consacrée, en 1937, au communisme, Pie XI précise ainsi le rapport entre la justice sociale et le bien commun : « outre la justice commutative, il y a aussi la justice sociale, qui impose des devoirs auxquels patrons et ouvriers n’ont pas le droit de se soustraire. C’est précisément la fonction de la justice sociale d’imposer aux membres de la communauté tout ce qui est nécessaire au bien commun. » (In Marmy 173).
21. QA, 577.
23. Encyclique Mit brennender Sorge, 1937, in Marmy, 272. Dans le manuel de GUERRY Mgr Emile, La Doctrine sociale de l’Église : son actualité, ses dimensions, son rayonnement, Bonne Presse, 1957, on lit : « La justice sociale élargit et dépasse la justice légale. Elle concerne les rapports des citoyens envers le bien commun, soit dans leurs devoirs, soit dans leurs droits. d’une part, elle tend à faire respecter les droits naturels des membres de la communauté pour que ceux-ci soient en mesure d’accomplir leurs devoirs sociaux. d’autre part, elle incline les citoyens à rendre à la société ce qu’ils lui doivent afin que celle-ci soit en mesure de remplir sa mission envers le bien commun. »
24. Radiomessage pour le cinquantenaire de l’encyclique Rerum novarum, 1er juin 1941.
25. Radiomessage aux catholiques suisses, 14 septembre 1946.
26. Discours au patriciat et à la noblesse de Rome, 8 janvier 1947.
27. Allocution à un groupe de délégués des États-Unis à la Conférence internationale du travail, 16 juillet 1947.
28. Radiomessage aux catholiques allemands, 4 septembre 1949.
29. Discours au Congrès international des études sociales, 3 juin 1950.
30. Allocution aux membres de l’Organisation internationale du travail, 19 novembre 1954.
31. Encyclique MM, 65. Jean XXIII sera plus précis dans PT (1963) en méditant le rôle de l’autorité : « Tous les individus et tous les corps intermédiaires sont tenus de concourir, chacun dans sa sphère, au bien de l’ensemble. Et c’est en harmonie avec celui-ci qu’ils doivent poursuivre leurs propres intérêts et suivre, dans leurs apports -en biens et en services- les orientations que fixent les pouvoirs publics selon les normes de la justice et dans les formes et limites de leur compétence. […​] La fonction gouvernementale n’ayant de sens qu’en vue du bien commun, les dispositions prises par ses titulaires doivent à la fois respecter la véritable nature de ce bien et tenir compte de la situation du moment. […​] Ce bien commun ne peut être défini doctrinalement dans ses aspects essentiels et les plus profonds, ni non plus être déterminé historiquement qu’en référence à l’homme ; il est, en effet, un éléments essentiellement relatif à la nature humaine. Ensuite, la nature même de c e bien impose que tous les citoyens y aient leur part, sous des modalités diverses d’après l’emploi, le mérite et la condition de chacun. C’est pourquoi l’effort des pouvoirs publics doit tendre à ,servir les intérêts de tous sans favoritisme à l’égard de tel particulier ou de telle classe de la société. […​] Mais des considérations de justice et d’équité dicteront parfois aux responsables de l’État une sollicitude particulière pour les membres les plus faibles du corps social, moins armés pour la défense de leurs droits et de leurs intérêts légitimes. Ici, Nous devons attirer l’attention sur le fait que le bien commun concerne l’homme tout entier, avec ses besoins tant spirituels que matériels. Conçu de la sorte, le bien commun réclame des gouvernements une politique appropriée, respectueuse de la hiérarchie des valeurs, ménageant en juste proportion au corps et à l’âme les ressources qui leurs conviennent. […​] Composé d’in corps et d’une âme immortelle, l’homme ne peut, au cours de cette existence mortelle, satisfaire à toutes les requêtes de sa nature ni atteindre le bonheur parfait. Aussi les moyens mis en œuvre au profit du bien commun ne peuvent-ils faire obstacle au salut éternel des hommes, mais encore doivent-ils y aider positivement. » Et le pape conclut : « Pour la pensée contemporaine, le bien commun réside surtout dans la sauvegarde des droits et des devoirs de la personne humaine ; dès lors le rôle des gouvernants consiste surtout à garantir la reconnaissance et le respect des droits, leur conciliation mutuelle, leur défense et leur expansion, et en conséquence à faciliter à chaque citoyen l’accomplissement de ses devoirs. » (PT, 54-61).
32. PT, 141.
33. GS 26, 1.
34. Id., 26, 4.
35. Id, 26, 2.
36. Id., 27,1.
37. Id., 27, 2.
38. Id., 30, 2.
39. Id., 26, 3.
40. Id., 26, 3.
41. « On peut dire que tout problème humain de quelque importance, quel qu’en soit le contenu, scientifique, technique, économique, social, politique, culturel, revêt aujourd’hui des dimensions supranationales et souvent mondiales. » (MM, 202).
42. Encyclique PP, 1967, 3.
43. Id., 5. Ainsi, Paul VI, abordant le problème posé par certaines grandes propriétés dans le tiers-monde, reprend l’enseignement de Léon XIII sur la propriété privée et rappelle que « la propriété privée ne constitue pour personne un droit inconditionnel et absolu. Nul n’est fondé à réserver à son droit exclusif ce qui passe son besoin, quand les autres manquent du nécessaire. » Il conclut : « le bien commun exige donc parfois l’expropriation si, du fait de leur étendue, de leur exploitation faible ou nulle, de la misère qui en résulte pour les populations, du dommage considérable porté aux intérêts du pays, certains domaines font obstacle à la prospérité collective. » (PP, 23-24)
44. Encyclique SRS, 1987, n° 38.
45. Id..
46. Id., 36.
47. Id., 38. Le pape nous renvoie à Mt 10, 40-42 ; 20, 25 ; Mc 10, 42-45 ; Lc 22, 25-27. JEAN-PAUL II rappelle aussi, en évoquant le principe de subsidiarité, qu’« une société d’ordre supérieur ne doit pas intervenir dans la vie interne d’une société d’ordre inférieur en lui enlevant ses compétences, mais elle doit plutôt la soutenir en cas de nécessité et l’aider à coordonner son action avec celle des autres éléments qui composent la société en vue du bien commun. » (CA 48).
48. Encyclique CV, 2009, n° 7.
49. BENOÎT XVI écrit : « Toute société élabore un système propre de justice. la charité dépasse la justice, parce qu’aimer c’est donner, offrir du mien à l’autre ; mais elle n’existe jamais sans la justice qui amène à donner à l’autre ce qui est sien, c’est-à-dire ce qui lui revient en raison de son être et de son agir. Je ne peux pas 'donner’ à l’autre du mien, sans lui avoir donné tout d’abord ce qui lui revient selon la justice. Qui aime les autres avec charité est d’abord juste envers eux. Non seulement la justice n’est pas étrangère à la charité, non seulement elle n’est pas une voie alternative ou parallèle à la charité : la justice est 'inséparable de al charité' (Pp, 22), elle lui, est intrinsèque. la justice est la première voie de la charité ou, comme le disait Paul VI, son 'minimum’ (23-8-1968), une partie intégrante de cet amour en 'actes et en vérité' (1 Jn 3, 18) auquel l’apôtre saint Jean exhorte. d’une part, la charité exige la justice : la reconnaissance et le respect des droits légitimes des individus et des peuples. Elle s’efforce de construire la cité de l’homme selon le droit et la justice. d’autre part, la charité dépasse la justice et la complète dans la logique du don et du pardon. La cité de l’homme n’est pas uniquement constituée par des rapports de droits et de devoirs, mais plus encore, et d’abord, par des relations de gratuité, de miséricorde et de communion. La charité manifeste toujours l’amour de Dieu, y compris dans les relations humaines. Elle donne une valeur théologale et salvifique à tout engagement pour la justice dans le monde. » (CV 6)
50. CV 7.
51. Le CEC dit : « Une société est un ensemble de personnes liées de façon organique par un principe d’unité qui dépasse chacune d’elles. Assemblée à la fois visible et spirituelle, une société perdure dans le temps: elle recueille le passé et prépare l’avenir. Par elle, chaque homme est constitué « héritier », reçoit des « talents » qui enrichissent son identité et dont il doit développer les fruits. A juste titre, chacun doit le dévouement aux communautés dont il fait partie et le respect aux autorités en charge du bien commun. » (n° 1880) Le CEC précise que: « Conformément à la nature sociale de l’homme, le bien de chacun est nécessairement en rapport avec le bien commun. Celui-ci ne peut être défini qu’en référence à la personne humaine. » (1905) et donc « Par bien commun il faut entendre « l’ensemble des conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres d’atteindre leur perfection, d’une façon plus totale et plus aisée » (GS 26, § 1 ; cf. GS 74, § 1). » (n° 1906) . Il comporte trois éléments essentiels: « Il suppose en premier lieu le respect de la personne en tant que telle Au nom du bien commun, les pouvoirs publics sont tenus des respecter les droits fondamentaux et inaliénables de la personne humaine. » (n° 1907) « En second lieu, le bien commun demande le bien-être social et le développement du groupe lui-même. […​] Certes il revient à l’autorité d’arbitrer, au nom du bien commun, entre les divers intérêts particuliers. mais elle doit rendre accessible à chacun ce dont il a besoin pour mener une vie vraiment humaine : nourriture, vêtement, santé, travail, éducation et culture, information convenable, droit de fronder une famille, etc.. » (n° 1908) « Le bien commun implique enfin la paix, c’est-à-dire la durée et la sécurité d’un ordre juste. » (n° 1909) « Si chaque communauté humaine possède un bien commun qui lui permet de se reconnaître en tant que telle, c’est dans la communauté politique qu’on trouve sa réalisation la plus complète. Il revient à l’État de défendre et de promouvoir le bien commun de la société civile, des citoyens et des corps intermédiaires. » (n° 1910) Sans oublier que « l’unité de la famille humaine rassemblant des êtres jouissant d’une dignité naturelle égale, implique un bien commun universel. Celui-ci appelle une organisation de la communauté des nations […​]. » (n° 1911.).
   Le bien commun est donc la fin de la société, de toute société.
52. CDSE 164.
53. CDSE 166.
54. NAUDET Jean-Yves, qu’est-ce que le bien commun ? sur https://questions.aleteia.org/articles/167/
55. CDSE 164.
56. CDSE 167.
57. CDSE 165. BENOÎT XVI précise : « la solidarité sans la subsidiarité tombe dans l’assistanat qui humilie celui qui est dans le besoin. » (CV 58).
58. CDSE 168-169.
59. CDSE 170. La religion a « droit de cité » disait Jean-Paul II (CA, 5). Benoît XVI l’explique : « La négation du droit de professer publiquement sa religion et d’œuvrer pour que les vérités de la foi inspirent aussi la vie publique a des conséquences négatives sur le développement véritable. L’exclusion de la religion du domaine public, comme, par ailleurs, le fondamentalisme religieux, empêchent la rencontre entre les personnes et leur collaboration en vue du progrès de l’humanité. la vie publique s’appauvrit et la politique devient opprimante et agressive. les droits humains risquent de ne pas être respectés soit parce qu’ils sont privés de leur fondement transcendant soit parce que la liberté personnelle n’est pas reconnue. Dans le laïcisme et dans le fondamentalisme, la possibilité d’un dialogue fécond et d’une collaboration efficace entre la raison et la foi s’évanouit.. la raison a toujours besoin d’être purifiée par la foi, et ceci vaut également pour la raison politique, qui ne doit pas se croire toute puissante. A son tour, la religion a toujours besoin d’être purifiée par la raison afin qu’apparaisse son visage humain authentique. la rupture de ce dialogue a un prix très lourd au regard du développement de l’humanité. » (CV 56).
60. NAUDET Jean-Yves, op cit..

⁢Chapitre 6 : Les stratégies du bien commun

Parce que je m’intéresse à l’histoire, je pense que la politique est trop importante et la démocratie trop fragile pour ne pas être l’affaire de tous.
— « Eric de Beukelaer
op. cit., p. 106.

Dans un livre très polémique, l’auteur après avoir reconnu que le bien commun est « une notion fondamentale de l’anthropologie catholique » estime que « l’idée même de « bien commun », qui repose sur un accord préalable sur l’idée de « bien », est difficilement compatible avec la démocratie libérale qui suppose, au contraire, la possibilité de déroger à cet accord. » Il conclut son analyse en affirmant que « l’Église est donc enferrée dans une contradiction insoluble : ayant approuvé la démocratie elle continue de croire ou de se faire croire, que sa conception de la justice est pensable dans un monde où l’individu prétend être son propre souverain. »[1]

Nous savons déjà que la conception que l’Église a de la démocratie n’est pas celle que nous connaissons mais nous allons tâcher de montrer que, dans le libéralisme ambiant et institutionnel, une action en vue du bien commun reste toujours possible.

Après des siècles de foi et donc de doute, progressivement, à partir de la Renaissance, la raison a prétendu apporter des certitudes. Mais aujourd’hui, on se rend compte de sa faillite. Nous sommes tous doués de raison, croyants ou incroyants mais cela nous garantit-il à travers un dialogue rationnel d’arriver à un consensus intelligent ? Usons-nous tous bien de notre raison, de notre « bon sens » qui, prétendait Descartes est « la chose du monde la mieux partagée » ?⁠[2]. Les attitudes irrationnelles ont proliféré à l’époque contemporaine et provoqué des massacres. Au nom de la raison on a créé les camps de concentrations et les goulags. Force est de constater qu’« aujourd’hui ce n’est pas tant la raison qui domine, vraie autant qu’universelle, que l’émiettement des opinions individuelles et de la sincérité affective. » Même le concept de nature humaine peut prendre des acceptions différentes voire être purement et simplement contesté. Et donc la question se pose lancinante: « Peut-il exister dans notre société postmoderne un consensus éthique, fondé en raison, ou bien chacun est-il renvoyé à ses sentiments, à des options religieuses ou à la pression idéologique ? »[3] La « pression idéologique » de la « culture » médiatique qui formate les consciences, les adapte aux nouveautés sacralisées par les votes majoritaires d’une masse manipulée. Les mass media offrent souvent un prêt-à-penser conforme en fait à une opinion qui se veut dominante. Il suffit d’écouter comment nombre de journalistes sur des chaînes publiques traitent les hommes politiques qui déclarent leur opposition à la pratique de l’avortement ou au mariage homosexuel. Il sont déclarés conservateurs et inquiétants. Celui qui se contente de cette « information » et n’exerce pas son esprit critique se conformera à cette opinion d’autant plus facilement qu’il n’a pas un direct accès au discours contradictoire que les mass media caricaturent ou évitent soigneusement de répercuter et que les autorités s’empressent de fustiger d’une manière ou d’une autre.⁠[4] A l’époque postmoderne, la culture et le pouvoir politique qu’elle inspire visent à créer une société soft où toutes les aspérités sont bannies par étouffement.⁠[5]

Il n’empêche que tout citoyen peut constater ou sentir que bien des choses, ici ou là, « ne vont pas ». Et même l’insistance sur le « progrès » que constituent la légalisation de l’avortement ou de l’euthanasie peut le faire réfléchir, de même que la violence, les vices politiques, l’enrichissement outrancier, etc…​.

Que faire ? Sinon éduquer, former, promouvoir « une chrétienté de conviction »[6]. Prioritairement. Car « les structures ne sauraient précéder les consciences, elles leur font suite au contraire. »[7]

Se pose donc de nouveau le problème de la méthode.


1. PAOLI Paul-François, L’imposture du vivre-ensemble, Quelques points de repère, L’Artilleur, 2018, p. 45.
2. DESCARTES, Discours de la méthode (1637), Garnier, 1960, pp. 31-32.
3. HUMBRECHT Th.-D., op. cit., p. 140.
4. Fin mars 2017, MERCIER Stéphane, chargé de cours invité à l’Université catholique de Louvain, était suspendu par les autorités académiques à cause d’un « plaidoyer anti-avortement » pour reprendre l’expression de la presse. Quand on lit la note de cours remise aux étudiants, on se rend compte qu’il s’agit, pour l’essentiel, de la présentation d’un argumentaire strictement philosophique élaboré par le professeur américain Petre Kreeft (né en 1937) dans le but, comme l’écrit, dès l’abord, Stéphane Mercier, de « permettre le débat ». Ni les autorités académiques, ni la hiérarchie catholique ne l’ont supporté. Le P. DIJON Xavier sj, professeur émérite de l’Université de Namur, dans un article refusé par La Libre Belgique, remarque que depuis 1990, date à laquelle une loi dépénalisant partiellement l’avortement a été votée, en dépit de l’objection de conscience du roi Baudouin, « un fort mouvement s’est fait jour, d’abord pour ne plus ranger le fœtus humain dans la catégorie des êtres dont la vie méritait d’être respectée, ensuite pour faire sortir purement et simplement l’avortement du Code pénal. Dans ces temps-ci, la pression politique est donc très forte - comme d’ailleurs en d’autres domaines de la bioéthique : euthanasie, procréation assistée, gestation pour autrui…​- pour que ce mouvement ne soit pas remis en cause. » Dans ce climat, X. Dijon pose cette question : « si un professeur ne s’est pas plié à ce discours politiquement correct, préférant reprendre - même avec des maladresse - le débat à sa racine philosophique, a-t-il perverti une fonction essentielle de l’université ou bien l’a-t-il plutôt honorée ? ».
5. Ecoutons une fois encore HADJADJ F. (La foi des démons, L’athéisme dépassé, Albin Michel, 2011, p. 217) : « La miséricorde diabolique consiste […​] à procurer la paix non par l’être mais par le néant, non par la surabondance mais par suppression: « Tu as mal à l’âme ? Nie l’existence de l’âme. Tu as mal à Dieu ? Nie le mystère de Dieu. Tu as mal au mal ? Nie qu’il s’agisse d’un mal. plutôt que la distinction du bon grain et de l’ivraie qui patiente jusqu’à la moisson céleste, on rase tout gratis, ou bien l’on fait comme s’il n’y avait que du blé…​ ». »
6. HUMBRECHT, op. cit., pp. 185-190.
7. Id., p. 174. L’auteur poursuit : « Les lois suivent les mentalités et, prudentiellement, ne devraient pas les précéder. Nous sommes pourtant spectateurs du contraire, tant les lois éthiques de ces quarante dernières années, dites sociétales, ont pu modifier les comportements et la morale publique elle-même. elles ont incité à grande échelle. Malheureusement, ce qui marche dans le sens de la déchristianisation programmée ne marche pas dans l’autre. »

⁢i. L’éclairage de W. Kasper

A la recherche du fondement de la dignité humaine, Mgr Walter Kasper⁠[1] rappelle qu’il existe deux traditions: « l’une, fondement ascendant, venant « d’en bas », qui remonte de la loi naturelle, et l’autre, fondement théologique descendant, venant « d’en haut », plus précisément : fondement christologique basé sur l’histoire du salut. » Si les textes préconciliaires privilégient l’argumentation « ascendante », alors que les textes conciliaires et post-conciliaires privilégient l’argumentation « descendante »⁠[2], W. Kasper fait remarquer qu’« il serait […] entièrement faux d’opposer les argumentations « ascendante » et « descendante » et de les jouer l’une contre l’autre. […] Au contraire, le Concile a montré clairement la connexion interne de ces deux lignes d’argumentation. » Même si « c’est seulement dans le mystère de Jésus-Christ que le mystère de l’homme s’éclaire véritablement : en Jésus-Christ, Dieu manifeste pleinement l’homme à l’homme. »[3]

Sur le plan plus général de la découverte de l’enseignement social de l’Église, deux voies, pour simplifier, s’offrent donc à nous mais il va sans dire que suivant les circonstances, elles pourront s’entrecroiser.

Spontanément, on peut penser qu’il faut d’abord évangéliser, dans le sens étroit du terme, les personnes, c’est-à-dire de leur révéler Jésus-Christ ressuscité et d’espérer que Dieu suscitera leur foi et qu’elle transformera ces convertis. On peut aussi penser à ces croyants qui, au nom même de leur foi, ne s’engagent pas ailleurs dans le sein de leur église, de leur communauté, de leur groupe de prière. Aux premiers, il convient de révéler que Dieu veut sauver l’homme intégral, que la doctrine sociale de l’Église « appartient […] au domaine de la théologie et spécialement de la théologie morale », que son enseignement et sa diffusion « font partie de la mission d’évangélisation de l’Église «⁠[4] Le « surnaturaliste » trahit la profondeur et la largeur du message christique et, comme disait Jean-Paul II, aucun « alibi spirituel »[5] ne peut nous dispenser de cet aspect de l’enseignement, d’un engagement au service de nos frères.⁠[6]

A l’instar de W. Kasper, on peut baptiser ce cheminement de la foi en Jésus-Christ à l’action, comme « descendant » et le théologien nous expliquera que « la grâce précède et soutient la nature. Du point de vue chrétien par conséquent, celui de la grâce, la nature humaine est considérée ainsi : la grâce la précède et non l’inverse ; la nature n’est rendue à elle-même que dans la grâce et non sans elle. De ce fait, il est de mauvaise méthode de commencer par la nature pour s’élever ensuite à la grâce, autrement dit par le côté humain pour aborder après lui le côté chrétien, comme une fusée à deux étages successifs et non emboîtés, comme si le premier pouvait à lui seul conduire au second. toutefois, y compris du point de vue chrétien, la grâce n’écrase ni ne remplace la nature : elle la parfait au contraire, donc la suscite. le chrétien n’a pas à bouder la nature, il la promeut. »

Mais immédiatement, l’auteur se demande : « dans nombre de débats, faut-il se placer du côté de l’homme et donc, par une hypothèse elle-même à vérifier, du côté de la nature seule, ou bien plutôt et en simultané du côté religieux chrétien ? La réponse s’annonce complexe, appelée à considérer de nombreux points de vue, pour ne pas dire à se configurer différemment suivant les situations. »⁠[7]

En effet, la plupart du temps, et de plus en plus, nous sommes confrontés à des gens riches de bonne volonté mais qui n’ont pas la foi, qui en ont une image caricaturale ou qui sont parfaitement athées⁠[8] et avec lesquels, seule une méthode « ascendante » est praticable. Idéalement, il est important de parcourir, si possible tout le chemin pour plus de cohérence certes mais aussi parce que tôt ou tard se poseront des questions fondamentales.


1. Ancien évêque de Rottenburg-Stuttgart, ce cardinal fut président du Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens de 2001 à 2010.
2. Si la théologie de la création initie le fondement théologique de la dignité humaine, ce fondement est finalement christologique car ce n’est pas seulement la dignité de la nature humaine qui est en question mais « la dignité de chaque être humain ». Et ce fondement théologique, continue Mgr Kasper a plusieurs avantages sur le fondement par le droit naturel. Il est plus œcuménique, jouit de plus de plénitude et de force, et est plus « impressionnant » pour les cultures non-européennes comme pour les incroyants. (KASPER W., Le fondement théologique des droits de l’homme, in Les droits de l’homme et l’Église, Réflexions historiques et théologiques, Relations présentées à un Colloque international organisé à Rome du 14 au 16 novembre 1988 par le conseil pontifical « Justice et paix », Cité du Vatican, 1990, pp.63-66).
3. Id., pp. 66-67.
4. SRS, n° 41.
5. HADJADJ Fabrice (in La foi des démons, op.cit.) nous rappelle, en s’appuyant notamment sur l’évangile de Marc (Mc 1, 23-27, 34) que les « qualités démoniaques » sont « l’assiduité à l’église, la connaissance de Jésus, la soumission automatique à son commandement…​ » (p. 59). L’auteur est particulièrement sévère avec certains chrétiens : « Les pharisiens, pardon, les chrétiens d’aujourd’hui, et non les publicains et les prostituées, sont seuls capables d’approcher la perfection démoniaque, cette foi orgueilleuse, sûre de son salut, méprisante à l’égard des autres pécheurs. » (p. 195). Citant saint Jean Chrysostome dans son Commentaire sur Job, il évoque « ce que sont les amis de Job. Leur zèle est si empressé de défendre l’Eternel qu’ils en oublient que l’Eternel est le défenseur du pauvre. » (p. 197). Il décrit ainsi la stratégie du démon aujourd’hui : « Une société athée ne fait pas assez son régal. Après une chrétienté dont la collusion avec le pouvoir temporel sut faire ses délices, il tend à promouvoir ensemble une société séculière au milieu de laquelle le petit nombre des chrétiens s’enferme dans un pharisaïsme supérieur - le pharisaïsme du publicain, en quelque sorte - qui consiste à se sentir meilleur tout en pouvant se poser en minorité persécutée. » (p. 211).
6. Cf. Jc 2, 14-18: « si quelqu’un prétend avoir la foi, alors qu’il n’agit pas, à quoi cela sert-il ? Cet homme-là peut-il être sauvé par sa foi ? Supposons que l’un de nos frères ou l’une de nos sœurs n’ait pas de quoi s’habiller, ni de quoi manger tous les jours ; si l’un de vous leur dit : « Rentrez tranquillement chez vous ! Mettez-vous au chaud, et mangez à votre faim ! » et si vous ne leur donnez pas ce que réclame leur corps, à quoi cela sert-il ? Ainsi donc, celui qui n’agit pas, sa foi est bel et bien morte, et on peut lui dire : « Tu prétends avoir la foi, moi, je la mets en pratique. Montre-moi donc ta foi qui n’agit pas ; moi, c’est par mes actes que je te montrerai ma foi. » Ou encore Ga 5, 6: « pour celui qui est en Jésus-Christ, ni la circoncision ni l’incirconcision ne sont efficaces, mais la foi agissant par l’amour. »
7. KASPER W. op. cit., pp. 142-143.
8. HADJADJ F., op. cit., p. 185, cite DostoiÏevski, dans Les possédés : « L’athéisme total est plus respectable que l’indifférence mondaine ».

⁢ii. La suggestion d’Hervé Carrier

En attendant, il est possible de réfléchir avec le non-chrétien comme l’a montré naguère le P. Hervé Carrier⁠[1] . Son grand mérite est d’avoir montré l’importance de l’action culturelle et d’avoir proposé très concrètement des pistes pour inculturer l’enseignement social chrétien⁠[2]. L’essentiel étant de former prioritairement un peuple pour reprendre le souhait de Pie XII, un peuple au vrai sens du terme, indispensable à la vie stable et fructueuse d’une démocratie authentique.⁠[3]

Le P. Carrier est bien conscient que « le message social de l’Évangile n’a pas suffisamment pénétré les mentalités et les cultures d’aujourd’hui ». On pourrait même dire que ce message social est ignoré par la plupart y compris par les catholiques en de nombreux endroits. Il n’empêche que « la nouvelle évangélisation resterait inachevée sans une transformation en profondeur des attitudes collectives et des valeurs dominantes d’une société ». La conclusion est claire : « la foi doit devenir culture pour être opérante et transformer toute la société. » « L’évangélisation de la culture apparaît […] comme la forme la plus radicale et globale de l’évangélisation d’une société, car elle vise à faire pénétrer le message du Christ dans la conscience des personnes, pour atteindre, à travers elles, les mentalités, les institutions et toutes les structures. » A partir des personnes, à partir des rencontres et situations concrètes, « inspirées par les valeurs évangéliques, les mentalités se transforment en culture et en comportement chrétiens. Une manière chrétienne de vivre se diffuse dans tous les secteurs de la société : famille, école, lieux de travail, entreprises, médias, loisirs, universités, vie politique. » Cette inculturation doit être permanente « car elle demande une attention et une conversion constantes, elle invite sans cesse au dépassement et à la sanctification ; Pour cette raison, une culture évangélisée est tout le contraire d’une idéologie préétablie ou d’un système de pouvoir. » Enfin, sa seule force est l’amour « qui seul peut finalement transformer les sociétés détruisant en leurs racines les égoïsmes, les injustices, les oppressions et les dégradations qui portent à la déshumanisation et à la mort. »

Ceci dit, il faut se rendre à l’évidence que « les cultures partout dans le monde sont profondément bouleversées par des mutations accélérées qui mettent en crise toutes les valeurs et toutes les institutions. » Et même, dans les pays de tradition chrétienne, la culture s’est considérablement éloignée de ses sources jusqu’à les renier voire les combattre. Face à cette situation, si, comme l’écrit Jean-Paul II, « il n’y a pas de vraie solution à la question sociale hors de l’Évangile » (CA n° 5)⁠[4], « comment annoncer aux mentalités modernes que l’espérance des personnes, comme celle des sociétés, dépend du Christ, mort et ressuscité pour notre salut individuel et collectif ? […] Dans les sociétés actuelles, comment faire accepter le message du Christ pour que règnent la justice, la paix, la solidarité dans le monde ? »

d’une part, répond le P. Carrier, « il faut savoir regarder les cultures et les aimer avec les yeux et le cœur du Christ. La culture constitue le ressort décisif de toute transformation sociale et c’est ce dynamisme même que l’Évangile doit vivifier et renforcer. » Mais il ne faut pas craindre, d’autre part, de « courageusement critiquer et dénoncer toute culture qui pèche contre l’homme. Les cultures viciées par l’arrogance, la violence et la domination économique sont mortelles pour les civilisations, mais aussi les cultures empoisonnées par les instincts hédonistes et matérialistes sont également destructrices de l’être humain. »

Pratiquement, que nous propose le P. Carrier ? Même si « tout l’enseignement de l’Église est à la fois évangélique et social », on peut, méthodologiquement, « distinguer l’enseignement des valeurs évangéliques, acceptables à toute personne de bonne volonté, et l’annonce prophétique du Christ ressuscité comme force de libération radicale de toutes les personnes et de toutes les sociétés. » On peut ainsi commencer « à propager dans tous les milieux les valeurs évangéliques ». Ces valeurs très chrétiennes ne répondent-elles pas aux préoccupations, aux aspirations de la plupart ? Pensons au respect de la dignité de chaque personne, à l’importance de la famille, au souci des pauvres, à l’humanisation par le travail, au travail, au respect de l’environnement, à la solidarité, à la justice, à la paix, etc…​ Toutes ces valeurs peuvent être partagées avec un grand nombre de personnes sans pour autant éviter de montrer le rapport entre ces valeurs et la proclamation libératrice du règne de Dieu.⁠[5] Progressivement, à son heure et suivant la capacité de réception de l’interlocuteur, un chemin se trace à travers les réalités temporelles vers le Christ seul vrai libérateur personnel et social, qui donne à la doctrine sociale sa pleine légitimité.⁠[6]

Ce chemin d’inculturation, au niveau particulier de la doctrine sociale, se dessine par un échange avec la culture ambiante, un échange qui doit veiller, entre autres, « au langage de la doctrine sociale catholique, à sa crédibilité, à sa capacité de discernement, à son ouverture culturelle ». Examinons ces quatre points.

Même si l’annonce porte plus par le témoignage de sa vie que par la parole, il faut être conscient du fait qu’un vocabulaire familier aux initiés peut paraître très ésotérique à beaucoup. Même l’intitulé « doctrine sociale de l’Église » peut faire difficulté et a fortiori des mots comme « magistère » ou une expression comme « péché social ».⁠[7]

Cette « doctrine sociale » est-elle crédible ? Ne cache-t-elle pas une volonté de puissance ? Par ailleurs nombre de contre-témoignages risquent aussi de la déforcer⁠[8]. Nécessité est donc d’insister sur le service et d’autre part de prendre ses distances avec tous les chrétiens qui ont trahi cette doctrine.⁠[9]

Les chrétiens engagés doivent aussi apprendre à discerner toutes les formes de pauvretés qui assaillent une société donnée⁠[10]. Et ce travail ne concerne pas seulement des experts en sociologie mais tous les membres de l’Église sous peine de faire paraître la doctrine comme incapable de répondre aux injustices.

L’inculturation suppose, a-t-on dit, un échange.⁠[11] Il est nécessaire donc de bien comprendre que de nombreuses notions sont très marquées historiquement, philosophiquement, théologiquement et sont étrangères à d’autres traditions culturelles mais aussi à bien des chrétiens. Le P. Carrier cite le concept de « droits de l’homme », « nos conceptions de la personne, de l’État moderne, de la démocratie et de la séparation des pouvoirs, de l’égalité et de la responsabilité des individus, de la propriété privée et publique, du régime de droit. »[12]

Le P. Carrier termine son article en faisant remarquer que dans la difficulté de la tâche, nous sommes assurés du secours de l’Esprit-Saint toujours à l’œuvre et qui « souffle où il veut »[13]. De quoi réconforter les laïcs chrétiens qui sont aux premières lignes. Mais nous aborderons plus tard les moyens surnaturels de l’action.


1. CARRIER P. H., sj, L’inculturation de la doctrine sociale de l’Église, Allocution inaugurale de l’Assemblée générale du Conseil pontifical « Justice et paix », du 9 au 11 novembre 1993, in DC n° 2065, 7 février 1993, pp. 119-125. Le P. Hervé Carrier (1921-2014) fut secrétaire du Conseil pontifical de la culture.
2. Dans l’encyclique Redemptoris missio, 7 décembre 1990, le pape Jean-Paul II précisait ce qu’est l’inculturation : « Le processus d’insertion de l’Église dans les cultures des peuples demande beaucoup de temps : il ne s’agit pas d’une simple adaptation extérieure, car l’inculturation « signifie une intime transformation des authentiques valeurs culturelles par leur intégration dans le christianisme, et l’enracinement du christianisme dans les diverses cultures humaines ». (Assemblée extraordinaire de 1985, Rapport final, II, D, 4) C’est donc un processus profond et global qui engage le message chrétien de même que la réflexion et la pratique de l’Église. Mais c’est aussi un processus difficile, car il ne doit en aucune manière compromettre la spécificité et l’intégrité de la foi chrétienne.
   Par inculturation, l’Église incarne l’Évangile dans les diverses cultures et, en même temps, elle introduit les peuples avec leurs cultures dans sa propre communauté ; elle leur transmet ses valeurs, en assurant ce qu’il y a de bon dans ces cultures et en les renouvelant de l’intérieur. Pour sa part, l’Église, par l’inculturation, devient un signe plus compréhensible de ce qu’elle est et un instrument plus adapté à sa mission. » (n° 52)
3. « Une démocratie sans l’union des esprits, au moins quant aux principes fondamentaux de la vie, surtout en ce qui concerne les droits de Dieu, et de la dignité de la personne humaine, le respect de l’activité honnête et de la liberté personnelle, même dans les choses politiques, une telle démocratie serait défectueuse et mal affermie. Quand donc le peuple s’éloigne de la foi chrétienne ou ne l’établit pas résolument comme base de la société civile, la démocratie, elle aussi, s’altère et se déforme facilement et avec le temps, elle est exposée à tomber dans le « totalitarisme » et dans « l’autoritarisme » d’un seul parti. » (PIE XII, Discours au Tribunal de la Rote romaine, 2 octobre 1945).
4. Le P. Carrier traduit « en dehors de Jésus-Christ » mais le texte latin dit bien « extra Evangelium ».
5. Cf. « Pour la nouvelle évangélisation, il n’est pas suffisant de se prodiguer pour diffuser les « valeurs évangéliques » de la justice et de la paix. » (Inculturare il Vangelo nell’Europa di oggi, in La civiltà cattolica, n° 3398, 18 janvier 1992, pp. 105-107 ; PAUL VI : « Il n’y a pas de vraie évangélisation, si le nom, l’enseignement, la vie, les promesses, le Règne, le mystère de Jésus de Nazareth, Fils de Dieu, ne sont pas proclamés » (Evangelii nuntiandi, n° 63).
6. HUMBRECHT Th.-D., op. cit., p. 195: « …​l’action politique, à elle seule, ne peut ne peut résoudre des questions apparemment politiques mais qui la dépassent parce qu’elles sont religieuses. L’erreur du chrétien entré en politique serait de croire qu’il va répondre au seul plan politique à des questions qui relèvent d’un tout autre niveau. » et p. 196: « Laïcisme ou pas, État concordataire ou bien neutre, démocratie chrétienne ou monarchie constitutionnelle, dictatures théocratiques ou athées, pluralismes de tout poil, ces modèles politiques supposent tous une vision de l’homme et de Dieu. Cette vision est apparente ou dissimulée, cohérente ou incohérente. Elle est toujours là et, en tant que telle, exerce une pression sur la société. »
7. On peut lire avec profit HADJADJ Fabrice, Comment parler de Dieu aujourd’hui ? Anti-manuel d’évangélisation, Salvator, 2012.
8. A l’instar des derniers souverains pontifes qui ont demandé pardon pour des fautes commises par des chrétiens au cours de l’histoire, il ne faut pas hésiter à condamner les écarts constatés entre les paroles et les actes de certains « chrétiens ». Il faut que la vie de celui qui témoigne soit en accord avec le discours qu’il tient. A contrario, il est bon de mettre en exergue le meilleur. A un journaliste qui critiquait la foi chrétienne, Albert Camus, tout incroyant qu’il fût, répliqua : « Je réfléchirais avant de dire comme vous que la foi chrétienne est une démission. Peut-on écrire ce mot pour un saint Augustin ou un Pascal ? L’honnêteté consiste à juger une doctrine par ses sommets, non par ses sous-produits ». (Cité in JUGNET Louis, Problèmes et grands courants de la philosophie, Les Cahiers de l’Ordre français, 1974, p.170). Retenons cette leçon.
9. Aux laïcs rassemblé à Anvers, le 17 mai 1985, JEAN-PAUL II recommandait d’être des disciples « transparents, pour que Jésus soit reconnaissable en eux. »
10. Il faut inviter à éviter les contraintes psychologiques et culturelles. Les mass media offrent souvent un prêt-à-penser conforme en fait à une opinion qui se veut dominante. Il suffit d’écouter comment nombre de journalistes sur des chaînes publiques traitent les hommes politiques qui déclarent leur opposition à la pratique de l’avortement ou au mariage homosexuel. Il sont dénoncés comme conservateurs et inquiétants. Celui qui se contente de cette « information » et n’exerce pas son esprit critique se conformera à cette opinion d’autant plus facilement qu’il n’a pas accès au discours contraire que les mass media évitent soigneusement de répercuter. Les manipulations volontaires ou involontaires sont constantes et les autocritiques sont rares. Le 15 février 2016, sur le site de tak.fr on lit par exemple : « On peut dire n’importe quoi à la télévision, pourvu que cela soit dit avec aplomb. Pour la journaliste Léa Salamé, Descartes a été « excommunié par l’Église et obligé de fuir ». Petit problème : Descartes n’était pas au courant de son excommunication, ni l’Église d’ailleurs. » On ne sait si la journaliste confondue s’est excusée. Par contre, l’hebdomadaire Marianne qui avait alimenté la « légende noire » de Pie XII le 2 janvier 2010, publiait 11 janvier un article de son chroniqueur HUREAUX Roland rétablissant la vérité. Un cas rare et exemplaire d’honnêteté intellectuelle. Pour réfléchir davantage aux problèmes posés par l’envahissement médiatique, on peut lire GUILLEBAUD Jean-Claude, Le deuxième déluge, Face aux médias, Desclée de Brouwer, 2011 ; ou plus simplement et pratiquement PREMARE Guillaume de, Médias : le grand malaise, Supplément Permanences n° 9, Ichtus, mai-juin 2017.
   Il n’empêche que tout citoyen peut constater ou sentir que bien des choses, ici ou là, « ne vont pas ». Et même l’insistance sur le « progrès » que constituerait la légalisation de l’avortement ou de l’euthanasie peut le faire réfléchir, de même que la violence, les vices politiques, l’enrichissement outrancier, etc…​.
11. Un échange. Ce point est très important car, trop souvent, les chrétiens se laissent aller à la dialectique, dans le sens marxiste du terme, recherchant avant tout ce qui divise plutôt que ce qui peut rassembler. Le concile Vatican II et les souverains pontifes actuels ont pourtant insisté sur les « semences de vérité » notamment JEAN-PAUL II au cours des deux Audiences générales des 9 et 16 septembre 1998.
12. Inversement, on peut découvrir dans certaines modes, certaines manifestations culturelles apparemment tout à fait étrangères au monde chrétien des valeurs insoupçonnées. Ainsi, PROPP Vladimir (Morphologie du conte (1928), Essais, Points, 2015) et BETTELHEIM Bruno (Psychanalyse des contes de fées (1976), Robert Laffont, 1999) ont révélé des invariants humains importants dans les contes. de même, plusieurs analystes ont souligné l’intérêt moral et même religieux des œuvres de TOLKIEN J.R. (qui a aussi écrit une réflexion intéressante sur le conte : cf. Faërie, Pocket, 1974) ou encore de ROWLING J.K. AGEL Henri (Cinéma et nouvelle naissance, Albin Michel, 1981) a montré comment un film qui n’a pas de sujet religieux à proprement parlé, peut exprimer un inconscient religieux qui se structure sur un schéma de mort et de résurrection. Ce ne sont que quelques exemples.
13. Jn 3, 8.

⁢iii. Descendons au plus près de l’action à entreprendre.

Le 17 mai 1985, à Anvers, Jean-Paul II suggérait « de mettre davantage en pratique » la proposition des évêques belges : « la formation « d’équipes d’espérance ». Il s’agit, expliquait-il, de petits groupes de chrétiens qui échangent leurs expériences. ils confrontent leur vie avec l’Évangile. Ils s’encouragent. Avec un minimum d’organisation, ces groupes d’amis peuvent se constituer et avoir leur rôle dans tous les domaines : dans les milieux économiques et sociaux, dans les groupements professionnels, dans les milieux des sports, des loisirs et de la culture. Ce sont de petites communautés vigoureuses, missionnaires, qui veulent mettre l’Évangile en pratique. » Et un peu plus tard, il déclarait : « Voir, juger, et agir ensemble, dans l’esprit de Cardijn, reste une pédagogie remarquable pour la construction d’un monde selon l’Évangile. »

L’expression « équipe d’espérance » et sa définition peuvent faire penser à une autre expression plus courante, celle de « communauté de base ».

⁢a. Les « communautés de base »

La dénomination « communauté de base » est liée à ce qu’on appelle la théologie de la libération telle qu’elle s’est développée principalement en Amérique latine. Le point de départ vient, la plupart du temps, d’une lecture sélective de la constitution Lumen gentium, ou plus exactement du chapitre II consacré au « Peuple de Dieu », où ne sont retenues que les notions de participation, de coresponsabilité, collégialité, présence au monde, Église particulière, etc.. Il est frappant aussi de constater que le chapitre III qui parle de « La constitution hiérarchique de l’Église et spécialement l’épiscopat », est passé sous silence de même que les chapitres plus théologiques. Est-il nécessaire de dire qu’un document aussi important que la Constitution pastorale Gaudium et spes est, la plupart du temps, passée sous silence et que la référence à la doctrine sociale de l’Église est inexistante. La « communauté ecclésiale de base » (CEB) est définie à l’origine comme « la cellule initiale de la structuration de l’Église, le foyer de l’évangélisation et […] le facteur primordial de la promotion humaine et du développement. »[1] Les CEB « sont animées par l’option préférentielle pour les pauvres. Elles ont comme but la libération et la défense de la vie. Cette option a son origine dans la suite du Jésus pauvre et dans sont appel à la construction du Royaume de Dieu, deux réalités liées entre elles. »[2] Cette présentation laisse la porte ouverte à la libre interprétation et à la réduction du message chrétien dans une parfaite confusion des rôles. Il n’empêche comme le note Socorro Martinez, que ces CEB eurent un grand succès malgré la répression politique qu’ils durent subir ici et là. Puis vint « l’hiver », selon l’expression de la religieuse, avec les pontificats de Jean-Paul II et de Benoît XVI qui ajoutèrent à la répression politique une « répression » (sic) ecclésiastique.⁠[3] Bien des CEB disparurent mais « l’élection de Jorge Mario Bergoglio, premier pape latino-américain, apporte un air frais à l’Église ». L’auteur se réjouit du message envoyé par le nouveau pape aux participants de la 13e rencontre inter-ecclésiale du Brésil en janvier 2014⁠[4], qui aurait déclaré : « les CEB sont un instrument qui permet au peuple de mieux connaître la Parole de Dieu, de s’engager dans la société au nom de l’Évangile, de créer de nouveaux services rendus par les laïcs et d’éduquer la foi des adultes. »⁠[5]

qu’en est-il ? Sommes-nous revenus au « spontanéisme » initial ? Comment faut-il entendre cette agréation papale qui contrasterait avec la méfiance affichée par les prédécesseurs ? Deux remarques s’imposent. Tout d’abord, dans son bref message, François cite, en fait, un passage du Document final de la Ve Conférence générale de l’épiscopat latino-américain et des Caraïbes qui a eu lieu à Aparecida en 2007⁠[6]. La citation attribuée à François est extraite du n° 178 et est, en fait, elle-même, le résumé d’une description qui se trouve dans le document final de la conférence de Puebla⁠[7] qui s’est déroulée du 27 janvier au 13 février 1979, approuvé le 23 mars de cette même année par le pape Jean-Paul II.⁠[8] Et le n° 178 d’Aparecida cite immédiatement à la suite un autre passage de Puebla qui précise: « Cependant, il (le document de Puebla) a aussi constaté « qu’il y a eu des membres de communautés ou des communautés entières qui, attirés par des institutions purement laïques ou radicalisées idéologiquement parlant, ont perdu peu à peu le sens ecclésial »[9] »⁠[10] C’est pourquoi, vraisemblablement, le pape François dans son message ajoute tout de suite après la citation d’Aparecida, une condition pour que les CEB remplissent bien les fonctions citées : « pour cela, il est nécessaire qu’« elles ne perdent pas le contact avec cette réalité si riche de la paroisse du lieu, et qu’elles s’intègrent volontiers dans la pastorale organique de l’Église particulière » (Exhortation apostolique Evangelii gaudium, n. 29). Et cette exhortation ⁠[11] consacre tout son chapitre IV à La dimension sociale de l’évangélisation[12] où le pape rappelle que « nous disposons d’un instrument très adapté dans le Compendium de la Doctrine sociale de l’Église, dont je recommande vivement l’utilisation et l’étude. »[13]

Plus récemment encore, François envoyait un message au « Festival de la Doctrine sociale de l’Église » organisé à Vérone du 24 au 27 novembre 2016⁠[14]. Le thème de cette rencontre était « au milieu des gens », thème que le pape va développer et soulignant la richesse de la rencontre pour chacun des protagonistes mais aussi en rappelant qu’« en étant au milieu des gens, on a accès à l’enseignement des faits » et qu’on évite ainsi l’engagement idéologique. Il ajoutait : « Etre au milieu des gens signifie aussi sentir que chacun de nous fait partie d’un peuple. la vie concrète est possible parce qu’elle n’est pas la somme de nombreux individus, mais c’est l’articulation de nombreuse personnes qui concourent à la construction du bien commun. » Il concluait en rappelant que « pour résoudre les problèmes des gens, il faut partir d’en bas, se salir les mains, avoir du courage, écouter les laissés-pour-compte ». Il invitait enfin les participants à prendre exemple sur Marie, toujours humble, miséricordieuse, « concrète », « jamais au centre de la scène » mais constamment présente.

Pour en revenir aux CEB, disons encore qu’il n’y a pas qu’en Amérique latine que sont apparues des communautés de base. Elles existent aussi chez nous. Elles sont regroupées sous l’étiquette P.a.v.é.s. qui est un réseau « Pour un autre visage d’Église et de société »[15]. Dans un autre contexte, bien sûr, ces communautés de base ne se réfèrent pas à l’Église universelle, ni même à l’Église particulière. Elles précisent même dans leurs « objectifs » « que la plupart des communautés de base ne se posent guère la question de la légitimité de leurs pratiques sacramentelles ou liturgiques. Convaincues que c’est la communauté en tant que telle qui en est seule responsable, elles se contentent de choisir les moyens les plus appropriés pour célébrer leur foi, avec ou sans prêtre. ». Elles n’établissent pas de distinction entre spirituel et temporel, pas plus qu’elles ne s’inspirent à quelque moment que ce soit de la doctrine sociale de l’Église.

Alors, quelles sont les vraies communautés de base, les cellules d’espérance à partir desquelles une action sociale chrétienne peut se développer.


1. Définition donnée à Medellin en 1968 par le Consejo episcopal latinoamericano (CELAM), citée par MARTINEZ Socorro in Dictionnaire historique de la théologie de la libération, Les thèmes, les lieux, les acteurs, sous la direction de CHEZA Maurice, MARTINEZ SAAVEDRA Luis et SAUVAGE Pierre, Lessius, 2017, p. 156. (DHTL)
2. Id., pp. 156-157.
3. Id., p. 157.
4. FRANCOIS, Message aux participants à la 13e rencontre des communautés ecclésiales de base au Brésil, (Juazeiro do Norte, Diocèse de Crato, 7-11 janvier 2014), le 17 décembre 2013.
5. DHTL, p. 159.
6. Appelé plus couramment « déclaration d’Aparecida », du nom du lieu où s’est déroulée la conférence du CELAM, du 13 au 31 mai 2007. Ce document est précédé d’un message de Benoît XVI félicitant ses frères dans l’épiscopat (29 juin 2007), pp. 4-5 et du Discours inaugural du même pontife (13 mai 2007), pp. 6-21.
7. Puebla, n° 629.
8. On peut lire à propos de cette conférence : VANDER PERRE A., La conférence de Puebla, in Revue théologique de Louvain, 1979, vol. 10, n° 2, pp. 196-208.
9. Citation de Puebla n° 630.
10. Tant qu’à citer Aparecida, il eût été honnête de se référer aussi à la suite (n° 179) : « En se maintenant en communion avec leur évêque et en s’insérant dans le projet pastoral diocésain, les « CEBs  »deviennent un signe de vitalité dans l’Église particulière. En agissant ainsi, conjointement avec les groupes paroissiaux, les associations et les mouvements ecclésiaux, elles peuvent contribuer à revitaliser les paroisses en faisant de celles-ci une communauté de communautés. Dans leur effort pour répondre aux défis des temps actuels, les communautés ecclésiales de base prendront soin de ne pas altérer le précieux trésor de la Tradition et du Magistère de l’Église. » (Le texte renvoie à Medellín, 15 et Puebla, 629. et 630.). Le n° 180 est intéressant aussi : « Comme réponse aux exigences de l’évangélisation, il y a avec les communautés ecclésiales de base, d’autres formes valides de petites communautés, y compris des réseaux de communautés, de mouvements, de groupes de vie, de prière et de réflexion de la Parole de Dieu. Toutes les communautés et les groupes ecclésiaux donneront du fruit dans la mesure où l’Eucharistie sera le centre de leur vie et la Parole de Dieu sera le phare de leur chemin et de leur action dans l’unique Église du Christ. » Ces recommandations fondamentales n’apparaissent nulle part, et pour cause, chez les partisans les partisans de CEB très autonomes par rapport au Magistère.
11. 24 novembre 2013.
12. Pp. 135-180 dans l’édition Fidélité.
13. Evangelii gaudium, n° 184. Cette citation est importante car elle montre qu’il n’y a pas de rupture -comment serait-ce possible ?- dans l’enseignement de l’Église.
14. Zenit, 24 novembre 2016.

⁢b. La famille d’abord

Dans l’encyclique Laudato si’, François rappelle avant tout que « la famille est le lieu de la formation intégrale, où se déroulent les différents aspects, intimement reliés entre eux, de la maturation personnelle »[1].

Dans un dossier intitulé « Famille et éducation au politique »[2], les auteurs notent à partir de divers témoignages qu’« il est sans doute important que les plus jeunes perçoivent que la politique est avant tout le souci du vivre ensemble ». Ils ajoutent que « l’initiation à la compréhension et le développement de l’intérêt pour la vie politique et ses enjeux peut commencer très tôt », croître petit à petit « jusqu’à pouvoir débattre de sujets plus complexes quand ils seront ados ». Ainsi, « le mode de fonctionnement de la vie familiale est lui aussi un terrain privilégié d’éducation. plus que des discours, c’est la manière dont la parole de chacun est écoutée et prise en compte dans la famille qui forgera un esprit démocratique. même si les relations sont asymétriques dans la famille, on peut y faire l’expérience de débats où l’opinion de chacun est respectée. On peut aussi y apprendre que le plus faible n’est pas écrasé par les autres, tout au contraire. »[3] On est loin, à mon sens, de la « formation intégrale » dont parle le pape. En effet, il s’agit surtout, pour les auteurs du dossier, d’apprendre à « vivre ensemble ». Veiller au « vivre ensemble » constituant selon eux la définition même de la politique et la démocratie se caractérisant essentiellement, semble-t-il, par la possibilité de s’exprimer et d’être écouté. Le seul principe retenu est le souci du plus faible, qu’il ne soit pas « écrasé par les autres », comme dit le texte. L’obsession du « vivre ensemble » qui caractérise la politique aujourd’hui, devrait envahir la sphère familiale, l’école, les activités extrascolaires. Nous y reviendrons.

Mais la famille, ne peut-elle initier les enfants à ces principes fondamentaux que nous avons relevés dans notre lecture des trois premiers chapitres de la Genèse ?⁠[4] C’est dans la famille que l’on peut apprendre à respecter, par la politesse, l’attention, le service, « l’éminente dignité de chaque personne », quels que soient son âge et son état de santé, la dignité de l’enfant dans le sein de sa mère, la dignité des grands-parents ou des arrière-grands-parents dans quelque situation qu’ils se trouvent. C’est dans la famille aussi qu’on peut commencer à se rendre compte que « les biens de la terre sont destinés à tous », que l’on apprend à partager entre soi mais aussi avec les gens dans le besoin rencontrés à l’extérieur. Quant à « l’option préférentielle pour les pauvres », elle se vivra dans l’esprit de ce conte arabe bien connu : « Un jour, un Kalife fit venir un homme très simple, dont on lui avait dit qu’il était un sage. Pour éprouver cette sagesse, le Kalife lui posa cette question : « On me dit que tu as de nombreux enfants ; veux-tu m’indiquer de tes enfants lequel est le préféré ? » Et l’homme de répondre : « Celui de mes enfants que je préfère, c’est le plus petit, jusqu’à ce qu’il grandisse ; celui qui est loin, jusqu’à ce qu’il revienne ; celui qui est malade, jusqu’à ce qu’il guérisse ; celui qui est prisonnier, jusqu’à ce qu’il soit libéré ; celui qui est éprouvé, jusqu’à ce qu’il soit consolé. » » Rendre à chacun ce qui lui est dû est l’apprentissage de « la justice sociale » . La vie de famille est l’occasion d’estimer à son juste prix de « la sécurité », de « la paix », du « repos hebdomadaire » ; de découvrir la nécessité de vivre dans « l’intimité de Dieu » ; de se rendre compte que « la vraie liberté ne se vit que dans son rapport à la vérité ». Quant à la notion de « bien commun », elle pourra s’illustrer à travers la vie quotidienne si l’on veille à la souligner à travers toutes les valeurs vécues.

Cet apprentissage est d’autant plus important qu’il n’est pas sûr qu’il soit relayé et conforté par les autres « milieux éducatifs divers » que François cite, comme Jean XXIII l’avait fait en son temps les « milieux éducatifs divers », comme « l’école, […], les moyens de communication, la catéchèse et autres ».⁠[5] En tout cas, comme Flavia Prodi⁠[6] l’écrit, c’est aux jeunes « qu’il faut expliquer que la politique va à la recherche des éléments communs pour réaliser la « polis », c’est-à-dire la vie en commun de tous les citoyens. »[7]

Pour en revenir aux communautés de base ou équipes d’espérance, relisons ce passage de l’encyclique Redemptoris missio (1990) où le pape Jean-Paul II souligne l’importance et la nature des communautés ecclésiales de base : « Les communautés ecclésiales de base (connues aussi sous d’autres noms) constituent un phénomène au développement rapide dans les jeunes Églises. Les évêques et leurs conférences les encouragent et en font parfois un choix prioritaire de la pastorale. Elles sont en train de faire leurs preuves comme centres de formation chrétienne et de rayonnement missionnaire. il s’agit de groupes de chrétiens qui, au niveau familial ou dans un cadre restreint, se réunissent pour la prière, la lecture de l’Écriture, la catéchèse ainsi que le partage de problèmes humains et ecclésiaux en vue d’un engagement commun. Elles sont un signe de la vitalité de l’Église, un instrument de formation et d’évangélisation, un bon point de départ pour aboutir à une nouvelle société fondée sur la « civilisation de l’amour ».

Ces communautés décentralisent et articulent la communauté paroissiale, à laquelle elles demeurent toujours unies ; elles s’enracinent dans les milieux populaires et ruraux, devenant un ferment de vie chrétienne, d’attention aux plus petits, d’engagement pour la transformation de la société. dans ces groupes, le chrétien fait une expérience communautaire, par laquelle il se sent partie prenante et encouragé à apporter sa collaboration à l’engagement de tous. Les communautés ecclésiales de base sont de cette manière un instrument d’évangélisation et de première annonce ainsi qu’une source de nouveaux ministères, tandis que, animées de la charité du Christ, elles montrent aussi comment il est possible de dépasser les divisions, les tribalismes, les racismes.

Toute communauté doit en effet, pour être chrétienne ;, s’établir sur le Christ et vivre du Christ, dans l’écoute de la Parole de Dieu, dans la prière centrée sur l’Eucharistie, dans la communion qui s’exprime par l’unité du cœur et de l’esprit, et dans le partage suivant les besoins de ses membres (cf. Ac 2, 42-47). Toute communauté - rappelait Paul VI - doit vivre dans l’unité avec l’Église particulière et l’Église universelle, dans une communion sincère avec les Pasteurs et le magistère, dans un engagement à se faire missionnaire en évitant tout repli et toute exploitation idéologique. (Exhortation apostolique Evangelii nuntiandi, n° 58 ) Et le Synode des Evêques a déclaré: « Puisque l’Église est communion, les nouvelles « communautés ecclésiales de base », si elles vivent vraiment dans l’unité de l’Église, sont une authentique expression de communion, et un moyen pour construire une communion plus profonde. Elles constituent donc un motif de grande espérance pour la vie de l’Église ». (Assemblée extraordinaire de 1985, Rapport final, II, C, 6). »⁠[8]

Il ressort de ce texte, que le pape Jean-Paul II n’est pas du tout opposé aux communautés ecclésiales de base. Bien au contraire. Mais ce sont des communautés ecclésiales reliées à l’Église particulière et à l’Église universelle, nourries par la prière, la Parole de Dieu, l’eucharistie. Leur inspiration ne peut être idéologique. Notons encore que ces communautés ecclésiales peuvent avoir simplement une base familiale ou du moins restreinte et, comme dans une famille, un groupe de familles ou un groupe paroissial, elles ont un rôle à la fois spirituel et temporel limité.


1. LS’, 2015, n° 213
2. Dossier n° 117, Editions feuilles familiales.
3. Famille et éducation au politique, op. cit., pp. 85-86.
4. Cf. première partie.
5. LS, n° 213.
6. Epouse de Romano Prodi (né en 1939) qui fut, en Italie, Ministre, Président de l’Assemblée nationale, Président du Conseil des ministres et aussi Président de la commission européenne, elle fut très engagée dans la formation sociale.
7. PRODI Romano et Flavia, op. cit., p. 303.
8. Encyclique Redemptoris missio, n° 51.

⁢c. Des « équipes » de formation

Ce sont des « groupes d’amis » dans tous les milieux professionnels disait Jean-Paul II à Anvers, en parlant des « équipes d’espérance ». Groupes familiaux ou amicaux, c’est aussi le point de départ des « Parcours Zachée »[1] Ces « parcours » ont été initiés par Pierre-Yves Gomez.⁠[2] (I.F.G.E.), centre de recherche et laboratoire social sur la gouvernance d’entreprise et la place de l’entreprise dans la société. Intervenant dans le débat public, il a tenu à partir de 2008 une chronique mensuelle dans le supplément économique du journal Le Monde. Il a été élu président de la Société Française de Management en janvier 2011Il est l’auteur de nombreux livres dont, Qualité et théorie des conventions. Economica, 1994 ;  Le gouvernement de l’entreprise. Modèles économiques de l’entreprise et pratiques de gestion. Inter Éditions, 1996 ; La République des actionnaires. Syros, 2001 ; Le travail invisible : Enquête sur une disparition. François Bourin Editeur, 2013 ; La liberté nous écoute. Quasar, 2013 ; Intelligence du travail. Desclée De Brouwer, 2016 ; Penser le travail avec Karl Marx. Nouvelle Cité, 2016 ; avec KORINE Harry, The Leap to Globalization : Creating New Value from Business Without Borders. John Wiley & Sons, 2002 ; L’entreprise dans la démocratie : Une théorie politique du gouvernement des entreprises. De Boeck, 2009 ; Strong Managers, Strong Owners : Corporate Governance and Strategy. Cambridge University Press, 2013.] Cet économiste, entouré par une petite équipe a expérimenté puis diffusé à travers les deux livres cités une méthode d’initiation et de mise en pratique de la doctrine sociale de l’Église, accessible à tous.

Le « parcours » est « un programme de formation spirituelle principalement destiné aux fidèles laïcs qui désirent approfondir leur vie chrétienne dans sa dimension quotidienne, qu’elle soit familiale, professionnelle, sociale et/ou politique. Il s’appuie sur l’enseignement social de l’Église catholique (doctrine sociale de l’Église), notamment le Compendium paru en 2004 et le catéchisme ainsi que les textes du Magistère. » L’objectif est de « faire l’unité entre vie de foi et vie dans le monde ». En effet, il faut « prendre au sérieux que l’essentiel de la vie spirituelle d’un laïc chrétien se réalise dans le monde, à partir des expériences qu’il y fait et que c’est cela qu’il faut rendre fécond. Le monde est l’espace qui nous est donné pour notre sanctification. »[3] Comment faire pour assurer cette sanctification, pour éviter la dichotomie entre vie spirituelle et vie profane ? Les auteurs précisent: « Si nous prenons conscience que chaque jouir, la société ne nous offre pas seulement des pièges pour nous faire pécher, mais aussi des occasions de grandir en sainteté, nous pouvons spiritualiser toute notre vie quotidienne et l’unifier avec notre vie de prière. En participant, par notre activité, à la création divine, en poursuivant le bien commun, en gérant avec justice nos propriétés, en ayant une attention particulière pour les pauvres, en exerçant l’autorité, en prenant des responsabilités, en vivant en communauté, etc., nous réalisons cette « cohérence eucharistique » dont parle Benoît XVI (Sacramentum caritas, 83 s.). Il n’y a plus d’un côté la vie pieuse et de l’autre la vie active, mais une seule et même vie chrétienne pour le Seigneur ».

Et pourquoi avoir baptisé ces parcours, parcours Zachée ? « Zachée, nous expliquent les auteurs, est notre modèle et l’image de notre espérance : que le Seigneur vienne dans l’aujourd’hui de nos vies pour habiter notre maison », selon ce qui est raconté dans l’évangile de Luc (19, 5). « Notre maison », « cela inclut notre famille, notre travail aussi bien que les activités sociales ou politiques que nous développons. C’est en elles que Jésus veut s’inviter et c’est en elles qu’il s’agit de Le recevoir. » En bref, ce qui est proposé est de « trouver les moyens concrets de réaliser l’art de vivre chrétien ».⁠[4] Il est possible de faire ce parcours seul en suivant le manuel et les enseignements repris sur un CD mais le mieux est de rassembler deux ou trois personnes ou encore, dans une paroisse, par exemple, après une séance d’information, d’inviter les personnes motivées à entamer ce parcours. Toutes les modalités et les conseils pratiques sont dans les manuels.

Il est clair que cette méthode repose fondamentalement sur des personnes motivées soucieuses de ne pas être seulement des « chrétiens du dimanche ». Le programme proposé et l’inspiration religieuse font penser aux communautés ecclésiales de base telles que définies par Jean-Paul II à la différence intéressante que les petites équipes du « Parcours Zachée » ne sont pas ecclésiales ce qui leur permet de naître n’importe où dans une famille, un quartier une entreprise, etc.. Mais qu’en est-il de l’immense majorité, en bien des endroits, des mal croyants, des incroyants, des croyants d’autres religions ? Certes on peut espérer que la chaleur de ces petits groupes chrétiens attire les personnes de bonne volonté poussées aussi par leur curiosité mais ce n’est pas évident.

Faut-il abandonner l’espoir de diffuser largement la doctrine sociale de l’Église, qui « a par elle-même la valeur d’un instrument d’évangélisation », disait le pape Jean-Paul II⁠[5] ?

Une autre proposition a été lancée jadis, avec la volonté de diffuser la doctrine sociale de l’Église : les cercles d’étude et d’action d’Ichtus (Institut culturel et technique d’utilité sociale) ⁠[6]. Cette association à but non lucratif, selon sa propre présentation, « s’adresse à toutes les personnes, groupes ou associations qui souhaitent s’engager au service de la vie sociale, politique et culturelle. » Le point de départ ici n’est pas religieux mais civique sans discrimination philosophique, semble-t-il. Pour ce faire, Ichtus propose une formation méthodologique, culturelle et intellectuelle et encourage et facilite la mise en place de réseaux sociaux naturels. Ichtus n’est ni un mouvement, ni un parti : il ne donne donc aucun mot d’ordre. Ichtus a pour vocation de favoriser l’action des laïcs, afin de les aider à exercer leurs responsabilités en fonction de la place qu’ils occupent dans la société. » Certes, fondateurs et animateurs sont bien des laïcs chrétiens qui se rallient explicitement à ce qu’affirmait Benoît XVI dans son encyclique, Deus Caritas est : « Le devoir immédiat d’agir pour un ordre juste dans la société est le propre des fidèles laïcs ; en tant que citoyens de l’État, ils sont appelés à participer personnellement à la vie publique. Ils ne peuvent donc renoncer à l’action multiforme : économique, sociale, législative, administrative, culturelle, qui a pour but de promouvoir, organiquement et par les institutions, le bien commun ». Toutefois, et ce point est intéressant, les responsables déclarent que si « parfaitement fidèle au Pape et à l’Église, Ichtus a pour seule référence l’enseignement social de l’Église », ils ajoutent immédiatement que « cet enseignement est accessible à tous les hommes de bonne volonté qui admettent l’existence et le bien-fondé de la loi naturelle. »[7] Prise de position qui élargit considérablement le public qui peut être intéressé. Le P. A. Thomasset cite longuement un article très éclairant du P. H. Bouillard, jésuite lui aussi⁠[8] qui souligne bien l’importance, dans le dialogue avec tout homme de bonne volonté, de la référence à la loi naturelle puisqu’elle « dérive du sens de l’homme et du sens des relations humaines. Elle tient compte assurément de la nature biologique[9], mais elle la rapporte à l’accomplissement de l’homme. En conséquence, on ne peut rien prescrire au nom de la loi naturelle, qui ne puisse se justifier du point de vue de l’homme et de son bien propre. »[10]

Dans cet esprit, Ichtus poursuit quatre objectifs : « Se former à  l’anthropologie du bonheur et de la responsabilité, la doctrine sociale de l’Église, notre culture et notre histoire, les méthodes d’action ; relier  des réseaux de compétence entre personnes ayant des responsabilités professionnelles ou des engagements comparables : cadres et dirigeants d’entreprise, professionnels de la santé, juristes, enseignants, élus locaux, acteurs culturels ; agir par une action multiforme , convaincre et rayonner de proche en proche, exercer au mieux ses responsabilités sociales, prendre ou susciter les bonnes initiatives ; promouvoir la culture de vie dans son milieu naturel, à travers tous les cercles de responsabilité : famille, parents, amis, école ou université, entreprise et monde du travail, communes et collectivités locales, associations et mouvements, vie sociale et politique. » En bref, il s’agit fondamentalement de « promouvoir la vérité morale » selon l’expression de Benoît XVI dans tous les aspects de la vie temporelle : « Cela signifie agir de manière responsable à partir de la connaissance objective et complète des faits ; cela veut dire déstructurer des idéologies politiques qui finissent par supplanter la vérité et la dignité humaine et veulent promouvoir des pseudo valeurs sous le couvert de la paix, du développement et des droits humains ; cela veut dire favoriser un engagement constant pour fonder la loi positive sur les principes de la loi naturelle. Tout cela est nécessaire et est cohérent avec le respect de la dignité et de la valeur de la personne humaine, respect garanti par les Peuples de la terre dans la Charte de l’Organisation des Nations Unies de 1945, qui présente des valeurs et des principes moraux universels de référence pour les normes, les institutions, les systèmes de coexistence au niveau national et international. »[11]

Pratiquement, Ichtus propose de constituer des « cercles d’étude », appelés aussi « cellules »⁠[12]. Un « cercle d’étude et d’action (CEA), est un groupe d’une dizaine de personnes maximum. Elle est fondée sur l’amitié, qui seule favorise l’unité et la complémentarité au service du bien commun. » Pour nourrir ces groupes, Ichtus propose des manuels, des documents accessibles sur son site, des animateurs pour aider au démarrage d’un CEA, une revue, et chaque année un colloque en octobre. Le plus original peut-être est que parmi les manuels de formation, on trouve, et le fait est si rare qu’il doit être souligné, un livre consacré à l’action⁠[13]. L’ouvrage insiste sur l’importance des hommes et d’abord des laïcs, sur leur formation et leurs réseaux, pour une action multiforme et capillaire. On y trouve une analyse critique de tous les moyens d’action possibles pour finalement privilégier la rencontre personnelle en vue de la constitution de petits groupes d’étude et d’action dans tous les milieux.

S’il s’agit initialement et fondamentalement d’« aimer et de faire aimer le plan de Dieu »[14], la méthode est ouverte et offerte à tous ceux qui estiment que la société doit se construire sur les principes du droit naturel dont l’Église est, dans bien des cas, le dernier rempart. Il s’agit de s’initier aux « processus à mettre en œuvre par l’exercice des libertés et des responsabilités, pour revitaliser les corps sociaux, reconstruire […] par le bas, par les communautés de destin dont l’émergence est devenue nécessaire à tous les niveaux. »[15]

Toutes ces initiatives, communautés de base, ecclésiales ou non, équipes d’espérance, parcours Zachée, cercles d’étude et d’action révèlent avec des styles différents la même volonté d’agir au plus près des réalités vécues, en partant d’en bas.

A partir de l’exhortation apostolique Evangelii gaudium et de l’encyclique Laudato si’, le P. Christoph Theobald s.j., prétend qu’à travers ces textes, « l’expression classique « enseignement social de l’Église » ou « magistère social de l’Église » a changé de signification »[16]. Il précise que « même si François utilise à plusieurs reprises le terme de « doctrine sociale de l’Église », il ne lui donne jamais le sens d’un « corpus doctrinal », certes évolutif mais « objectif », au sens où il existerait en dehors de son interprétation, de sa réception ou de son application concrète, en quelque sorte « en surplomb » par rapport à l’aventure toujours concrète de l’humanité. »[17] A preuve, notamment, la supériorité du temps sur l’espace affirmée avec raison par le pape⁠[18]. » L’auteur de l’article aurait pu aussi reprendre, plus simplement, au n° 224 de la même exhortation, la citation de Romano Guardini : « L’unique modèle pour évaluer correctement une époque est de demander jusqu’à quel point se développe en elle et atteint une authentique raison d’être la plénitude de l’existence humaine, en accord avec le caractère particulier et les possibilités de la même époque. »[19]

Il n’y a là aucun « changement de signification » dans la mesure où ce sens du temps, ceux qui œuvrent à l’application de la doctrine sociale de l’Église l’ont acquis, au moins, par la force des choses⁠[20] mais ce n’est, en fait, que le fruit de la vertu de prudence dont nous parlerons plus loin, vertu politique par excellence. d’autres passages de l’un ou l’autre de ces textes pontificaux nous montrent que le pape ne fait qu’accentuer des recommandations pratiques qui n’ont jamais échappé à ses prédécesseurs. Ainsi, dans l’exhortation Evangelii gaudium, François se réfère, dans les deux extraits qui suivent, au Compendium et à l’enseignement de Paul VI : « Les enseignements de l’Église sur les situations contingentes sont sujettes à d’importants ou de nouveaux développements et peuvent être l’objet de discussion, mais nous ne pouvons éviter d’être concrets - sans prétendre entrer dans les détails - pour que les grands principes sociaux ne restent pas de simples indications générales qui n’interpellent personne. iol faut en tirer les conséquences pratiques afin qu’« ils puissent aussi avoir une incidence efficace sur les situations contemporaines complexes » (Compendium, op. cit., n° 9) »[21] Un peu plus loin, il précise : « Ce n’est pas le moment ici de développer toutes les graves questions sociales qui marquent le monde actuel […]. Ceci n’est pas un document social, et pour réfléchir aux thématiques différentes nous disposons d’un instrument très adapté dans le Compendium de la Doctrine sociale de l’Église, dont je recommande vivement l’utilisation et l’étude. En outre, ni le Pape, ni l’Église ne possèdent le monopole de l’interprétation de la réalité sociale ou de la proposition de solutions aux problèmes contemporains. Je peux répéter ici ce que Paul VI indiquait avec lucidité : « Face à des situations aussi variées, il nous est difficile de proposer une parole unique, comme de proposer une solution qui ait une valeur universelle. Telle n’est pas notre ambition, ni même notre mission. Il revient aux communautés chrétiennes d’analyser avec objectivité la situation propre de leur pays. » (Octogesima adveniens, n° 4) »[22] Telle est la position classique de l’Église que nous avons déjà détaillée dans le premier volume et évoquant les nécessaires distinctions à respecter, non seulement entre laïcs et clercs mais aussi entre doctrine et programme. d’où, bien évidemment, la nécessité de commencer par « en bas » à partir des problèmes concrets que connaissent les gens, là où ils sont mais en ayant toujours « le profond désir de changer le monde, de transmettre des valeurs, de laisser quelque chose de meilleur après notre passage sur terre. »[23] Et à partir des réalités, « la grandeur politique se révèle quand, dans les moments difficiles, on œuvre pour les grands principes et en pensant au bien commun à long terme. »[24]

On peut ici, mutatis mutandis, établir un parallèle entre l’enseignement de Pie XII et celui de François : Pie XII, conscient que toutes les condamnations des erreurs modernes ont été prononcées, n’y revient pas trop mais s’efforce surtout de proposer des chemins de construction et de reconstruction, ce qui sera aussi la tâche du concile Vatican II dans Gaudium et spes. François, bien conscient que nous disposons de tous les principes nécessaires à la construction/reconstruction, s’efforce de nous inciter à l’action, à la prise de responsabilités là où nous sommes. Il nous invite à « un art de vivre » comme dans les parcours Zachée, à une « conversion » comme on dit dans les cercles d’étude et d’action et dans toutes les communautés de base ou équipes d’espérance.

Ne s’agit-il pas, depuis le départ, de voir, juger et agir ? On ne peut dire plus simplement que tous nous sommes concernés là où nous sommes, dans la situation sociale, professionnelle qui est la nôtre, immergés dans les problèmes qui sont les nôtres, au sein de ce que nous voyons, constatons. C’est donc à partir du vécu que l’action peut s’entreprendre, une « action « pour tous » qui ne déracine pas »[25]. Une action éclairée par les valeurs, les invariants, les principes non négociables du Compendium, mais toujours adaptée à la réalité à laquelle on est confronté.

Des instruments existent pour nourrir ceux qui veulent agir dans le sens de l’enseignement social chrétien et même ceux qui, venus de loin, veulent le découvrir et s’associer au travail.

Pour agir par « en-bas », il s’agit de se former seul ou de préférence en équipe, si petite soit-elle grâce aux encycliques ou aux Compendium pour les plus gourmands ou les plus scrupuleux, grâce à des manuels, comme ceux proposés par le parcours Zachée pour les débutants ou encore par l’excellente vulgarisation réalisée sous la direction de la Conférence des évêques d’Autriche et approuvée par le Conseil pontifical pour la promotion de la nouvelle évangélisation. L’ouvrage a été publié en français sous le titre DOCAT, Que faire ?[26]

La Conférence des évêques de France, en collaboration avec le Service national Famille et société, a de son côté, publié en deux volumes, une initiation intitulée Notre bien commun, Connaître la pensée sociale de l’Église pour la mettre en pratique[27].

L’avantage du document autrichien est d’être présenté agréablement, avec de petits textes fondamentaux en référence, d’être très complet et accessible à tous, quelle que soit leur nationalité.

En tout cas et pour toutes les raisons dites, seuls les chrétiens peuvent initier le mouvement vers le bien commun. Il est capital que tous les chrétiens soient conscients de cette responsabilité. Aucun alibi même spirituel ne peut les dispenser de cette formation.


1. Parcours Zachée, La doctrine sociale de l’Église dans la vie quotidienne, 2 recueils d’enseignements et d’exercices (1. La boussole ; 2. Le compas), Editions de l’Emmanuel, 2009. Pour plus de renseignements, on peut consulter www.parcourszachee.com
2. GOMEZ Pierre-Yves, né en 1960, économiste et docteur en gestion, professeur à EMLYON Business School où il a enseigné la stratégie et la gouvernance d’entreprise. Entre 1998 et 2000, il a été professeur invité puis chercheur associé à la London Business School. Il a dirigé l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Institut_Fran%C3%A7ais_de_Gouvernement_des_Entreprises[Institut Français de Gouvernement des Entreprises
3. Cette insistance rejoint, une idée chère au futur Benoît XVI si l’on en croit Dominique Waymel : « …​ le monde est le monde de Dieu donc il faut l’aimer, mais l’aimer en le conduisant à son créateur et à l’adoration. L’Église reste en quelque sorte un peu en surplomb. J. Ratzinger est catégorique : le oui du chrétien au monde doit être un oui critique, qui contribuera à faire progresser le monde parce qu’il s’en sait responsable ; cette responsabilité provient de la caritas christiana sans laquelle la mission n’a aucun sens. » (WAYMEL Dominique, Joseph Ratzinger et l’Église, Desclée de Brouwer, 2014, p. 538).
4. Parcours Zachée, La boussole, op. cit., pp. 11-14.
5. CA 54.
6. Tous les renseignements qui suivent sont issus du site http://www.ichtus.fr . Ichtus s’appelait anciennement Office international des œuvres de formation civique et d’action culturelle selon le droit naturel et chrétien, lui-même héritier de la Cité catholique, Centre d’études critiques et de synthèse fondé en 1946 notamment par OUSSET Jean (1914-1994)..
7. Rappelons que « la loi naturelle exprime le sens moral originel qui permet à l’homme de discerner par la raison ce que sont le bien et le mal, la vérité et le mensonge » (CEC 1954). Certes, le mot « nature » est souvent source de confusion mais, comme l’écrit THOMASSET Alain s.j., la loi naturelle est « une notion difficilement éliminable ». Nous avons besoin en effet, d’« un concept qui nous guide dans notre recherche humaine inspirée par la foi en vue du bien moral pour tout homme. De plus, […​] ce concept de nature joue un rôle de médiateur dans le débat entre raison et foi. Certes, le christianisme donne à la nature et à la raison un statut théologal (ce sont des expressions du dessein du Créateur), mais de manière paradoxale […​], ce statut n’implique pas une finalité extérieure, il fonde au contraire une autonomie. En fin de compte, la loi naturelle critique à la fois une notion sociologique de l’éthique qui réduirait l’éthique à une simple construction sociale temporaire, mais aussi la suffisance d’une éthique confessionnelle qui ferait fi de la raison commune. Face au pluralisme, au relativisme ou encore au positivisme juridique, elle cherche à mettre en valeur « le caractère universel des normes conformes à l’accomplissement humain » (Geneviève Médevielle, La loi naturelle selon Benoît XVI, Etudes, mars 2009, p. 363). Face au risque de faire de ces droits humains de simples conventions révisables, elle permet d’assurer le respect de la dignité de tout être humain, en toute circonstance. […​] Le droit naturel est une instance critique face à la loi positive d’une société historique donnée. Il correspond à la nécessité de trouver une entente entre les membres d’une même culture et entre les cultures, sans distinction de race, de sexe, de religion ou de statut social. La loi naturelle correspond au besoin de définir ensemble ce qui est nécessaire à la réalisation de la personne humaine en société. qu’est-ce que veut dire « exister humainement » ? Toute la question, qui est finalement un débat anthropologique, est de savoir comment parvenir ensemble à une telle définition. » (Interpréter et agir, Jalons pour une éthique chrétienne, Cerf, 2011, pp. 196-197).
8. 1908-1981. Henri Bouillard fut professeur de théologie fondamentale à l’Institut catholique de Paris.
9. Toutefois, comme le précise A. Thomasset pour dissiper un malentendu fort courant, elle « ne saurait résider de soi dans l’ordre du cosmos ou dans la nature biologique ». (Op. cit., p. 216).
10. BOUILLARD H., Autonomie humaine et présence de Dieu, Etudes, n° 326, p. 696, cité in THOMASSET A., op. cit., p. 216.
11. BENOÎT XVI, Message pour la célébration de la Journée mondiale de la Paix, 1er janvier 2011, n° 12.
12. Le terme paraît emprunté au vocabulaire des militants communistes mais il a été employé par PIE XII dans son Discours aux participants au IIe Congrès mondial pour l’apostolat des laïcs, 5 octobre 1957: « …​les cellules catholiques, qui doivent se créer parmi les travailleurs, dans chaque usine et dans chaque milieu de travail, pour ramener à l’Église ceux qui en sont séparés, ne peuvent être constituées que par les travailleurs eux-mêmes. » Et un peu plus loin : « …​la « cellule » catholique doit intervenir dans les ateliers, mais aussi dans les trains, les autobus, les familles, les quartiers ; partout elle agira, donnera le ton, exercera une influence bienfaisante, répandra une vie nouvelle. »
13. OUSSET Jean, Agir, Méthodes er principes d’action pour tous, Présentation et mise en perspective de Guillaume de Prémare délégué général d’Ichtus, Les éditions du net, 2015.
14. Id., p. 145.
15. Id., p. 14.
16. L’enseignement social de l’Église selon le pape François, in HERIARD DUBREUIL Bertrand s.j. (dir.) La pensée sociale du pape François, Ceras/Lessius, 2016, p. 25.
17. Id., pp. 25-26.
18. Cf. EG 223: « Ce principe permet de travailler à long terme, sans être obsédé par les résultats immédiats. Il aide à supporter avec patience les situations difficiles et adverses, ou les changements des plans qu’impose le dynamisme de la réalité. Il est une invitation à assumer la tension entre plénitude et limite, en accordant la priorité au temps. Un des péchés qui parfois se rencontre dans l’activité sociopolitique consiste à privilégier les espaces de pouvoir plutôt que les temps des processus. Donner la priorité à l’espace conduit à devenir fou pour tout résoudre dans le moment présent, pour tenter de prendre possession de tous les espaces de pouvoir et d’auto-affirmation. C’est cristalliser les processus et prétendre les détenir. Donner la priorité au temps, c’est s’occuper d’initier des processus plutôt que de posséder des espaces. Le temps ordonne les espaces, les éclaire et les transforme en maillons d’une chaîne en constante croissance, sans chemin de retour. Il s’agit de privilégier les actions qui génèrent les dynamismes nouveaux dans la société et impliquent d’autres personnes et groupes qui les développeront, jusqu’à ce qu’ils fructifient en événements historiques importants. Sans inquiétude, mais avec des convictions claires et de la ténacité. »
19. Das Ende der Neuzeit, Würzburg, 9, 1965, pp. 30-31.
20. A l’entrée du livre « L’action » dont nous avons parlé plus haut, on lit cette recommandation : « Je vous propose de lire ce livre, de le méditer et de la faire connaître, en ayant devant les yeux un horizon de vingt ou trente ans de combat politique…​ » (OUSSET J., Op. cit., p. 14).
21. EG n° 182.
22. Id. 184.
23. Id., n° 183
24. LS, n° 178.
25. OUSSET Jean, op. cit., p. 155.
26. Fleurus-Mame, Cerf, 2016.
27. Vol. 1: Politique, travail, propriété, styles de vie, familles, migrations ; vol. 2: Solidarité internationale, interreligieux, écologie, dialogue, laïcité, entreprise, avec, chaque fois un DVD, Ed. de l’Atelier, 2014-2016.

⁢d. Mais, à partir de cette formation, que faire ?

Chacun doit et peut œuvrer avec les autres et pour les autres, suivant sa situation concrète, simple citoyen, père ou mère de famille, travailleur, homme politique, entrepreneur, animateur social ou culturel, tous peuvent et doivent.

L’instrument premier de l’action est le dialogue, on l’a bien compris. Et personne n’est a priori exclu de ce dialogue.⁠[1]

d’autre part, le temps est particulièrement propice. Ce n’est pas un hasard si, au début du XXIe siècle, nombre d’ouvrages et d’initiatives se sont référés au bien commun⁠[2] dans le sens où l’entendaient Aristote et Thomas d’Aquin car beaucoup d’auteurs confondent bien commun et intérêt général.⁠[3]


1. « L’Evangélisation implique aussi un chemin de dialogue. Pour l’Église, en particulier, il y a actuellement trois champs de dialogue où elle doit être présente, pour accomplir un service en faveur du plein développement de l’être humain et procurer le bien commun : le dialogue avec les États, avec la société -qui inclut le dialogue avec les cultures et avec les sciences- et avec les autres croyants qui ne font pas partie de l’Église catholiques. » François, EG, n° 238.
2. Nous évoquerons plus loin les nombreuses études actuelles consacrées à la pensée du P. Fessard qui a approfondi la notion de bien commun. En dehors de ce champ, on peut, par exemple, citer : Que reste-t-il du bien commun ?, in Ethique publique, 2004, vol. 6, n° 1 ; MINNERATH Roland, Doctrine sociale de l’Église et bien commun, Beauchesne, collection Le Point théologique n° 62, 2010 ; sous la direction de DIJON Xavier et NDONGMO Marcus, L’éthique du bien commun en Afrique, L’Harmattan, 2011 ; FLAHAULT François, Où est passé le bien commun, Mille et une nuits, 2011, Pour une conception renouvelée du bien commun, in Etudes, 2013/6, pp. 773-783 ; LASIDA Elena, Des biens communs au bien commun. Une lecture économique de la pensée de l’Église, in Transversalités, 2014/3, pp. 65-76 https://www.lesedc.org/pensee-sociale-chretienne/bien-commun/ ; Collectif, Pour le bien commun, Salvator, 2017. Même l’extrême gauche s’intéresse à la notion de bien commun telle qu’elle est définie dans la pensée de l’Église. En témoignent les articles publiés, en France, sur le site de Midi insoumis, populaire et citoyen : http://www.gauchemip.org/spip.php?article25420 du 30 juillet 2019 et http://www.gauchemip.org/spip.php?article25402 du 21 septembre 2019.
3. Un exemple entre mille où « la recherche du bien commun » est définie comme « la recherche collective de l’intérêt général » (BRIEY Laurent de, Le sens du politique, Essai sur l’humanisme démocratique, Mardaga, 2009, pp. 251-252). L’auteur reconnaît certes la nécessité pour une société de se construire autour de valeurs communes mais leur choix « relève de l’autonomie collective ». qu’entend-il par là sinon que « seule la discussion démocratique doit déterminer les valeurs adoptées par la communauté. L’autonomie collective n’implique pas la promotion d’un ensemble de valeurs propres ç une tradition culturelle ou religieuse particulière. C’est au débat politique qu’il revient de déterminer les valeurs dans lesquelles la communauté se reconnaît. Cela n’exclut pas, cependant, que des valeurs inspirées par des convictions religieuses soient défendues par certains au sein de ce débat. » (Id., p. 255). L’auteur, docteur en philosophie et maître en économie, dirige le Cepess (Centre d’études politiques, économiques et sociales du parti CDH) et est chargé de cours invité à l’Université catholique de Louvain.

⁢e. De la dissociété à la société

La question est de savoir comment assurer une véritable paix dans la société, une paix qui ne soit ni un irénisme ni une simple absence de violence obtenue par coercition. La paix ne peut s’établir sans que soit pris en compte le développement intégral de la personne et de toute personne en commençant par la plus pauvre. Nous l’avons vu. Mais il s’agit d’instaurer cette paix dans une société. Il n’est pas inutile de se rappeler l’étymologie de ce mot. Societas s’est formé à partir du substantif socius qui signifie, associé, compagnon, confident et qui, suivant les contextes peut revêtir de nombreux sens annexes : complice, cohéritier, époux, parent. Le mot implique dans tous les cas une relation entre personnes et non une simple juxtaposition. Socius est aussi employé comme adjectif et se traduit par joint, uni, conjugal nuptial, commun. Société au sens le plus fort du terme inclut donc une idée de lien. Or, trop souvent aujourd’hui, nos « sociétés » rassemblent des personnes par intérêt ou par discipline, de l’extérieur pourrait-on dire. L’individualisme contemporain et le néo-libéralisme mille fois dénoncés ont conduit à une dissociété.

Il s’agit donc de reconstruire une société ou si l’on veut, pour reprendre l’idée de Pie XII, reconstruire un peuple. Les penseurs post-marxistes en sont aussi conscients. L’un d’eux écrit assez justement : « une communauté humaine ne peut exister comme telle et assurer sa survie que dans la mesure où elle reproduit en permanence du lien. ce qui suppose naturellement entre ses membres ce minimum de langage commun et de normes culturelles communes à défaut duquel les pratiques d’entraide et de solidarité quotidiennes sur lesquelles repose le lien social […] laissent inévitablement la place au règne du « chacun-pour-soi » et à la guerre de tous contre tous. Or, quel peut être le langage commun d’une société que sa logique profonde conduit justement à privatiser continuellement toutes les valeurs qui rendaient encore possible l’existence d’une vie commune (c’est-à-dire de systèmes de relations humaines échappant encore en grande partie aux rapports purement contractuels du Droit et de l’échange économique) et dont tous les membres, selon la formule du libéral John Rawls, doivent être pensés, par principe, comme naturellement indifférents » ? »[1]

Ces dernières années ont vu se multiplier des actions de rue diverses: non seulement les traditionnelles grèves générales ou sectorielles mais aussi des marches contre le racisme, contre l’homophobie, l’islamophobie, l’antisémitisme, pour la planète, le bien-être animal, le refinancement de la justice, l’accueil des immigrés, on a connu aussi des grèves de femmes, les gilets jaunes, les indignés, les manifestations LGBT, et j’en passe.

Ce sont là, à mon sens, les symptômes inquiétants d’une démocratie malade. Et cette maladie semble bien connue depuis l’antiquité⁠[2]. Plus près de nous, Montesquieu a repris leur leçon et écrit dans L’esprit des lois : « Le principe de la démocratie se corrompt non seulement lorsqu’on perd l’esprit d’égalité, mais encore quand on prend l’esprit d’égalité extrême, et que chacun veut être égal à ceux qu’il choisit pour lui commander. Pour lors le peuple, ne pouvant souffrir le pouvoir même qu’il confie, veut tout faire par lui-même, délibérer pour le Sénat, exécuter pour les magistrats et dépouiller tous les juges. »[3]

On assiste avec cet esprit d’égalité extrême à une mise en question de toute autorité même légitime. Esprit d’égalité extrême sous-tendu, comme Platon le décrivait par une sorte d’ivresse de la liberté⁠[4], par un « désir insatiable » de liberté qui corrompt le principe même de la démocratie, c’est-à-dire la vertu démocratique qui consiste, toujours selon Montesquieu, à préférer l’intérêt de la patrie à ses propres intérêts, une vertu qui ne peut se vivre sans frugalité. L’ambition, le désir d’avoir, l’individualisme détruisent la démocratie.⁠[5]

Dans le malaise actuel, on peut compter trois acteurs principaux : les gouvernants, les gouvernés et ceux que j’appellerai les stratèges.

les gouvernants tout d’abord. Montesquieu, comme Platon et Xénophon, dénonce la faiblesse des détenteurs de l’autorité, les « mauvais échansons » qui cèdent à toutes les revendications, qui flattent le peuple, qui « voulant cacher leur propre corruption, cherchent à le corrompre. »[6] A ce niveau, on peut constater l’absence de liens entre gouvernants et gouvernés. Comme dit plus haut, les élections ne sont pas la démocratie : elle demande, sous une forme ou une autre, outre la représentation, la participation de tous. Manque aussi la communication, entre eux et nous, souvent négligée et encore altérée ou gommée par les media. Manque enfin la formation des responsables à une véritable philosophie politique. Quand on peut, en privé, discuter avec les ténors des différents partis, on constate qu’ils possèdent tous et suivant leur orientation générale un catalogue de réponses aux différents problèmes de société mais des réponses pragmatiques qui n’ont guère de fondements ou de visée à long terme. Tel leader socialiste est incapable de définir l’origine et les fondements de la justice sociale. Tel chef de file centriste et vaguement lié à la famille chrétienne ignore tout du rôle éminent du bien commun, fin et justification de l’action politique. Tel héritier du libéralisme n’arrive pas à comprendre ce qui lie liberté et responsabilité, droit et devoir.

Les gouvernés ont aussi leur part de responsabilité dans la crise. Ivres de liberté, obsédés d’égalité extrême, ils pensent qu’« il n’y a qu’à » ou plus précisément que l’autorité « n’a qu’à ». Certains n’hésitent pas à crier : « tout le pouvoir au peuple », souhaitant une démocratie directe au lieu du système représentatif institué⁠[7]. Les gouvernés du simple fait d’être des gouvernés, des laissés-pour-compte, des oubliés, des marginaux, seraient-ils investis de la connaissance et de la vertu nécessaires à la gestion publique ? C’est le moment de se rappeler la distinction que Pie XII faisait entre peuple et masse, ou même celle de Cicéron entre peuple et multitude. Le grand sociologue Pierre Bourdieu, en étudiant les sondages d’opinion, a montré que l’opinion publique n’existe pas en précisant qu’il y a « d’une part des opinions constituées, mobilisées, des groupes de pression mobilisés autour d’un système d’intérêts explicitement formulés ; et d’autre part, des dispositions qui, par définition, ne sont pas opinion si l’on entend par là […] quelque chose qui peut se formuler en discours avec une certaine prétention à la cohérence. »[8] On peut ajouter que les « opinions » au sens habituel, sont très souvent aujourd’hui le fruit de ce qu’on a appelé « le quatrième pouvoir »⁠[9] ou la « médiarchie »⁠[10] ou encore « télécratie »⁠[11] qui diffuse une « pensée unique », le « politiquement correct », bref un certain conformisme qui entretient la maladie qui ronge la démocratie et la répand.⁠[12] Tout le monde aujourd’hui a une opinion sur tous les sujets d’actualité, opinion insinuée par leur medium préféré qui, par nature, au mieux, simplifie ses messages, au pire, déforme la réalité. Qui prend la peine d’approfondir, de diversifier ses sources d’information, de consulter divers spécialistes ? Ajoutons encore l’influence exercée par les chefs de file des partis, des syndicats, des innombrables lobbies qui quadrillent la société, par les petits chefs qui règnent dans les bistros et les échoppes.

Restent ceux que j’appelle les stratèges. Je désigne par là principalement aujourd’hui les penseurs post-marxistes qui sont particulièrement intéressés par ces mouvements de protestation cités plus haut⁠[13] qu’ils identifient comme le signe d’une crise du modèle néolibéral. Ces penseurs, opposés au néo-libéralisme comme à la social démocratie qui s’est pervertie⁠[14], considèrent que le moment est opportun pour articuler toutes ces revendications.

Si nous partageons la même analyse de la situation, c’est-à-dire si nous sommes d’accord pour dénoncer les maux engendrés sur les plans culturel, social et économique la néo-libéralisme même parfois mâtiné de socialisme, nous verrons que nous nous engageons sur une tout autre voie pour faire revivre un peuple.


1. MICHEA Jean-Claude, Le loup dans la bergerie, Climats, 2018, pp. 35-36.
2. PLATON dans La république, chap. VIII examine les différents modèles politiques et quand il en vient à la démocratie, il met ces paroles dans la bouche de Socrate à propos de la liberté qui est le signe distinctif de ce régime : « …​n’est-ce pas le désir insatiable de ce bien, et l’indifférence pour tout le reste, qui change ce gouvernement et le met dans l’obligation de recourir à la tyrannie ? […​] Lorsqu’une cité démocratique, altérée de liberté, trouve dans ses chefs de mauvais échansons, elle s’enivre de ce vin pur au delà de toute décence ; alors, si ceux qui la gouvernent ne se montrent pas tout à fait dociles et ne lui font pas large mesure de liberté, elle les châtie, les accusant d’être des criminels et des oligarques. […​] Et ceux qui obéissent aux magistrats, elle les bafoue et les traite d’hommes serviles et sans caractère ; par contre elle loue et honore, dans le privé comme en public, les gouvernants qui ont l’air de gouvernés et les gouvernés qui prennent l’air de gouvernants. N’est-il pas inévitable que dans une pareille cité l’esprit de liberté s’étende à tout ? […​] Que le père s’accoutume à traiter son fils comme son égal et à redouter ses enfants, que le fils s’égale à son père et n’a ni respect ni crainte pour ses parents, parce qu’il veut être libre, que le métèque devient l’égal du citoyen, le citoyen du métèque et l’étranger pareillement. […​] Voilà ce qui se produit […​] et aussi d’autres petits abus tels que ceux-ci. Le maître craint ses disciples et les flatte, les disciples font peu de cas des maîtres et des pédagogues. En général les jeunes gens copient leurs aînés et luttent avec eux en paroles et en actions ; les vieillards de leur côté, s’abaissent aux façons des jeunes gens et se montrent pleins d’enjouement et de bel esprit, imitant la jeunesse de peur de passer pour ennuyeux et despotiques. […​] Or, vois-tu le résultat de tous ces abus accumulés ? Conçois-tu bien qu’ils rendent l’âme des citoyens tellement ombrageuse qu’à la moindre apparence de contrainte ceux-ci s’indignent et se révoltent ? Et ils en viennent à la fin, tu le sais, à ne plus s’inquiéter des lois écrites ou non écrites, afin de n’avoir absolument aucun maître. »
   MONTESQUIEU cite XENOPHON qui, dans Le banquet, chap. IV, met en scène Charmide qui, lui, vante sa pauvreté : « A présent que je suis dépouillé de ce que j’avais hors des frontières, que je ne tire aucun revenu de mes immeubles, que tout mon mobilier est vendu, je dors paisiblement couché tout de mon long ; la république a confiance en moi, je ne suis plus menacé, mais c’est moi qui menace les autres ; en ma qualité d’homme libre, j’ai le droit de voyager ou de rester ici. Quand je parais, les riches se lèvent de leurs sièges ou me font place dans la rue ; aujourd’hui je ressemble à un tyran , lorsque jadis j’étais esclave : jadis je payais tribut à l’État ; aujourd’hui la république est devenue ma tributaire et me nourrit. Il y a plus : quand j’étais riche, on m’injuriait à cause de mes relations avec Socrate ; maintenant que je suis devenu pauvre, personne n’en prend aucun souci. Quand je possédais de grands biens, tour à tour je m’en voyais enlever par l’État ou par la fortune ; à présent, je ne perds rien, puisque je n’ai rien, et j’ai toujours l’espoir de gagner quelque chose. »
3. Livre VIII, chap. II.
4. Cf. PRADEAU Jean-François, L’ébriété démocratique, La critique platonicienne de la démocratie dans Les Lois, The Society for the Promotion of Hellenic Studies, 2004.
5. Les titres de quelques livres récents sont d’eux-mêmes explicites : MOUNK Yascha, Le peuple contre la démocratie, L’Observatoire, 2018 ; DIAMANTI Ivo et LAZAR Marc Peuplecratie : la métamorphose de nos démocraties, Gallimard, 2019 ; ZIBLATT Daniel et LEVITSKY Steven, La mort des démocraties, Calmann-Lévy, 2019 ; TAVAOILLOT Pierre-Henri, Comment gouverner un peuple-roi ? Traité nouveau d’art politique, Odile Jacob, 2019). Et plus tôt : ROSANVALLON Pierre La contre-démocratie, Points, 2014 ; GAUCHET Marcel, La démocratie contre elle-même, Gallimard, 2002.
6. MONTESQUIEU, op. cit..
7. Il s’agit, au sens propre du terme, d’un slogan c’est-à-dire, comme à l’origine écossaise du mot, du « cri de guerre d’un clan », en tout cas d’une « formule concise et frappante » (R) mais qui fait appel à un concept difficile à définir, à une notion pour le moins ambigüe : le peuple. A tel point que GARRIGOU Alain (professeur en science politique de l’Université de Parsi Ouest-Nanterre) n’hésite pas à écrire que « le peuple n’existe pas » car comment le définir se demande-t-il ? « Le peuple par beaucoup de ses porte-paroles serait l’ensemble de ceux qui portent certaines idées…​ mais ce ne sont pas les mêmes selon les partis politiques. […​] L’ennui est qu’ils l’évoquent de plus en plus comme une personne, un dieu plutôt, omniprésent et omniscient. » (https://blog.mondediplo.net)
   Certains rêvent d’une expérience de démocratie directe à la mode suisse puisque dans ce pays les citoyens peuvent « impulser » une modification de la Constitution par initiative populaire ou opposer leur veto à une décision prise par le gouvernement ou le Parlement par référendum populaire facultatif ou obligatoire. Il convient de nuancer sérieusement la prétendue démocratie directe suisse : « le système suisse, écrit MODOUX Loïc, est avant tout représentatif. Il s’agit bien d’une architecture institutionnelle mixte au sein de laquelle le peuple et ses représentants font tous les deux parties du souverain ; le premier ne pouvant réduire le second au statut de simple exécutant. » Par ailleurs, « les droits populaires se heurtent parfois à des volontés supranationales (comme la Cour européenne des droits de l’homme). » dans l’exercice de ces droits populaires, on constate que « ce sont les citoyens et citoyennes les plus éduqué-e-s qui se rendent aux urnes » et que « ce sont les organisations les mieux organisées et les plus fortunées qui sont à même de fournir l’effort nécessaire à l’aboutissement d’une initiative ou d’un referendum. » En fait, « le taux de participation reste bas lors des votations populaires » parce que les gens s’estiment peu compétents, ont peu d’intérêt pour la politique ou sont las de ces scrutins fréquents. Enfin, selon l’auteur, « le peuple demeure une abstraction, une entité insaisissable. » (Tout le pouvoir au peuple ? Réflexions sur les mythes autour de la démocratie directe helvétique, sur www.cospol.ch).
   Loïc Modoux renvoie à la très intéressante étude d’AUBERT Jean-François, professeur à l’Université de Neuchâtel : « Le peuple suisse, c’est l’ouvrier de Saint-Gall, le camionneur de Brougg, l’étudiant de Genève, le paysan de Trubschachen, la barmaid de Bale, le menuisier de Bôle, le jeune cadre de Winterthur, le retraité CCF de Martigny, qui n’ont pas grand chose en commun […​] lorsqu’il se rend aux urnes, le peuple suisse est une fiction. » (Exposé des institutions politiques de la Suisse à partir de quelques affaires controversées, Payot, Lausanne, 1978, p. 258).
   A propos de l’ambigüité de la notion de peuple, on peut lire aussi le philosophe BRAS Gérard, Le peuple du droit contre le peuple de la politique sur https://populus.uliege.be. Il est l’auteur de Les ambigüités du peuple, Pleins feux, 2008.
8. BOURDIEU Pierre, L’opinion publique n’existe pas in Les temps modernes, 318, janvier 1973, p. 1309 ou in Questions de sociologie, Editions de Minuit, 1984, p. 235.
9. Cf. Les médias : un quatrième pouvoir ?, in BALLE Francis, Les médias. Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », 2014, p. 94-98.
10. Cf. CITTON Yves, Médiarchie, Seuil, 2017.
11. Cf. GENSANE Bernard, La télécratie contre la démocratie, Flammarion, 2008.
12. On ne compte plus les auteurs qui, quelles que soient leur tendances, ont analysé les effets pervers des media sur la démocratie et en particulier sur la formation de l’« opinion ». On peut citer les grands classiques : CHOMSKY Noam et MCCHESNEY Robert W., Propagande, médias et démocratie, Ecosociété, 2005 ; CHOMSKY Noam et HERMAN Edward, Fabriquer du consentement, La politique des Media de masse, Investig’Action, 2019 ; Offensive, Divertir pour dominer, La culture de masse contre les peuples, L’échappée, 2010 ; BERNAYS Edward, Propaganda, Comment manipuler l’opinion en démocratie, Zones, 2007 ; POPPER Karl et CONDRY John, La télévision : un danger pour la démocratie, Anatolia, 10/18, 1994 ; POLONY Natacha et le Comité Orwell, Bienvenue dans le pire des mondes, Le triomphe du soft totalitarisme, Plon, 2016. Les plus pressés peuvent lire : VIALA Audrey, L’effet pervers des médias en démocratie, sur www.ecoledujournalisme.com ; ZARKA Yves-Charles, Démocratie et pouvoir médiatique, in Cités 2002/2, n° 10, pp. 119-129, disponible sur www.cairn.info/revue-cites-2002-2-page-119.htm.
13. Il ne s’agit pas, on l’a constaté de tous les mouvements de protestation, indistinctement. Sont exclus de la nomenclature, les protestations qui ne sont pas considérées comme « progressistes » comme les marches pour la vie ou la Manif pour tous, en France.
14. Cf. MICHEA Jean-Claude, op. cit..

⁢f. La stratégie des post-marxistes

Les post-marxistes ont renoncé à l’opposition classique droite-gauche, à la lutte des classes au sens traditionnel⁠[1], à réduire la politique à l’opposition le capital et le travail, à accorder à la classe ouvrière la primeur dans l’action révolutionnaire contre la bourgeoisie, au rôle central de l’État et à son abolition finale. Ils ont remplacé Lénine par Gramsci⁠[2] et rêvent aujourd’hui d’une lutte de ceux d’en bas, nous, contre ceux d’en-haut, eux, une lutte du peuple-classe contre l’oligarchie au pouvoir.⁠[3] Souvent, à l’insu de tous les mécontents ou en tout cas de la plupart, les penseurs « post-marxistes » sont à l’œuvre un peu partout⁠[4] avec le même rêve de démocratie directe ou de démocratie radicale.

L’objectif est, pour reprendre l’expression chère à Chantal Mouffe, de radicaliser la démocratie, c’est-à-dire de radicaliser ses principes constitutifs : la liberté et l’égalité pour tous et de « construire un « peuple » autour d’un projet qui s’attaque aux différentes formes de subordination en se saisissant des problèmes liés à l’exploitation, la domination ou la discrimination ».⁠[5] Dans ce projet, « la question écologique » serait « au centre de son agenda »[6].

Comment constituer un peuple ? En créant, « une chaîne d’équivalences entre les différentes luttes contre la domination, une stratégie populiste de gauche [qui] rejoint les aspirations d’un très grand nombre. » selon l’expression de Chantal Mouffe⁠[7]. L’expression curieuse « chaîne d’équivalences » désigne « un processus d’articulation en vertu duquel une équivalence est établie entre une multiplicité de demandes hétérogènes, mais d’une manière qui maintient la différenciation interne au groupe. »[8] Pas question donc de former un groupe homogène, une masse mais plutôt de conserver les différences. Equivalence mais non identité. les demandes hétérogènes s’articulent de manière à dessiner la frontière entre « eux » et « nous » : « Le peuple et la frontière politique définissant son adversaire se construisent à travers la lutte politique et ils sont toujours susceptibles d’être réélaborés à la suite d’interventions contre-hégémoniques. »⁠[9] Les différentes composantes du peuple se rejoignent dans le même objectif de lutter, comme dit plus haut, contre toute discrimination, exploitation, domination, et donc d’être anti-capitalistes⁠[10], d’être attachés à l’extension de la liberté et de l’égalité, soucieux de la question écologique, de la transformation de l’État, en établissant une démocratie radicale au niveau institutionnel comme au niveau civil. Le principe articulateur p-variera donc suivant les circonstances.⁠[11]

Il ne s’agit pas d’abolir la représentativité mais de l’élargir : les institutions représentatives existantes « ne permettent pas de confrontation agonistique entre différents projets de société […] le remède n’est pas d’abolir la représentation, mais de rendre les institutions plus représentatives. »[12] De plus, la « stratégie populiste de gauche nécessite d’articuler les interventions « verticales » et les interventions « horizontales » dans le cadre des institutions représentatives aussi bien que dans différentes associations et mouvements sociaux. »[13]

La pluralité des demandes, des protestations induit nécessairement un conflit entre elles, un antagonisme, car il est impossible de réconcilier tous les points de vue en lutte pour l’hégémonie inéluctable en politique et sans espoir de réconciliation finale.⁠[14] Même si l’antagonisme est indéracinable, pour constituer un « nous » et établir la frontière entre « eux » et « nous », il convient de bien faire la distinction entre l’« ennemi » (antagoniste) et l’« adversaire ». Entre adversaires, l’affrontement doit être agonistique et doit être organisé dans ce sens_.⁠[15] Etymologiquement, antagonisme se rapporte plutôt à une lutte armée tandis que agonisme désigne un affrontement plus pacifique⁠[16]. Dans le vocabulaire de Chantal Mouffe, l’antagonisme est la caractéristique du politique tandis que l’agonisme doit animer la politique puisqu’elle, elle « vise à établir un ordre, à organiser la coexistence humaine dans des conditions qui sont toujours conflictuelles car traversées par le politique. »[17] Il n’y aura donc jamais de « réconciliation finale »[18] même s’il convient de « rejeter l’opposition entre partis et mouvements, luttes parlementaires et extraparlementaires. »[19]

Dans ce travail de radicalisation de la démocratie par l’articulation d’équivalences, un leader non autoritaire peut jouer un rôle mais dans la construction d’un peuple, ce qui est décisif, à côté des idées, ce sont les affects.⁠[20] Et « c’est quand s’opère une jonction entre les idées et les affects que les idées acquièrent du pouvoir. »[21] Disons simplement que la stratégie que l’auteur envisage doit toucher les sentiments, les émotions populaires qui vont s’exprimer en désirs.⁠[22]

C’est donc le sujet dans toute sa complexité discursive et affective qui doit être touché, mobilisé. A cet égard, la culture et l’art jouent un rôle essentiel comme l’avaient déjà souligné Trotsky⁠[23] et surtout Gramsci⁠[24]. Chantal Mouffe explique : « si les pratiques artistiques peuvent être décisives dans la construction de nouvelles formes de subjectivité, c’est parce que, mobilisant des ressources qui induisent des réponses émotionnelles, elles sont capables de toucher les êtres humains au niveau affectif. C’est là que réside en effet l’immense pouvoir de l’art, dans sa capacité à nous faire voir le monde différemment, à percevoir de nouvelles possibilités. »[25]

La pensée de Chantal Mouffe qui inspire ou rejoint de nombreux mouvements est très intéressante dans la mesure où elle insiste sur la nécessité de constituer un peuple face à l’hégémonie néo-libérale, individualiste, relativiste, matérialiste. Intéressant aussi sa volonté de respecter, dans une certaine mesure, la pluralité des pensées et des engagements pour constituer une autre hégémonie qui pourra, à son tour, être mise en question si elle ne réussit pas à radicaliser la démocratie. Intéressante aussi son insistance sur le rôle politique de la culture dans la volonté de sensibiliser tout l’homme dans sa complexité rationnelle et affective.

Toutefois, pouvons-nous admettre simplement les principes articulateurs des « demandes hétérogènes » des citoyens ? Comment définit-elle la liberté et l’égalité ? A quelles discriminations, exploitations, dominations pense-t-elle ? qu’implique exactement la revendication écologique qu’elle estime centrale ? Il est vain de chercher ici un programme puisque, très logiquement, la philosophe ne peut, dans l’optique qu’elle défend, que nous proposer « une stratégie particulière de construction de la frontière politique »[26], rien de plus. Un programme ne pourra s’élaborer qu’au fur et à mesure de la constitution réelle d’un peuple.

Et donc, comme elle l’écrit, il n’y a pas, au point de départ, d’ « identité cachée qu’il faudrait sauver », il n’y a pas de « lien de nécessité, a priori, entre les positions de sujet ». Les liens qui s’établiront, « historiques, contingents et variables » seront le fruit d’un « effort constant »[27] des « agents sociaux ». Une nouvelle manière d’envisager la révolution plus permanente que dans la pensée de Marx ou de Trotsky pour qui la révolution s’arrêterait une fois tous leurs objectifs atteints.

Nous allons voir que tout autre est la stratégie du Père Fessard, de ses continuateurs et, en définitive, de l’Église pour construire un « peuple » et fonder une vraie démocratie.⁠[28]


1. MOUFFE Chantal écrit: « Dans L’Illusion du consensus (Albin Michel, 2016), je suggérais de revitaliser le clivage gauche-droite. mais je suis à présent convaincue qu’en l’état cette frontière n’est plus adéquate pour exprimer une volonté collective à même de rassembler la variété des demandes démocratiques qui s’affirment aujourd’hui. » (Pour un populisme de gauche, Albin Michel, 2018, p. 17). Née en 1943, cette philosophe belge fut l’épouse du politologue argentin Ernesto Laclau (1935-2014) considéré comme un auteur majeur de la pensée post-marxiste. Elle enseigne à l’université de Westminster. Elle a écrit avec ERREJON Iñigo, chef de file du mouvement Podemos en Espagne : Construire un peuple, Pour une radicalisation de la démocratie, Cerf, 2017. Elle inspire également MELANCHON Jean-Luc, le leader de La France insoumise.
2. Antonio Gramsci (1891-1937). En bref, au contraire de ce qui s’est passé en Russie où les bolcheviks se sont emparé de l’appareil de l’État, en Europe occidentale, vu le développement de la société civile, s’emparer de l’État ne suffit pas , il faut gagner la société civile par une lutte qui inclura la culture pour briser le consentement des classes subalternes à la force de l’État. (Cf. KEUCHEYAN Razmig, Gramsci, une pensée devenue monde, in Le Monde diplomatique, juillet 2012, p. 3). Chantal Mouffe explique: « L’un des apports clés de Gramsci à la politique hégémonique est sa conception de l’« État intégral » comme incluant à la fois la société politique et la société civile. Il ne faut pas y voir une « étatisation » de la société civile mais la reconnaissance du caractère profondément politique de la société civile, présentée comme le terrain d’une lutte pour l’hégémonie. dans cette perspective, en plus de l’appareil gouvernemental traditionnel, l’État apparaît comme composé d’une multitude d’autres appareils et d’espaces publics où différentes forces combattent pour l’hégémonie. » (Op. cit., p. 73)
3. Cf. Les articles de DELARUE Christian sur www.legrandsoir.info/
4. On peut citer en Italie : Senso commune ou encore Potere al Popolo. Ce dernier mouvement est une alliance électorale née en 2017 qui veut « créer une véritable démocratie, à travers des pratiques quotidiennes, l’autogouvernance des expériences, la socialisation de la connaissance et de la participation populaire. » ( Cf. poterealpopolo.org) La porte-parole de ce dernier mouvement, Viola Carofalo déclare : « Si l’État n’est pas en mesure de résoudre nos problèmes, parce qu’il est l’otage d’une minorité et structurellement pensé pour défendre les intérêts de celle-ci, nous commençons à agir tout de suite avec une méthode d’intervention qui part des besoins du peuple et qui, avec le peuple, développe la conscience et la participation. » (Cf. PREZIOSO Stéfanie, Potere al Popolo : un nouvel espoir de la gauche anti-capitaliste en Italie, sur ensemble-fdg.org, 17 février 2018). En France, outre La France insoumise, participe à cette même vision politique : Nuit debout de François Ruffin que Chantal Mouffe remercie (op. cit., p. 133) . En Grèce, on connaît Syriza et une personnalité comme Yannis Stavrakakis, professeur à l’Université de Thessalonique, qui diffuse un message semblable : il a écrit sa thèse de doctorat sous la direction d’Ernesto Laclau. On ne s’étonnera donc pas de le voir cité aussi par Chantal Mouffe (id.) En Grande-Bretagne, Jeremy Corbyn, chef de file du parti travailliste se situe dans la même mouvance de même que Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez aux USA. En Islande, on connaît le mouvement Pirates et le Mouvement des verts et de gauche. En Allemagne, Die Linke et au Portugal le Bloco de Esquerda sont des mouvements similaires. Chantal Mouffe se réjouit particulièrement que Podemos, en Espagne, ait « su profiter du terrain établi par les Indignados. » (op. cit. p. 36) Le mouvement des indignés né en 2011 a rassemblé, par le biais des réseaux sociaux, des centaines de milliers de manifestants dans toute l’Espagne et appartenant à des centaines d’associations différentes.
5. Op. cit., p. 89.
6. Id., p. 90.
7. Id., p. 18.
8. Id., p. 92.
9. Id., p. 93.
10. Id., p. 46.
11. Id., p. 101.
12. Id., p. 86.
13. Id., p. 98.
14. MOUFFE Chantal, Politique et agonisme, in Collège international de Philosophie « Rue Descartes », 2010/1, n°67, pp. 18-24, disponible sur www.cairn.info/revue-rue-descartes-2010-1-page-18.htm
15. Cf. Pour un populisme de gauche, op. cit., p. 128.
16. En grec, ἀγωνιστικός désigne ce qui concerne la lutte particulièrement dans les jeux publics, ce qui convient aux luttes de la parole, propre à la discussion. Le verbe άνταγωνίζομαι signifie lutter les armes à la main contre. La frontière est mince car à la racine se trouve le même mot ἀγωνία lutte ; les dérivés άγωνισμός et άγώνισμα désignent tous les deux la lutte, le combat. Quant au substantif άνταγώνισμα il se traduit par émulation ! En latin chrétien, agonisticus, « qui lutte », est relatif à l’affrontement, en particulier en ce qui concerne des textes littéraires. On parle de personnages « agonistes », ou, le plus souvent, de texte « agonistique ».
17. Politique et agonisme, op. cit., p. 18. Chantal Mouffe pose la question: « est-ce que tous les antagonismes peuvent être transformés en agonisme ? » Elle répond par d’autres questions qui impliquent que la réponse est évidemment non : « est-ce que toutes les positions doivent être considérées comme légitimes et faut-il leur accorder une place à l’intérieur de l’espace public agonistique ? Ou bien, existe-t-il des revendications qui doivent être exclues parce qu’elles mettent en question le consensus conflictuel qui constitue le cadre symbolique dans lequel les opposants se reconnaissent comme adversaires légitimes ? Pour le dire d’une autre façon, peut-on envisager un pluralisme sans antagonisme ? » (Id., p. 23).
18. Id., p. 24.
19. Pour un populisme de gauche, op. cit., p. 100.
20. La conjonction du rôle de leader, des idées et des affects peut être illustré par le cas de Greta Thunberg qui en 2018 a entrepris une action pour le climat qui a entraîné des grèves étudiantes un peu partout dans le monde et son invitation à la COP24 ou encore au Forum économique mondial à Davos. Son jeune âge ( 15 ans en 2018) et sa maladie (syndrome d’Asperger) ont apporté les affects nécessaires selon la théorie de Mouffe.
21. Pour un populisme de gauche, op. cit., p. 108. Il n’est pas nécessaire ici de réfléchir aux différents sens que le mot « affect » peut prendre en philosophie, en psychologie ou en psychanalyse. Chantal Mouffe rappelle le lien et la distinction que Spinoza (Ethique, (1677), Livre III) établissait entre affection et affect : « Une « affection » est un état du corps en tant qu’il est sujet à l’action d’autres corps. Quand il se trouve affecté par un élément extérieur, le conatus (l’effort général à persévérer dans notre être) éprouve des affects qui le poussent à désirer quelque chose et à agir en conséquence. » (Pour un populisme de gauche, op. cit., pp. 106-107).
22. « Travaillant à partir des notions du « sens commun », cette stratégie devrait s’adresser aux gens de manière à pouvoir atteindre leurs affects. Elle doit être en accord avec les valeurs et les identités de ceux qu’elle cherche à interpeller et elle doit être reliée aux aspects de l’expérience populaire. Pour faire écho aux problèmes que les gens rencontrent dans leur vie quotidienne, elle doit partir de là où ils sont et de ce qu’ils ressentent, et leur offrir une vision de l’avenir qui leur donne de l’espoir plutôt que de s’en tenir au registre de la dénonciation. » (Id, p. 110).
23. Cf. TROTSKY Léon, Littérature et révolution, Julliard, 1964.
24. On ne compte plus notamment les films et souvent de très bonne facture qui ont précédé ou accompagné les campagnes en faveur de la dépénalisation de l’avortement ou de l’euthanasie ou en faveur de la reconnaissance des couples homosexuels et de leur droit à l’adoption d’enfants.
25. Pour un populisme de gauche, op. cit., p. 111. L’auteur renvoie aussi à son livre Agonistique : Penser politiquement le monde, Beaux-Arts de Paris, 2014, chapitre 5.
26. Pour un populisme de gauche, op. cit., p. 114.
27. Id., p. 126.
28. Rappelons-nous le radio-message de Pie XII du 24 décembre 1944.

⁢Chapitre 7 : La stratégie du P. Fessard et de l’Église d’aujourd’hui

« G. Fessard s’efforce de montrer la dynamique plus profonde qui unifie même les adversaires les plus farouches. »[1]

Si nous sommes bien d’accord avec les post-marxistes pour souligner les tares du néo-libéralisme et pour dire que trop souvent « la démocratie [est] réduite à des procédures électorales »[2], nous ne comptons pas, comme eux, sur les mouvements de rue pour amorcer un processus de « cristallisation » des revendications.

La démocratie ne peut être refondée ni par les urnes ni par la rue.

Il faut dégager un « sens commun » écrit Chantal Mouffe. Nous, nous parlons de « bien commun » dans la mesure où il y a une « identité » à sauver dans l’homme, « un lien de nécessité, a priori » entre les hommes. De plus, nous partageons l’inquiétude des Anciens face à l’« esprit d’égalité extrême » et « au désir insatiable de liberté » qui fragilisent et pervertissent les démocraties. Nous refusons d’établir une frontière entre « eux » et « nous ». Qui est ce « nous » ? Il est constitué des « demandes hétérogènes », demandes sélectionnées car les mouvements « pro-vie » ou ceux qui contestent le mariage pour tous ou l’adoption d’enfants par des couples homosexuels, ne vont pas dans le sens souhaité de l’égalitarisme et de la liberté. Pour Benoît XVI, le bien commun, « c’est le bien du « nous-tous », constitué d’individus, de familles, de groupes intermédiaires qui forment une communauté sociale. » La frontière entre « eux » et « nous » maintient la lutte des classes non plus entendue comme entités sociales puisqu’il s’agit d’une lutte « hégémonique » entre l’oligarchie et le peuple qui se constitue. Rien n’est plus étranger à la pensée chrétienne qui non seulement insiste sur la fraternité native mais aussi sur la paix qui « se construit jour après jour dans la poursuite d’un ordre voulu par Dieu, qui comporte une justice plus parfaite entre les hommes »[3] La paix doit être « le fruit du développement intégral de tous ».⁠[4]


1. SERRA-COATANEA Dominique, Le défi actuel du Bien commun dans la doctrine sociale de l’Église, Etudes à partir de l’approche de Gaston Fessard s.j., Etudes de théologie et d’éthique, vol. 10, LIT Zürich, sd., p. 34.
2. Id., p. 96.
3. PAUL VI, Populorum progressio, n° 76, cité in FRANCOIS, Evangelii gaudium, n° 219.
4. FRANCOIS, id..

⁢i. Gaston Fessard, témoin de notre temps

Pour bien comprendre l’importance et la nature de l’action à entreprendre, il n’est pas inutile de faire un petit détour éclairant par la pensée du P. Gaston Fessard⁠[1]. Deux de ses meilleurs interprètes, Frédéric Louzeau et Dominique Serra-Coatanea, nous aideront dans cette tâche.

Le P. Louzeau, à partir de l’ensemble des oeuvres du P. Fessard, y compris celles qui ne sont pas encore publiées, entreprend, dans un travail monumental de décrire son « anthropologie sociale »[2] en s’appuyant tout particulièrement sur Le Mystère de la Société[3].

D. Coatanea⁠[4] s’appuie surtout sur Autorité et bien commun, Aux fondements de la société[5] et associe à son analyse deux autres œuvres du jésuite : Pax nostra, Examen de conscience international[6] et Collaboration et résistance au pouvoir du Prince-Esclave,⁠[7]

Le travail de D. Coatanea montre que l’on retrouve l’essentiel de la pensée du P. Fessard dans la définition du bien commun donnée dans Gaudium et spes (26 et 74), dans Caritas in veritate et dans Laudato si’ (157). C’est dire l’importance des travaux du célèbre jésuite.

Si la notion de bien commun sous-tend l’enseignement social depuis sa naissance, elle a incontestablement été approfondie et actualisée par le P. Gaston Fessard.

C’est la dialectique des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola⁠[8]qui fournit au P. Fessard la méthode de discernement qu’il va appliquer aux événements -par ailleurs dramatiques- de l’actualité. Comment comprendre cette méthode dialectique ? En fait, elle « veut rendre compte, au plan de la pensée, de toute la complexité du réel ; c’est pourtant un fait que la réalité dont notre esprit doit saisir la structure est composée de contraires et que, pour ainsi dire, elle en vit. »[9] Il s’agit de trouver l’unité profonde des Exercices dans la tension entre l’élection -le choix de vie- qui implique la liberté personnelle et l’union à Dieu, autrement dit, « apprendre à vivre en Dieu, selon sa liberté »[10], ou, si l’on veut, associer le rationnel et le surnaturel. Immédiatement, le P. Fessard perçoit l’intérêt toujours actuel de la démarche enseignée par saint Ignace : « Aujourd’hui, nul esprit averti ne peut douter que le grand problème posé à notre temps ne soit celui de l’existence historique de l’homme. qu’est-ce que cet être historique qui nous constitue ? Quel est le sens de l’histoire où nous sommes embarqués ? Comment la vérité est-elle possible à l’être plongé dans la relativité perpétuellement mouvante des événements ? de quelle liberté y jouit-il ? »[11]

Telles sont les questions auxquelles il va tenter de répondre tout au long de sa vie face aux tensions historiques qu’il vit, entraîné qu’il est au discernement intellectuel et spirituel⁠[12].

Avant la seconde guerre mondiale, Fessard, va s’atteler à tenter de « réconcilier » le pacifisme et le nationalisme⁠[13] qui s’affrontent en « recueillant leur part respective de vérité, en corrigeant les erreurs et en les réalisant l’un part l’autre. »⁠[14] Durant la guerre, dans le même esprit, il examinera l’argumentation des collaborateurs et des résistants pour discerner le chemin à suivre⁠[15]. Il scrutera en profondeur les idéologies nazie et marxiste⁠[16] pour nous offrir une réflexion majeure sur la genèse des sociétés, de la plus élémentaire à la plus vaste, à l’échelle du monde⁠[17]. Après la guerre, il interpellera encore les marxistes et les démocrates. On aurait tort de croire que sa tâche était terminée la chute du nazisme et la fin du communisme qu’il prévoyait. En 1968, dans la postface qu’il ajoute dans une réédition d’Autorité et bien commun[18], après le mai turbulent, il écrit : « Face au nazisme, j’ai cru nécessaire autrefois d’écrire France, prends garde de perdre ton âme ! (1941)[19], puis face au Communisme, France, prends garde de perdre ta liberté ! (1945)[20], m’inspirant uniquement des principes d’Autorité et Bien commun (…). Mais aujourd’hui, pour dénoncer la puérilité des attitudes et l’infantilisme des réflexions suscitées chez trop d’adultes par les événements de mai et la marée contestataire qui s’ensuivit, il suffira, je l’espère que la réédition de ce petit livre s’achève sur une mise en garde, nouvelle et complémentaire des deux précédentes : FRANCE, PRENDS GARDE DE PERDRE LA RAISON. » L’ouvrage offre donc, selon l’auteur, un instrument propre à dénoncer toute idéologie, toute dérive et à poursuivre, en toute circonstance, le bien commun.


1. 1897-1978.
2. LOUZEAU Frédéric, L’anthropologie sociale du père Gaston Fessard, PUF, 2009. Parmi les ouvrages les plus récents, on peut aussi citer ces auteurs qui ont aussi tenté une synthèse : SALES Michel, Gaston Fessard, 1897-1978: genèse d’une pensée, Culture et vérité,1997 ; AUMONT Michèle, Philosophie sociopolitique de Gaston Fessard, Cerf, 2004 ; PETRACHE Ana, Gaston Fessard, un chrétien dialectique ?, Cerf/Patrimoines, 2017.
3. FESSARD Gaston, Le Mystère de la Société, Recherches sur le sens de l’histoire, (1948) Editions Lessius, 1997.
4. Outre Le défi actuel du Bien commun dans la doctrine sociale de l’Église, Etudes à partir de l’approche de Gaston Fessard s.j., op.cit., on peut se référer aussi à : Justice et charité dans l’Encyclique Caritas in veritate à la lumière de Gaston Fessard (1897-1978), in Revue d’éthique et de théologie morale, 2015/2 n° 284, pp. 65-113, disponible sur https://www.cairn.info/revue-d-ethique-et-de-theologie-morale-2015-2-page-65.htm ; Penser le bien commun avec Gaston Fessard s.j. (1897-1978), in DEMBRINSKI Paul H. et HUOT Jean-Claude (sous la direction de) ; Le bien commun par-delà les impasses, Saint-Augustin, 2017, pp.57-74 ; Bien commun http://www.doctrine-sociale-catholique.fr/index.php?id=6740 ; La dynamique du bien commun, Université d’été du diocèse de Valence, 2014, sur https://www.youtube.com/watch?v=TSixR6SQJV0 ; Le bien commun., de G. Fessard au concile Vatican II, colloque « Entreprendre : entre innovation, responsabilité et solidarité Pour un nouvel humanisme social », co-organisé par la Faculté de Philosophie et le CRESO de l’Université Catholique de Lyon, 11 et 12 mai 2017, sur https://www.youtube.com/watch?v=TdIZa39Zr9s
5. Aubier, 1944. Réédité en 2015 par Ad Solem. Nos références renvoient à l’édition de 1944.
6. Grasset, 1936.
7. Rédigé en 1942 et publié en 2009 par F. Louzeau, in op. cit.
8. FESSARD Gaston, La dialectique des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola, tome I, Aubier, 1956 ; tome II, Fondement, péché, orthodoxie, Aubier, 1966 ; tome III, Symbolisme et historicité, Lethielleux/Culture et vérité, 1984. A propos de cet ouvrage, G. Fessard écrit : « Depuis qu’il a été écrit (1931) [cet essai] n’a cessé d’orienter, pour ainsi dire en sous main, notre réflexion à mesure qu’elle s’exerçait sur les sujets les plus divers et en apparence les plus éloignés de la spiritualité ignatienne […​]. Il doit aussi sauter aux yeux qu’en analysant avec quelques rigueurs sa situation au milieu des péripéties diverses et en traitant des problèmes politiques et religieux qui s’y entrecroisaient, la conscience ne pouvait pas ne pas rencontrer à chaque fois le même problème fondamental : celui de l’actualité historique et de la libre décision par laquelle s’y constitue la réalité humaine, tant sociale qu’individuelle. On s’étonnera donc moins de nous voir affirmer ceci : bien que la plupart de nos écrits aient été suscités par l’actualité du jour, il n’en est pas un cependant où notre réflexion n’ait été constamment guidée par les analyses que nous avait antérieurement suggérées cette étude des Exercices ».(La dialectique des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola, tome I, op. cit., p. 17.
9. MARTELET, Gustave, sj, La dialectique des Exercices spirituels, in Nouvelle Revue Théologique, 78, n°10, 1956, p.1044.
10. LECRIVAIN Philippe, sj, Les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, un chemin de liberté, in Revue d’éthique et de théologie morale, 2, n°234, Cerf, 2005, p85.
11. La dialectique des Exercices spirituels, tome I, op. cit., p.7, cité in MARTELET Gustave, op. cit., p.1045.
12. Ce discernement, G. Fessard le présente comme un examen de conscience qui est comme une pesée afin de « construire, décrire une attitude positive capable d’être vécue […​], un fil directeur en des matières […​] complexes ».( Pax nostra, Examen de conscience international, Grasset, 1936 ; Epreuve de force, Réflexions sur la crise internationale, Bloud et Gay, 1939, Introduction, p. IX).
13. Pax nostra ; examen de conscience international, op. cit.
14. LOUZEAU Frédéric, op. cit., p. 386, note 1.
15. Au temps du Prince-esclave, Ecrits clandestins et autres écrits, (1940-1945), réédition chez Critérion, 1989.
16. Sa connaissance aigüe de la pensée de Marx produira Le dialogue catholique-communiste est-il possible ?, Grasset, 1937 ; Chrétiens marxistes et théologie de la libération, Lethielleux/Culture et vérité, 1978.
17. Le Mystère de la Société, Recherches sur le sens de l’histoire, (1948), op. cit..
18. Aubier-Montaigne, 1969.
19. French & European Publications, 1945.
20. Témoignage chrétien, 1946.

⁢ii. De quoi s’agit-il ?

Ce n’est guère aisé de présenter en peu de mots l’essentiel de la pensée du P. Fessard. Le P. Louzeau nous prévient : « quiconque s’affronte à la pensée de notre auteur éprouvera probablement de grandes difficultés non seulement à la déchiffrer, c’est-à-dire à en percevoir les enjeux réels, mais plus encore à la transmettre à son tour, à la traduire dans un langage accessible qui en livre certaines richesses sans pour autant la trahir » !⁠[1]

Tentons tout de même d’éclaircir au mieux l’analyse proposée par le P. Fessard pour générer une société où se marient justice et charité.

La question qu’il se pose est de savoir comment parvenir à « unifier » des adversaires apparemment aussi irréductibles que ceux qu’il a trouvés de son temps ? Il s’agit donc d’une action bien plus profonde que celle proposée par Chantal Mouffe et plus complète puisqu’il ne s’agit pas, nous allons le voir, d’établir une frontière entre eux et nous mais bien de créer un nous y compris avec eux, un « nous-tous », dira Benoît XVI⁠[2].

Au lieu d’une communauté de lutte, pourrait-on dire en simplifiant la pensée de Chantal Mouffe, le P. Fessard propose une communauté de vie dans la paix.

Il est clair que ce n’est pas par un prêche sur le vivre-ensemble, une sorte de statu quo paisible, que le P. Fessard entame sa quête mais c’est une démarche pratique et dynamique qui doit faire advenir le bien commun même s’il paraît très hypothétique au départ⁠[3] et qu’il ne se décrète pas purement et simplement.

Le rôle de l’autorité, de toute autorité, est de faire croître le lien social. Tout homme peut être un « augmentateur » social. Toute personne peut être autorité puisque toute personne est appelée à faire grandir (augere) l’autre. C’est pourquoi G. Fessard définit l’autorité⁠[4] non seulement comme « médiatrice du bien commun » mais aussi comme « vouloir de sa propre fin »[5] : l’autorité du professeur a comme fin de faire grandir l’élève au point que celui-ci en sache autant que lui et que la hiérarchie de départ s’abolisse.

Cette action de l’autorité est appelée par l’amour comme l’a montré à maintes reprises le pape Benoît XVI⁠[6]. Elle fait croître le lien social en faisant apparaître partout le bien commun, par amour. Le bien commun n’est pas réductible, nous l’avons vu, à ces biens communs que sont, par exemple, l’eau et l’air ni à des biens communs qui seraient simplement des objets de notre volonté. Le bien commun universel et concret, transcendant, à l’origine et à la fin de toute autorité⁠[7], pousse les êtres à mieux vivre dans la paix et la fraternité et doit advenir par la grâce de toute autorité telle que définie.

A la base, le bien commun élémentaire est l’existence et la sécurité. La sécurité engendre un ordre de droit qui est aussi bien commun. Enfin, le bien commun est couronné par les valeurs universelles, humaines et divines à incarner.⁠[8] Autrement dit, plus simplement, notre bien commun est notre humanité elle-même dans toute sa plénitude : il faut prendre conscience que « nous sommes profondément liés parce que nous participons de la même espèce et que nous appartenons tous à un même environnement qui est constitutif de nous-mêmes. […] C’est en prenant en compte ces liens que nous pouvons définir ce qui est bien ou ce qui est mal, non pas en fonction de mes propres intérêts, mais au regard de la société et de tous ceux qui la constituent. » Dès lors, la vraie politique au sens large du terme, la politique à laquelle nous sommes tous invités, est celle de la sollicitude ou de la bienveillance. Elle consiste à « reconnaître que l’autre est presque un autre moi-même. Et ce qui me lie à lui n’est pas un élan de générosité, mais le fait qu’il me révèle à moi-même. Autrui est celui qui me permet de devenir moi-même. Il m’est donc indispensable, et je dois prendre soin de lui. »⁠[9]

Si nous sommes persuadés que nous sommes tous, sans exception, fils du même Père, nous devons vivre une fraternité avec chacun, inconditionnellement, puisque chacun est investi de la même dignité d’être à l’image et à la ressemblance de Dieu. Chacun étant un être de relations, être social, nous avons à devenir toujours plus à l’image et à la ressemblance de Dieu, de plus en plus humains au sens le plus large du terme, mais ensemble pour, en étant plus hommes, mieux vivre ensemble, faire un peuple, une communauté en marche vers le bien commun. Il y a bien une « identité » à sauver et un « lien de nécessité a priori ».⁠[10]

Il s’agit de remplacer la dialectique telle qu’elle est envisagée par Marx⁠[11] ou encore par Chantal Mouffe (nous face à eux) par une dialectique qu’on peut appeler « conjugale » puis « familiale ».⁠[12]

Au point de départ, il s’agit de sortir de son égoïsme, de reconnaître l’autre comme mon égal, mon frère, un autre « moi », susceptible d’accéder au même bien que moi. Je renonce à être le centre du monde, à un bien immédiat, et je consens à perdre un peu d’espace de ma liberté, à m’ouvrir à un bien plus universel, je consens à ce que quelque chose de ma vie grandisse. Renoncer et consentir sont les deux mouvements qui construisent une communauté. L’homme qui devient époux renonce à une part de sa liberté, renonce à toutes les autres femmes et consent à devenir époux, consent à une alliance, à passer par le point de vue de l’autre. Le renoncement étant réciproque, il est vécu pour un mieux-être. Cette vie relationnelle, cette fraternité, génère le bien commun qui est d’aimer comme on est aimé.

Cette communauté première et fondatrice possède des biens pour garantir son existence et sa sécurité : les biens de la communauté . Mais elle ne peut se refermer sur elle-même au risque de dépérir : ces biens de la communauté pour qu’ils ne soient pas des biens particuliers sur lesquels nous nous replions, doivent être mis en tension avec l’orientation de chacune des communautés vers le bien qui est toujours relationnel. Le sommet du bien commun que nous avons en point de mire, c’est l’ensemble des valeurs, raisons de vivre et de mourir qu’une communauté reconnaît comme son impératif vital, Dieu finalement, notre Bien commun.⁠[13] Il faut donc à partir des biens de la communauté, avec eux, viser la communauté du bien, dans le partage, la fraternité et la reconnaissance mutuelle. d’abord dans l’accueil de l’enfant, de chaque enfant qui fait croître la famille. Le risque ici aussi est que la famille se replie sur elle-même, sur son bonheur. Elle peut encore et doit grandir en entrant en relation avec les autres familles et toute la vie sociale dont elle sera le creuset.

Au sein de la famille, en effet, on veille à ce que chacun ait part à ces biens de la terre donnés à tous pour sécuriser notre existence et que chacun prenne part, c’est-à-dire participe selon ses compétences. Les plus forts modèrent leur puissance pour aider les plus faibles et les plus faibles sont encouragés à ne pas se contenter de leur faiblesse mais à prendre part eux aussi. Nous sommes donc dans une dynamique mutuelle, un engagement réciproque où chacun s’engage dans la bienveillance c’est-à-dire en veillant au bien de l’autre, qui est aussi mon bien, dans la confiance qui est, en même temps, comme l’étymologie nous le confirme, une ferme espérance, la ferme espérance d’un bien commun supérieur.⁠[14]

Toute cette vie, on s’en rend facilement compte en pensant à sa propre expérience, est en tension permanente car il s’agit constamment de renoncer et de consentir et ce n’est jamais facile. La tentation de l’égoïsme, du retour en arrière est sans cesse présente. Une conversion personnelle, constante, est donc nécessaire mais toujours fragile mais cela ne suffit pas comme nous allons le voir.

Ce qui nous pousse, ce qui nous meut dans notre mouvement initial vers l’autre, c’est, bien sûr, la charité : Dieu nous a faits à son image, pour l’amour.⁠[15] En quoi consiste l’amour sinon dans la volonté de faire du bien ? Dès la conception, nous entrons dans l’engrenage de la charité[16], dans une dynamique ouverte à une humanité future, une dynamique qui nous tend vers la fraternité universelle. Cet amour « reçu et donné »[17] est inséparable de la vérité qui lui donne sa consistance car, comme l’explique Benoît XVI, « la vérité est, en effet, logos qui crée un dià-logos et donc une communication et une communion. En aidant les hommes à aller au-delà de leurs opinions et de leurs sensations subjectives, la vérité leur permet de dépasser les déterminismes culturels et historiques et de se rencontrer dans la reconnaissance de la substance et de la valeur des choses. »[18] Ce qui a constitué la famille, doit constituer les autres communautés jusqu’à la communauté universelle.⁠[19] Cela implique d’aller vers l’autre de dialoguer avec lui, de reconnaître qu’il peut m’aider à grandir comme je peux l’aider à grandir en étant d’abord juste avec lui c’est-à-dire en lui donnant « ce qui lui revient en raison de son être et de son agir. Je ne peux pas « donner » à l’autre du mien, sans lui avoir donné tout d’abord ce qui lui revient selon la justice. »[20] La justice, « inséparable de la charité »[21] lui est « intrinsèque », elle est « la première voie de la charité »[22], son « minimum »[23]. « d’une part, la charité exige la justice : la reconnaissance et le respect des droits légitimes des individus et des peuples. […] d’autre part, la charité dépasse la justice et la complète dans la logique du don et du pardon. »[24] Pas de vraie communauté sans justice ni sans amour c’est-à-dire sans don et pardon. Ici encore le modèle familial nous le révèle et nous montre en même temps le chemin à suivre dans les communautés plus larges jusqu’à la dimension du monde. Quelques illustrations suivront.

Justice et charité inséparables exigent que nous voulions le bien commun et que nous le recherchions. Aimer, c’est vouloir le bien de l’autre, bien individuel mais aussi bien commun puisque nous sommes des êtres sociaux, un bien qui « n’est pas recherché pour lui-même, mais pour les personnes qui font partie de la communauté ».⁠[25]

Cette communauté est composée de personnes différentes quant à leur sensibilité, leurs opinions, leurs croyances. Toutefois, comme déjà dit, toutes ces personnes aussi différentes soient-elles participent à la même humanité, sont de même nature⁠[26], sont toutes filles d’un même Père dira le chrétien et qui donc peuvent s’accorder sur un point de départ et puis étape après étape élargir et approfondir leur lien. On peut invoquer, comme le P. Fessard lui-même le fait⁠[27], la fameuse Règle d’or⁠[28] qui, dans un premier temps, nous invite à ne pas faire à autrui ce que l’on n’aimerait pas qu’il nous fasse mais qui, dans la loi nouvelle, prend une forme positive en nous invitant à faire à autrui ce que l’on voudrait qu’il nous fasse. Et donc d’aimer même nos ennemis !⁠[29] Posture qui réclame une double conversion !

On comprend aisément que les chrétiens sont expressément les premiers invités à la suite du Christ à être mieux que de simples « agents sociaux » : les « médiateurs », les « passeurs », les « augmentateurs » du bien commun, à entrer gratuitement dans l’« engrenage de la charité », engrenage « crucifiant »[30] puisqu’il s’agit de « passer du renoncement à l’égoïsme au consentement au lien », de « choisir le service d’autrui comme plénitude de grandeur de sa vie même. »[31] Sur le plan personnel, social, international, jusqu’à « cette cité de Dieu universelle vers laquelle avance l’histoire de la famille humaine ».⁠[32]

Dans cet engrenage de charité où l’on prend soin de l’autre, du plus proche au plus lointain, des « crans d’arrêt » sont nécessaires, des crans d’arrêt « qui permettent d’avancer sur cette voie. »[33] Ces « crans d’arrêt » sont les crans d’arrêt de la justice dont le rôle est « d’interdire à l’individu tout recul vers l’égoïsme grâce au caractère négatif de la loi. Tandis que le rôle de la charité est d’ouvrir toujours plus le moi à l’inspiration, afin que la personne trouve le moyen de communier avec tous. »⁠[34] Ainsi la communauté construit des lois pour vivre dans la paix et constituer le peuple rassemblé par le bien commun. C’est le rôle de la loi donnée sur le Sinaï. Il ne faut donc pas séparer charité et justice mais apprendre les codes qui nous permettent de vivre et de tenir à distance la violence pour que du vivre ensemble jaillisse pour chacun un mieux être dans une tension constante jusqu’aux dimensions de l’univers.


1. LOUZEAU Frédéric, op. cit., p. 345. On trouvera, en annexe 1, et même si c’est une gageure, un essai de résumé de cette « anthropologie sociale » du P. Fessard.
2. CV 7.
3. Dominique Coatanea dit à propos du bien commun : « Il n’est pas possible d’en donner une représentation statique puisqu’il est par essence un processus de genèse, une advenue jamais définitive et toujours en acte d’un état de la conscience au cœur de la culture. Il oriente les forces antagonistes vers la prise en compte de la part de l’autre au sein de son propre regard. Mais la puissance créatrice de vie qui travaille les antagonismes de fait peut advenir comme ordre de droit plus juste et se laisser engendrer par la dynamique de la charité. Le lent processus du bien commun est un incessant travail de la charité fécondant la vie du plus proche -et du plus fragile- au plus large, jusqu’à la vie des institutions internationales. » Cf. Bien commun sur le site du CERAS: www.doctrine-sociale-catholique.fr/index.php?id=6740
4. Dans Autorité et Bien commun (op. cit., pp. 12-13), il écrit : « autorité vient du latin augeo, parent du grec αὐξάνω qui signifie : faire croître, accroître, augmenter. Croissance, tel est donc le contenu originel sous-jacent du mot autorité. et comme il est naturel qu’une croissance soit définie par son début et son terme, les dérivés de augeo se sont spécifiés dans ces deux directions jusqu’à signifier d’un côté « produire, faire naître », et de l’autre « parfaire, accomplir ». Le substantif concret auctor équivalant au français « auteur » […​] témoigne de cette référence du concept au principe de croissance, tandis que l’abstrait auctoritas, -d’où vient directement notre mot d’autorité- vise au contraire une croissance qui, accomplie en elle-même, peut en outre servir de modèle ou d’exemple. […​] Sous les divers sens du mot « autorité », l’étymologie fait donc apparaître un dynamisme qui produit, fait croître et parfait le lien qui unit les êtres. Si bien que nous pourrions déjà, en une première approximation, définir l’essence de l’autorité : la puissance génératrice du lien social, tendant de soi à croître jusqu’à son accomplissement. »
5. Op. cit., p. 44.
6. Cf. les encycliques Deus caritas est, 2006 et Caritas in veritate, 2009 ; l’Exhortation apostolique Sacramentum amoris, 2007 et le livre Charité politique, Parole et silence,2013.
   Au niveau des communautés politiques, le Bien commun qui est, selon la définition de Léon XIII, « après Dieu, dans la société la loi première et dernière » (Au milieu des sollicitudes, 1892) comporte, selon Fessard, trois éléments essentiels:
   « 1/ A la base, l’existence et la sécurité du peuple, d’où résultent l’unité et la cohésion de la société, et qui permettent, dans la coexistence paisible des membres, les échanges essentiels à la vie du groupe ;
   2/ L’ordre de droit constitué par l’ensemble des règles juridiques et institutions destinées à étendre et à faire croître les échanges sociaux d’où résulte pour tous et chacun des membres leur développement harmonieux. Cet ordre de droit lui-même subsiste et ne grandit que sous l’influence d’une notion de justice et grâce à l’impulsion et au contrôle d’une autorité.
   3/ Enfin, au sommet du Bien commun, la Valeur ou Idéal, qui, raison d’être du lien social et des êtres qu’il unit, comprend les valeurs universelles, humaines et divines, qu’un peuple veut réaliser et incarner, vers lesquelles du moins il entend progresser. Cet Idéal où une nation rassemble ses raisons de vivre se représente concrètement aux yeux de ses membres, en général comme la vocation ou la mission historique__ de leur communauté, en particulier comme la cause par laquelle existence et sécurité peuvent et même doivent être risquées. »_ (Collaboration et résistance au pouvoir du Prince-esclave (1942), La conscience catholique devant la défaite et la révolution, cité in LOUZEAU F., op. cit., p. 674.) C’est Fessard qui souligne.
7. Interrogée par un journaliste lui demandant la différence entre le bien commun et l’intérêt général, la philosophe RIZZERIO Laura (Université de Namur) répond : « En lisant Aristote, on peut dire que l’intérêt général reste lié à ce qui est de l’ordre de l’utilitaire, et à la somme des intérêts particuliers. Le bien commun - qui doit être recherché par le politique, dit Aristote- dépasse la seule recherche des besoins essentiels. Il a pour objet d’offrir un cadre sociétal qui donne à l’homme le moyen de pouvoir accéder à la plénitude de son humanité et de sa liberté. » (La libre Belgique, 27 mars 2019). La Conférence des évêques de France, s’appuie sur la définition donnée dans Mater et Magistra, 65 et définit le bien commun comme « l’ensemble des conditions sociales permettant à la personne d’atteindre mieux et plus facilement son plein épanouissement ». Le commentaire précise : « C’est le bien du « nous tous » : le bien commun des personnes, saisies à la fois personnellement et ensemble, socialement. On pourrait dire que c’est le bien de la communion des personnes. Dans la vision catholique, le bien commun n’est pas l’intérêt général, lequel pourrait supporter le sacrifice du plus faible. […​] Bien entendu, dans le bien commun, il ne s’agit pas de considérer seulement le bien des compatriotes, mais aussi le bien de toute l’humanité, présente et à venir ». (Notre bien commun, Editions de l’Atelier, 2014)
8. Cf. COATANEA D., op. cit., pp. 54-55.
9. RIZZERIO Laura, op. cit.. Cf. BENOÎT XVI : « Œuvrer en vue du bien commun signifie d’une part, prendre soin et, d’autre part, se servir de l’ensemble des institutions qui structurent juridiquement, civilement et culturellement la vie sociale qui prend ainsi la forme de la pôlis, de la cité. On aime d’autant plus efficacement le prochain que l’on travaille davantage en faveur du bien commun qui répond également à ses besoins réels. Tout chrétien est appelé à vivre cette charité, selon sa vocation et selon ses possibilités d’influence au service de la pôlis. C’est là la voie institutionnelle -politique peut-on dire aussi- de la charité, qui n’est pas moins qualifiée et déterminante que la charité qui est directement en rapport avec le prochain, hors des médiations institutionnelles de la cité. » (CV 7).
10. Le CEC (n°1880) dit : « Une société est un ensemble de personnes liées de façon organique par un principe d’unité qui dépasse chacune d’elles. Assemblée à la fois visible et spirituelle, une société perdure dans le temps : elle recueille le passé et prépare l’avenir. Par elle, chaque homme est constitué « héritier », reçoit des « talents » qui enrichissent son identité et dont il doit développer les fruits. A juste titre, chacun doit le dévouement aux communautés dont il fait partie et le respect aux autorités en charge du bien commun. »
11. Pour faire court, rappelons que pour les marxistes, tout est en mouvement et ce mouvement s’explique par la lutte des contraires qui, en société, devient lutte des classes. C’est l’opposition des contraires qui est le moteur de l’histoire.
12. Le P. Alain Mattheeuws, sj, a montré que la dialectique homme-femme pouvait servir de « clef de lecture » dans l’encyclique Evangelium vitae de Jean-Paul II et pouvait « en faire jaillir de nouveaux traits originaux » (MATTHEEUWS Alain, La dialectique homme-femme dans Evangelium vitae, dans Anthropotes 16/2, 2000, pp. 399-421).
13. FESSARD conclut Autorité et Bien commun en ces termes (op. cit., p. 120) : « ce Bien commun indéterminé dont tout le monde parle, objet de tous les vœux mais se soustrayant aux mainmises de l’orgueil et de l’égoïsme, nous pouvons maintenant avec l’Église l’invoquer en l’appelant par son nom propre : il n’est autre que le Corps même du Christ, ce Corps mystique de l’Humanité-Dieu où, parce qu’il n’y a plus « ni homme ni femme, ni maître ni esclave, ni juif, ni grec », toute autorité humaine, bien plus toute autorité divine trouve sa fin et sa consommation. »
   Jacques Maritain décrit la conception chrétienne de la cité en la déclarant communautaire, personnaliste et pérégrinale. Communautaire, c’'est-à-dire « que, pour elle, la fin propre et spécificatrice de la cité et de la civilisation est un bien commun différent de la simple somme des biens individuels et supérieur aux intérêts de l’individu en tant que celui-ci est partie du tout social. Ce bien commun est essentiellement la droite vie terrestre de la multitude assemblée, d’un tout fait de personnes humaines : c’est-à-dire qu’il est à la fois matériel et moral. » Personnaliste car « ce bien commun temporel n’est pas fin ultime. Il est ordonné à quelque chose de meilleur ; le bien intemporel de la personne, la conquête de sa perfection et de sa liberté spirituelle. » […​] « il est essentiel au bien commun temporel de respecter et de servir les fins supra-temporelles de la personne humaine. » Pérégrinale : puisque la cité terrestre n’est donc pas la fin de la personne, elle est un moment de la destinée de l’homme qui vit « un équilibre de tension et de mouvement » où jamais il ne se résigne « à l’injustice, ou à la condition servile et à la misère de ses frères ». (MARITAIN J., Humanisme intégral (1936), Aubier, 1947, pp. 140 et 143).
14. Confiance comme confier viennent du latin confidentia et confidere : ferme espérance et espérer fermement.( B-vonW).
15. Le pape BENOÎT XVI a bien développé ce fait: « L’amour dans la vérité (caritas in veritate), dont Jésus s’est fait le témoin dans sa vie terrestre et surtout par sa mort et sa résurrection, est la force dynamique essentielle du vrai développement de chaque personne et de l’humanité tout entière. L’amour -caritas- est une force extraordinaire qui pousse les personnes à s’engager avec courage et générosité dans le domaine de la justice et de la paix. […​] il s’agit là de la vocation déposée par Dieu dans le cœur et dans l’esprit de chaque homme.[…​] C’est notre vocation d’aimer nos frères dans la vérité de son dessein. » (CV 1). « L’amour […​] est le principe non seulement des microrelations : rapports amicaux, familiaux, en petits groupes, mais également des macrorelations : rapports sociaux, économiques, politiques. » (Id. 2)
16. FESSARD G., « Pax nostra », op. cit., 1936, p. 133.
17. CV 5.
18. CV 4. Un peu plus loin, Benoît XVI nous met en garde : « Le risque de notre époque réside dans le fait qu’à l’interdépendance déjà réelle entre les hommes et les peuples ne corresponde pas l’interaction éthique des consciences et des intelligences dont le fruit devrait être l’émergence d’un développement vraiment humain. » (CV 9).
19. Voici comment Fessard décrit cet élargissement (Autorité et Bien commun, op. cit., p. 117) : « Une génération, [l’Église] l’ignore moins que personne, est au principe de toute vie. Après l’avoir sanctifiée à sa source, dans la famille, elle en aperçoit l’épanouissement dans le peuple et la nation, et reconnaît la valeur d’une fraternité qui, toute limitée qu’elle soit, se tend néanmoins vers l’universel. Bien plus, se souvenant toujours d’être elle-même entée sur Israël, le Peuple élu entre tous, et héritière des promesses faites à Abraham, comment ne souhaiterait-elle pas que chaque peuple désire accomplir dans le monde des gestes de Dieu ? Mais, à la particularité des nationalismes et de leurs fraternités restreintes, elle oppose l’universalité de la Fraternité surnaturelle et humaine, fondée sur la Paternité divine. Par là, elle ne les empêche pas seulement de se clore d’abord pour s’entredéchirer ensuite, elle donne aussi un axe de référence et un sens au Droit et à la Justice qui peuvent coordonner les efforts des peuples vers l’unité humaine : du même coup elle protège la liberté de la personne humaine qui, dans le moindre individu, aspire à un au delà que ne remplacera jamais la plus glorieuse destinée nationale. »
20. CV 6.
21. PP 22.
22. CV 6.
23. PAUL VI, Allocution de la messe pour la Journée du développement, Bogota, 23 août 1968.
24. CV 6.
25. CV 7.
26. Le bien commun trouve son « fondement dans une anthropologie de l’être en relation, à l’encontre d’une vision atomisée de l’individu qui ne se pense comme libre que dégagé de tout lien social. » (COATANEA D., Bien commun, sur doctrine-sociale-catholique.fr/les-principes/291-bien-commun. Le pape François, précisera, dans l’encyclique Laudato si’, que l’être est en quadruple relation : avec soi-même, les autres, le cosmos et Dieu.
27. Cf. Pax nostra, op. cit., pp. 66-112 et COATANEA D., Justice et charité, op. cit., pp.92-96.
28. Cf. Olivier Du Roy, La règle d’or, Le retour d’une maxime oubliée, Cerf, 2009 et Commission théologique internationale, A la recherche d’une éthique universelle, Nouveau regard sur la loi naturelle, Cerf, 2009.
29. Cf. Lc 6, 27-36.
30. COATANEA D., Justice et charité, op. cit., pp. 89-90.
31. Id., p. 94. Le P. Fessard écrit : « Dans la mesure où je vivrai à l’exemple du Christ crucifié, je referai l’unité de ma vie intérieure que brise l’égoïsme et, du même coup, je deviendrai médiateur d’unité dans le monde, détruisant l’inimitié qui divise les hommes. » (Pax nostra, op. cit., p. 43).
32. CV 7.
33. COATANEA D., Justice et charité, op. cit., p. 88.
34. Id., p. 86.

⁢iii. La stratégie du pape François

Le P. Fessard a-t-il influencé le pape François ?⁠[1] On peut le penser en lisant cette définition de la politique par le souverain pontife : « Faire de la politique, c’est accepter qu’il y ait une tension que nous ne pouvons pas résoudre. Or, résoudre par la synthèse, c’est annihiler une partie en faveur de l’autre. Il ne peut y avoir qu’une résolution par le haut, à un niveau supérieur, où les deux parties donnent le meilleur d’elles-mêmes, dans un résultat qui n’est pas une synthèse, mais un cheminement commun, un « aller ensemble » . » Comment ne pas voir dans cet extrait une prise de distance par rapport à la dialectique hégélienne au profit d’une dialectique qui dépasse l’opposition par un « appel de la valeur », d’une valeur supérieure ? d’ailleurs le pape prend clairement ses distances par rapport à la méthode hégélienne : « L’instrument de la politique, c’est la proximité. Se confronter aux problèmes, les comprendre. Il y a autre chose, dont nous avons perdu la pratique : la persuasion. C’est peut-être la méthode politique la plus subtile, la plus fine. J’écoute les arguments de l’autre, je les analyse et je lui présente les miens…​ L’autre cherche à me convaincre, moi j’essaie de la persuader, et de cette façon nous cheminons ensemble ; peut-être que nous n’arrivons pas à la synthèse de type hégélien ou idéaliste - grâce à Dieu, parce que cela on ne peut pas, on ne doit pas le faire, car cela détruit toujours quelque chose. »[2]

François a consacré quelques pages à la question du bien commun et de la paix sociale dans son Exhortation apostolique Evangelii gaudium[3].

Le pape propose « pour avancer dans cette construction d’un peuple en paix, juste et fraternel, […] quatre principes reliés à des tensions bipolaires propres à toute réalité sociale. […] Quatre principes qui orientent spécifiquement le développement de la cohabitation sociale et la construction d’un peuple où les différences s’harmonisent dans un projet commun. » C’est bien l’intention qui a guidé le P. Fessard tout au long de son œuvre.

Ces quatre principes nous disent que « le temps est supérieur à l’espace », que « l’unité prévaut sur le conflit », que « la réalité est plus importante que l’idée » et que « le tout est supérieur à la partie ».

Le temps est supérieur à l’espace. c’est-à-dire que, pour reprendre l’expression du P. Fessard, dans l’« engrenage de charité », dans la tension entre le moment et l’espace où je vis d’une part et la large perspective de ce qu’il faudrait réaliser, il importe d’apprendre à « travailler à long terme » avec « patience » et « ténacité » plutôt que de rêver de « tout résoudre dans le moment présent, pour tenter de prendre possession de tous les espaces de pouvoir et d’auto-affirmation. » Il faut s’atteler à « générer des processus qui construisent un peuple » et non chercher à « obtenir des résultats immédiats qui produisent une rente politique facile, rapide et éphémère, mais qui ne construisent pas la plénitude humaine. »⁠[4]

Cette « modestie » est essentielle car elle est fondatrice et à la mesure de toute personne.

L’unité prévaut sur le conflit. Nous nous rappelons que la pensée du P. Fessard s’est construite face aux conflits de son temps. Nous ne nous étonnerons donc pas de retrouver ici la même volonté d’assumer le conflit, « de le résoudre et de le transformer en un maillon d’un nouveau processus. »[5]. « De cette manière, il est possible de développer une communion dans les différences, […] d’aller au-delà de la surface du conflit » et de regarder « les autres dans leur dignité la plus profonde ». Il s’agit, au sens le plus profond du terme, de « solidarité ». Une solidarité qui est un défi permanent pour « atteindre une unité multiforme ». Il n’est pas question « de viser au syncrétisme » ou « à l’absorption de l’un par l’autre » mais de chercher la résolution des conflits « à un plan supérieur qui conserve, en soi, les précieuses potentialités des polarités en opposition. » ⁠[6]

Cette phrase s’éclairera dans les exemples qui suivront.

La réalité est plus importante que l’idée. Sans nier l’importance de l’« idée », des conceptions, des théories, il est fondamental qu’elles soient toujours en relation avec la réalité, avec ce qui est car elles sont légion les manières « d’occulter la réalité ». Et le pape de citer « les purismes angéliques, les totalitarismes du relativisme, les nominalismes déclaratifs, les projets plus formels que réels, les fondamentalismes antihistoriques, les éthiques sans bonté, les intellectualismes sans sagesse. »[7] Dans tous les cas, il s’agit d’« idée déconnectée de la réalité ». Au contraire il faut partir de « la réalité éclairée par le raisonnement » C’est elle qui « implique » dit François. L’idée seule n’implique pas. Que signifie ce verbe ? Engager, appeler à l’action (dans la version anglaise), convoquer, réunir (dans la version espagnole). Tout cela à la fois, sans doute.

Le tout est supérieur à la partie⁠[8]. Et plus aussi que la simple somme des parties. Donc, s’il faut s’attacher au réel, au particulier, au quotidien, il faut aussi « prêter attention à la dimension globale », éviter le particularisme et, en même temps, l’« universalisme abstrait », l’évasion, le déracinement et, pour cela, « toujours élargir le regard pour reconnaître un bien plus grand qui sera bénéfique à tous. » Autrement dit, « on travaille sur ce qui est petit, avec ce qui est proche, mais dans une perspective plus large ». C’est ce que suggérait le P. Fessard en parlant d’« engrenage de la charité » : du couple à la famille, de la famille, aux corps intermédiaires, des corps intermédiaires à l’État, de l’État à la société des nations. Ne pas revenir en arrière, ne pas s’arrêter, chercher des conjonctions toujours plus larges.

Ces quatre principes révèlent toute l’importance du dialogue à tous les niveaux. François le montre par la suite en évoquant le dialogue de l’Église avec les États, avec la société et avec les autres croyants. Ailleurs, il a développé l’idée que les chrétiens en politique doivent être des hommes de dialogue. Toutefois, ce sont tous les chrétiens où qu’ils soient, quelles que soient leurs responsabilités, leur fonction, qui doivent être des hommes de dialogue pour à travers les « conflits », les « tensions bipolaires » évoquées plus haut atteindre une « confluence » illustrée par le « polyèdre »« tous les éléments partiels […] conservent leur originalité » mais où « le meilleur de chacun » est recueilli.⁠[9]

Il ne faut pas s’étonner que le pape François donne au pouvoir politique la mission de favoriser le dialogue à tous les niveaux de la société pour faire advenir le bien commun : « Favoriser le dialogue -tout dialogue-, c’est une responsabilité fondamentale de la politique, et, malheureusement, on observe trop souvent comment elle se transforme plutôt en lieu d’affrontement entre des forces opposées. La voix du dialogue est remplacée par les hurlements des revendications. »[10]

Le dialogue tel que défini doit vivre d’abord dans la plus petite cellule sociale éducatrice idéale de cette attitude qui doit gagner toutes les communautés de personnes.


1. Le 15 décembre 2017, l’archevêque Christophe Pierre, nonce apostolique français aux États-Unis affirmait sur la chaîne catholique américaine EWTN que Gaston Fessard serait le premier auteur important ayant contribué à la formation du pape François. Mais il n’y a pas à douter: BORGHESI Massimo dans Jorge Mario Bergoglio, Une biographie intellectuelle, Dialectique et mysticisme, Lessius, 2019, met d’abord en avant l’influence de Romano Guardini sur la pensée du pape confronté, dans son pays d’origine, à une fracture grave de la société argentine. Il explique : « A cette époque, l’Argentine était gouvernée par la junte militaire qui, les mains pleines de sang, réussissait à réprimer le front révolutionnaire des Montoneros. Face à ce conflit, l’Église était profondément divisée entre les défenseurs du gouvernement et ceux qui étaient du côté de la révolution. Pour Bergoglio, ce déchirement de la société était un échec même pour l’Église, qui s’était montrée incapable d’unir le peuple. Son idéal était celui du catholicisme en tant que coincidentia oppositorum, comme le dépassement de ces oppositions qui, radicalisées, se transforment en contradictions irréconciliables. Cet idéal a été exprimé par Bergoglio à travers sa philosophie, une conception pour laquelle la loi qui régit l’unité de l’Église, aussi bien sociale que politique, est une loi basée sur une dialectique « polaire », sur une pensée « agonique ». qui maintient les opposés unis sans les annuler et les réduisant de force à l’Un. La multiplicité et l’unité constituaient les deux pôles d’une tension inéliminable. Une tension dont la solution a été confiée, de temps en temps, à la puissance du mystère divin qui agit dans l’histoire. Cette perspective, qui a émergé entre les lignes des discours du jeune Bergoglio, m’a beaucoup impressionné. Associé aux couples polaires que le pape rappelait dans Evangelii gaudium, il esquissait une véritable « philosophie », une pensée originale. Après avoir longuement étudié la dialectique de Hegel et, surtout, la conception de la polarité chez Romano Guardini, cette perspective m’a immédiatement intéressé. Il était évident que Bergoglio avait une conception originale, un point de vue théologico-philosophique qui, singulièrement, n’attirait pas l’attention des savants ». L’auteur se pose ensuite la question de savoir « Où donc Bergoglio trouve-t-il son idée de la tension polaire comme la loi de l’être ? Sur ce point nodal, les articles et les volumes n’offraient aucune trace. C’est comme si Bergoglio avait voulu garder le secret sur la source de sa pensée. C’est ici que les réponses du Pape se sont révélées fondamentales. d’elles, j’ ai compris que le début de sa pensée se situe lorsqu’il était étudiant au Colegio San Miguel, quand Bergoglio réfléchit sur la théologie de saint Ignace […​] et surtout, à travers la lecture cruciale du premier volume de La Dialectique des « Exercices spirituels » de saint Ignace de Loyola de Gaston Fessard. La lecture dialectique « en tension » que donna Fessard de saint Ignace est à l’origine de la pensée de Bergoglio. » Massimo Borghesi insiste: « L’auteur principal est certainement Gaston Fessard ». Et si Romano Guardini est abondamment cité dans Evangelii gaudium ou encore Laudato si’, c’est parce que « L’anthropologie « polaire » de Guardini apparaît chez Bergoglio comme une confirmation de sa vision dialectique et antinomique, comprise par Fessard et de Lubac.. »
   (Interview de l’auteur disponible sur le site de lastampa.it, 3 novembre 2017: http://www.lastampa.it/2017/11/03/vaticaninsider/ita/inchieste-e-interviste/alla-scoperta-del-pensiero-di-papa-bergoglio-in-uscita-la-prima-biografia-intellettuale-Xd0Di7vQebpC6rjW1VyUxJ/pagina.html )
2. Pape FRANCOIS, Rencontre avec Dominique Wolton, Politique et société, Un dialogue inédit, L’Observatoire, 2017. On peut aussi évoquer l’influence de GUARDINI Romano et de sa théorie de la polarité ou des contraires non contradictoires (La polarité, Essai d’une philosophie du vivant concret, La nuit surveillée, Cerf, 2010, notamment pp. 184-185). François cite Romano Guardini au n° 224 de l’Exhortation apostolique Evangelii gaudium (EG) et l’on retrouve dans toute la 3e partie du chapitre IV une expression qui évoque immanquablement le philosophe et théologien allemand.
3. N° 217-237.
4. EG 222-224. Jacques Maritain n’hésite pas à dire que «  »…​c’est l’avenir lointain qui nous intéresse, parce que la marge de durée qui nous sépare de lui est assez vaste pour permettre les processus d’assimilation et de redistribution nécessaires, et pour ménager à la liberté humaine les délais dont elle a besoin quand elle s’efforce d’imprimer de nouvelles directions à la lourde masse sociale. » (MARITAIN J., Humanisme intégral, op. cit., pp.148-149.
5. Id., 227.
6. Id., 228. Ce dernier membre de phrase fait difficulté. Les version italienne et espagnole présentent la même structure de phrase que le français tandis que la version allemande ne fait pas « des polarités en opposition » un complément de « précieuses potentialités » mais distingue les deux comme compléments coordonnés de « conserve » : (Es geht nicht darum, für einen Synkretismus einzutreten, und auch nicht darum, den einen im anderen zu absorbieren, sondern es geht um eine Lösung auf einer höheren Ebene, welche die wertvollen innewohnenden Möglichkeiten und die Polaritäten im Streit beibehält.) Selon la version allemande, il faudrait traduire : « Il s’agit d’une solution à un niveau supérieur, qui préserve (en soi) les précieuses potentialités (inhérentes, intrinsèques) et les polarités en opposition ». Dans la version anglaise : This is not to opt for a kind of syncretism, or for the absorption of one into the other, but rather for a resolution which takes place on a higher plane and preserves what is valid and useful on both sides. On peut traduire : « Il ne s’agit pas d’opter pour une sorte de syncrétisme, ou pour l’absorption de l’un par l’autre, mais plutôt pour une résolution qui s’opère à un plan supérieur et qui conserve ce qu’il y a de légitime (valable, valide) et de pertinent (utile) des deux côtés (dans les polarités en opposition). »
7. EG, 231.
8. Cette idée vient d’ARISTOTE: « Le tout est plus que la somme des parties » (Métaphysique, H, 6, 10, 1045a). « Pour saint Thomas d’Aquin, l’interprétation théologique est la suivante. Les totalités sont plus parfaites que les parties car la finalité de ces dernières est de constituer cette totalité. » (Cf. REVOL Fabien et RICAUD Alain, Une encyclique pour une insurrection écologique des consciences, Parole et Silence, 2015, p. 82)
9. EG 236.
10. Discours aux participants à la conférence (Re)Thinking Europe, 28 octobre du 28 octobre 2017

⁢iv. La stratégie « fessardienne » comme réponse ou complément

Comme beaucoup d’autres auteurs, Alain Thomasset s’est aussi posé cette question « cruelle » « de savoir vers quel bien commun nos sociétés sécularisées et fragmentées pourraient s’orienter ». A cet endroit, il évoque la pensée du philosophe écossais Alisdair MacIntyre⁠[1] qui « pose sur la situation contemporaine un diagnostic pessimiste, car en ayant rejeté les traditions antérieures, comme dépassées, la révolution libérale s’est révélée, selon lui, incapable de fournir une alternative, une vision du bien commun de la société à venir. […] L’homme libéral semble condamné à l’accumulation des biens, sans savoir quel « bien » il poursuit. » Que faire alors ? « Nous consacrer à la construction de formes locales de communautés où la civilité et la vie intellectuelle et morale pourront être soutenues, à travers les ténèbres qui nous entourent déjà. Si la tradition des vertus a pu survivre aux horreurs des ténèbres passées, tout espoir n’est pas perdu. Cette fois, pourtant, les barbares ne nous menacent pas aux frontières, ils nous gouvernent depuis quelque temps. C’est notre incapacité à prendre conscience de ce fait qui explique en partie notre situation. Nous n’attendons pas Godot, mais un nouveau (et sans doute fort différent) saint Benoît. » ⁠[2]

L’invocation d’un saint Benoît me paraît dangereuse parce qu’elle pourrait laisser croire, que le salut de l’Europe, de nos sociétés, ne peut venir que d’un homme hors du commun, religieux de surcroît. Je pense, à la lumière des préoccupations du pape, qu’il serait souhaitable que chaque chrétien soit un saint Benoît. Pourquoi ? Parce que, comme l’expliquait François, « Saint Benoît ne regarde pas la condition sociale, ni la richesse, ni le pouvoir qu’on a. Il fait appel à la nature commune de chaque être humain, qui, quelle que soit sa condition, aime certainement la vie et désire des jours heureux. Pour Benoît il n’y a pas de rôles, il y a des personnes : il n’y a pas d’adjectifs, il y a des substantifs »[3]. Cette perspective est essentielle puisque le bien commun implique fondamentalement le respect de la personne.⁠[4] C’est le point de départ obligé dans la recherche du bien-être social, du développement du groupe quel qu’il soit, et enfin de la paix.⁠[5]

Le philosophe Martin Steffens⁠[6] invite à créer des « oasis » qui progressivement irrigueront le « désert » c’est-à-dire la société dans l’état de dissociation, de sécheresse humaine et spirituelle où elle se trouve actuellement.⁠[7] Mais que sont ces oasis ? Il semble que pour l’auteur, il s’agisse bien de cette « cellule », ou « équipe d’espérance » dont nous parlions plus haut.⁠[8] L’oasis peut-être un havre, un lieu de ressourcement certes, jamais un refuge mais l’irrigation de la société peut être entamée très vite et même solitairement, au départ du moins, par l’application de la stratégie fessardienne. L’oasis peut même se créer à partir d’une personne qui rassemblera autour du même bien commun des personnes même très différentes au point de vue de leur croyance ou de leur philosophie.

Le méthode décrite par G. Fessard ou le pape François me paraît bien adaptée à dépasser l’individualisme et le pluralisme qui gangrènent notre société.

Chaque personne dans sa singularité est certes éminemment respectable, mais en même temps chaque personne est appelée à l’universalité, à la fraternité. Il faut tenir les deux exigences. Elles nous sont inculquées par le Christ mais elles sont aussi attestées par toute anthropologie honnête. Les deux peuvent et doivent se marier par le sacrifice « de la part d’égoïsme qui entrave notre singularité pour engager nos particularités individuelles à jouer un rôle en fonction de tous. » Ce sacrifice demandé est « un renoncement à un bien inférieur individuel plus individuel pour consentir à la visée d’un bien plus général et plus idéal. » Ce peut être une attitude à laquelle la culture qui nous a nourris nous a habitués mais même dans ce cas, il faudra que tôt ou tard nous y consentions librement et non par simple conformisme. « ce consentement de la liberté est décisif pour tisser des liens sociaux durables […]. »⁠[9]

La personne ne perd pas son individualité dans ce mouvement de « socialisation ». Au contraire, ce mouvement vers l’autre m’humanise, génère ma personnalité morale. S’appuyant sur Thomas d’Aquin, D. Coatanea remarque que « la communauté politique n’a pas pour but d’asservir l’homme mais de le faire naître à lui-même en l’aidant à atteindre une fin plus haute : le bien vivre ou bonheur de vivre ensemble. »[10] Jean XXIII l’avait clairement souligné : le bien commun « comporte l’ensemble des conditions sociales qui permettent et favorisent dans les hommes le développement intégral de leur personnalité ».⁠[11] Chacun de nous fait l’expérience qu’il est « un être individué par socialisation ».⁠[12]

Il faut toutefois que chaque personne soit consciente de son incomplétude, accepte de passer par le point de vue de l’autre, renonce à sa volonté de puissance, à son égoïsme, à son orgueil. Une conversion est donc nécessaire pour acquérir un véritable esprit de dialogue. Alors, « chaque événement de l’histoire peut être l’occasion pour la liberté de chaque partenaire d’entrer dans cet appel et de recevoir « par surcroît » un soi plus vaste, une « personnalité » mutuelle et réciproque, don gracieux, fruit de l’interrelation mutuelle et la débordant de toutes parts. »[13]

Le rôle de l’autorité, de toute autorité est d’inviter à cette attitude de charité mais aussi à « codifier » en toute justice le bien commun réalisé. qu’est-ce qu’une loi, en effet ? « Elle n’est pas autre chose, écrit saint Thomas, qu’une ordination de la raison en vue du bien commun, établie par celui qui a la charge de la communauté, et promulguée. »[14]

Qui ne voit, en définitive, que la stratégie du Bien commun, est non seulement le remède aux maux de la démocratie mais son sens véritable et son renforcement ? Marcel Gauchet, sûr que le « règne de l’individu universel » sape les bases de la démocratie, se posait « la question pressante des moyens de lier ces semblables indépendants »[15]. Il pourrait trouver ici une réponse.

Autre problème auquel nous sommes confrontés dans nos sociétés : « la pluralité des visions de la vie bonne »[16].Comment nos sociétés libérales résolvent-elles le problème ?⁠[17] En estimant « qu’un traitement égal des citoyens n’est possible que si les décisions politiques sont indépendantes de toute conception de la vie bonne.[…] La tolérance pour la différence a remplacé l’idéal du bien ».⁠[18] La conséquence la plus immédiate de cette attitude est la segmentation sociale, le repli identitaire, l’isolement alors que, par ailleurs, l’interdépendance s’accroît constamment sur les plans politiques et économiques. Mais, le respect de la pluralité des visions est-il compatible avec le concept de bien commun ?

Qui est cet homme, cet individu original ? La philosophie et surtout la Révélation nous apprennent qu’il est une personne, c’est-à-dire un être unique dont les particularités lui « permettent de jouer un rôle ». En même temps, cette personnalité « consiste aussi à être égal à tout autre, à posséder les prérogatives communes à tous » qui en font un « sujet de droit ».⁠[19] Un sujet de droit reconnu dans le rôle qu’il joue dans la collectivité dont il fait partie et qu’il aide à construire.

Dès lors, si l’on considère que la tolérance, le fait de laisser vivre les autres comme ils l’entendent, est une valeur indépassable, au lieu de protéger chaque personnalité, on la dissout. En effet, nous sommes des êtres fragiles, des êtres de besoins qui ne peuvent s’assurer, se construire qu’en relation. Come le dit justement D. Coatanea, « la liberté d’autodétermination est une liberté situé, celle d’un « soi » qui vit et se meut dans un contexte social d’interaction avec les autres personnes : posséder cette liberté n’est pas être laissé seul. »[20] Autrement dit, la liberté a besoin de solidarité, d’engagement et de participation avec les autres. A partir d’une situation historique donnée, tous les hommes, différents dans leurs conceptions philosophiques et religieuses, se ressemblent à bien des égards et ont des attentes semblables. Ainsi, pas à pas, ils peuvent acquérir, « par un processus historique », « une vision partagée du bien commun » par le dialogue⁠[21], le partage de la parole et de l’action.⁠[22] Le bien dont il est question est « un « bien substantiel »[23] dont on cherche la vérité. Il ne s’agit donc pas d’un « bien » décidé par une majorité ou par un compromis. C’est « un consensus par recoupements et par paliers »[24] qui révèle « les valeurs et les normes, connues ou intuitionnées d’une manière ou d’une autre par tous les hommes ».⁠[25]

On l’a compris, les libertés fondamentales, le dialogue, la solidarité sont indispensables à la genèse du bien commun dont tel aspect se découvre à l’occasion d’une rencontre respectueuse⁠[26], d’un échange d’arguments⁠[27] qui montrent en quoi la vie peut être meilleure. Il ne s’agit pas d’une « simple négociation entre intérêts propres induisant des mondes parallèles »[28] mais d’identifier « les biens humains au-delà des frontières culturelles et religieuses »[29] et même si les justifications diffèrent selon les traditions religieuses ou philosophiques.⁠[30]

Le bien commun peut être redéfini comme « le bien qui vient à l’existence dans une communauté de solidarité entre agents actifs et égaux »[31], dans un dialogue défini comme « ouverture mutuelle et réciproque » à ces valeurs et normes de base évoquées ci-dessus⁠[32], à « ce qui tient ensemble le monde ».⁠[33] Dialogue exigeant, crucifiant même parfois, qui demande de l’humilité et une « fidélité créatrice »[34], seule voie, dans un monde interculturel, pour dépasser le pluralisme et construire une société d’hommes libres, responsables, respectueux des uns et des autres.

En définitive, même si une « politique » du bien commun apparaît comme le chemin d’action naturel du chrétien, cette « politique » même quand elle est le fait d’une équipe, d’un groupe ne peut se confondre avec ce qu’on appelle aujourd’hui une politique communautariste. C’est ainsi que l’on qualifie, par exemple, ces partis islamiques qui tentent ici et là à émerger sur la scène publique en Europe. Et même : s’il existait quelque part, comme en Allemagne ou en Flandre, un parti qui, d’une manière ou d’une autre, se dit « chrétien », la confusion est impossible. Les chrétiens organisés ou non en parti ont comme mission de travailler au bien commun qui n’est pas le bien des chrétiens mais le bien de tous, chrétiens ou non. Leur but n’est pas de bâtir un État chrétien sur une loi religieuse, contrôlé par le clergé. Ce qui anime les chrétiens sur le terrain temporel c’est bien sûr la charité, charité qui pousse à rechercher la justice, par la raison, justice qui construit le bien commun. Même si l’inspiration est chrétienne, c’est en vue d’un bien universel dont ils ne sont pas propriétaires. Ainsi, « ni communautarisme, ni hégémonie théocratique, l’action des chrétiens en politique est un service du bien commun, inconditionnel et pour tous. »[35]

Une réflexion philosophique simple sur la notion de « personne » peut conduire à comprendre que le bien commun n’est pas un concept strictement religieux marqué du sceau de la Révélation chrétienne. En effet, « la notion de personne contient et signifie […] la sociabilité, le fait que la personne est un être de relation. Ce qui fait une société, ce ne sont pas les individus en tant que tels -une masse d’individus fortuitement assemblés dans la même rame de métro pour quelques minutes ne fait pas une société. Or, appréhender l’homme comme une personne, c’est le caractériser dans sa nature sociable. Il serait contradictoire que les concepts fondateurs d’une société soient individualistes - mais c’est bien sur ce paradoxe que nous vivons désormais et il n’est pas sûr que cela nous soit profitable.[36]

C’est dire combien la personne induit le bien commun, qui ne saurait être commun s’il n’était que la somme des biens individuels - les propriétés des autres ne représentent pas pour moi un bien commun , puisque je n’en jouis pas. Le bien commun ne peut être un bien étranger aux membres de la société, mais doit être réellement le leur au sens que chacun doit en jouir. Ce dont tous peuvent profiter, c’est de la paix qui permet la prospérité, c’est d’un développement humain positif qui permet à chacun de progresser vers une vie meilleure selon les besoin qui lui sont propres. […] Le bien commun est véritablement une valeur commune. Il est dans sa nature d’être un facteur de liaison sociale. C’est pourquoi sa réalisation passe souvent par une œuvre commune à fort caractère symbolique qui permet de rassembler les volontés et de les souder dans un même esprit. » Il « naît de l’implication des hommes et de ce qu’ils ont risqué dans l’effort commun. »[37] Nous rejoignons ici la pensée de François pour qui la réalité est plus importante que l’idée parce que celle-ci n’implique pas. Le bien commun s’inscrit dans une dynamique avons-nous vu. Ce n’est pas l’accord doctrinal même partiel qui permet de créer des liens, de faire « société », c’est l’action en vue d’un bien. Jacques Maritain l’avait aussi souligné : « …​rien n’est plus vain que de chercher à unir les hommes sur un minimum philosophique. Si petit, si modeste, si timide que se fasse celui-ci, il donnera toujours lieu à contestations et à divisions. et cette recherche d’un commun dénominateur à des convictions contrastantes ne peut être qu’une course à la médiocrité et à la lâcheté intellectuelles, affaiblissant les esprits et trahissant les droits de la vérité. »⁠[38]

« Chercher à établir un minimum doctrinal commun entre les uns et les autres, qui servirait de base à une action commune, est une pure fiction . Chacun s’engage et doit s’engager tout entier, et donner son maximum.

Mais ce n’est pas à la recherche d’un minimum théorique commun, c’est à l’effectuation d’une œuvre pratique commune que les uns et les autres sont appelés. Et dès lors la solution commence à poindre. » Cette solution est ce que l’auteur appelle une œuvre pratique profane chrétienne et non pas sacrale. Il s’agit d’une « œuvre commune [qui] n’exige point de chacun comme entrée de jeu la profession de tout le christianisme. Au contraire, elle-même comporte dans ses traits caractéristiques un pluralisme qui rend possible le convivium de chrétiens et de non-chrétiens dans la cité temporelle.

Dès lors, si du fait même qu’elle est une œuvre chrétienne elle suppose par hypothèse que ceux qui en ont l’initiative sont des chrétiens, ayant la conception totale et plénière du but à atteindre, elle appelle cependant à l’ouvrage tous les ouvriers de bonne volonté, tous ceux à qui une saisie plus ou moins partielle et déficiente, - extrêmement déficiente peut-être, - des vérités que l’Évangile connaît dans leur plénitude, permet de se donner pratiquement, et sans être peut-être les moins généreux et les moins dévoués, à l’œuvre commune en question.

C’est dans ce cas que le mot évangélique s’applique avec toute sa force : qui n’est pas contre vous est avec vous. (Mc 9, 39) »[39]


1. Né en 1929, auteur notamment de deux de ses ouvrages qui ont été traduits en français : Quelle justice ? Quelle rationalité ?, PUF, 1993 et Après la vertu, PUF, 1997. Partisan d’un néoaristotélisme.
2. THOMASSET Alain, op. cit., p. 297.
3. FRANCOIS, Discours aux participants à la conférence (Re)Thinking Europe, 28 octobre 2017
4. Rappelons avec le CEC que: « Conformément à la nature sociale de l’homme, le bien de chacun est nécessairement en rapport avec le bien commun. Celui-ci ne peut être défini qu’en référence à la personne humaine. » (1905) et donc que « Par bien commun il faut entendre « l’ensemble des conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres d’atteindre leur perfection, d’une façon plus totale et plus aisée » (1906). Cf. aussi GS 26, § 1 et GS 74, § 1).
5. Cf. CEC 1907-1909.
6. Né en 1977.
7. STEFFENS Martin emprunte l’image du désert et de l’oasis à Hannah Arendt qui, elle-même l’a empruntée mais dans un autre sens à NIETZSCHE dans Ainsi parlait Zarathoustra. Alors que pour Nietzsche, le désert est dans le Moi, « Le désert grandit : malheur à celui qui recèle un désert ! », ARENDT le situe dans « l’absence d’entre nous ». qui caractérise la société moderne: « Le désert est le monde dans les conditions duquel nous nous mouvons », ( in qu’est-ce que la politique ?, Seuil, 1995, p. 36). Steffens commente ainsi l’image : « Hannah Arendt décrit, elle aussi, la condition de l’homme moderne comme celle d’un grain de sable dans le désert. le totalitarisme n’est pas, selon elle, régression à un moment communautaire, mais « tempête de sable », agrégation subite des individus isolés dans un délire collectif, qui n’a rien de politique au sens noble du terme. le totalitarisme suppose l’isolement des particules élémentaires que sont les individus modernes. s’il est un moment politique fort, c’est ce qu’elle appelle les oasis : l’amitié, la création, la prière…​ Les oasis, c’est-à-dire tout ce qui, contrairement à la psychologie, nous donne de vivre dans le désert sans nous réconcilier avec lui. » (Note 42 dans L’éternité reçue, Desclée de Brouwer, 2017, p. 108). Cf. également GOETZ Benoît et YOUNES Chris, Hannah Arendt : monde-déserts-oasis in PAQUOT Thierry et al.. Le territoire des philosophes, La découverte, 2009, pp. 29-46, disponible sur https://www.cairn.info/le-territoire-des-philosophes—​9782707156471-page-29.htm
8. Guillaume de Prémare qui interviewe Martin Steffens, a écrit : « La question n’est peut-être pas aujourd’hui de « prendre le pouvoir » mais de discerner comment exercer les pouvoirs qui demeurent et reconquérir ceux qui sont naturels mais qui sont en quelque sorte confisqués. Il y a ici une véritable urgence politique parce que les libertés et responsabilités de base sont menacées. » (Mise en perspective d’un « agir pour tous », in OUSSET Jean, op. cit., p. 177). Lire également : PREMARE Guillame de, Perspectives pour une politique de l’oasis, in Permanences, septembre-octobre 2017, n°560-561, pp6-8 ; STEFFENS Martin, Trouver une méthode ajustée d’habiter l’action, in Permanences 560-561, septembre-octobre 2017, pp. 14-18 et p. 23 et Faut-il sauver la civilisation ?, in Permanences 562-563, novembre-décembre 2017, pp. ).
9. COATANEA D., Le défi actuel du bien commun dans la doctrine sociale de l’Église, op. cit., p. 309.
10. COATANEA D., Bien commun, op. cit..
11. MM 65.
12. COATANEA D., Le défi actuel du bien commun dans la doctrine sociale de l’Église, op. cit., p. 388
13. Id., p. 344.
14. Somme théologique, Ia IIae, q. 90, a. 4.
15. La démocratie contre elle-même, Tel Gallimard, 2002, p. X.
16. COATANEA D., Le défi actuel du bien commun dans la doctrine sociale de l’Église, op. cit., p. 346. L’auteur s’inspire dans ce chapitre de D. Hollenbach, The Common Good and Christian Ethics, in New Studies in Christian Ethics 22, Cambridge University Press, chapitres 4 et 5, 2002.
17. Cf., par exemple, LECA Jean, La démocratie à l’épreuve des pluralismes, in Revue française de science politique, 46e année, n° 2,1996, pp. 225-279.
18. COATANEA D., Le défi actuel du bien commun dans la doctrine sociale de l’Église, op. cit., p. 347.
19. Id., p. 94.
20. Id., p. 349.
21. Un « dialogue loyal et prudent » disait déjà le Concile (GS 21, 6).
22. COATANEA D., Le défi actuel du bien commun dans la doctrine sociale de l’Église, op. cit., p. 351.
23. Id., p. 352.
24. Id., p. 388.
25. HABERMAS J. et RATZINGER J., Les fondements pré-politiques de l’État démocratique, in Esprit, n° 306, juillet 2004, pp. 27-28, cité in COATANEA D., Le défi actuel du bien commun dans la doctrine sociale de l’Église, op. cit., p. 387.
26. On peut considérer que la pensée du P. Fessard est un approfondissement et un élargissement de la réflexion d’Aristote sur l’amitié en général et l’amitié politique en particulier, une amitié où chacun veut le bien de l’autre et où l’on délibère. Ce principe d’amitié, il l’emprunte à HOMERE (Iliade, X, 224 et svts) : « Quand deux vont de compagnie, si ce n’est l’un, c’est l’autre qui voit l’avantage à saisir. S’il est vrai qu’on voit quand on est seul, on voit trop court et l’habileté est mince. ». Dans l’Ethique à Nicomaque, ARISTOTE écrit : « Nous nous faisons assister d’autres personnes pour délibérer sur les questions importantes, nous défiant de notre propre insuffisance à discerner ce qu’il faut faire » (III, 5, 112b : voir aussi VIII, 4, 1156b).
27. Dans ce « débat argumenté » (Id., p. 363), « la vérité ne s’impose que par la force de la vérité elle-même qui pénètre l’esprit avec autant de douceur que de puissance. » ( DH, 1).
28. Id., p. 355
29. GREINER D., Le bien commun à l’épreuve des éthiques procédurales : pour une réinterprétation des sources théologiques, in Revue d’éthique et de théologie morale, n° 241, 2006/HS, n°3 p. 139, cité in COATANEA D., op. cit., p. 355. On se rend compte que nous ne sommes pas dans la perspective qui est celle de J. Rawls. Celui-ci mettait en question la notion de « vie bonne » comme fondement de la justice. Il remplace la recherche du bien commun par la délibération. La procédure contractualiste qu’il prône assure la primauté du juste sur le bon. (Cf. IVe partie, A, chap. 4).
30. . COATANEA D., Le défi actuel du bien commun dans la doctrine sociale de l’Église, op. cit., p. 385. L’auteur cite ici THOMASSET A., L’Église et le communautarisme, in Etudes, n° 403, septembre 2005, p. 191.
31. COATANEA D., Le défi actuel du bien commun dans la doctrine sociale de l’Église, op. cit., p. 358.
32. Id., p. 387.
33. Id., p. 388.
34. Id..
35. VAUGIRARD Charles, Un parti « communautaire » peut-il être étranger au bien commun ?, sur https://fr.aleteia.org/, 13 novembre 2019.
36. L’auteur renvoie à COLLIN Thibaud, Individu et Communauté, une crise sans issue ?, Edifa-Mame, 2007.
37. CASTERA Bernard de, La révolte est-elle juste ?, Edifa-Mame, 2009, pp. 125-126.
38. MARITAIN J., Humanisme intégral, op. cit., p.179.
39. Id., pp. 210-211.

⁢Chapitre 8 : La recherche du bien commun et ses fruits

Nous sommes dans un « temps favorable » pour faire émerger du radicalement nouveau.
— Elena LASIDA
Le goût de l’autre, La crise, une chance pour réinventer le lien, Albin‑Michel, 2011, p. 318.

⁢i. Hier

Pour nous en tenir au XIXe siècle, avant même que Léon XIII ne traduise le souci constant de l’Église pour les problèmes sociaux dans une doctrine avec l’encyclique Rerum novarum, des chrétiens se sont attelés à imaginer par quels moyens humaniser une société disloquée par les révolutions et les idéologies naissantes.⁠[1] Ces pionniers n’eurent pas toujours les faveurs des autorités, loin de là, mais leurs intentions étaient de servir le bien commun même si l’expression ne leur était pas familière. Rappelons-nous, en Belgique, Edouard Ducpétiaux (1804-1868), Charles Périn (1815-1905) et les Congrès de Malines, à partir de 1863, où ils œuvrèrent et où se rencontrèrent aussi, entre autres, les futurs cardinaux britanniques Wiseman (1802-1865) et Manning (1808-1892), les Français Armand de Melun (1807-1877), Charles de Montalembert (1810-1870), le futur cardinal suisse Gaspard Mermillod (1824-1892), le futur cardinal belge Victor Deschamp (1810-1883). Concrètement, à la même époque, en 1868, était fondée la Fédération des sociétés ouvrières belges qui regroupait des caisses d’épargne, mutualités et coopératives tout en poursuivant par revue et congrès un travail de réflexion sur les questions sociales. En 1886 avait lieu le premier Congrès des œuvres sociales à Liège sous la houlette de Mgr Victor Doutreloux (1837-1901) et de l’abbé Antoine Pottier⁠[2].

Ainsi, « le terrain était particulièrement bien préparé en Belgique pour traduire en actes les enseignements contenus dans Rerum novarum. Ce fut l’action combinée des dirigeants et des théoriciens qui créa en Belgique un réseau d’institutions inspirées par la doctrine sociale de l’Église et qui sont considérées avec envie par les catholiques des autres pays. On peut, en effet, pendant cette période, les considérer comme des organisations « types ». »⁠[3]

On peut citer de nombreuses organisations où s’illustrèrent de très nombreux laïcs : les syndicats chrétiens avec Léo Bruggeman (1836-1911) et Gustave Eylenbosch (1856-1939), la Ligue des familles nombreuses avec Michel Levie (1851-1939) qui fut ministre dans plusieurs gouvernements, la Fédération des mutualités chrétiennes, le Mouvement ouvrier chrétien et ses coopératives, le Boerenbond avec Georges Helleputte (1852-1925), la Ligue ouvrière féminine avec Victoire Cappe (1886-1927)⁠[4], la Ligue démocratique belge d’Arthur Verhaegen(1847-1917), la JOC de l’abbé Cardijn (1882-1967), l’Association des patrons et ingénieurs chrétiens, devenue ADIC, la Fédération des classes moyennes, par exemple, etc.. Sur le plan politique, comment passer sous silence Auguste Beernaert (1829-1912) qui, en 1883, inaugura 30 ans de gouvernements catholiques qui donneront à la Belgique la législation sociale la plus avancée du monde. Dans ces gouvernements, s’illustreront François Schollaert (1851-1917), Jules Renkin (1862-1934), Henry Carton de Wiart (1869-1951) et bien d’autres.

Parallèlement, la réflexion théorique se poursuit, à l’Université de Louvain, avec Victor Brants (1856-1917), Maurice Defourny (1878-1953), Mgr Simon Deploigne (1868-1927), le chanoine Jacques Leclercq (1891-1971), le P. Ceslas Rutten o.p.( 1875-1952), à l’Institut agronomique de Gembloux avec Georges Legrand (1870-1946), au Grand Séminaire de Tournai avec le chanoine J. Dermine (1893-1951). La Compagnie de Jésus n’est pas en reste avec les P. Arthur Vermeersch (1858-1936), Albert Muller, Valère Fallon (1875-1955) Joseph Arendt (1885-1952). Il n’est pas possible de terminer de coup d’œil trop rapide sur les innombrables fruits de l’enseignement social chrétien en Belgique sans citer le cardinal Désiré-Joseph Mercier (1851-1926) dont l’œuvre est parsemée de réflexions intéressantes sur la vie économique et sociale.⁠[5]

d’autres pays eurent aussi leurs pionniers, leurs théoriciens et leurs réalisations, non seulement en Europe⁠[6] mais aussi au Canada, aux États-Unis et en Amérique du Sud.⁠[7]

Mais c’était peut-être une autre époque…​⁠[8]


1. SCHOOYANS Michel note que « l’encyclique Rerum Novarum était largement le reflet et le fruit de l’action de chrétiens engagés dans les problèmes sociaux du XIXe siècle. parmi les sources de ce manifeste chrétien se trouvent d’innombrables expériences ou réalisations dont ont été le théâtre l’Allemagne, la Suisse, la France (en particulier dans la région de Reims), la Belgique (en particulier dans la région de Liège), l’Angleterre. […​] Avant que ne soit systématisée une doctrine sociale chrétienne, des croyants s’étaient engagés dans les questions sociales, la vie politique, les structures économiques. Ils ont créé peu à peu des institutions caritatives, hospitalières, éducatives. Ils se sont souciés de la bonne marche de la cité, ils ont lutté contre la violence, œuvré à la justice et à la paix. […​] Les mouvements d’inspiration explicitement marxiste ne commencèrent guère à s’organiser et à prendre de l’ampleur qu’à la fin du XIXe siècle. Evidemment, le manifeste communiste de Karl Marx date de 1848, mais les mouvements politiques et syndicaux de masse d’inspiration marxiste ne se sont vraiment organisés qu’une trentaine d’années après. […​] Les mouvements socialistes ont surtout commencé à fleurir à partir de 1880-1885 et, parmi les mouvements socialistes les plus influents à cette époque, figuraient des mouvements socialistes non marxistes. » ( Pour relever les défis du monde moderne, L’enseignement social de l’Église, Presses de la Renaissance, 2004, pp. 43-45).
2. 1849-1923. Sur l’action de Mgr Doutreloux et de l’abbé Pottier, voir DELVILLE J.-P., Les chrétiens et la question sociale: l’exemple de Liège, perso.helmo.be/jamin/dossiers/delville.html. J.-P. Delville fut professeur à l’UCL avant de devenir en 2013 évêque de Liège.
3. KOTHEN Robert, La pensée et l’action sociales des catholiques, Louvain-Warny, 1945, p. 329. Voir aussi GERIN Paul, Les écoles sociales belges et la lecture de Rerum novarum, in Publications de l’Ecole française de Rome, 1997, n° 232, pp. 267-289. P. Gérin fut professeur à l’Université de Liège.
4. Cf. Annexe 2: Victoire Cappe, laïque exemplaire.
5. Cf. KOTHEN R., op. cit., pp. 378-385.
6. Rappelons-nous le « miracle économique » allemand (Wirtschaftswunder) au lendemain de la seconde guerre mondiale. Nous en avons déjà parlé. Souvenez-vous : à l’origine et dès les années trente, un petit groupe d’économistes et de juristes (parmi lesquels Walter Eucken, Wilhelm Röpke, Alfred Müller-Armack) fonde à l’Université de Fribourg l’« ordlibéralisme » inspiré notamment par la doctrine sociale de l’Église. Cet « ordolibéralisme » va, après la guerre, inspirer une économie sociale de marché que mettront en place Ludwig Erhard et le chancelier Konrad Adenauer. Dès 1949, le Programme de Düsseldorf prévoit un système de cogestion tel que défini par Oswald von Nell-Breuning sj qui fut, par ailleurs l’inspirateur de l’encyclique Quadragesimo anno. En 1959, lors de son congrès de Bad Godesberg, le SPD se rallia aux principes chrétiens de l’économie sociale : « Le socialisme démocratique plonge, en Europe, ses racines dans l’éthique chrétienne. […​] La propriété privée des moyens de production mérite la protection et l’encouragement. Le parti social démocrate allemand approuve une économie libre de marché partout où la concurrence s’affirme. » Entre 1969 et 1982, le SPD poursuit la politique de la CDU. Le Budestag adoptera à l’unanimité une loi de cogestion (ou codétermination : Mitbestimmung) où l’on retrouve les principes de solidarité et de participation. (Cf. KREBS Gilbert (sous la direction de), L’Allemagne de Konrad Adenauer, Presses Sorbonne Nouvelle, 1982 ; BILGER François, L’Ecole de Fribourg, l’ordolibéralisme et l’économie sociale de marché, sur academia.edu ; NASZALYI Philippe et GOMEZ Pierre-Yves, Le Pape et le gestionnaire. Pourquoi il faut lire l’encyclique Caritas in veritate, in La Revue des Sciences de gestion, n° 237-238, 2009/3, pp. 1-4)
7. KOTHEN, op. cit., pp. 177-286 et pp. 389-521.
8. Une autre époque ? Ce n’est pas sûr. En 1936, Jacques Maritain écrit: « …​les fatalités accumulées par l’économie capitaliste, la désorbitation de la vie humaine entraînée par la conquête industrielle de l’univers, et d’autre part le développement séculaire des forces antichrétiennes, comme les carences sociales du monde chrétien précédemment signalées, tout cela fait que l’instauration d’une nouvelle chrétienté, que nous regardons comme possible en soi, doit à notre avis être tenue pour fortement improbable, du moins comme réussite stable et générale, avant la péripétie dont nous parlons. » (MARITAIN, Humanisme intégral, op. cit., p. 246) « …​l’état de culture des peuples chrétiens n’apparaît-il pas comme étant encore extrêmement arriéré par rapport aux possibilités sociales du christianisme, et à la pleine conscience de ce que la loi évangélique réclame des structures temporelles de la cité ? A l’égard d’une réalisation ou d’une réfraction effective de l’Évangile dans le social-temporel, nous en sommes encore à un âge préhistorique. » (Id., p. 247). L’l’idéal « serait que dans son ensemble le monde chrétien d’aujourd’hui brisât avec un régime de civilisation spirituellement fondé sur l’humanisme bourgeois et économiquement sur la fécondité de l’argent, tout en se gardant indemne des erreurs totalitaires ou communistes auxquelles ce même régime conduit comme à ,se a catastrophe logique. » (Id., p. 249).
   Après la seconde guerre mondiale, en Belgique, la plupart des œuvres citées subsistent avec parfois des appellations différentes mais la déchristianisation et l’influence des idéologies modifient leurs références et leur inspiration. A l’université de Louvain, le P. Constant Van Gestel o.p. (1899-1978), l’abbé Robert Kothen (1900-1955) puis Mgr Michel Schooyans (né en 1930) maintinrent le flambeau. Mais il faut bien avouer que l’enseignement social chrétien perdit son influence et même son aura. Le 26 novembre 1987, le cardinal DANNEELS, au retour du Synode sur la « Vocation et mission du laïcat », confiait à son auditoire réuni au séminaire de Namur qu’il avait été très surpris devant « la résurgence de l’intérêt pour la doctrine sociale de l’Église. Il y a dix, quinze ans, ajoutait-il, il était de mauvais ton de parler de la doctrine sociale de l’Église ». (in Cohérence, n° 68, septembre-octobre 1988, p. 10).

⁢ii. Aujourd’hui

La recherche du bien commun ou de la « vie bonne » pour reprendre l’expression d’Aristote n’a jamais cessé mais elle a été perturbée à l’époque contemporaine, en particulier, par l’obsession de la richesse matérielle, la volonté d’autonomie individuelle, le souci de la rapidité, de l’efficacité et de la sécurité à tout prix, le relativisme, le multiculturalisme.

On a cru que ces conditions assureraient une « vie bonne ». Ce fut une illusion. Ce chemin a conduit nos sociétés dans une crise sociale, politique, environnementale où lentement mais sûrement de plus en plus nombreux sont ceux qui redécouvrent en eux l’envie d’une « vie bonne » bâtie sur d’autres principes. C’est pour cela qu’Elena Lasida⁠[1] ne cesse de répéter que « la crise [est] une chance pour réinventer le lien ».⁠[2] En effet, « la relation aux autres » est une dimension importante de la « vie bonne », dimension oubliée et mise à mal. Nos contemporains rêvent de « réenchanter le monde »[3] mais n’est-ce pas simplement une autre formule pour dire l’espérance d’une « vie bonne », une vie où la relation retrouve ses sens : relation à l’autre, à la nature, à Dieu selon des modalités nouvelles ?


1. Née en 1959 en Uruguay. Docteur en sciences économiques et sociales. Professeur à l’Institut catholique de Paris, directeur du Master « Economie solidaire et logique de marché ». A été influencée, entre autres, par Juan Luis Segundo, jésuite urugayen ( 1925-1996), un des représentants de la théologie de la libération. Elle est l’auteur de Le goût de l’autre, déjà cité et de nombreux articles dont Le don fondateur du lien social, le cas de l’économie de marché in Transversalités, vol. 126, n° 2, 2013, pp. 23-35 ; Des biens communs au bien commun, Une lecture économique de la pensée sociale de l’Église, in Transversalités, vol. 131, n° 3, 2014, pp. 65-76.
2. Cf. , par exemple, ses interviews sur eglise.catholique.fr : Une chance historique pour redéfinir la vie bonne ; ou enseignement-catholique-fr/elena-lasida : Il faut prendre l’incertitude comme une promesse.
3. Voilà une expression très à la mode mais qui trouve des sens extrêmement divers. Pour bien la comprendre dans le sens où Elena Lasida l’emploie, il faut se rappeler l’analyse faite par le célèbre économiste et sociologue allemand WEBER Max (1864-1920) qui, à plusieurs reprises parle du désenchantement du monde (L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Plon/Pocket, 2010, p. 117 ; Le savant et le politique, La découverte/Poche, 2003, p. 83). Le monde moderne est désenchanté c’est-à-dire que suite à la sécularisation, à l’essor des sciences, de la technique, de la rationalisation capitaliste, la magie ou la religion ont perdu leur rôle central, ne peuvent plus enchanter le monde. Depuis lors, on ne compte plus les auteurs qui proposent des recettes pour réenchanter le monde par l’art, par la politique, l’astrologie, le symbolisme, l’architecture, le veganisme, la danse intuitive, les balades féériques, etc..

⁢a. Une invitation est lancée à tous

C’est l’invitation lancée par le pape François, par exemple, lors de sa visite en Roumanie⁠[1]. Il invitait à « promouvoir la collaboration positive des forces politiques, économiques, sociales et spirituelles », à « marcher ensemble », à « s’engager » pour « assurer le bien commun » du peuple. Il précisait que « marcher ensemble, comme façon de construire l’histoire, demande la noblesse de renoncer à quelque chose de sa propre vision ou d’un intérêt propre spécifique en faveur d’un projet plus grand, de façon à créer une harmonie qui permette d’avancer en toute sécurité vers des objectifs communs. » L’objectif est de « construire une société inclusive, dans laquelle chacun, mettant à disposition ses propres talents et compétence, avec une éducation de qualité et un travail créatif, participatif et solidaire (cf. Evangelium gaudium, n. 192), devient protagoniste du bien commun ». Cette société inclusive n’exclut personne : le pauvre n’est pas un indésirable ou un poids mais un citoyen, un frère « à intégrer de plein droit dans la vie civile ». Et le pape en appelle à l’« âme » du peuple et à « une direction de marche claire, non pas imposée par des considérations extrinsèques ou par le pouvoir envahissant des centres de la haute finance, mais par la conscience de la centralité de la personne humaine et de ses droits inaliénables (cf. ibid. n. 203) ».⁠[2]

Entrer en relation, marcher ensemble est un projet accessible à tous et déjà initié par de nombreuses et diverses personnes ou associations tant il semble naturel à l’homme, être social par définition, d’aller vers l’autre pour cheminer ensemble et « mettre ses talents au service de la communauté tout entière ».⁠[3]

Certes, les chrétiens sont, en principe, par nature ou, plus exactement, par leur baptême, les « augmentateurs » désignés, nous y reviendrons. Il n’empêche que tout homme de bonne volonté peut travailler à l’avènement du bien commun. Rappelons qu’il ne s’agit pas simplement de vivre ensemble, de se contenter de ce vivre-ensemble que les lois garantissent et tâchent de protéger mais de vivre ensemble tendus vers le bien : « Ce bien commun-là donne de poser en société des œuvres bonnes, sans se contenter d’un vivre ensemble zébré de compromissions. »[4]

Il s’agit, nous disait le pape François, de « privilégier les actions qui génèrent les dynamismes nouveaux dans la société et impliquent d’autres personnes et groupes qui les développeront, jusqu’à ce qu’ils fructifient en évènements historiques importants. sans inquiétude, mais avec des convictions claires et de la ténacité. »[5]

Dans cette quête, il est toujours possible de construire quelque chose avec n’importe qui. Certains estimeront peut-être boiteuse une action qui laisse intacts les partis-pris de chacun mais Jacques Maritain lui-même écrivait naguère : « …​rien n’est plus vain que de chercher à unir les hommes sur un minimum philosophique. Si petit, si modeste, si timide que se fasse celui-ci, il donnera toujours lieu à contestations et à divisions. et cette recherche d’un commun dénominateur à des convictions contrastantes ne peut être qu’une course à la médiocrité et à la lâcheté intellectuelles, affaiblissant les esprits et trahissant les droits de la vérité. »⁠[6] Et il insistait : « Chercher à établir un minimum doctrinal commun entre les uns et les autres, qui servirait de base à une action commune, est une pure fiction, nous l’avons noté également. » Alors que faire ? Accepter le statu quo et le vivre-ensemble imposé ? Non : « Chacun s’engage et doit s’engager tout entier, et donner son maximum. Mais ce n’est pas à la recherche d’un minimum théorique commun, c’est à l’effectuation d’une œuvre pratique commune que les uns et les autres sont appelés. Et dès lors la solution commence à poindre. » C’est donc à l’engagement dans une œuvre pratique profane qu’il disait « chrétienne » et non pas « sacrale » qu’il nous invitait parce que « cette œuvre commune n’exige point de chacun comme entrée de jeu la profession de tout le christianisme. Au contraire, elle-même comporte dans ses traits caractéristiques un pluralisme qui rend possible le convivium de chrétiens et de non-chrétiens dans la cité temporelle.

Dès lors, si du fait même qu’elle est une œuvre chrétienne elle suppose par hypothèse que ceux qui en ont l’initiative sont des chrétiens, ayant la conception totale et plénière du but à atteindre, elle appelle cependant à l’ouvrage tous les ouvriers de bonne volonté, tous ceux à qui une saisie plus ou moins partielle et déficiente, - extrêmement déficiente peut-être, - des vérités que l’Évangile connaît dans leur plénitude, permet de se donner pratiquement, et sans être peut-être les moins généreux et les moins dévoués, à l’œuvre commune en question.

C’est dans ce cas que le mot évangélique s’applique avec toute sa force : qui n’est pas contre vous est avec vous. (Mc 9, 39) »[7]

qu’entend-il exactement par œuvre chrétienne mais non sacrale ? Le simple fait de dialoguer avec l’autre, quel qu’il soit, de le respecter est déjà une démarche chrétienne, c’est déjà agir comme le Christ qui ne fait acception de personne. Ensuite, bien des valeurs communes peuvent rassembler que ce soit la justice, la paix, la dignité de toute personne, la famille, le souci du pauvre, le soutien des plus démunis, le travail, la solidarité. Toutes valeurs évangéliques, chrétiennes à partager.⁠[8] Etant entendu aussi que telle personne de bonne volonté peut, dans ce sens, vivre ces valeurs évangéliques sans savoir qu’elles sont évangéliques. Autrement dit, il s’agit de chercher ce qui relie les hommes dans la bienveillance c’est-à-dire en veillant à leur bien, en veillant à prendre soin de l’autre.⁠[9]


1. Discours lors de la Rencontre avec les autorités, la société civile et le corps diplomatique, Bucarest, 31 mai 2019.
2. Ne retrouve-t-on pas ici, de nouveau, la marque du P. Fessard ?
3. EG, id..
4. HUMBRECHT, op. cit., p. 148.
5. EG, n° 223.
6. Humanisme intégral op. cit., p. 179.
7. Id. pp. 210-211.
8. P. Hervé Carrier s.j., à l’époque, secrétaire du Conseil pontifical de la culture, invitait dans la perspective d’inculturer la doctrine sociale de l’Église à « mieux distinguer l’enseignement des valeurs évangéliques, acceptables à toute personne de bonne volonté, et l’annonce prophétique du Christ ressuscité ». (L’inculturation de la doctrine sociale de l’Église, op.cit., pp. 119-125.
9. On peut trouver des illustrations très concrètes d’expériences réelles sur le site www.ecologiehumaine.eu

⁢b. Elena Lasida : le don fondateur du lien social

A la suite du pape Benoît XVI qui, dans l’encyclique Caritas in veritate, appelle de ses vœux « des formes d’activité économique caractérisées par une part de gratuité et de communion »[1], Elena Lasida a développé cette idée apparemment surprenante que même « dans les relations marchandes le principe de gratuité et la logique du don, comme expression de la fraternité, peuvent et doivent trouver leur place à l’intérieur de l’activité économique normale » et « pas seulement en dehors d’elle ou « après » elle »[2]. Elle apporte en soutien de cette thèse les travaux de trois auteurs: Jacques Godbout⁠[3], Karl Polanyi⁠[4] et André Orléan⁠[5] qui montrent chacun à sa manière qu’il n’y a pas nécessairement opposition entre la logique du don et celle du marché mais qu’il peut y avoir des « passerelles » entre les deux comme c’est le cas dans l’économie sociale et solidaire ou dans le commerce de proximité où, à travers la circulation des biens, des relations, des liens se créent. « C’est « la relation » mise au centre de chacune de ces notions et pratiques, qui permet de relier don et marché et d’attribuer à ce dernier une fonction de médiateur social. » Le don peut apparaître comme « une forme de relation particulière qui, à travers […] la logique marchande […] dépasse le seul transfert unilatéral ou interindividuel pour devenir un vecteur à travers lequel se construit le lien social. »[6]

Cette vision peut paraître au moins déroutante mais nous savons tous que « Le modèle capitalise actuel, fondé sur la financiarisation généralisée, est aujourd’hui mis en cause. le désir exacerbé de consommation, la désindustrialisation de larges espaces, l’accentuation des dégradations environnementales et l’inégalité croissante dans la répartition sont autant de signes de cette remise en cause radicale du système. »[7]. On pense que l’économie est « le règne du prévisible et du maîtrisable » et que son objectif est « l’équilibre »[8] , mais il faut bien constater que la frustration, l’insatisfaction, le déséquilibre s’installent et qu’un immense malaise s’est emparé de la société. « Dans notre monde obsédé par le « risque zéro » et la sécurité totale, on cherche toujours à combler les manques, comme si la complétude était l’état idéal. » Mais « on oublie ainsi que c’est le manque qui met en route et que c’est la soif plutôt que la satisfaction qui est signe de vie. »[9] Que manque-t-il ? De quoi a-t-on soif ? La réponse d’Elena Lasida est simple : nous avons soif de l’autre. En tout cas, d’autre chose que le périssable, d’autre chose que de richesses matérielles.

Face à l’individualisme qui pense l’autonomie comme indépendance, elle invite à passer à l’autonomie comme interdépendance où « notre expérience du collectif » prend une autre dimension : « Quand c’est la seule autonomie individuelle qui est valorisée, le collectif est perçu soit de manière instrumentale au service de l’individu (à plusieurs on est plus fort), soit de manière sacrificielle (on se sacrifie pour les autres). Or on découvre aujourd’hui que le collectif n’est ni la somme des individus, ni une contrainte à l’autonomie individuelle, mais une manière de se construire comme individu. […] La relation n’est plus perçue comme « contrat » entre deux individus indépendants mais comme « alliance ». Dans le contrat, on échange des biens et des services équivalents. Dans l’alliance, on fait projet ensemble. Si le contrat est motivé par la méfiance à l’égard de l’autre et soumis toujours à des conditions, l’alliance est fondée sur la confiance réciproque et inconditionnelle »[10] L’alliance débouche sur une communion. C’est la « dialectique conjugale » où chacun reconnaît sa fragilité, son incomplétude, reconnaît qu’il a besoin de l’autre pour grandir. Une autre société peut naître. Celle à laquelle nous sommes habitués exalte, la force, la performance, la rapidité, l’efficacité, la quantité. Son économie se construit sur l’intérêt individuel, le calcul et la méfiance et donc essentiellement grâce au contrat. Peut naître une autre société fondée sur l’alliance, qui se construit avec humilité, patience, reconnaissance et confiance dans la recherche d’un lien de qualité, de l’intérêt social.⁠[11] Nos contemporains pensent que la « vie bonne » est une vie qui apporte la prospérité matérielle, garantit l’autonomie individuelle et un avenir sûr, mais qu’en est-il de la relation ?

L’économie peut être un lieu d’alliance comme le montre Elena Lasida à travers diverses expériences, un « lieu de rencontre […] où se construit la société […] un facteur de médiation sociale […] une source de richesse relationnelle ».⁠[12] Fondamentalement, l’économie « n’a pas pour but la satisfaction des besoins, mais le développement de la capacité créatrice de l’humain ».⁠[13] Car " c’est bien la création, et non la fabrication, qui en économie fait place à la relation. »[14] En économie, les deux questions essentielles qu’il faut se poser sont : quelle est la finalité des ressources utilisées et des biens produits et de quelle manière va-t-on les utiliser ? En effet, la qualité de vie n’est pas définie « uniquement par le degré de satisfaction [des] besoins ». L’essentiel: c’est d’être créateur et donc quand on veut rendre le développement durable, il s’agit « d’assurer à chaque personne, présente ou future, non pas les biens nécessaires pour vivre, mais plutôt la possibilité de participer à leur création. »[15]

C’est le souci de ce qu’on appelle l’économie solidaire qui rassemble « des pratiques très différentes comme le commerce équitable, la finance éthique, le microcrédit, le tourisme solidaire, l’agriculture durable, les réseaux d’échange de savoirs, les services de proximité, les régies de quartier, les différentes formes entrepreneuriales collectives. » Cette économie sert d’abord « à tisser des liens avant même de satisfaire des besoins. »⁠[16] En elle, « la sympathie l’emporte sur l’envie ».[17] La solitude, l’incomplétude, la fragilité poussent à chercher la sympathie de l’autre, sa complétude et rendent possible une véritable communion où chacun devient coresponsable. La communion n’est pas un simple rassemblement en vue d’un partage, d’une redistribution ou d’un transfert gratuit et désintéressé mais une relation qui engendre un sentiment d’appartenance, une identité sociale. C’est le lieu du don et de la réciprocité, de l’interdépendance et non de l’autosuffisance.

Le souci de la relation tel que décrit doit renouveler notre regard sur la pauvreté ou plutôt sur les pauvres et aussi sur la solidarité. Habituellement, la solidarité s’entend comme une lutte contre la pauvreté, comme le moyen de combattre un manque, les conséquences d’une situation. On compte sur la justice distributive pour raboter les inégalités, rendre accessibles à tous les biens nécessaires, combler les besoins fondamentaux. Mais l’on peut concevoir une solidarité où le pauvre n’est pas considéré comme victime mais comme acteur qui peut mettre quelque richesse au service d’un projet commun. Au-delà de la justice distributive, Elena Lasida veut mobiliser une justice « contributive » qui rende possible la participation à une œuvre collective. Il s’agit de solliciter la « capacité créatrice » du pauvre, qui le définit plus essentiellement que son indigence.⁠[18] De même au niveau international, le développement n’est pas d’abord et simplement un problème que la technologie et l’imitation des pays riches peuvent résoudre, ce n’est pas non plus par « une économie parallèle ou palliative » qu’on viendra à bout des inégalités scandaleuses mais, une fois encore, par la sollicitation des compétences des intéressés, par le souci d’une justice contributive : « Les pays pauvres ne sont-ils pas, eux aussi, porteurs de ressources pour penser de nouveaux modes de développement ? »[19] Il faut privilégier l’échange plutôt que le transfert pour que chacun soit reconnu comme créateur. L’économie solidaire n’est pas « réparatrice mais génératrice »[20], elle fait apparaître le meilleur de chacun et lui permet de croître.

Le souci de la relation qui s’exprime dans l’économie solidaire renouvelle aussi notre conception de l’identité. Suite aux mouvements migratoires, à la mondialisation, on assiste à des replis identitaires stimulés par diverses formes de populismes plus ou moins xénophobes or, quand on réfléchit bien, notre identité n’est pas affirmée une fois pour toutes et elle se nourrit de la rencontre de l’autre. Elena Lasida rejoint à cet endroit les analyses de plusieurs auteurs⁠[21] : identité et altérité sont complémentaires et même davantage dans la mesure où l’altérité nous constitue.⁠[22] « L’identité est toujours une histoire de rencontre, écrit Elena Lasida. Rencontre du même et de l’autre. rencontre du similaire et du différent. »[23] Et donc, dans la mesure où l’économie « crée du lien et de l’appartenance », dans la mesure où elle est « fondée sur la reconnaissance des personnes plutôt que sur l’équivalence des biens », dans la mesure où elle « sollicite la créativité et l’originalité de chacun », elle « peut alors devenir un terreau où se construit l’identité de chacun. »[24]

Le résultat de cette démarche dépasse le « matériel » : « du moment que l’on considère l’individu construisant son identité et celle de sa communauté d’appartenance à travers les chois économiques, l’économie n’est plus un simple moyen pour accéder aux biens, mais elle devient un vecteur porteur de sens. »[25] Ce n’est pas un modèle à reproduire parce qu’il serait bon pour tous qui se crée ainsi mais un style de vie⁠[26] dont « le sens n’est pas préétabli mais à définir ensemble », toujours indéterminé donc. »⁠[27] Un style de vie car l’activité économique et la travail ne seront pas évalués « seulement en termes de productivité et de rentabilité financière » puisqu’on y fera « place au temps « improductif » de la convivialité, à la reconnaissance de l’apport de chacun autrement qu’à travers le seul salaire payé, au temps « perdu » pour prendre soin des collègues au travail ».⁠[28]

Tout est une question de finalité. La production des biens est-elle un moyen indispensable ou la finalité de l’activité économique ? La position de l’auteur est claire : « L’économie est associée à la vie et notamment aux conditions matérielles qui la rendent possible. Or une vie réduite aux conditions exclusivement matérielles est une vie morte. la dimension matérielle de la vie est une condition mais pas une finalité. L’économie […] est à la fois essentielle et secondaire. Elle doit assurer des conditions vitales et elle doit aider à s’en détacher. Elle doit à la fois sécuriser et libérer. »[29] L’économie qui se donne comme fin ultime la condition matérielle de la vie devient une idole que certains adoreront, que d’autres diaboliseront. Certaines entreprises ont bien compris cela. Elena Lasida cite deux bons exemples révélés par leur publicité. Tout d’abord : « La Nef : pour que l’argent relie les hommes ». Cet organisme qui s’occupe de micro-finance ne met pas en avant le taux d’intérêt pratiqué mais le bénéfice social. Ensuite « Terre de liens : une richesse à cultiver ». Cette association, grâce à l’épargne solidaire, achète des terres qui seront exploitées par des producteurs qui n’ont pas les moyens de les acheter. Priorité est donnée à l’utilisation plutôt qu’à la propriété, à la relation plutôt qu’à la valeur monétaire.⁠[30]

Est-il fou le rêve « d’une économie au service du savoir-vivre plutôt que du savoir-faire, du bien-être ensemble plutôt que de la prospérité partagée » ?⁠[31] Ou plus simplement d’une économie où le profit n’est pas la finalité ultime.

Elena Lasida évoque trois voies existantes.

Celle de l’économie sociale qui, selon l’auteur, se caractérise par quatre principes majeurs : la priorité accordée au service rendu plutôt qu’au profit, l’autonomie par rapport à l’État, la gestion démocratique et la priorité accordée au réinvestissement des bénéfices plutôt qu’à leur répartition entre les membres.⁠[32]

Celle du social business tel qu’il a été présenté par Muhammad Yunus⁠[33] pionnier du microcrédit. De nouveau, dans l’entreprise proposée, « c’est sa contribution sociétale qui prime sur sa rentabilité financière ».⁠[34]

Celle de l’« économie de fonctionnalité » « où l’utilisation l’emporte sur la propriété, où la relation l’emporte sur la quantité, la confiance sur la méfiance. »[35]

On peut penser que ces voies sont marginales mais il faut se rendre compte que de plus en plus de gens et non des moindres se demandent si le profit est bien le but premier de l’économie, si la richesse matérielle est le seul critère du bien-être cherché à travers la production et la consommation. Justement, il s’agit de bien-être, d’être bien et l’on commence à se rendre compte que le bonheur d’un pays ne peut se mesurer à l’aune de son PIB. En 2008, a été créée la Commission Stiglitz qui rassemble, entre autres, pas moins de cinq prix Nobel d’économie⁠[36] et dont le nom officiel dit bien son objet : « Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social ». Il s’agit d’une « remise en cause du PIB en tant qu’indicateur de performance et de progrès ». la Commission se donnait pour but de développer une « réflexion sur les moyens d’échapper à une approche trop quantitative, trop comptable de la mesure de nos performances collectives » en recherchant d’autres indicateurs de richesse comme le ressenti des gens, la consommation, la répartition des revenus et du patrimoine, et leurs inégalités, la qualité du logement, le « capital humain », les atteintes à l’environnement.⁠[37] La pensée et l’expérience d’Elena Lasida rejoignent ce que le pape Benoît XVI écrivait dans Caritas in veritate : « Si hier on pouvait penser qu’il fallait d’abord rechercher la justice et que la gratuité devait intervenir ensuite comme un complément, aujourd’hui, il faut dire que sans la gratuité on ne parvient même pas à réaliser la justice. Il faut, par conséquent, un marché sur lequel des entreprises qui poursuivent des buts institutionnels différents puissent agir librement, dans des conditions équitables. » Et le pape, d’emblée, répond à l’objection qui consisterait à dire qu’il est impossible que tous les secteurs économiques passent tout à coup en mode « social et solidaire », que toutes les entreprises s’ouvrent à la gratuité et à la communion. Il précise en effet que « A côté de l’entreprise privée tournée vers le profit, et des divers types d’entreprises publiques, il est opportun que les organisations productrices qui poursuivent des buts mutualistes et sociaux puissent s’implanter et se développer. » Cette diversité serait bénéfique à la longue car « C’est de leur confrontation réciproque sur le marché que l’on peut espérer une sorte d’hybridation des comportements d’entreprise et donc une attention vigilante à la civilisation de l’économie.[38] La charité dans la vérité, dans ce cas, signifie qu’il faut donner forme et organisation aux activités économiques qui, sans nier le profit, entendent aller au-delà de la logique de l’échange des équivalents et du profit comme but en soi. »⁠[39]

Le goût de l’autre se forme, doit se former, dans la famille et dans tous les cercles sociaux plus ou moins étroits, plus ou moins larges dans lesquels nous évoluons. Dans nos lieux de travail comme dans la société politique. Progressivement. Se mettre en chemin, en tout cas.


1. CV 39.
2. CV 36.
3. Ce qui circule entre nous, Donner recevoir, rendre, Seuil, 2017. J. T. Godbout est un sociologue canadien, né en 1939, ancien professeur à l’université du Québec.
4. POLANYI K., L’économie en tant que procès institutionnalisé, in Economies primitives, archaïques et modernes, Essais de Karl Polanyi, Seuil, 2007. K. Polanyi (1886-1964) est un économiste hongrois. Il enseigna notamment à l’université Columbia (USA).
5. ORLEAN A., L’empire de la valeur, Refonder l’économie, Seuil, 2011. A. Orléan est un économiste français, né en 1950, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Paris).
6. LASIDA Elena, Le don fondateur du lien social, le cas de l’économie de marché, op. cit., p. 35.
7. LASIDA Elena, Le goût de l’autre, La crise, une chance pour réinventer le lien, op.cit., p. 311.
8. Id., p. 305.
9. Id., p. 301
10. LASIDA Elena, Il faut prendre l’incertitude comme une promesse, op. cit.
11. Le goût de l’autre, op. cit., p. 132.
12. Le goût de l’autre, op. cit., p. 11. L’auteur fait remarquer qu’Adam Smith lui-même, « souvent considéré comme le père du libéralisme économique », estimait « que l’économie est enracinée dans le social, qu’elle ne peut pas être comprise en dehors des logiques qui la constituent, et qu’elle met surtout en scène toute la contradiction de l’être humain qui, devant autrui, se situe à la fois comme modèle et comme rival. l’acteur économique est par excellence un « passeur », un homme en relation, toujours en proie à deux sentiments contraires : la sympathie et l’envie. » (Le goût de l’autre, op. cit., pp. 78 et 90-91).E. Lasida renvoie à ces deux livres de Smith A. : Théorie des sentiments moraux (1759) et Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776).
13. Le goût de l’autre, op. cit., p. 35.
14. Id., p. 50.
15. Id., pp. 58-60.
16. Id., pp. 92-93.
17. Id., p. 98.
18. Id., pp. 169-183.
19. Id., p. 186.
20. Id., p. 197.
21. Par exemple, SARTHOU-LAJUS Nathalie, Le souci contemporain de l’identité, in Etudes, 2010/2, tome 412, pp. 149-152 ; GADDAD Merzi, L’islam est-il au cœur de la crise identitaire européenne ? in L’identité de l’Europe (sous la direction de DELSOL Chantal et MATTEI Jean-François, PUF, 2010, pp.93-121.
22. L’évangile lui-même nous révèle « que la rencontre avec l’étranger est ce qui nous révèle le plus profond de ce qui nous constitue. […​] C’est l’ouverture qui ramène au plus profond de soi-même. » (Le goût de l’autre, op. cit., pp. 224-225).
23. Id., p. 203.
24. Id., p. 207.
25. Id., pp. 212-213.
26. A ne pas confondre avec un « mode de vie » qui, selon l’auteur « fait surtout référence aux pratiques quotidiennes: éviter le gâchis d’énergie en termes de chauffage ou d’éclairage, contrôler l’utilisation de l’eau, préférer les transports en commun et économe en énergie, acheter des produits peu polluants et durables, etc.. » (Id., p. 214).
27. Id., p.218.
28. Id., pp. 222-223.
29. Id., p. 241.
30. Id., pp. 248-251.
31. Id., p. 276.
32. Id., pp. 280-281. E. Lasida renvoie à la Charte de l’économie sociale publiée en France en 1980 par le Comité national de liaison des activités mutualistes, coopératives et associatives (CNLAMCA). On peut aussi consulter la Charte de l’Economie sociale publiée en 1995 par le CEGES : Conseil des entreprises et groupement de l’économie sociale. Les quatre principes cités se retrouvent dans la définition donnée à l’économie sociale sur le site Belgium.be, sous le titre Economie sociale : « L’économie sociale est une alternative à l’économie classique. cette forme d’économie n’est pas exclusivement basée sur une logique de profit mais repose sur divers principes parmi lesquels figurent : -l’autonomie de gestion par rapport aux pouvoirs publics ;- la primauté des personnes et du travail sur le capital lors de la redistribution des bénéfices ;- la finalité de service aux membres et à la collectivité plutôt que le profit ; -un processus de décision démocratique. ». Pour la Belgique, on peut lire aussi DEFOURNY Jacques, Le secteur de l’économie sociale en Belgique, Université de Liège, janvier 1992 ; Réconcilier l’économie et la société, vers une économie plurielle, OCDE, Paris 1996. L’économie sociale a également, en Belgique, un site : www.econosoc.be. Le 16 juin 2016, La Libre Belgique publiait un article intitulé : « L’économie sociale cartonne mais reste méconnue des Belges » : le nombre d’entreprises sociales augmente de même le nombre d’emplois en leur sein.
33. Cf. YUNUS Muhammad, Vers un nouveau capitalisme, J.-C. Lattès, 2006. L’auteur a reçu le Prix Nobel de la Paix en 2006.
34. LASIDA E., Le goût de l’autre, op. cit., p. 282.
35. Id., p. 285. E. Lasida cite l’exemple des vélos publics. Chaque vélo a plusieurs utilisateurs : « Le nombre de vélos produits est alors réduit mais, en contrepartie, les services de maintenance des vélos et d’organisation logistique de leur utilisation sont largement développés. Moins de production matérielle mais plus de service. »
36. Joseph Stilgitz (Université de Columbia), Amartya Sen (Université de Harvard), James Heckman (Université de Chicago), Daniel Kahneman (Université de Princeton) et Kenneth Arrow (Université de Stanford). Il faut aussi signaler l’existence du Fair ou Forum pour d’autres indicateurs de richesse qui s’est constitué en 2008 à partir de la société civile et qui tout en reconnaissant certaines avancées du rapport de la Commission Stilglitz en souligne les insuffisances.
37. Cf. Au-delà du PIB: un sujet qui mérite débat in Le Soir, 24 juin 2009.
38. LASIDA E. écrit : « la réforme ne vise pas à remplacer un modèle d’entreprise par un autre mais à légitimer la place de différents modèles d’entreprise qui peuvent communiquer et s’influencer réciproquement. L’économie solidaire n’apparaît pas comme un « modèle alternatif » mais comme une alternative qui peut faire évoluer le modèle dominant » (Op. cit., p. 310).
39. CV, n° 39.

⁢c. Des exemples simples d’expériences de vie créatrices de liens

Les projets intergénérationnels

On peut citer en France, le projet ensemble2générations ou, en Belgique 1Toit2Ages⁠[1]. Elena Lasida présente ainsi l’action d’ensemble2générations : « C’est vraiment une initiative qui s’inscrit dans le cadre du développement durable !
Dans le développement durable, il y a trois dimensions – écologique, économique, sociale.
Dans la démarche d’ensemble2générations, au lieu de construire de nouveaux logements, on partage le logement existant : c’est écologique ! C’est aussi économique, car cela permet à des personnes à bas revenus d’accéder au logement et à des services sans échange marchand.
Enfin, il y a une dimension sociale, je dirais même sociétale, car il y a création de relations intergénérationnelles qui contribuent au « vivre ensemble ». Le jeune peut apporter à la personne âgée son savoir-faire, ses compétences techniques en informatique par exemple, et lui rendre des services très concrets. Mais à travers les deux formules proposées par l’association, on sent bien que ce qui est valorisé, c’est la présence en soi ! La solitude est un des grands problèmes de notre société, elle concerne souvent les personnes âgées, mais peut concerner aussi les jeunes. Ils sont parfois perdus – il y a tellement de choix à faire, les situations familiales sont souvent complexes… La relation avec la personne âgée peut permettre de trouver des repères. Le jeune et la personne âgée échangeront des regards sur le monde différents et complémentaires. Le jeune a un regard plus orienté vers le futur, il offre au senior une possibilité de ne pas s’enfermer dans le passé, dans la maladie, de partager une vision de l’avenir. Le senior, de son côté, apporte un regard sur le monde qui valorise l’histoire, la tradition. Cette transmission est importante pour un jeune qui construit son avenir. Face à deux manques, deux besoins, deux situations de crise, ensemble2générations a trouvé une réponse en facilitant la rencontre, en créant du lien. Il n’y a ni investissement matériel, ni innovation technique. C’est de la créativité humaine à l’état pur, de l’innovation sociétale ! » ⁠[2]

Le comité de quartier

Vivent, dans bons nombre de quartiers, côte à côte, chrétiens, musulmans, incroyants, francs-maçons même, des gens qui votent pour des partis parfois opposés. Il est possible d’aller au-delà d’un statu quo pacifique espéré et garanti par la loi, pour faire advenir un bien commun comme la tranquillité, ou la propreté du quartier. Et par là et au-delà encore, il est possible de créer des liens. C’est une démarche modeste mais qui est simple et qui peut s’amplifier. Qui, en tout cas, peut faire passer les citoyens de la juxtaposition à la solidarité, à la fraternité.

L’économie de communion

Le 31 mai 1999, Chiara Lubich⁠[3], fondatrice des Focolari a eu l’occasion de présenter à Strasbourg devant le Conseil de l’Europe l’économie de communion⁠[4] qui est une expérience d’économie solidaire qui, soucieuse de fraternité, rassemble des chrétiens de diverses églises, des croyants de diverses religions, des incroyants tous unis par une nouvelle manière de vivre caractérisée à la racine par la volonté de vouloir le bien de l’autre, par une tendance naturelle au don qui, lorsqu’elle est réciproque crée la solidarité. Le principe de cette économie de communion est simple : « augmenter les ressources en faisant naître des entreprises dont la gestion pouvait être confiée à des spécialistes, afin qu’elle soit efficace et permette d’en retirer des bénéfices.

Ces bénéfices allaient servir en partie au développement des entreprises, en partie pour aider ceux qui sont dans le besoin en leur permettant de vivre plus dignement jusqu’à ce qu’ils aient trouvé un moyen des subsistance, ou même en leur offrant un travail dans les entreprises elles-mêmes. Une troisième partie enfin, devait être consacrée à développer des structures où des hommes et des femmes, dont la vie est animée par la culture du don, se formaient pour devenir ces « hommes nouveaux » sans lesquels ne peut ,naître une société nouvelle. »

Dans ces entreprises, se manifestent le souci de la gratuité, de la solidarité et l’attention aux plus démunis, associés à la recherche d’un profit qui sera mis en commun:

« Alors que souvent l’économie contribue à dresser des barrières entre les classes sociales et entre les groupes qui représentent des intérêts opposés, ces entreprises s’efforcent au contraire :

-d’offrir une partie de leurs bénéfices pour répondre directement aux besoins les plus urgents des personnes qui se trouvent dans une situation économique précaire ;

-de promouvoir au sein de l’entreprise et vis-à-vis des consommateurs, des fournisseurs, des concurrents, des communautés locale et internationale, ou encore avec l’administration, des relations de réciprocité, dans l’ouverture et la confiance, sans perdre de vue l’intérêt général ;

-de vivre et de diffuser une culture du don, de la paix et de la légalité, dans le respect de l’environnement (il faut être solidaire aussi de la création) à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise. »

Dans les entreprises qui participent à cette économie de communion, on remet donc en cause « la maximisation du profit » afin de « mettre l’homme et non le capital au centre de leur activité » car on s’est bien rendu compte que la recherche du profit maximum entraîne des pratiques problématiques : délocalisations, travail à court terme, souci prioritaire des actionnaires, accumulation de richesses, etc.. Et quand on dit que l’on prête attention à la personne humaine, on ne vise pas seulement ceux qui travaillent dans l’entreprise mais aussi toutes les personnes concernées par le travail de l’entreprise : consommateurs, fournisseurs, sous-traitants, habitants de la région, etc.. Quant au partage qui est au cœur de ces entreprises il ne faut pas le considérer comme une forme d’assistanat car il se vit dans une relation de réciprocité « où l’on reçoit et l’on donne avec la même dignité ». La culture du don « peut prendre d’autres formes que le partage d’une partie des bénéfices : embauche d’un travailleur en difficulté, don de temps, de matériel, de savoir-faire, etc.. »[5]

Un autre exemple : l’entreprise libérée

L’entreprise, elle aussi, et c’est plus spectaculaire, peut devenir un lieu de solidarité, de fraternité autour de ce bien commun qu’est l’entreprise elle-même.

On lit, sur le site d’un cabinet de formation, cette affirmation : « Pour manager, il faut aimer les gens et s’intéresser à eux. Le vrai leader est celui qui grandit en faisant grandir les autres. »[6] A ce point de vue, la personnalité est au moins aussi importante que la qualité technique et professionnelle qui peut être améliorée ou ajustée au sein de l’entreprise. Quand on parle d’amitié, on parle de la relation avec une personne, ne l’oublions jamais, et pas seulement d’un travailleur.

Aimer une personne implique qu’on lui permette d’être libre d’exercer ses talents en toute responsabilité, selon le principe de « subsidiarité »⁠[7]. Aimer les gens, instaurer la subsidiarité, implique que l’on ait conscience de la dignité fondamentale de cette personne, dignité qu’il faut respecter chez chacun au sein de l’entreprise, quelle que soit sa fonction.

Il est des entreprises où l’« amitié » a transformé les structures.

Martin Mahaux Ingénieur civil en informatique (UCL) et docteur en informatique (UN) se présente comme un « facilitateur de créativité collaborative ». Soucieux de donner plus de souplesse et d’agilité aux entreprises⁠[8] dont les organigrammes révèlent trop de rigidité et de lenteur, il leur propose de faire « le grand saut en établissant que ce n’est plus le chef qui décide ». Il s’agit de « favoriser la motivation autonome ».⁠[9] Il a participé à la fondation de Phusis au service des entreprises désireuses de mettre en place une gestion collaborative. »⁠[10] 

Martin Mahaux s’appuie, en fait, sur une tradition, même si celle-ci est relativement récente. Il se réfère notamment aux œuvres de Frédéric Laloux⁠[11] et d’Isaac Getz⁠[12] qui, eux-mêmes, ont médité ou rapporté ce que certains appellent l’expérience de l’entreprise libérée.⁠[13] Ces nouveaux entrepreneurs ne se réfèrent ni à la Bible⁠[14] ni à l’enseignement de l’Église mais recoupent par leur expérience les valeurs qui y sont contenues.

De quoi s’agit-il ?

Divers entrepreneurs ont été déçus par l’expérience qu’ils ont vécue dans des entreprises « classiques », construites de manière pyramidale.

Ces entreprises traditionnelles ont été imprégnées des idées de Frederick Winslow Taylor (1856-1915) le promoteur de l’organisation scientifique du travail.⁠[15]

Les nouveaux leaders des « entreprises libérées » estiment que les réglementations tatillonnes brident la créativité et que la construction pyramidale tout comme « les descriptions de poste précises prônées par Taylor brident en fait le potentiel des ouvriers et les empêchent d’améliorer leur travail, ce qui tue la motivation. »[16] Pour nous faire comprendre leur vision de l’entreprise humaine et performante, ils emploient diverses images comme celle de la « pyramide arrondie ». Il est fondamental d’« arrondir la pyramide ».⁠[17] Plus souvent, c’est l’image d’une équipe sportive qui est employée.

Cette vision est confirmée par l’Américain John Wooden, qui fut un coach de basket-ball et qui s’est fait une réputation dans le monde de l’entreprise en transposant dans le monde du travail ce qu’il avait acquis comme expérience des hommes sur le terrain des entraînements.⁠[18]

Le résultat de la « libération » met en évidence les valeurs énumérées longuement dans les chapitres précédents : respect de la dignité de toute personne, priorité à la personne sur les choses, solidarité-amitié-fraternité, subsidiarité, juste salaire, concertation.

Cela suppose une conversion du leader.

Certains protesteront : « mais que devient la hiérarchie dans une telle entreprise ? »

Il est intéressant de s’arrêter un instant à l’étymologie de ce mot familier. Hiérarchie vient du grec ιεραρχία et est composé de deux mots: hieros (ἱερός) qui signifie saint, sacré, qui appartient à une divinité et ἄρχειν (arkhein) qui signifie commander. On voit aisément le glissement qui a pu s’opérer : celui qui commande est un personnage sacré à qui l’on doit obéir et que l’on doit vénérer…​ Dans l’entreprise libérée, entreprise construite dans la subsidiarité, une hiérarchie des pouvoirs à l’ancienne mode, nous allons le voir, est mise à mal. Encore une fois, c’est l’image de l’équipe de football qui s’impose. Là, « le capitaine est à la fois opérationnel à égalité dans l’équipe et tiers supérieur dans la décision ». En fait, à la hiérarchie des pouvoirs se substitue une hiérarchie de valeurs car « aucune société n’est stable sans hiérarchie de valeurs partagées ».⁠[19]

Sur le site de FAVI, PME spécialisée dans les produits faits d’alliages cuivreux, notamment les fourchettes de boîtes de vitesse pour automobiles, on peut lire cette présentation inhabituelle de l’entreprise qui « a développé dans les années 80 une organisation centrée CLIENT, où la structure s’efface pour lui assurer la pleine écoute des équipes autonomes et responsables. Un management atypique qui prône la recherche permanente de l’Amour du client, la confiance en l’Homme et l’innovation. »[20]

L’entreprise « à taille humaine »

On pourrait penser que l’entreprise « à taille humaine » ne peut être qu’une petite ou moyenne entreprise parce qu’elle permet davantage de proximité, une liberté d’initiative plus importante sous la conduite d’une hiérarchie plus accessible et bienveillante.

Or, l’expérience nous révèle que même dans une grande entreprise, il est possible de trouver qualité de vie, dynamisme et écoute. Selon son directeur des ressources humaines (DRH), une des plus grandes entreprises de construction de Belgique a comme « ambition de [se] positionner comme alternative à un certain modèle d’entreprise qui s’est imposé dans le monde ». Il témoigne que « la dynamique participative contribue à donner du sens au travail de chacun » alors que cette entreprise emploie 1.500 personnes et qu’elle a triplé son chiffre d’affaires en dix ans. Le DRH explique qu'« un accent particulier [a été] mis sur la délégation. Les mentalités ont évolué à ce niveau, et ce depuis et avec le top : il est essentiel que la dynamique soit initiée par là. Une société d’entrepreneurs est, par nature, gérée de façon plutôt directive, hiérarchique. Or, plus on grandit, plus il faut parvenir à lâcher prise. […​] Nous avons responsabilisé nos managers, ce à quoi contribue aussi la nouvelle organisation : chaque entité a son équipe de direction et sa ligne de responsabilités. Les deux vont de pair : un entrepreneur sera capable de lâcher du lest s’il voit que les choses sont gérées. Si tel n’est pas le cas, il va avoir tendance à resserrer la bride…​ ». Ainsi, « le développement d’un réflexe plus participatif » a pour but « d’embarquer les gens dès la définition des projets, en leur permettant de s’exprimer, de contribuer à la réflexion […​]. Cette attention doit sans cesse être rappelée et alimentée, car les managers sont naturellement rattrapés par les impératifs business du quotidien et risquent de mordre sur ce temps d’écoute si l’on n’y prend pas garde. » Il précise encore : « Quand une recrue nous rejoint, nous lui demandons un rapport d’impression à chaud, puis après trois à six mois. Et le feed-back de ces collaborateurs montre que non seulement ils se retrouvent dans ce modèle, mais aussi qu’ils en sont demandeurs dans un monde de plus en plus incertain et où l’humain est mis à mal. »[21]

L’exemple Torfs

Cet exemple nous montre que sans théorie préétablie, une entreprise peut grandir en humanité simplement, si l’on peut dire, grâce aux qualités de coeur et au bon sens de ses responsables.

En 2019, la chaîne de magasins de chaussures Torfs a été consacrée pour la dixième fois, meilleur employeur de Belgique mais aussi, la même année, meilleur employeur d’Europe dans la catégorie « grande entreprise » (plus de 500 travailleurs). Ce prix a été décerné à Stockholm par l’institut international Great Place to Work qui récompense « les entreprises qui favorisent un cadre de travail basé sur la confiance et où les travailleurs sont fiers de leur emploi. »[22]

Sur le site de l’entreprise⁠[23], on découvre, au-delà du souci de la qualité des produits, du service, que les responsables, selon leur propre expression, sont « programmés pour veiller les uns sur les autres ainsi que sur la société » dans laquelle ils vivent. Cette attention est pour eux la raison du succès économique.

Attention aux collaborateurs accueillis tels qu’ils sont sans aucune discrimination d’âge, de sexe, de religion, d’orientation sexuelle et même de santé mentale ou physique. Un style de vie sain est encouragé, des ateliers sont proposés sur la nutrition, l’exercice physique, la santé, la résilience et le développement personnel. Des activités sont organisées aussi où se retrouvent collaborateurs et clients.

Attention à la société globale par la consécration d’une partie des bénéfices à des projets caritatifs divers et par la collaboration structurelle avec certains partenaires sociaux. Une partie est aussi réservée pour financer des projets auxquels participent personnellement des clients et des collaborateurs. L’environnement n’est pas négligé car l’entreprise réduit autant que possible son empreinte écologique et soutient divers programmes de réduction des émissions de CO2, de collecte de vieux vêtements et de chaussures usagées. Elle développe aussi un e-commerce durable en employant des emballages 100% recyclables. Elle a même installé des ruches sur le lieu du siège social, milité pour la réduction de la quantité de déchets et leur recyclage, recourt à des techniques de construction les plus écologiques possibles et produit sa propre énergie durable.

Ce n’est donc pas étonnant que cette entreprise ait remporté le titre de « meilleur employeur d’Europe » !

Chrétiens et musulmans face au travail

Les 3 et 4 novembre 2017⁠[24], 150 personnes ont participé à Marseille à une rencontre entre chrétiens et musulmans sur le thème du travail. Etaient représentés le Mouvement des cadres chrétiens (MCC), organisateur de l’événement, la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), l’Organisation internationale du travail (OIT⁠[25]) et l’association musulmane Foi pour entreprendre qui cherche à promouvoir parmi les entrepreneurs musulmans, chrétiens et juifs, « une nouvelle économie plus humaniste ». Il s’agissait de rechercher les « convergences des valeurs éthiques » au « cœur des cultures judéo-chrétiennes et musulmanes du tour de la Méditerranée, donnant dignité au travail, sens dans la vie et place dans la société ». Le directeur de l’OIT France, Cyril Cosme déclarait : « Ce qui nous rassemble, c’est la conviction que le travail est bien plus qu’une marchandise. il joue un rôle essentiel de cohésion de la société ». Quant à Anouar Kbibech, , cadre supérieur chez SFR et président sortant du Conseil français du culte musulman, il affirmait que « L’un des points clés sur lesquels nous nous retrouvons c’est que, comme croyants, nous aspirons à une cohérence entre une éthique et notre foi, et à témoigner de nos valeurs à tout moment et en tout lieu…​ y compris en entreprise ». Enfin, Pierre Martinot Lagarde sj, conseiller spécial auprès de l’OIT soulignait l’importance et la nature profonde de ce type de rencontre en citant Benoît XVI : « le premier lieu du dialogue interreligieux est celui du dialogue social » car « c’est celui de la fraternité »

Voilà qui confirme la justesse de la visée du P. Fessard !


3. 1920-2008.
4. Cf. Mouvement des Focolari, Economie de communion, Des entreprises osent le partage, Nouvelle Cité, 2007, pp. . Voir aussi BRUNI Luigino et GREVIN Anouk, L’économie silencieuse, Nouvelle Cité, 2018. Deux sites peuvent êtres consultés: http://edc-online.org/fr/ et en Belgique http://www.solidar.be/easycms/home.
5. LAIGNEAUX Hélène, Economie de communion : vers plus de solidarité et de responsabilité dans les entreprises, Centre Avec, Documents d’analyse et de réflexion, juin 2008. Le Centre Avec a été créé en 1980 par un petit groupe de jésuites belges. C’est un centre de recherche et d’action sociales reconnu comme association d’éducation permanente par la fédération Wallonie-Bruxelles.
7. rappelons qu’il s’agit toujours de privilégier le niveau inférieur d’un pouvoir de décision aussi longtemps que le niveau supérieur ne peut pas agir de manière plus efficace.
8. Et pas seulement : Martin Mahaux cite en exemple, chez nous, le S.P.F.. Mobilité (Service Public Fédéral de Mobilité) et une expérience aussi au sein de la police de Nivelles.
9. Cf. MAHAUX Martin, Quels fondements pour un leadership libérateur ?, Conférence, Connaissance et Vie d’Aujourd’hui, Namur, 8 novembre 2018.
11. Ancien partenaire associé chez McKinsey. Son livre principal : Reinventing Organizations : Vers des communautés de travail inspirées, Diateino, 2015.
12. Docteur en psychologie et HDR en gestion, Isaac Getz est professeur à l’ESCP Europe à Paris. Conférencier international, il a été classé en 2016 parmi les auteurs les plus influents au monde en management. Il a publié notamment : avec CARNEY Brian, Quand la liberté des salariés fait le succès des entreprises, Clés des champs, 2016. On peut citer aussi GETZ Isaac, La liberté, ça marche ! : L’entreprise libérée, les textes qui l’ont inspirée, les pionniers qui l’ont bâtie, Flammarion, 2016 ; L’entreprise libérée, Comment devenir un leader libérateur et se désintoxiquer des vieux modèles, Fayard, 2017.
13. Dans le même esprit, d’autres parlent d’holacratie (du grec ολον : le tout) ou de sociocratie. Jean-Christian Fauvet consultant (1927-2010), utilise d’autres expressions : la socio-dynamique (cf. La socio-dynamique, Ed. d’Organisation, 1996 ; L’élan socio-dynamique, Editions d’Organisation, 2004) ou encore l’auto-révolution (cf. L’auto-révolution…​ une nouvelle stratégie pour réussir la révolution en France, Editions d’Organisation, 2007). L’auteur insiste pour qu’on ne confonde pas les principes de l’auto-organisation avec ceux de l’autogestion, système qu’il considère comme fort utopique.(Cf. GETZ, La liberté, ça marche !, op. cit., pp. 143-144).
14. A l’exception peut-être de Robert McDermott, ancien directeur de l’USAA, mutuelle d’assurance, qui explique ainsi la raison de sa « conversion » à l’entreprise libérée : « C’est notre mission, en tant que parents, enseignants, entraîneurs et managers, d’aider les autres à découvrir et à développer leurs talents. Ceux-ci éprouvent alors un sentiment d’épanouissement qu’aucune rémunération monétaire ne peut égaler. Il s’agit de l’épanouissement de l’âme de la personne, qui vient de la conviction qu’elle a fait de son mieux pour se développer et servir son prochain. pour respecter le commandement « tu aimeras ton prochain », il me suffit de respecter ma personne et les talents que le Seigneur m’a donnés, et de m’emparer de ces dons pour les perfectionner. Ainsi, chacun peut voir aisément quel épanouissement naît de la coopération. Associer tous ces fragments épars permet à l’organisation de tirer les meilleurs résultats de ce que nous appelons le travail en équipe. […​] La pire erreur que puisse faire un PDG, c’est de fonder son leadership sur le principe du « command and control », ou sur toute approche où les choses sont organisées du haut vers le bas. Le mieux qu’il puisse faire, c’est aider les gens à comprendre leur obligation morale de découvrir et de développer leurs talents, et de travailler ensemble pour se rendre service et s’entraider. Ensuite, vous pouvez déléguer, sachant que les meilleures décisions viendront des personnes qui sont sur le terrain et non au sommet de la pyramide. Si la prise de décision part du bas, il en sort des innovations, des idées qui améliorent l’entreprise. » Méditant la « règle d’or », Robert McDermott, explique que « servir autrui comme vous aimeriez être servi oblige l’individu à découvrir et à développer ses talents. » (MCDERMOTT Robert, Entretien avec le professeur Clyde Porter, 1998, cité in Getz, op. cit., pp. 303-305.
15. On lui attribue cette réflexion célèbre qu’il fit à un ouvrier récalcitrant du nom de Michael Johnson Shartle : « Je vous emploie pour votre force et vos capacités physiques. On ne vous demande pas de penser ; il y a des gens payés pour cela. » (OMMEREN Erik van, DUIVESTEIN Sander, DEVADOSS John, REIJNEN Clemens, GUNVALDSON Erik, Collaboration in the Cloud, VINT, 2009, p. 55.) Taylor est considéré comme le « père de l’usine moderne dans laquelle, nous dit un chef d’entreprise, des milliers de zombies anonymes et sans visage exécutent sans fin des tâches répétitives sous une surveillance vigilante et constante. » ( SEMLER Ricardo, A contre-courant , Vivre l’entreprise la plus extraordinaire au monde, Dunod, 1993, cité in GETZ, op. cit., p. 320. Ricardo Semler est le président de l’entreprise brésilienne Semco qui conçoit des mixeurs et des pompes industrielles. Cet ingénieur formé à Harvard Business School a travaillé pour le MIT (Massaschusetts Institute of Technology). Là, « on utilise la personne comme un outil de production. […​] On ne peut pas se motiver quand on a le sentiment de n’être qu’un numéro. l’homme a soif de considération. » (Id., pp. 315-316.) De plus, « les descriptions de poste précises prônées par Taylor brident en fait le potentiel des ouvriers et les empêchent d’améliorer leur travail, ce qui tue la motivation. » (SEMLER Ricardo, cité in GETZ, op. cit., p. 321.)
   Dans cet esprit et « dans leur quête de loi, d’ordre, de stabilité et leur lutte contre les surprises, les sociétés se dotent de prescriptions permettant de faire face à toutes les éventualités imaginables. On crée des manuels en pensant que si tout est couché par écrit, ce sera plus rationnel et plus objectif. la standardisation des méthodes et des conduites à tenir doit guider les nouvelles recrues et conférer à l’entreprise tout entière une image unique et cohérente. Il est bientôt établi que les grandes entreprises ne peuvent fonctionner sans l’aide de centaines ou de milliers de réglementations. […​] Tous les textes font oublier aux salariés que l’entreprise a besoin de faire preuve de créativité et de sens de l’adaptation pour survivre. Les réglementations écrites ne font que les freiner. » (Id., p. 314.)
16. Id., p. 321.
17. Ricardo Semler cité in GETZ, op. cit., p. 326.
18. Il a écrit notamment : The essential Wooden : A Lifetime of Lessons on Leaders and Leadership, McGraw-Hill Professional, 2007
19. d’ELBEE Pierre, A quoi sert la hiérarchie ?, https://fr.aleteia.org/12 août 2018.
20. Le directeur général de FAVI, Jean-François Zobrist, a été inspiré par la « socio-dynamique » de FAUVET Jean-Christian. Pour plus de renseignements, on peut lire : Un petit patron naïf et paresseux, Stratégie et avenir, 2010 ; La belle histoire de FAVI : L’entreprise qui croit que l’homme est bon, Lulu, tomes 1 et 2, 2018, tome 3, Humanisme et organisation, 2018.
21. LO GIUDICE Christophe, Interview de Philippe Callens, DRH de Thomas et Piron, Nous croyons en la valeur d’une entreprise à taille humaine, in HR.Square, n° 13, novembre-décembre 2016, pp. 16-19.
22. Cf. www.lecho.be, 6 juin 2019.
23. www.torfs.be
24. Cf. [email protected] , 10 novembre 2017.
25. L’OIT rassemble des représentants des travailleurs, employeurs et gouvernements.

⁢d. Conclusion partielle

Notons pour conclure ces illustrations empruntées au monde économique que « l’orientation est en grande partie déterminée par le système de valeurs du dirigeant »[1]. Ainsi, « une culture et une attitude éthiques ne naîtront à l’intérieur d’une entreprise qu’au travers d’un engagement persévérant et efficace de ses dirigeants. Ce sont eux qui décident ou orientent les entreprises vers des valeurs éthiques et des principes spécifiques. »[2] d’où l’influence que peut avoir une personne responsable bien formée et bien disposée à servir avant tout le bien commun. Nous y reviendrons.


1. LAIGNEAUX Hélène, op. cit., p. 7.
2. UNIAPAC, La valeur des valeurs, 2008, p. 16, cité in LAIGNEAUX Hélène, id..

⁢e. Et dans le monde politique ?

Jean-Paul II n’a pas hésité à écrire que « la politique est l’utilisation du pouvoir légitime pour atteindre le bien commun de la société…​ »⁠[1]. Avant lui, Paul VI déclarait que « la politique est une manière exigeante…​ de vivre l’engagement chrétien au service des autres »[2]. C’est dire à la fois l’importance de la politique et la difficulté de son exercice.

Il est difficile, dans ce domaine, de donner actuellement des exemples d’un dialogue qui aurait fait advenir un bien commun, la politique étant, hélas, le plus souvent, un lieu d’affrontements et de manipulations diverses.

Le pape François déplore cet état de chose, hélas, bien réel : « A bien des endroits on a le sentiment que le bien commun n’est plus l’objectif primaire poursuivi et ce désintérêt est perçu par de nombreux citoyens. Ainsi trouvent un terrain fertile, dans beaucoup de pays, les formations extrémistes et populistes qui font de la protestation le cœur de leur message politique, sans toutefois offrir l’alternative d’un projet politique constructif. Le dialogue est remplacé ou par une opposition stérile, qui peut même mettre en danger la cohabitation civile, ou bien par une hégémonie du pouvoir politique qui emprisonne et empêche une vraie vie démocratique. dans un cas, on détruit les points et dans l’autre, on construit des murs. Et aujourd’hui l’Europe connaît les deux.

Les chrétiens sont appelés à favoriser le dialogue politique, spécialement là où il est menacé et où semble prévaloir l’affrontement. les chrétiens sont appelés à redonner de la dignité à la politique, entendue comme le plus grand service au bien commun et non comme une charge de pouvoir. Cela demande aussi une formation adéquate, car la politique n’est pas « l’art de l’improvisation », mais plutôt une haute expression d’abnégation et de dévouement personnel en faveur de la communauté. Etre dirigeant exige des études , de la préparation et de l’expérience. »[3].

François nous rappelle fort heureusement que « L’instrument de la politique, c’est la proximité. Se confronter aux problèmes, les comprendre. Il y a autre chose, dont nous avons perdu la pratique : la persuasion. C’est peut-être la méthode politique la plus subtile, la plus fine. J’écoute les arguments de l’autre, je les analyse et je lui présente les miens…​ L’autre cherche à me convaincre, moi j’essaie de la persuader, et de cette façon nous cheminons ensemble ; peut-être que nous n’arrivons pas à la synthèse de type hégélien ou idéaliste - grâce à Dieu, parce que cela on ne peut pas, on ne doit pas le faire, car cela détruit toujours quelque chose. »[4]

Nous en sommes loin c’est pourquoi, en attendant que le dialogue tel que défini remplace la dialectique incessante des partis, il est important de faire tous les petits pas possibles là où nous sommes et qui que nous soyons pour lentement créer le peuple sans lequel il n’est pas de démocratie possible.

Par le dialogue, il est toujours possible de bâtir quelque chose avec des hommes de bonne volonté. Mais il n’est pas question, évidemment de trahir certaines valeurs fondamentales. L’Église le rappelle sans cesse. Lors d’une messe pour les responsables politiques et les parlementaires⁠[5], le cardinal Vingt-Trois partait du constat que « pour ce qui est de la vie publique, […] il est tentant de faire le tri entre les convictions et les responsabilités ; les premières seraient appelées à rester secrètes tandis que la vie sociale se réglerait sur les secondes. » Pour l’ancien archevêque de Paris, cela ne signifie pas pour autant que dans les débats de société il faille appuyer ses arguments « sur une foi particulière ». A la lumière de l’enseignement de Paul confronté au paganisme de l’empire romain qui par certains traits ressemble à notre monde, il ne faut pas « dissimuler nos références de croyant, au contraire : « Je n’ai pas honte de l’Évangile, car il est puissance de dieu pour le salut de quiconque est devenu croyant. »[6] nous dit-il. mais il nous invite aussi à rejoindre la connaissance de Dieu que peut avoir l’intelligence humaine, même si elle n’est pas encore accomplie dans une profession de foi plénière. C’est à cette intelligence que nous devons faire appel en posant des questions qui concernent le sens de l’existence humaine. » Paul ne rappelle-t-il pas en effet que « depuis la création du monde, on peut voir avec l’intelligence à travers les œuvres de Dieu, ce qui de lui est invisible. »[7] Ne pas occulter sa foi donc mais argumenter rationnellement et montrer que « la bonne nouvelle de l’Évangile » est « une ressource précieuse pour éclairer les intelligences humaines. »[8]

Devant les parlementaires participant au Congrès du Parti Populaire Européen⁠[9], le pape Benoît XVI déclarait : « En ce qui concerne l’Église catholique, l’objet principal de ses interventions dans le débat public porte sur la protection et la promotion de la dignité de la personne et elle accorde donc volontairement une attention particulière à certains principes qui ne sont pas négociables. Parmi ceux-ci, les principes suivants apparaissent aujourd’hui de manière claire :

  • la protection de la vie à toutes ses étapes, du premier moment de sa conception jusqu’à sa mort naturelle ;

  • _la reconnaissance et la promotion de la structure naturelle de la famille - comme union entre un homme et une femme fondée sur le mariage

    • et sa défense contre des tentatives de la rendre juridiquement équivalente à des formes d’union radicalement différentes qui, en réalité, lui portent préjudice et contribuent à sa déstabilisation, en obscurcissant son caractère spécifique et son rôle social irremplaçable ;_

  • la protection du droit des parents d’éduquer leurs enfants.

Ces principes ne sont pas des vérités de foi, même s’ ils reçoivent un éclairage et une confirmation supplémentaire de la foi ; ils sont inscrits dans la nature humaine elle-même et ils sont donc communs à toute l’humanité ».⁠[10]

Le 24 novembre 2002, la Congrégation pour la doctrine de la foi avait publié sous l’autorité de son préfet, le cardinal Ratzinger et avec approbation du pape Jean-Paul II, une « Note doctrinale concernant certaines questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique ». L’objectif de cette note était « simplement de rappeler quelques principes propres à la conscience chrétienne, qui inspirent l’engagement social et politique des catholiques dans les sociétés démocratiques ». Il s’agit d’« exigences éthiques fondamentales auxquelles on ne peut renoncer », de « principes moraux qui n’admettent ni dérogation, ni exception, ni aucun compromis » en vue « du bien intégral de la personne ». La Note cite : « le caractère intangible de la vie humaine », le respect et la protection des « droits de l’embryon humain », « la protection et la promotion de la famille, fondée sur la mariage monogame entre personnes de sexe différent », la « liberté d’éducation des enfants », « la protection sociale des mineurs » et « la libération des formes modernes d’esclavage », « la liberté religieuse », « une économie qui soit au service de la personne et du bien commun, dans le respect de la justice sociale, du principe de solidarité humaine et de la subsidiarité », « la paix ». La Note reconnaît que suivant les circonstances, est normale « une pluralité d’orientations et de solutions, qui doivent toutefois être moralement acceptables ». Elle reconnaît aussi que là où il n’est « pas possible d’éviter ou d’abroger totalement une loi », par exemple, une loi permettant l’avortement, « un parlementaire, dont l’opposition personnelle absolue à l’avortement serait manifeste et connue de tous, pourrait licitement apporter son soutien à des propositions destinées à limiter les préjudices d’une telle loi et à en diminuer ainsi les effets négatifs sur le plan de la culture et de la moralité publiques »[11].

Même dans les pays qui, parfois depuis longtemps, se sont dotés d’une législation funeste sur ces questions, le champ d’action reste large et doit être investi, la rencontre avec l’« autre » est le chemin obligé.⁠[12]

François, dans un Discours aux maires des communes italiennes⁠[13], oppose l’image de Babel⁠[14], la « ville inachevée », « symbole de confusion et d’égarement » à la « nouvelle Jérusalem »[15], lieu de « fraternité et de communion ». Pour que toute ville soit « une anticipation et un reflet de la Jérusalem céleste », elle ne peut admettre l’« individualisme exaspéré », « l’envie, les ambitions effrénées et un esprit d’hostilité » ou « l’intérêt d’un petit nombre ». « Il ne s’agit pas, comme l’image de Babel le suggère, d’élever davantage la tour, mais d’élargir la place, de faire de l’espace, de donner à chacun la possibilité de se réaliser soi-même, avec sa propre famille, et de s’ouvrir à la communion avec les autres. » Il faut « faire croître dans les personnes la dignité d’être des citoyens », promouvoir « la justice sociale, et donc le travail, les services, les opportunités », créer « d’innombrables initiatives avec lesquelles vivre le territoire et en prendre soin », éduquer « à la coresponsabilité », « construire des communautés où chacun se sente reconnu comme personne et citoyen, titulaire de droits et de devoirs, dans la logique indissoluble qui lie l’intérêt de l’individu et le bien commun. Car ce qui contribue au bien de tous concourt également au bien de l’individu. » Vis-à-vis des migrants et des réfugiés, en particulier, il importe d’encourager « toutes les initiatives qui promeuvent la culture de la rencontre, l’échange réciproque de richesses artistiques et culturelles, la connaissance des lieux des communautés d’origine des nouveaux arrivants ». Il faut garder « un cœur bon et grand […] dans lequel sauvegarder la passion pour le bien commun […] ; être proche de son peuple », familier, disponible, « toujours généreux et désintéressé dans le service du bien commun », prudent, courageux et tendre « pour s’approcher des plus faibles ».

Sans cette attitude permanente, le risque est grand de voir disparaître le bien commun au profit d’un intérêt général, d’un vivre-ensemble mal compris assuré par la loi des plus nombreux. A ce moment, une dictature subtile s’impose comme le souhaitait d’ailleurs ce prophète des temps modernes, Thomas Hobbes écrivant, non sans un brin de cynisme que « C’est l’autorité, non la vérité, qui fait la loi. »[16]


1. Discours aux responsables de gouvernement, 4 novembre 2000, DC 3 décembre 2000, n° 2237, p. 1005.
2. Lettre apostolique Octogesima adveniens, 46, 14 mai 1971, pour le 80ᵉ anniversaire de l’encyclique Rerum novarum de Léon XIII.
3. FRANCOIS, Discours aux participants à la conférence (Re)Thinking Europe, organisée par la Commission des Episcopats de la Communauté Européenne (COMECE) et au Secrétariat d’État du Saint-Siège, le 28 octobre 2017.
4. FRANCOIS, Rencontre avec Dominique Wolton, Politique et société, Un dialogue inédit, L’Observatoire, 2017.
5. VINGT-TROIS cardinal, 17 octobre 2017, in La Croix, le 18 octobre 2017.
6. Rm 1, 16.
7. Rm 1, 20.
8. Le cardinal Vingt-Trois prend comme exemple les discussions qui vont, en 2018, aborder la révision des lois de bioéthique. il explique : ce « devrait être l’occasion d’un authentique débat sur les diverses conceptions de l’être humain qui y sont engagées, notamment par les questions concernant la procréation médicalement assistée et ses conséquences prévisibles. Il dépendra des élus que ce débat échappe aux caricatures facile et se situe au niveau de ses vrais enjeux. Il est particulièrement significatif que dans les opinions émises à ce jour on occulte généralement les droits des enfants, -et notamment celui d’avoir accès à ses origines-. Nous ne pouvons pas fortifier une société réellement démocratique en plaçant les désirs personnels au-dessus de toute réflexion éthique.
   Dans ce débat, les chrétiens ont une responsabilité particulière, non pour imposer leur point de vue comme un position particulière, mais pour provoquer les intelligences et les consciences à tenir compte sereinement des signes que nous donne la création sur les conditions de la vie humaine. » (Cf. article cité).
9. 30 mars 2006.
10. BENOÎT XVI les rappellera encore dans l’exhortation apostolique Sacramentum Caritatis, 22 février 2007, au paragraphe 83: « cela vaut pour tous les baptisés, mais s’impose avec une exigence particulière pour ceux qui, par la position sociale ou politique qu’ils occupent, doivent prendre des décisions concernant les valeurs fondamentales, comme le respect et la défense de la vie humaine, de sa conception à sa fin naturelle, comme la famille fondée sur le mariage entre homme et femme, la liberté d’éducation des enfants et la promotion du bien commun sous toutes ses formes. Ces valeurs ne sont pas négociables. Par conséquent, les hommes politiques et les législateurs catholiques, conscients de leur grave responsabilité sociale, doivent se sentir particulièrement interpellés par leur conscience, justement formée, pour présenter et soutenir des lois inspirées par les valeurs fondées sur la nature humaine. Cela a, entre autres, un lien objectif avec l’Eucharistie (cf. 1 Co 11, 27-29). Les Évêques sont tenus de rappeler constamment ces valeurs ; cela fait partie de leur responsabilité à l’égard du troupeau qui leur est confié. »
11. EG, n° 73.
12. Le théologien jésuite H. Bouillard (1908-1981) explique : « Puisque la loi morale naturelle est sens discerné par la raison, par la conscience morale, tout énoncé qui prétend l’exprimer se trouve soumis au jugement critique de tous les hommes qui se veulent raisonnables et moraux ; il doit pouvoir être admis par eux. En conséquence, lorsque l’Église parle au nom de la loi naturelle, elle s’engage par le fait même au dialogue avec les hommes ; elle ne peut pas ne pas prendre au sérieux la conscience morale de ceux à qui elle s’adresse. Au moment où elle se dit gardienne de la loi naturelle, elle ne saurait oublier qu’elle n’en n’est pas la source unique. Elle ne peut donc pas remplir sa mission sans écouter les hommes et sans viser un accord avec leurs propos raisonnables. […​] Dès lors, foi chrétienne et monde profane devrait pouvoir se rencontrer assez largement sur le plan d’une éthique commune. Ni l’idée de commandement divin, ni l’orientation eschatologique, ni l’intervention de l’Église n’empêchent, en principe, l’autonomie de l’homme découvrant et réalisant lui-même le sens de ses activités terrestres. Le chrétien peut être intimement présent au monde comme les autres hommes. Le sens évangélique peut coïncider avec le déploiement autonome de la présence ontologique de cet être-au-monde qui est constitutif de l’homme. » (BOUILLARD H., Autonomie humaine et présence de Dieu, in Etudes, n° 326, pp. 696-697, cité in THOMASSET A., op. cit., p. 216).
13. 30 septembre 2017 in La Croix, 14/11/82017.
14. Gn 11, 1-9.
15. Ap 21, 10-27.
16. Léviathan, II, 26 (édition latine).

⁢f. Et au plan universel ?

Et sur ce plan, la tâche est encore plus rude car « la difficulté ne porte pas tant sur le détail pratique de ces conditions, sur lesquelles tous s’accorderont (nourriture, vêtement, habitat, éducation, travail, etc.), mais sur les conditions politiques et économiques qui permettent aujourd’hui l’accomplissement de ces différentes conditions à une échelle universelle - comme conditions du bien commun universel. »[1]

Le P. Gaston Fessard a mis en évidence « le caractère humainement insoluble du bien commun universel » mais précisa : « A moins que l’impossible et le nécessaire à l’homme ne deviennent le libre et le possible pour Dieu »[2]. Le bien commun universel ne peut trouver de réponse qu’en Dieu, et plus précisément dans l’effet que produit la manifestation de Dieu en Jésus-Christ, par l’Esprit de charité, sur notre manière de vivre en société : « maintenant nous mettons en commun ce que nous possédons et le partageons avec quiconque est dans le besoin », « nous qui, à cause de leurs coutumes, n’admettions pas de gens d’une autre race à notre foyer, maintenant, après la manifestation du Christ, nous partageons avec eux le même genre de vie »[3]. Si la révélation chrétienne est un principe essentiel à l’évolution rationnelle de la société, c’est en vertu d’une catégorie spécifique du bien commun, que les chrétiens ont à charge d’incarner dans et pour le monde : le « Bien de la Communion ». »[4]

Comme en écho lointain, Benoît XVI maintient l’exigence : « Il faut travailler sans cesse afin de favoriser une orientation culturelle personnalisée et communautaire, ouverte à la transcendance, du processus d’intégration planétaire. »[5]

C’est dire la responsabilité des chrétiens, en particulier des laïcs. Une fois encore, apparaissent radicalement indissociables l’évangélisation et l’action politique.


1. LASIDA Elena et TARDIVEL Emilie, Christianisme et bien commun, in Transversalités n° 131, 2014/3, p. 12.
2. Autorité et bien commun, op. cit., p. 98.
3. JUSTIN, Apologie pour les chrétiens, I, 14, 2 et 3, Sources chrétiennes, Cerf, 2006.
4. LASIDA Elena et TARDIVEL Emilie, Christianisme et bien commun, in Transversalités n° 131, 2014/3, p. 14.
5. CV 42.

⁢Chapitre 9 : La responsabilité des chrétiens

Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel vient à s’affadir, avec quoi le salera-t-on ?

— Mt 5, 13

[1]

Les chrétiens, on l’a compris, ont, dans le monde, une grave responsabilité.⁠[2] Sans l’engagement des chrétiens ou l’incarnation de leurs principes, le monde n’ira pas mieux. Comme on le lit dans l’antique Lettre à Diognète⁠[3]: « ce que l’âme est dans le corps, les chrétiens le sont dans le monde ».⁠[4] Il faudra que tôt ou tard l’on se rende compte que la laïcité dont beaucoup font de plus en plus de cas comme étant la voie royale du vivre-ensemble, « n’équivaut ni à la nature ni même à la liberté, elle les mutile. Elle ne peut répondre au désir humain le plus profond qui est celui de sa fin ultime, Dieu. »[5] Même un auteur-phare du monde libéral l’a reconnu: « Peut-être […] la civilisation occidentale souffre-t-elle en profondeur, en deçà des phénomènes socio-économiques, du déclin de ses (ou de sa) religions. »[6]

L’engagement des chrétiens pour le bien commun avec l’arsenal fourni par la DSE n’est d’ailleurs pas facultatif : « Cette dynamique de la charité et d’ouverture à la transcendance, qui est l’œuvre de l’Esprit, est au cœur de la prise de parole de l’Église. Elle ne peut pas ne pas annoncer ce qui la constitue. Elle peut être perçue dans son discours comme utopique quand ne cessent de l’emporter les égoïsmes et les violences de tous bords. Mais, en ignorant ou en minimisant cette exigence théologique, on méconnaîtrait le fondement de cette prise de parole qui est proclamation de foi, acte de fidélité en un Dieu qui nous a tout dit en son Fils. «⁠[7] Et, comme il a été dit plus haut, aucun prétexte spirituel ne peut dispenser d’agir dans et sur le monde puisque « le kérygme possède un contenu inévitablement social »[8].

Encore faut-il mobiliser des « augmentateurs », des « passeurs » dit, plus élégamment, Elena Lasida. Passeurs de vie, passeurs de sens, « libérateurs » qui libèrent l’envie de vivre et les capacités, « maîtres à penser » (sans être nécessairement des intellectuels mais qui développent une pensée propre, qui ne sont pas des marionnettes), « guetteurs d’aube » au milieu de la nuit, qui nous font passer de l’indépendance à l’interdépendance.⁠[9]

Plus vite que tout autre, le chrétien devrait s’inscrire dans les rangs de ces « animateurs sociaux », créateurs de liens puisque le chrétien est censé savoir mieux que quiconque par quel lien fort, fondamental, préexistant, il est relié aux autres qui sont tous ses frères en Dieu et par Dieu. « L’avenir de l’humanité, écrit le pape François, n’est pas seulement entre les mains des politiciens, des grands dirigeants, des grandes sociétés » mais avant tout « entre les mains des hommes qui reconnaissent l’autre comme un individu, et eux-mêmes comme un élément du « nous ». »⁠[10] Fils d’un Dieu Amour, appelés à l’amour.⁠[11]

Comme nous l’avons déjà souligné précédemment, l’action « politique » des chrétiens ne doit pas se concevoir prioritairement au sein d’un parti « chrétien » qui appliquerait tous les principes de l’enseignement social de l’Église. C’est une belle utopie qui présida en Belgique en 2002 à la création du parti CDF (Chrétiens démocrates francophones, puis en 2007 Chrétiens démocrates fédéraux) qui fut dissous en 2013. Preuve qu’il n’exprimait les convictions que d’un nombre presque insignifiant de citoyens. Non seulement, avons-nous dit, un parti politique n’est pas indispensable mais, qui plus est, un parti chrétien n’est sans doute pas souhaitable dans la mesure où il risque de compromettre l’Église, qui doit être tout à tous, dans des options particulières alors qu’au niveau des programmes plusieurs solutions sont toujours possibles, étant saufs les principes fondamentaux incontournables.⁠[12] Les rôles étant bien distincts, le risque de cléricalisme s’estompe.⁠[13] L’Église a le droit et le devoir de parler lorsque le bien commun doit être défendu ou promu. Mais c’est aux laïcs que revient la tâche de s’engager concrètement d’autant plus que les chrétiens sont disséminés dans les différents secteurs de la société et aujourd’hui éparpillés dans divers partis. Que là où ils sont, ils fassent leur devoir : créer des liens, orienter, agir avec toujours en point de mire le bien commun. Recréer un tissu social qui inspirera des structures adaptées. Si jadis, il suffisait, théoriquement, que le prince fût chrétien, il n’en va plus de même aujourd’hui car la démocratie implique, en principe, l’ensemble du peuple. Comment espérer une politique , au sens large, chrétienne si le peuple ne l’est pas ? Ses représentants sont à son image…​

Et c’est bien à tous les fidèles⁠[14] que le Magistère de l’Église s’adresse avec insistance dès Rerum novarum : « Il faut, par des mesures promptes et efficaces, venir en aide aux hommes […] dans une situation d’infortune et de misère imméritées. […] Que chacun se mette sans délai à la part qui lui incombe de peur qu’en différant le remède, on ne rende incurable un mal déjà si grave. »[15] De même, dans Quadragesimo anno : « Et assurément, c’est maintenant surtout qu’on a besoin de ces vaillants soldats du Christ qui, de toutes leurs forces, travaillent à préserver la famille humaine de l’effroyable ruine qui la frapperait si le mépris des doctrines de l’Évangile laissait triompher un ordre de choses qui foule aux pieds les lois de la nature non moins que celles de Dieu. »[16] Jean XXIII fut encore plus précis dans Mater et magistra : « Nous réaffirmons avant tout que la doctrine sociale chrétienne est partie intégrante de la conception chrétienne de la vie. Tout en observant avec satisfaction que dans divers instituts cette doctrine est déjà enseignée depuis longtemps, Nous insistons pour que l’on en étende l’enseignement dans des cours ordinaires, dans toutes les écoles catholiques à tous les degrés. Elle doit de plus être inscrite au programme d’instruction religieuse des paroisses et des groupements  d’apostolat des laïcs ; elle doit être propagée par tous les moyens modernes de diffusion : presse quotidienne et périodique, ouvrages de vulgarisation ou à caractère scientifique, radiophonie, télévision. »[17] Jean-Paul II n’est pas en reste : « Je voudrais qu’on la [la DSE] fasse connaître et qu’on l’applique dans les pays où, après l’écroulement su socialisme réel, on paraît très désorienté face à la tâche de reconstruction. De leur côté, les pays occidentaux eux-mêmes courent le risque de voir dans cet effondrement la victoire unilatérale de leur système économique et ils ne se soucient donc pas d’y apporter maintenant les corrections qu’il faudrait. Quant aux pays du tiers-monde, ils se trouvent plus que jamais dans la dramatique situation du sous-développement qui s’aggrave chaque jour. »[18] Appel sans cesse répété avec insistance et toujours avec un sentiment d’urgence. Benoît XVI revenant sur l’appel lancé par Paul VI dans Populorum progressio, demandera qu’« on agisse avec courage et sans retardCette urgence est dictée aussi par l’amour dans la vérité. C’est la charité du Christ qui nous pousse: « Caritas Christi urget nos » ( 2 Co 5, 14). L’urgence n’est pas seulement inscrite dans les choses ; elle ne découle pas uniquement de la pression des événements et des problèmes, mais aussi de ce qui est proprement en jeu : la réalisation d’une authentique fraternité. »[19].


1. L’évangéliste continue : « Il n’est plus bon à rien qu’à être jeté dehors et foulé aux pieds par les gens. Vous êtes la lumière du monde. Une ville ne peut se cacher, qui est sise au sommet d’un mont. _ Et l’on n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau, mais bien sur le lampadaire, où elle brille pour tous ceux qui sont dans la maison._ Ainsi votre lumière doit-elle briller devant les hommes afin qu’ils voient vos bonnes œuvres et glorifient votre père qui est dans les cieux. »
2. COATANEA D., en citant RICOEUR P. (Soi-même comme un autre, Seuil, 1990, pp. 334-335) écrit : « Cette exigence de « convictions bien pesées » s’impose en premier chef à la communauté des disciples du Christ ». Par tradition, ils jouissent d’une « approche théologale du bien commun, tant du côté du respect de chaque individu que du côté de la pluralité des visions du bien. La thèse soutenue par les chrétiens, qui est aussi une tension au sein de leur tradition de foi, consiste à penser un bien humain selon la Révélation d’un Dieu qui s’est fait homme en Jésus-Christ, et dont il est possible de rendre compte en articulant foi et raison. » (Op. cit., p. 363).
3. Il s’agit d’une lettre écrite à la fin du IIe siècle ou au IIIe siècle par un auteur chrétien anonyme. qui tente de montrer la nouveauté du christianisme par rapport au paganisme et au judaïsme. Certains ont pensé que la lettre avait été par saint Justin (IIe s.)mais cette hypothèse est aujourd’hui abandonnée. Quant à Diognète, on l’a parfois identifié au philosophe stoïcien qui fut un des précepteurs de l’empereur Marc-Aurèle (121-180), parfois à l’empereur Adrien (76-138) lui-même mais ces hypothèses ont fait long feu. En fait, on ne saura jamais sans doute le nom de l’auteur et l’identité du destinataire.
5. HUMBRECHT Th.-D., op. cit., p. 203.
6. ARON Raymond, Mémoires, 50 ans de réflexion politique, Julliard, 1983, p. 679 cité in HUMBRECHT Th.-D., op. cit., p. 15. Raymond Aron (1905-1983), vu l’étendue de son œuvre, de son enseignement et de ses engagements politiques, est identifié comme philosophe, sociologue, politologue, historien.
7. COATANEA Dominique, Bien commun, op. cit..
8. EG, 177.
9. LASIDA E., Le goût de l’autre, op. cit., pp. 73-79.
10. Message vidéo à TED 2017, 25 avril 2017.
11. « L’amour n’est pas aimé » aurait dit saint François d’Assise (Cf. FRANCOIS, Méditation à Assise, le 20 sept 2016). En tout cas, Jacques Maritain avait relevé ces réflexions inquiétantes glanée dans la littérature marxiste et fasciste : « Cette victoire sera précédée…​ d’une haine de classe universelle à l’égard du capital. Voilà pourquoi l’amour chrétien, s’adressant à tous, même à l’ennemi, est le pire adversaire du communisme. » (Boukharine, Pravda, 30 mars 1934) ; « Il est une vertu qui doit être votre stimulant, qui doit être la flamme de votre jeunesse, et cette vertu a nom la haine. » (Prf. Emilio Bodrero, aux étudiants de Padoue) ; « Oui, Messieurs, haïr ses ennemis et aimer ses amis. Ne pas haïr, ou pire encore, aimer ses ennemis est une forme de lâcheté qu’aucun principe qui tend à une conquête durable et sérieuse ne peut accepter. » (Scorza, chef des Faisceaux Juvéniles Gioventù Fascista, avril 1931 (en réponse à un article de l’Osservatore Romano où il était dit que « la haine, vertu fasciste, n’est pas une vertu chrétienne »). (MARITAIN, Humanisme intégral, op. cit., p. 280 note 1).
12. NYSSENS Clotilde l’a bien compris (op. cit., p. 26) : « La foi chrétienne ne donne cependant pas de réponse immédiate, concrète, globale et définitive aux problèmes posés. Elle offre seulement des lignes de force et les fonde. leur application aux problématiques concrètes implique compétence et savoirs, discussions et réflexions. En outre, le résultat de la traduction des valeurs chrétiennes dans le concret peut être pluriel. Il existe des sensibilités différentes au sein même du monde chrétien. Plutôt que de vouloir être doctrinaire ou néotriomphaliste, il convient d’habiter les lieux sociaux et politiques pour contribuer à des choix de société humanisants. Le chrétien est présent en politique avec un héritage culturel, une conviction pour l’avenir et la « mémoire subversive » de l’Évangile. »
   En 1936, Jacques Maritain écrivait : « Supposons donc qu’il se forme - et c’est cela qui nous paraît éminemment désirable - non pas un parti politique à étiquette religieuse comme était le Centrum allemand, mais un ou plusieurs groupements politiques à dénomination et à spécification politique et véritablement politique (ce qui implique une certaine vue concrètement déterminée du bien commun temporel comme tel) et d’esprit authentiquement chrétien ; - je dis plusieurs groupements, car sur ce plan-là des hommes unis par la même foi religieuse peuvent très bien différer, et s’opposer les uns aux autres. » (Humanisme intégral, op. cit., p.264). « Les principes ne varient pas, ni les suprêmes règles pratiques de la vie humaine : mais ils s’appliquent selon des manières essentiellement diverses, qui ne répondent à un même concept que selon une similitude de proportions. Et cela suppose qu’on n’a pas seulement une notion empirique et comme aveugle, mais une notion vraiment rationnelle et philosophique des diverses phases de l’histoire. Car une simple constatation empirique de circonstances de fait ne pourrait donner lieu qu’à un certain opportunisme dans l’application des principes, ce qui nous met à l’extrême opposé de la sagesse. Ce n’est pas ainsi qu’un climat historique ou un ciel historique se détermine. C’est à condition de porter des jugements rationnels de valeur, et de discerner la forme et la signification des constellations intelligibles qui dominent les diverses phases de l’histoire humaine. » (Id., p. 145).
13. Dans une forme lapidaire et claire, Jacques Maritain disait : « …​le clergé n’a pas à tenir les leviers de commande de l’action purement temporelle et politique. » (Humanisme intégral, op. cit., p. 273).
   A propos des clercs et de leur indépendance vis-à-vis de l’État, au point de vue de leur liberté d’expression : Le concile Vatican II a déclaré que l’Église « ne place pas son espoir dans les privilèges offerts par le pouvoir civil. Bien plus, elle renoncera à l’exercice de certains droits légitimement acquis s’il est reconnu que leur usage peut faire douter de la pureté de son témoignage ou si des circonstances nouvelles exigent d’autres dispositions. » (GS 76, 5) Il est important que les clercs soient indépendants de l’État pour conserver leur liberté d’expression. En Belgique les clercs ont, apparemment, une situation confortable : « La prise en charge des traitements et pensions des ministres du culte imposée par la Constitution [a ouvert] la voie à d’autres interventions financières en faveur des cultes au point que l’on a fini par parler d’un « financement public des cultes ». Les communes apportent leur secours aux fabriques d’église et aux consistoires, offrent une indemnité de logement aux ministres des cultes ; les provinces interviennent dans le financement des églises cathédrales, des palais épiscopaux et des séminaires diocésains ; à cela s’ajoutent une exonération du précompte immobilier pour les édifices de culte, des interventions dans certaines assurances sociales au profit des membres du clergé régulier, des aides publiques à l’investissement et à la rénovation, la prise en charge de certains aumôniers et conseillers religieux (Cf. SÄGESSER Caroline, COORBYTER Vincent de, Cultes et laïcité en Belgique, Dossiers du CRISP, 51, p. 6). Mais, en échange, pourrait-on dire, l’article 268 du Code pénal prévoit que: « Seront punis d’un emprisonnement de huit jours à trois mois et d’une amende de vingt-six euros à cinq cents euros les ministres d’un culte qui, dans l’exercice de leur ministère, par des discours prononcés en assemblée publique, auront directement attaqué le gouvernement, une loi, un arrêté royal ou tout autre acte de l’autorité publique ».
   En France (HUMBRECHT, op. cit., 157) : « Aujourd’hui, la diplomatie vaticane est partout respectée parce qu’elle ne sert plus aucune hégémonie politique ni économique. De façon plus quotidienne, le fait que les prêtres français dépendent des oboles des fidèles et ne soient plus des appointés de l’État (comme dans les régimes concordataires de type germanique), évite de faire d’eux des notables. Pour l’annonce évangélique, c’est un avantage. […​] Les catholiques savent-ils toujours profiter de cette liberté ? Parfois ils restent aussi légitimistes avec l’État que s’il eût continué à rester chrétien. […​] Pourtant le droit de protester est intact. L’ordre établi n’est digne de respect que s’il est juste. Pas s’il est seulement établi ni ordre. » Et en note, l’auteur renvoie au CEC n° 1903: « L’autorité ne s’exerce légitimement que si elle recherche le bien commun du groupe considéré et si, pour l’atteindre, elle emploie des moyens moralement licites. S’il arrive aux dirigeant d’édicter des lois injustes ou de prendre des mesures contraires à l’ordre moral, ces dispositions ne sauraient obliger les consciences. « En pareil cas, l’autorité cesse d’être elle-même et dégénère en oppression ». (Jean XXIII, Pacem in terris, 51) ».
14. Nul ne peut échapper à l’invitation, comme nous l’avons vu. Nul ne peut se dire trop petit ou trop insignifiant. En effet, « tous les échelons de la vie sociale sont dignes d’intérêt, ils appellent des talents et un désir du bien commun. » (HUMBRECHT, op. cit., p. 51)
15. Marmy 495.
16. Marmy 613.
17. MM 224.
18. CA 56.
19. CV 20.

⁢i. Comment les appels pontificaux ont-ils été reçu ?

Distraitement apparemment.

Pie XI écrit dans Quadragesimo anno à propos de Rerum novarum: « Avec le temps […], des doutes se sont élevés sur la légitime interprétation de plusieurs passages de l’Encyclique ou sur les conséquences qu’il fallait en tirer, ce qui a été l’occasion entre les catholiques eux-mêmes de controverses parfois assez vives. » de même Jean-Paul II dans Centesimus annus déclare à propos de Rerum novarum : « Il faut reconnaître que l’annonce prophétique dont elle était porteuse n’a pas été complètement accueillie par les hommes de l’époque, et qu’à cause de cela de très grandes catastrophes se sont produites. » Pie XII, le 7 mai1949), revient sur la proposition faite par de Pie XI dans Quadragesimo anno, d’une organisation professionnelle « propre à triompher du libéralisme économique » et à établir une vraie économie sociale. Il constate que « cette partie de l’Encyclique semble malheureusement nous fournir un exemple de ces occasions opportunes qu’on laisse échapper faute de les saisir à temps. » Gaudium et Spes, Octogesima adveniens, Populorum progressio, Laborem exercens, Centesimus annus, … Laudato si, autant de textes contestés ou suspectés : les papes sont, pour certains, de gauche, pour d’autres, de droite, contestables.

Tous les baptisés, à l’œuvre !⁠[1]

L’Église, nous l’avons vu, a progressivement perçu l’importance des laïcs : ce sont les laïcs, en priorité, qui doivent se mobiliser non seulement ad intra mais surtout et prioritairement ad extra.⁠[2] Ils sont les « apôtres premiers et immédiats » disait Pie XI ( QA). « Les fidèles, et plus précisément les laïcs, se trouvent aux premières lignes de la vie de l’Église ; par eux, l’Église est le principe vital de la société humaine. »[3]. A eux revient le « renouvellement chrétien de l’ordre temporel ».⁠[4] François insiste encore : Lumen gentium et Gaudium et spes « situent les laïcs dans une vision d’ensemble du peuple de Dieu, auquel ils appartiennent  autant que les religieux, et au sein duquel ils participent, à leur manière, à la fonction sacerdotale, prophétique et royale du Christ lui-même. » Les laïcs ne sont donc pas « des membres de second ordre au service de la hiérarchie » de l’Église, ni de « simples exécuteurs d’ordres venus d’en haut ». Au contraire, « en vertu de leur baptême et de leur présence dans le monde, ils sont appelés à animer de l’esprit de l’Évangile tout type d’environnement, chaque activité et chaque relation humaine. […] Personne mieux qu’eux ne peut accomplir la tâche essentielle d’inscrire la loi divine dans la cité terrestre. »[5]


1. Même s’il ne percevait pas encore nettement la distinction des rôles, Pie X n’en proclamait pas moins que « Ce ne sont donc pas seulement les hommes revêtus du sacerdoce, mais tous les fidèles sans exception qui doivent se dévouer aux intérêts de Dieu et des âmes » (PIE X, E supremi, 4 octobre 1903).
2. Voir aussi : Sous la direction de GALINIER-PALLEROLA Jean-François, DELARBRE Christian et GAIGNARD Hervé, Vatican II, 50 ans après, Interprétation, réception, mise en œuvre et développements doctrinaux 1962-2012, Artège, 2012, pp. 95-114.
3. PIE XII, 20 février1946.
4. AA, 1, 2,5,7.
5. 12 novembre 2015. Jacques Maritain écrivait: « Si je me tourne vers les hommes pour leur parler et agir au milieu d’eux, disons donc que sur le premier plan d’activité, sur le plan du spirituel, je parais devant eux en tant que chrétien, et pour autant j’engage l’Église du Christ ; et que sur le second plan d’activité, sur le plan du temporel, je n’agis pas en tant que chrétien, mais je dois agir en chrétien, n’engageant que moi, non l’Église, mais m’engageant moi-même tout entier et non pas amputé ou désanimé, - m’engageant moi-même qui suis chrétien, qui suis dans le monde et travaille dans le monde sans être du monde, qui de par ma foi, mon baptême et ma confirmation, et si petit que je sois, ai vocation d’infuser au monde, là où je suis, une sève chrétienne. » (Humanisme intégral, op. cit., p. 299). Mais, en tant que chrétien et engageant l’Église, je défends les principes contenus dans la DSE et qui concernent le temporel en liaison avec le spirituel ; de même pour les questions « mixtes » qui touchent au mariage, à l’éducation, etc.. (Id., pp. 301-302).

⁢ii. qu’ils se forment et s’engagent !

Relisons Benoît XVI, 20 ans après Christifideles laïci : « Le monde dans le tissu de la vie familiale, professionnelle, sociale, est le lieu théologique, le domaine et le moyen de réalisation de leur vocation et de leur mission. Tout contexte, toute circonstance et toute activité où l’on s’attend à ce que puisse resplendir l’unité entre la foi et la vie est confié à la responsabilité des fidèles laïcs, mus par le désir de transmettre le don de la rencontre avec le Christ et la certitude de la dignité de la personne humaine. Il leur revient de prendre en charge le témoignage de la charité en particulier pour ceux qui sont les plus pauvres, qui souffrent et sont dans le besoin, ainsi que d’assumer tous les engagements chrétiens visant à édifier des conditions de justice et de paix toujours plus grandes dans la coexistence humaine, afin d’ouvrir de nouvelles frontières à l’Évangile ! Je demande donc au Conseil pontifical pour les laïcs de suivre avec une profonde attention pastorale la formation, le témoignage et la collaboration des fidèles laïcs dans les situations les plus diverses, où sont en jeu la qualité authentique de la vie dans la société. De manière particulière, je réaffirme la nécessité et l’urgence de la formation évangélique et de l’accompagnement pastoral d’une nouvelle génération de catholiques engagés dans la politique qui soient cohérents avec la foi qu’ils professent, qui aient de la rigueur morale, la capacité de jugement culturel, la compétence professionnelle et la passion du service pour le bien commun. »[1] « Les fidèles laïcs ont le devoir de travailler à un ordre social juste et leur formation à la doctrine sociale de l’Église est urgente. »[2]

Il serait contraire à l’essence même du message chrétien et, en particulier, de l’enseignement social de l’Église, d’attendre toujours d’« en-haut » le salut, d’espérer contre tout espoir que l’État, l’autorité, les structures, se convertissent et convertissent. La politique au sens large se vit d’abord au niveau des personnes, de la base, diraient certains. Le concile l’a nettement déclaré, au nom du principe de subsidiarité : Quant aux citoyens, individuellement ou en groupe, qu’ils évitent de conférer aux pouvoirs publics une trop grande puissance ; qu’ils ne s’adressent pas à eux d’une manière intempestive pour réclamer des secours et des avantages excessifs, au risque d’amoindrir la responsabilité des personnes, des familles et des groupes sociaux. » Et donc « Les gouvernants se garderont de faire obstacle aux associations familiales, sociales et culturelles, aux corps et institutions intermédiaires, ou d’empêcher leurs activités légitimes et efficaces ; qu’ils aiment plutôt les favoriser, dans l’ordre. »[3]

L’action politique doit donc commencer par le « bas ». Elle dépend des citoyens, de tous les citoyens et, pour la justice et bien commun qui sont les intérêts de tous, par les citoyens chrétiens.

« Ainsi, expliquait Paul VI, dans la diversité des situations, des fonctions, des organisations, chacun doit situer sa responsabilité et discerner, en conscience, les actions auxquelles il est appelé à participer. Mêlé à des courants divers où, à côté d’aspirations légitimes, se glissent des orientations plus ambigües, le chrétien doit opérer un tri vigilant et éviter de s’engager dans des collaborations inconditionnelles et contraires aux principes d’un véritable humanisme, même au nom de solidarités effectivement ressenties. S’il veut, en effet, jouer un rôle spécifique, comme chrétien en accord avec sa foi - rôle que les incroyants eux-mêmes attendent de lui-, il doit veiller, au sein de soin engagement actif, à élucider ses motivations, à dépasser les objectifs poursuivis dans une vue plus compréhensive qui évitera le danger des particularismes égoïstes et des totalitarismes oppresseurs. »[4]


1. 18 novembre 2008.
2. 5 novembre 2010. Paul VI reprenant AA 7,13 et 24, avait bien insisté : « les laïcs doivent assumer comme leur tâche propre le renouvellement de l’ordre temporel. Si le rô1e de la hiérarchie est d’enseigner et d’interpréter authentiquement les principes moraux à suivre en ce domaine, il leur appartient, par leurs libres initiatives et sans attendre passivement consignes et directives, de pénétrer d’esprit chrétien la mentalité et les mœurs, les lois et les structures de leur communauté de vie. » (PP)
3. GS 75 2. Une perspective confirmée par Jean-Paul II : « une société d’ordre supérieur ne doit pas intervenir dans la vie interne d’une société d’ordre inférieur en lui enlevant ses compétences, mais elle doit plutôt la soutenir en cas de nécessité et l’aider à coordonner son action avec celle des autres éléments qui composent la société en vue du bien commun. » (CA 48) François ne dit pas autre chose : « L’État ne peut se concevoir come le titulaire unique et exclusif du bien commun, sans permettre aux corps intermédiaires de la société civile d’exprimer, en liberté, tout leur potentiel. ce serait une violation du principe de subsidiarité qui, associé à celui de solidarité, constitue un pilier porteur de la doctrine sociale de l’Église. Ici, le défi est de savoir comment raccorder les droits individuels au bien commun. » (FRANCOIS, Discours à l’Académie pontificale des sciences sociales, 20 octobre 2017).
4. OAA 49.

⁢iii. qu’est-ce qui retient les laïcs ?

Laïcs qui ont été baptisés et sont devenus prophètes, prêtres et rois, qui doivent donc annoncer Dieu, relier le monde à Dieu et porter le souci de la communauté ! Que sont-ils devenus ?

Il y a ceux qui ont été séduits par le libéralisme⁠[1] ou une forme ou l’autre de socialisme⁠[2], d’écologisme⁠[3], portés par la mode ou dévoyés par intérêt.

Il y a ceux qui se laissent ballotter au gré des matraquages médiatiques, vulnérables à la pression sociale : chrétiens sans colonne vertébrale, paresseux, timorés, indifférents aux malheurs du monde même s’ils larmoient devant leurs écrans de télévision.

Il y a les chrétiens qui croient que l’aumône est le fin du fin de l’action sociale.⁠[4]

Il y a les chrétiens surnaturalistes qui estiment que leur devoir premier et dernier est sauver leur âme, réfugiés dans les sacristies, les retraites, les récollections et les groupes de prière. ⁠[5] A côté d’eux, il y a les grands activistes qui estiment que leur engagement est tout à fait étranger au domaine de la foi qui doit rester enfouie dans le cœur⁠[6] ou que l’action temporelle est le tout du message chrétien.⁠[7]

Il y a les nostalgiques du temps où tout le monde aurait été chrétien, où l’ordre aurait régné,⁠[8] désormais démobilisés et qui sont comme « l’Empire à la fin de la décadence qui regarde passer les grands barbares blancs »[9], amers, rancuniers, fatalistes, qui attendent la fin du monde ou le feu du Ciel.⁠[10]

Il y a aussi les petits activistes, les abonnés au courrier des lecteurs, les amateurs de pétitions, de manifestations.⁠[11]

Il y a ceux qui trouvent que leur curé est trop ceci, que le pape n’est pas assez cela, que l’évêque devrait…​ et attendent Jeanne d’Arc ou saint Benoît…​

Il y a une foule de spectateurs, pensionnés, ignorants, sans responsabilités, victimes ou non de préjugés, du terrorisme intellectuel, de la peur de se singulariser.

Or, la foi, comme l’écrivait l’ancien archevêque de Strasbourg Joseph Doré, la foi est certes personnelle, communautaire, ecclésiale, caritative mais aussi sociale, missionnaire et même ministérielle.⁠[12]


1. « …​les pays occidentaux […​] courent le risque devoir dans cet effondrement [du socialisme réel] la victoire unilatérale de leur système économique et ils ne se soucient donc pas d’y apporter maintenant les corrections qu’il faudrait. » (CA, n° 56).
2. « Dans un passé récent, le désir sincère d’être du côté des opprimés et de ne pas se couper du cours de l’histoire a amené bien des croyants à rechercher de diverses manières un impossible compromis entre le marxisme et le christianisme. » (CA, n° 26).
3. « Il n’y aura pas de nouvelle relation avec la nature sans un être humain nouveau. Il n’y a pas d’écologie sans anthropologie adéquate. Quand la personne humaine est considérée seulement comme un être parmi d’autres, qui procéderait des jeux du hasard ou d’un déterminisme physique, « la conscience de sa responsabilité risque de s’atténuer dans les esprits « (BENOÎT XVI, Message pour la journée mondiale de la paix, 2010, n° 2). Un anthropocentrisme dévié ne doit pas nécessairement faire place à un « biocentrisme », parce que cela impliquerait d’introduire un nouveau déséquilibre qui, non seulement ne résoudrait pas les problèmes mais en ajouterait d’autres. » (LS, n° 118).
4. Michel Schooyans rappelle que L’Église « n’a pas cessé, au cours de son histoire, de manifester son souci des plus pauvres, des malades, des marginaux, des ignorants, etc.. Cependant, dans le contexte du XIXe siècle, il faut reconnaître que les chrétiens n’ont généralement pas fait preuve de beaucoup de clairvoyance en matière sociale. » (SCHOOOYANS, Pour relever les défis du monde moderne, L’enseignement social de l’Église, op. cit., p. 43). BENOÎT XVI (Deus caritas est, 26-27) précise et confirme : « Depuis le dix-neuvième siècle, on a soulevé une objection contre l’activité caritative de l’Église, objection qui a été développée ensuite avec insistance, notamment par la pensée marxiste. Les pauvres, dit-on, n’auraient pas besoin d’œuvres de charité, mais plutôt de justice. […​] Dans cette argumentation, il faut le reconnaître, il y a du vrai, mais aussi beaucoup d’erreurs. Il est certain que la norme fondamentale de l’État doit être la recherche de la justice et que le but d’un ordre social juste consiste à garantir à chacun, dans le respect du principe de subsidiarité, sa part du bien commun. […​] La naissance de l’industrie moderne a vu disparaître les vieilles structures sociales et, avec la masse des salariés, elle a provoqué un changement radical dans la composition de la société, dans laquelle le rapport entre capital et travail est devenu la question décisive, une question qui, sous cette forme, était jusqu’alors inconnue. Les structures de production et le capital devenaient désormais la nouvelle puissance qui, mise dans les mains d’un petit nombre, aboutissait pour les masses laborieuses à une privation de droits, contre laquelle il fallait se rebeller.
   Il est juste d’admettre que les représentants de l’Église ont perçu, mais avec lenteur, que le problème de la juste structure de la société se posait de manière nouvelle. » La pratique de la justice et la recherche du bien commun sont primordiales. Benoît XVI est très clair: « Il ne s’agit pas seulement de corriger des dysfonctionnements par l’assistance ». (CV, n° 35).
5. qu’ils relisent Mi 6, 6-8. Demanderont-ils comme le fidèle « Avec quoi me présenterai-je devant Yahvé, me prosternerai-je devant le Dieu de là-haut ? Me présenterai-je avec des holocaustes, avec des veaux d’un an. prendra-t-il plaisir à des milliers de béliers, à des libations d’huile par torrents ? Faudra-t-il que j’offre mon aîné pour prix de mon crime, le fruit de mes entrailles pour mon propre péché ? » Ils risquent d’entendre cette réponse : « On t’a fait savoir, homme, ce qui est bien, ce que Yahvé réclame de toi : rien d’autre que d’accomplir la justice, d’aimer la bonté, de marcher humblement avec ton Dieu. ». Is 1, 11-16: « Que m’importent vos innombrables sacrifices, dit Yahvé, Je suis rassasié des holocaustes de béliers et de la graisse des veaux ; au sang des taureaux, des agneaux et des boucs, je ne prends pas plaisir. Quand vous venez vous présenter devant moi, qui vous a demandé de fouler mon parvis ? N’apportez plus d’oblation vaine : c’est pour moi une fumée insupportable ! Néoménie, sabbat, assemblée, je ne supporte pas fausseté et solennité. Vos néoménies, vos réunions, mon âme les hait ; elles me sont un fardeau que je suis las de porter. Quand vous étendez les mains, je détourne les yeux ; vous avez beau multiplier les prières, moi je n’écoute pas. Vos mains sont pleines de sang : lavez-vous, purifiez-vous ! Otez de ma vue vos actions perverses ! Cessez de faire le mal, apprenez à faire le bien ! Recherchez le droit, redressez le violent ! Faites droit à l’orphelin, plaidez pour la veuve ! ». Ps 82 (81) 2-4: « Jusques à quand jugerez-vous faussement, soutiendrez-vous les prestiges des impies ? Jugez pour le faible et l’orphelin, au malheureux, à l’indigent rendez justice ; libérez le faible et le pauvre, de la main des impies, délivrez-les. » La leçon est claire, si le culte est certes important, il convient d’abord d’exercer la justice.
6. Déjà au temps de Léon XIII, « deux tendances prédominaient : l’une tournée vers le monde et vers cette vie, à laquelle la foi devait rester étrangère ; l’autre, vers un salut purement situé dans l’au-delà, et qui n’apportait ni lumière ni orientations pour la vie sur terre. » (CA, n°5).
7. Paul VI a bien identifié cette réduction: « …​beaucoup de chrétiens généreux, sensibles aux questions dramatiques que recouvre le problème de la libération, en voulant engager l’Église dans l’effort de libération, ont fréquemment la tentation de réduire sa mission aux dimensions d’un projet simplement temporel ; ses buts à une visée anthropocentrique ; le salut dont elle est messagère et sacrement, à un bien-être matériel ; son activité, oubliant toute préoccupation spirituelle et religieuse, à des initiatives d’ordre politique ou social. Mais s’il en était ainsi, l’Église perdrait sa signification foncière. Son message de libération n’aurait plus aucune originalité et finirait par être facilement accaparé et manipulé par des systèmes idéologiques et des partis politiques. Elle n’aurait plus d’autorité pour annoncer, comme de la part de Dieu, la libération. » (EN, n° 32). De son côté, Jean-Paul II nous a mis en garde contre la prétention que nous aurions de nous fier à nos seules forces : « Il y a une tentation qui depuis toujours tend un piège à tout chemin spirituel et à l’action pastorale elle-même : celle de penser que les résultats dépendent de notre capacité de faire et de programmer. » (Novo Millennio Ineunte, n° 38).
8. Rêveurs, comme Lacordaire (1802-1861) de « Cette incomparable république qui avait le Christ pour chef, l’Évangile pour charte, la fraternité des hommes et des nations pour ciment, l’Europe pour frontière et l’éternité pour avenir ». A-t-elle jamais existé ?
9. VERLAINE Paul, Langueur, in Jadis et naguère, 1884.
10. Ils pourraient dire comme BLOY Léon (1846-1917) : « J’attends les Cosaques et le Saint-Esprit ». (Au seuil de l’apocalypse, Mercure de France, 1916, p. 351).
11. Faisant allusion aux diverses actions initiées, en France, par la « Manif pour tous » à partir de 2013, en opposition au mariage entre personnes du même sexe, à l’adoption d’enfants par des couples homosexuels, à la procréation médicalement assistée ou encore à la gestation pour autrui, le P. Humbrecht fait remarquer que « Les manifestations dites pour tous paraissent avoir été le fruit d’une longue impréparation culturelle. » (Op. cit., p. 40). Il ne condamne, certes pas l’objectif, mais la procédure. L’important, l’indispensable fondement est l’action culturelle.
12. DORE J., La « dimension sociale » de notre foi, in DC, 21 mars 1999, n° 2200, pp. 280-282.

⁢iv. Le vrai sens de l’action

Comme l’écrivait Jean-Paul II, « aucun alibi spirituel » ne peut justifier l’inaction. Tout l’enseignement de l’Église est social. Benoît XVI a parlé des « conséquences sociales de la foi dans le Dieu Trinité ».⁠[1] « Qui reçoit l’eucharistie ne peut rester indifférent à qui a faim. […] L’Église non seulement prie « donne-nous aujourd’hui… » mais à l’exemple de son Seigneur, s’engage par tous les moyens à multiplier les 5 pains et les 2 poissons à travers d’innombrables initiatives de promotion humaine et de partage afin que chacun reçoive ce dont il a besoin pour vivre. »[2] Et François a confirmé : « Le kérygme possède un contenu inévitablement social… »[3].


1. Homélie, 18 mai 2008.
2. Angélus, 25 mai 2008.
3. EG 177.

⁢a. Une action « politique »

Que l’on parle de nouvelle évangélisation ou d’écologie intégrale, la conversion des personnes est nécessaire et, grâce à elle, une transformation de la conscience collective, des modes de comportements, des cultures et des structures est possible. La nouvelle évangélisation comme l’écologie intégrale restent inachevées sans une transformation en profondeur des attitudes collectives et des valeurs dominantes de la société. La foi peut et doit devenir culture pour être opérante et transformer toute la société. De proche en proche et jusqu’au plus lointain.

Dans ce mouvement, il y a un aspect négatif : la critique et la dénonciation de tout ce qui pèche contre l’homme. Mais il y a aussi un aspect positif qui est la diffusion, pas à pas, de l’enseignement social chrétien. Si cette doctrine a, comme disait Jean-Paul II, par elle-même la valeur d’un instrument d’évangélisation, il faut un enseignement socio-théologique et un discernement politique allié à une analyse sociale.

Les chrétiens sont partout et leur rôle, leur mission, leur vocation⁠[1] est d’abord d’animer chrétiennement leurs lieux de vie, famille, école, milieu social, professionnel, culturel, syndical, etc., en allant à la rencontre de l’autre, mus par le désir de susciter quelque bien commun. Résumant le vieux livre d’Etienne Gilson, Pour un ordre catholique[2], le P. Humbrecht relève ces quelques vérités : « si les catholiques exigent dans un pays qui ne veut plus être chrétien d’obtenir l’égalité, il leur faut s’obliger à la supériorité. S’ils veulent faire entendre leur voix, il leur revient de parler. S’ils désirent que certaines choses se fassent, ils doivent les faire. Sans attendre de motion de qui que ce soit, sans déléguer leur capacité d’action, mais en décidant d’imprimer un élan. […] Pour ce qui est de la sainteté, de la conversion, toutes les paroles de nos pasteurs sont prononcées pour nous mouvoir. pour nous lancer, laïcs, dans la vie sociale et politique, de même. la doctrine sociale de l’Église est là pour nous conduire. il suffit d’en prendre connaissance. En revanche, pour les mots d’ordre, des actions particulières, des engagements politiques, faut-il le répéter, c’est la vocation des laïcs d’y pourvoir, pas celle des clercs. […] Les laïcs sont dans le monde, ils sont le monde même. C’est à eux de le diriger selon ses lois propres. Les pasteurs ont une mission spirituelle. certes ce sont les pasteurs qui instruisent les laïcs, ce qui est à la fois naturel et ahurissant. Nous sommes encore dans la suppléance, entre deux époques. Un laïc se doit d’être instruit de sa foi et de sa mission. Il n’a pas à se déposséder du devoir (et du plaisir) d’y pourvoir par lui-même. »[3]

Tout cela est bien conforme à ce que Jean-Paul II enseignait : Il convient de redécouvrir le sens de la participation, en engageant davantage les citoyens dans la recherche de voies opportunes pour aller dans le sens d’une réalisation toujours plus satisfaisante du bien commun.

Dans un tel engagement, le chrétien se gardera de céder à la tentation de l’opposition violente, souvent source de grandes souffrances pour la communauté. Le dialogue reste l’instrument irremplaçable pour toute confrontation constructive, au sein même des États comme dans les relations internationales. Et qui pourrait assumer cette « charge » du dialogue mieux que l’homme politique chrétien qui, chaque jour, doit se confronter avec ce que le Christ a qualifié de « premier » des commandements, le commandement de l’amour ? »[4]

Déjà en 1988, le Saint-Père rappelait que « l’unité de la vie des fidèles laïcs est d’une importance extrême : ils doivent en effet se sanctifier dans la vie ordinaire, professionnelle et sociale. Afin qu’ils puissent répondre à leur vocation, les fidèles laïcs doivent donc considérer les activités de la vie quotidienne come une occasion d’union à Dieu e(t d’accomplissement de sa volonté, comme aussi de service envers les autres hommes. »[5]


1. Prier pour les vocations est, la plupart, du temps entendu comme un appel à recevoir des prêtres et c’est indispensable mais il n’y a de prêtres que s’il y a des chrétiens conscients de leurs missions.
2. Cet ouvrage de 1934 a été réédité chez Parole et silence en 2013 par les soins du P. Th.-D. Humbrecht.
3. HUMBRECHT, op. cit., pp. 114-116.
4. JEAN-PAUL II, Homélie à l’occasion du jubilé des responsables de gouvernements, des parlementaires et des homes politiques, 5 novembre 2000.
5. CL, n° 17.

⁢b. Une action nécessaire

Elle est nécessaire doctrinalement et politiquement.

L’homme est un être social, un être de relations et même s’il est « transcendant à l’histoire »[1], il subit l’influence de la société. Il a besoin de conditions particulières pour croître à l’image de Dieu. Le concile l’avait reconnu : « La civilisation moderne elle-même, non certes par son essence même, mais parce qu’elle se trouve trop engagée dans les réalités terrestres, peut rendre souvent plus difficile l’approche de Dieu. »[2] Et, cinquante ans plus tard l’on peut dire que le mal s’est aggravé sous l’emprise de l’individualisme, du relativisme et de l’athéisme croissant. d’autre part, il ne faut jamais oublier que la loi a un « office moral », un « office de pédagogue de la liberté. »[3] Et pour beaucoup, ce qui est légal est moral ou le devient.

A l’image du Christ, le chrétien, comme l’Église est au service de l’homme intégral. Il ne peut être indifférent ni à la société, ni à ses problèmes puisqu’il doit aimer ses frères comme lui-même ! Son rôle est d’« élargir le chemin », de le débroussailler. la tension vers les fins dernières, l’attente de la parousie du Christ, la vie spirituelle la plus intense ne peuvent constituer un prétexte pour se désintéresser des soucis du monde. C’est pourquoi, comme l’écrivait Jean-Paul II, « la « nouvelle évangélisation » dont le monde moderne a un urgent besoin et sur laquelle j’ai insisté de nombreuses fois, doit compter parmi ses éléments essentiels l’annonce de la doctrine sociale de l’Église. »[4]


1. SIMON Pierre-Henri, L’homme en procès, Payot, 1950, p. 6.
2. GS 19,2.
3. MARITAIN J., op. cit., p. 188.
4. CA 5.

⁢c. Une action relative

« L’ordre politique ne prépare pas à la foi. »[1] Nous sommes bien d’accord mais il peut lever les obstacles sur le chemin et même et même en faciliter l’accès dans la mesure où il s’établit dans le respect de la personne intégrale. Etienne Gilson employait une image qui me semble bien exprimer la nuance : « La cité des hommes ne peut s’élever, à l’ombre de la croix, que comme le faubourg de la Cité de Dieu. »⁠[2]

Si l’action est nécessaire et urgente, elle est, bien sûr, relative dans la mesure où, si l’Église est dans le monde, le Royaume, dans sa plénitude, n’est pas de ce monde. Il ne s’agit pas, dans l’action, de perdre le fil de la vie chrétienne, son pourquoi, son pour quoi ou, mieux, son pour qui ! L’organisation du monde n’est pas le tout de la vie chrétienne. On ne peut s’abandonner totalement qu’à Dieu. C’est apparemment une faiblesse face à ceux qui se consacrent totalement au monde et qui semblent vainqueurs. Mais cette apparente faiblesse est la condition d’une force qui ne vient pas de nous. Rappelons-nous cet épisode de l’évangile⁠[3] où avec cinq pains et deus poissons, Jésus parvint à nourrir une foule. Encore fallait-il apporter ces cinq pains et ces deux poissons. Ce sont nos efforts dérisoires mais encore faut-il y consentir !


1. HUMBRECHT, op. cit., p. 195.
2. GILSON Etienne, Les Métamorphoses de la cité de Dieu, Vrin, 1952, p. 281.
3. Mt 14, 17.

⁢d. Une action multiforme

Partout et par tous, selon leur état et leur fonction, en évitant la cléricalisation du laïcat qui confond les rôles ou, inversement, la laïcisation du laïcat qui sépare la foi et la vie et accepte que la foi soit reléguée dans la sphère privée.

Chacun doit agir selon son état.⁠[1] Nous avons d’emblée beaucoup insisté sur le rôle politique irremplaçable des laïcs. Le clergé, qui n’a pas, à de rares exceptions près, à s’engager sur le terrain temporel, a tout de même un rôle « politique » parce que, il peut par les sacrements et en particulier par l’eucharistie, comme nous le verrons plus loin, forger une communauté. Il a aussi le devoir d’enseigner. Enfin, la prière a une influence sur le monde. On l’a dit et répété souvent : sans les contemplatifs, le monde irait certainement plus mal. mais « il n’appartient pas à un clerc de descendre dans l’arène. Moins les curés font de la politique, mieux celle-ci se porte. L’histoire l’a montré à chaque époque. »[2]


1. Paul VI écrivait dans PP (n° 81) : « …​les laïcs doivent assumer comme leur tâche propre le renouvellement de l’ordre temporel. Si le rôle de la hiérarchie est bien d’enseigner et d’interpréter authentiquement les principes moraux à suivre en ce domaine, il leur appartient, par leurs libres initiatives, et sans attendre passivement consignes et directives, de pénétrer d’esprit chrétien la mentalité et les mœurs, les lois et les structures de leur communauté de vie. »
2. HUMBRECHT, op. cit., p. 10.

⁢e. Une action personnelle et collective

Même seul, on peut agir par le témoignage, l’exemple, le dialogue et la prière à condition de se convertir pour convertir et garder le but en vue. Fidèle à Dieu et à l’Église, loyal envers les autorités civiles, il est toujours possible d’agir, ne fût-ce que par la parole⁠[1], avec patience, courage, humilité et optimisme, soucieux de toujours marier l’amour et le recherche de plus de justice. Au départ, une personne peut beaucoup comme nous l’avons vu dans l’entreprise : « l’orientation est en grande partie déterminée par le système de valeurs du dirigeant »[2] : « Une culture et une attitude éthiques ne naîtront à l’intérieur d’une entreprise qu’au travers d’un engagement persévérant et efficace de ses dirigeants. Ce sont eux qui décident ou orientent les entreprises vers des valeurs éthiques et des principes spécifiques. »[3] Il ne faut donc pas attendre que d’autres s’engagent pour entreprendre. Très justement, le P. Th.-D. Humbrecht écrit : « Je maintiens que la politique est l’art du possible, et le possible commence par s’examiner soi-même. Je dis aussi qu’il ne faut pas déléguer ce que l’on pourrait faire soi-même. Déléguer, c’est croire qu’un autre fera ce qui me revient, par la naïveté d’un certain optimisme, surtout par l’illusion que des personnes sont quelque part en attente d’action. »[4]

Comme à chacun est reconnu le droit d’association, il ne faut certes pas négliger l’action concertée qui peut décupler l’influence et, en tout cas, permettre à chacun de trouver aide et réconfort au long de son chemin. L’idéal est une action solidaire, diverse, certes mais nourrie des mêmes principes et vécue dans la fraternité.⁠[5] Même si l’action n’est pas concertée, entre associations, il est bon de garder le sens de l’unité dans la diversité.⁠[6]

Des actions communes, positives, peuvent s’envisager avec des non-catholiques ou des non chrétiens. N’avons-nous pas en commun le même outil : la raison ? N’avons-nous pas en commun une valeur, un bien: l’homme ?


1. « Rayonne-t-on quand on ne dit rien ? » demande HUMBRECHT, op. cit., p. 57.
2. LAIGNEAUX Hélène, op. cit., p.7.
3. UNIAPAC, La valeur des valeurs, 2008, p. 16, cité in LAIGNEAUX Hélène, id..
4. HUMBRECHT, op. cit., p. 111.
5. P. CARRIER H. (op. cit., p. 119) : « La tâche déborde les seules forces et capacités de chaque évêque, prêtre, religieux, religieuse ou laïc travaillant dans l’isolement ».
6. Dans OAA, 50-51, PAUL VI explique : « Dans les situations concrètes et compte tenu des solidarités vécues par chacun, il faut reconnaître une légitime variété d’options possibles. Une même foi chrétienne peut conduire à des engagements différents. L’Église invite tous les chrétiens à une double tâche d’animation et d’innovation afin de faire évoluer les structures pour les adapter aux vrais besoins actuels. Aux chrétiens qui paraissent à première vue, s’opposer à partir d’options différentes, elle demande un effort de compréhension réciproque des positions et des motivations de l’autre ; un examen loyal de ses comportements et de leur rectitude suggérera à chacun une attitude de charité plus profonde qui, tout en reconnaissant les différences, n’en croit pas moins aux possibilités de convergence et d’unité. « Ce qui unit les fidèles en effet est plus fort que ce qui les sépare » (GS 93).
   Il est vrai que beaucoup, insérés dans les structures et les conditionnements modernes, sont déterminés par leurs habitudes de pensée, leurs fonctions, quand ce n’est pas par la sauvegarde d’intérêts matériels. d’autres ressentent si profondément les solidarités, de classes et de cultures, qu’ils en viennent à partager sans réserve tous les jugements et les options de leur milieu (1 Th 5, 23). Chacun aura à cœur de s’éprouver soi-même et de faire surgir cette vraie liberté selon le Christ qui ouvre à l’universel au sein même des conditions plus particulières.
   C’est là aussi que les organisations chrétiennes, sous leurs formes diverses, ont également une responsabilité d’action collective. Sans se substituer aux institutions de la société civile, elles ont à exprimer, à leur manière et en dépassant leur particularité, les exigences concrètes de la foi chrétienne pour une transformation juste et par conséquent nécessaire de la société (LG 31).
   Aujourd’hui plus que jamais, la Parole de Dieu, ne pourra être annoncée et entendue que sui elle s’accompagne du témoignage de la puissance de l’Esprit Saint, opérant dans l’action des chrétiens au service de leurs frères, aux points où se jouent leur existence et leur avenir. »

⁢f. Une action culturelle

Nous en avons déjà parlé avec le P. Carrier qui s’était demandé comment inculturer l’enseignement social de l’Église. Le souci de l’inculturation n’est pas neuf dans l’Église. Les derniers souverains pontifes y ont été attentifs.⁠[1] Il s’agit d’« une intime transformation des authentiques valeurs culturelles par leur intégration dans le christianisme, et l’enracinement du christianisme dans les diverses cultures humaines »[2]. « Par l’inculturation, l’Église incarne l’Évangile dans les diverses cultures et, en même temps, elle introduit les peuples avec leurs cultures dans sa propre communauté ; elle leur transmet ses valeurs, en assumant ce qu’il y a de bon dans ces cultures et en les renouvelant de l’intérieur. »[3] En illustration exemplaire, François évoque l’attitude de Paul à Athènes, la « ville remplie d’idoles ».⁠[4] Il ne fuit pas, ne méprise pas mais s’adresse à ces païens en partant de ce qu’ils connaissent, de cet autel au « dieu inconnu » qu’il a vu dans la ville et de ce qu’ont dit certains de leurs auteurs. Certes, à la fin de son discours, Paul qui avait été écouté avec attention jusque là va susciter la moquerie en parlant de la mort et de la résurrection du Christ. Il n’empêche que quelques-uns « s’attachèrent et embrassèrent la foi ».

Pour François, la leçon est claire : il faut « apprendre à construire des ponts avec la culture, avec ceux qui ne croient pas ou qui ont un credo différent du nôtre. » Et il insiste : « toujours construire des ponts, toujours la main tendue, pas d’agression ». Autrement , être « pontife », « pontifex », c’est-à-dire celui qui construit (facere) des ponts (pons).⁠[5]

Comme le P. Carrier l’indiquait, il n’est pas nécessaire, d’entamer le dialogue sur les questions ultimes et proclamer dès l’abord la résurrection du Christ. Il est toujours possible d’entamer la rencontre sur quelque valeur commune. Martin Steffens n’hésite pas à dire: « Apprenons […] à croire, non pas en Dieu d’abord, mais en la beauté et la bonté des êtres. »⁠[6]

De son côté, le cardinal Danneels rappelait l’importance de la culture universaliste et de la philosophie en particulier.⁠[7]

La culture, en définitive, est un chemin où nous pouvons rencontrer n’importe quel homme mais un chemin qui nous invite à avancer pas à pas vers l’essentiel et sans le perdre de vue⁠[8]. Comme l’écrit Jean-Paul II : « Le chemin à parcourir est assurément long et ardu ; les efforts à accomplir sont nombreux et considérables afin de pouvoir mettre en œuvre ce renouveau, ne serait-ce qu’en raison de la multiplicité et de la gravité des causes qui provoquent et prolongent les situations actuelles d’injustice dans le monde. Mais, comme l’histoire et l’expérience de chacun l’enseignent, il n’est pas difficile de retrouver à la base de ces situations des causes à proprement parler « culturelles », c’est-à-dire liées à certaines conceptions de l’homme, de la société et du monde. En réalité, au cœur du problème culturel, il y a le sens moral qui, à son tour, se fonde et s’accomplit dans le sens religieux. »[9]


1. PAUL VI, EN, n° 20 ; JEAN-PAUL II, Exhortation apostolique Catechesi tradendae, 16 octobre 1979, n° 53 ; Encyclique Slavorum apostoli, 2 juin 1985, n° 21 ; BENOÎT XVI, Rencontre avec le monde de la culture au Collège des Bernardins, 12 septembre 2008.
2. Secrétairerie générale du Synode des évêques ,Assemblée extraordinaire de 1985, Rapport final, II , D, 4.
3. RM, n° 52.
4. Ac 17, 16-33.
5. Audience générale, 6 novembre 2019.
6. STEFFENS Martin, Vivre, croire et aimer, Marabout, 2015, p.177.
7. Cf. DC n° 2200, 21 mars 1999, p. 284.
8. Rappelons-nous que le terrain culturel est aussi le lieu où les adversaires séduisent et distillent leur révolution. Toutes les campagnes politiques en faveur, par exemple, de l’avortement, de l’euthanasie, du mariage homosexuel, ont été précédées et accompagnées, entre autres, de films souvent de qualité, susceptibles d’émouvoir les cœurs et gagner les esprits. C’est la tactique instruite par Trotsky lorsqu’il s’interrogeait sur la meilleure manière d’arracher le peuple russe à ces deux fléaux : l’alcool et l’Église. « L’instrument le plus important en ce domaine, écrit-il, celui qui surclasse de loin tous les autres, c’est sans doute le cinéma. (…) Le cinéma divertit, instruit, étonne l’imagination par des images et vous enlève l’envie d’aller à l’Église. (…) C’est l’instrument dont il faut absolument nous emparer. » L. Trotsky écrit cela en 1923 semble-t-il. Cf. TROTSKY L., Littérature et révolution, Julliard, 1964, pp. 284-288.
9. VS, n° 98.

⁢g. Une action vertueuse

Une action humble mais persévérante.

[1]

Humble parce que nous sommes pauvres, peu instruits, dans une position sociale sans grandes responsabilités et que, vu le petit nombre de nos relations, notre rayonnement est forcément limité. Cette petitesse ne nous dispense pas pour autant, pas à pas, de tenir notre engagement de baptême et de confirmation dans le cadre restreint ou même étriqué de notre vie. Et si nous sommes, au contraire, un homme en vue, au carnet d’adresses bien rempli, à un poste important, jouissant d’un large rayonnement voire d’une certaine puissance, nous sommes invités à l’humilié : « plus vous êtes puissant, dit François, plus vos actions auront des conséquences sur les hommes, plus vous devez agir avec humilité. […] Si vous ne le faites pas, votre pouvoir vous détruira, vous, mais aussi l’autre. »[2]

Une action humble, persévérante, patiente donc. Un action qui, comme l’écrivait François, privilégie le temps plutôt que l’espace. Pour Jacques Maritain,  »…​les moyens de patience et de souffrance volontaire […] sont par excellence les moyens de l’amour et de la vérité. » « Tout cela suppose à vrai dire une sorte de « renversement copernicien » dans la conception de l’activité politique ; ne pas se contenter d’agir dans cet ordre selon le style du monde pour obtenir du monde des mécanismes extérieurement et apparemment chrétiens, mais commencer par soi-même, commencer par penser, vivre, agir soi-même politiquement selon le style chrétien, pour porter au monde une vie intrinsèquement chrétienne. »[3] L’auteur ajoutait : « Il se pourrait que tout l’effort des chrétiens dans l’ordre temporel doive se borner à rendre moins mauvais des régimes de civilisation configurés sur Béhémoth ou Léviathan plutôt que sur la personne humaine. Il se pourrait que la communauté chrétienne, après avoir eu pour condition d’être persécutée par les païens, puis de persécuter les hérétiques, soit encore et de nouveau dans la condition d’être persécutée. Il lui resterait d’attester, au milieu des vicissitudes de l’histoire, que tout ce qui n’est pas l’amour sombrera.

Et d’autre part, si, comme nous le croyons, un épanouissement temporel chrétien plénier (dans les conditions d’imperfection et de déficience propres à la vie d’ici-bas) est promis à la période historique qui suivra la liquidation de l’humanisme anthropocentrique, il sera bien le fruit de tout le travail obscur qui aura été fait dans ce sens, et qu’il est demandé aux chrétiens de ce temps de poursuivre avec une saine énergie et avec une grande patience. N’est-ce pas une proposition connue de soi, ou de par la seule inspection de ses termes, qu’à la fin c’est le plus patient qui vaincra ».⁠[4] Maritain invitait à s’inspirer des « maîtres forestiers [qui] travaillent pour un état futur de la forêt calculé avec précision, mais que leurs yeux ni ceux de leurs enfants ne verront. »[5]

Un homme politique agnostique ou incroyant confirmait cette vision : « Je crois qu’il faut apprendre à attendre comme on apprend à créer. Il faut semer patiemment les graines, arroser avec assiduité la terre où elles sont semées et accorder aux plantes le temps qui leur est propre. On ne peut duper une plante, pas plus qu’on ne peut duper l’Histoire. Mais on peut l’arroser. Patiemment, tous les jours. Avec compréhension, avec humilité, certes, mais aussi avec amour. Si les hommes politiques et les citoyens apprennent à attendre dans le meilleur sens du mot, manifestant ainsi leur estime pour l’ordre intrinsèque des choses et ses insondables profondeurs, s’ils comprennent que toute chose dispose de son temps dans ce monde et que l’important, au-delà de ce qu’ils espèrent de la part du monde et de l’Histoire, c’est aussi de savoir ce qu’espèrent le monde et l’Histoire à leur tour, alors l’humanité ne peut pas finir aussi mal que nous l’imaginons parfois. »[6]. Et le même rappelait le « butterfly effect » : « C’est la certitude que des phénomènes dans le monde sont liés entre eux de telle façon que le mouvement, même léger et relativement sans importance, des ailes d’un papillon à un endroit précis de la planète, peut provoquer un typhon à un autre endroit éloigné de plusieurs milliers de kilomètres. Je crois qu’en politique, il faut prendre au sérieux ce phénomène. Il ne faut pas croire que nos actes quotidiens qui semblent microscopiques en comparaison avec les problèmes gigantesques du monde actuel, restent sans importance. »[7]

Une action vertueuse est aussi non-violente et prudente

S’il est inutile d’insister sur la non-violence⁠[8], l’empathie, l’accueil, l’écoute respectueuse, comme on vient de le voir chez Paul⁠[9], l’évocation de la prudence demande quelques éclaircissements. Trop souvent, dans le langage courant, l’homme prudent est un timoré, pusillanime, qui ne prend aucun risque, qui craint de se tromper, de déplaire, qui reste neutre dans les débats. Tout le contraire de l’homme d’action ! Mais le dictionnaire prend la peine de nous indiquer le sens premier de la prudence, sens qu’il qualifie de « vieilli » et que Paul Robert va chercher chez Antoine Furetière qui définit la prudence comme « La première des vertus cardinales, qui enseigne à bien conduire sa vie et ses mœurs, ses discours et ses actions selon la droite raison ».⁠[10]

Sous la plume d’Aristote⁠[11], on se rend compte que la prudence (φρόνησις) est une qualité précieuse, une vertu indispensable. « Le propre de l’homme prudent est la capacité de bien délibérer sur ce qui est bon et utile pour lui, non de façon partielle, par exemple en ce qui regarde la santé ou la vigueur, mais en fonction du bien vivre pur et simple. »[12]

Jacques Etienne commente ainsi cette citation et son contexte : « Le prudent […] est celui qui délibère convenablement au sujet de ce qui lui est utile, qui discerne l’agir dont la valeur n’est pas relative à un objet limité mais qui assure une vie pleinement bonne. Il cherche et découvre les actions qui lui permettront, non d’être riche ou puissant, mais de bien vivre au sens absolu du terme, de parvenir par lui-même à la réussite essentielle au lieu de l’attendre de la Fortune, c’est-à-dire de circonstances extérieures toujours précaires. »[13]

Marie-Christine Granjon développe davantage : « La prudence est une manière d’être et de se conduire. Ce sont des hommes de la trempe de Périclès qui permettent de définir la prudence : « Disposition accompagnée de raison juste, tournée vers l’action et concernant ce qui est bien et mal pour l’homme ». Périclès le prudent (phronimos) par excellence, conduit les affaires de la cité avec autant de compétence et d’à-propos qu’il gère ses affaires domestiques. Il fait coïncider bien privé et bien public. Homme d’action, il est celui qui est capable de prendre une décision appropriée après une « délibération bien conduite ». Il doit posséder une expérience et être capable d’en tirer profit malgré les circonstances changeantes, toujours particulières. Aussi, les « gens d’expérience » sont-ils mieux armés que les esprits purement spéculatifs pour exercer la prudence, science organisatrice de l’action. Le phronomos ne saurait être un aventurier sans scrupules, prêt à utiliser tous les moyens pour atteindre une fin, quelle qu’elle soit. Certes il doit posséder une habileté, mais « si le but est honnête, cette habileté est digne d’éloges ; dans le cas contraire, elle est une coquinerie ». En somme, pour Aristote : « Il n’est pas possible d’être, à proprement parler, homme de bien sans prudence, non plus que d’être prudent sans vertu morale…​ Cette dernière fixe la fin suprême ; la prudence, elle, nous fait employer les moyens susceptibles d’atteindre cette fin ».⁠[14]

On comprend mieux pourquoi saint Thomas⁠[15] n’hésite pas à écrire que la prudence est « la vertu la plus nécessaire à la vie totale de l’homme »[16]. Nécessaire à la recherche du bien commun comme le souligne le catéchisme : « Le bien commun intéresse la vie de tous. il réclame la prudence de la part de chacun, et plus encore de la part de ceux qui exercent la charge de l’autorité. »[17] « La vertu par excellence du gouvernant est la prudence, par laquelle sa raison choisit les moyens les plus appropriés à la fin poursuivie. »[18] C’est bien la pensée de Thomas : « La raison droite juge que le bien commun est meilleur que le bien d’un seul, parce qu’il appartient à la prudence de bien délibérer, juger et commander en ce qui concerne les voies conduisant à la fin requise, il est manifeste que la prudence ne regarde pas seulement le bien privé d’un seul homme, mais encore le bien commun de la multitude. »[19]

Si Aristote prend comme modèle Périclès, le philosophe thomiste Marcel De Corte cite saint Louis déclarant à son ami Sorbon : « je voudrais bien avoir le renom de Prud’homme, mais que je le fusse. Quant à tout le reste, je vous l’abandonne. Car Prud’homme est si grande chose, que même au nommer, elle emplit la bouche. »[20]

Gil Delannoi résume ainsi la portée de la prudence : « Sans prudence, la morale est inopérante. Sans morale, la prudence dégénère en habileté ».⁠[21]

En somme, la prudence, pourrait-on dire en résumé, est la vertu « politique » par excellence qui m’entraîne à discerner, avec ma raison⁠[22], ce qu’ici et maintenant⁠[23] je peux faire de bien. « Nul ne peut agir sans la vertu de prudence, écrit Th.-D. Humbrecht. Comme toutes les vertus, la prudence est un acte de la raison présidant à l’action »[24] mais toujours en vue du bien.⁠[25]

Ne retrouve-t-on pas le « voir, juger, agir » développé précédemment ?


1. « Cette humilité fondamentale enlèvera à l’action toute raideur et tout sectarisme ; elle évitera aussi le découragement en face d’une tâche qui apparaît démesurée. L’espérance du chrétien lui vient d’abord de ce qu’il sait que le seigneur est à l’œuvre avec nous dans le monde, continuant en son Corps qui est l’Église - et par elle dans l’humanité entière - la Rédemption qui s’est accomplie sur la Croix et qui a éclaté en victoire au matin de la Résurrection (Mt 28, 30 ; Phil 2, 8-11). Elle vient aussi de ce qu’il sait que d’autres hommes sont à l’œuvre pour entreprendre des actions convergentes de justice et de paix ; car sous une apparente indifférence, il y a au cœur de chaque homme une volonté de vie fraternelle et une soif de justice et de paix, qu’il s’agit d’épanouir. » (OAA, n°48).
2. Message vidéo à TED, 25 avril 2017. Les conférences TED sont généralement dédiées aux domaines des technologies, du divertissement et du design, d’où TED pour Technology, Entertainment et Design en anglais. Les intervenants sont, la plupart du temps, issus de la société civile.
3. Op. cit., p. 256.
4. Id., p. 259.
5. Id., p. 265.
6. HAVEL V., Allocution à l’Académie des sciences morales et politiques, Paris, 27 octobre 1992, in L’angoisse de la liberté, L’Aube, 1992, pp. 247-248.
7. V. Havel, Forum économique mondial, Davos, 4 février 1992, in HAVEL, L’angoisse de la liberté, op. cit., pp. 212-213.)
8. Jean-Paul II la recommandait aux personnes engagées en politique : « Dans un tel engagement, le chrétien se gardera de céder à la tentation de l’opposition violente, souvent source de grandes souffrances pour la communauté. Le dialogue reste l’instrument irremplaçable, au sein même des États comme dans les relations internationales. Et qui pourrait assumer cette « charge » du dialogue mieux que l’homme politique chrétien qui, chaque jour, doit se confronter avec ce que le Christ a qualifié de « premier » des commandements, le commandement de l’amour ? » (JEAN-PAUL II, Homélie du 5 novembre 2000).
   François n’hésite pas à nous inviter à une « révolution de la tendresse ». « C’est l’amour qui se rapproche et se concrétise. C’est un mouvement qui part du cœur et arrive aux yeux, aux oreilles et aux mains. la tendresse nous demande de nous servir de nos yeux pour voir l’autre, de nos oreilles pour l’écouter, pour écouter les enfants, les pauvres, ceux qui ont peur de l’avenir ; pour entendre le cri silencieux de notre maison commune, notre terre polluée et malade. la tendresse nous demande de nous servir de nos mains et de notre cœur pour réconforter l’autre, pour prendre soin de ceux dans le besoin. » « Oui, la tendresse est le chemin à suivre par les femmes et les hommes les plus forts et les plus courageux. la tendresse n’est pas une faiblesse mais une force. » (Message vidéo à TED, 25 avril 2017).
9. Cela implique une action non-dialectique. Trop souvent les « bons » chrétiens ont tendance à limiter leur action à la critique des « autres » et notamment des chrétiens considérés. A cette dialectique qui sent le marxisme ordinaire, ils devraient substituer, comme le P. Fessard nous y a invités, une dialectique conjugale. Relisons saint Jacques (Jc 3, 13-18) : « Est-il quelqu’un de sage et d’expérimenté parmi vous ? qu’il fasse voir par une bonne conduite des actes empreints de douceur et de sagesse. Si vous avez au cœur, au contraire, une amère jalousie et un esprit de chicane, ne vous vantez pas, ne mentez pas contre la vérité. pareille sagesse ne descend pas d’en haut : elle est terrestre, animale, démoniaque. Car, où il y a jalousie et chicane, il y a désordre et toutes sortes de mauvaises actions. Tandis que la sagesse d’en haut est tout d’abord pure, puis pacifique, indulgente, bienveillante, pleine de pitié et de bons fruits, sans partialité, sans hypocrisie. Un fruit de justice est semé dans la paix pour ceux qui produisent la paix. »
10. FURETIERE Antoine, Dictionnaire universel contenant generalement tous les mots françois, tant vieux que modernes, & les termes de toutes les sciences et des arts, 1690. Au XVIIe siècle donc, la « prudence » est bien une vertu. LA BRUYERE le confirme : « Dans un méchant homme, il n’y a pas de quoi faire un grand homme : louez ses vues et ses projets, admirez sa conduite, exagérerez son habileté à se servir des moyens les plus propres et les plus courts pour parvenir à ses fins ; si ses fins sont mauvaises, la prudence n’y a aucune part ; et où manque la prudence, trouvez la grandeur sui vous le pouvez. » (Les Caractères, Des jugements, Rencontre, 1968, p. 296). Au siècle suivant, VOLTAIRE appellera la prudence une « sotte vertu » (Lettre à M. de La harpe, 1775). Hobbes assimile pratiquement la prudence à l’égoïsme. Pour KANT, la prudence, dans l’ordre public, est « l’habileté d’un homme à agir sur ses semblables de façon à les employer à ses fins, mais, en fait, de cet homme prudent on peut dire plus justement qu’il est ingénieux et rusé. » Dans l’ordre privé, « c’est la sagacité qui rend l’homme capable de faire converger toutes ses fins vers son avantage propre et cela de manière durable ».(Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785, Hachette, 1904, p. 87).
11. Ethique à Nicomaque, Livre VI, chap. V-XIII.
12. Aristote dit encore que c’est « une disposition, accompagnée de règles vraies, capable d’agir dans la sphère de ce qui est bon ou mauvais pour l’être humain. […​] La prudence a rapport aux choses humaines at aux choses qui admettent délibération car le prudent a pour œuvre principale de bien délibérer ; mais on ne délibère jamais sur les choses qui ne peuvent être autrement qu’elles ne sont, ni sur celles qui ne comportent pas quelque fin à atteindre, fin qui consiste en un bien réalisable. Le bon délibérateur, au sens absolu, est l’homme qui s’efforce d’atteindre le meilleur des biens réalisables pour l’homme et qui le fait par raisonnement. » (Id.)
13. ETIENNE Jacques, La prudence selon Aristote, in Revue théologique de Louvain, 1970, p. 431.
14. GRANJON Marie-Christine, La prudence d’Aristote : histoire et pérégrinations d’un concept , in Revue française de science politique, 1999, 49-1, p. 138.
15. Pour un résumé développé de la pensée de Thomas en la matière : LABOURDETTE Michel o.p., La prudence, Grand cours de théologie morale/11, Bibliothèque de la revue thomiste, Parole et Silence, 2016. Pour un développement de la pensée de saint Thomas : JEAN de JESUS MARIE (1564-1615), Le culte de la prudence, Soumillon, 1992.
16. Ia-IIae, qu. 57, a, 5, c. Analysant les vertus cardinales (prudence, justice, tempérance et force), A. Thomasset sj écrit que « la prudence correspond à ; la recherche par l’intellect des décisions les plus humanisantes, elle assure la qualité du discernement dans les situations concrètes. Elle coordonne la visée universelle, la prise en compte, la particularité et la singularité de chaque situation. Elle joue également un rôle de coordination entre les autres vertus. » (THOMASSET, Interpréter et agir, Jalons pour une éthique chrétienne, Cerf, 2011, p. 306)
17. CEC 1906.
18. DAGUET Fr., op. cit., p. 108.
19. IIa IIae, q. 47, a. 10, c.
20. DE CORTE M., De la prudence, La plus humaine des vertus, Dominique Martin Morin 1974, p. 2.
21. DELANNOI Gil, La prudence dans l’histoire de la pensée, in Mots. Langage du politique, 1995, p. 103. Jean de Jésus Marie définit ainsi la prudence : « la vertu grâce à laquelle l’intelligence, à l’instar d’un cordeau, mesure les actes des autres vertus en leur indiquent le moyen et la mesure de se mettre d’accord avec la raison […​]. De même qu’un édifice ne peut être construit sans norme, les vertus morales ne peuvent subsister sans la prudence. » (Op. cit., p. 13.)
22. A la suite de D. Hollenbach, D. Coatanea écrit que les chrétiens « ont la responsabilité de manifester la spécificité de la foi évangélique et de reconnaître que leur foi appelle l’usage de l’intelligence humaine pour découvrir les liens qui rendent possible une communauté inclusive. » (Op. cit., p. 352).
23. « …​le présent invite à la prise en compte de tous les aspects de la réalité, autre nom de la prudence politique. » (HUMBRECHT, op. cit., p. 203).
24. Op. cit., p. 119.
25. Nous retrouvons tout cela dans le Compendium (547-548) : « Le fidèle laïc doit agir selon les exigences dictées par la prudence : c’est la vertu qui dispose à discerner en toute circonstance le vrai bien et à choisir les moyens adéquats pour l’accomplir. Grâce à elle, les principes moraux s’appliquent correctement aux cas particuliers. la prudence comporte trois temps : elle clarifie la situation et l’évalue, elle inspire la décision et elle donne l’impulsion à l’action. Le premier moment est caractérisé par la réflexion et la consultation pour étudier le sujet en se prévalant des avis nécessaires ; le deuxième est le moment d’évaluation de l’analyse et du jugement sur la réalité à la lumière du projet de Dieu ; le troisième moment est celui de la décision et se base sur les phases précédentes, qui rendent possible le discernement entre les actions à accomplir.
   La prudence rend capable de prendre des décisions cohérentes, avec réalisme et sens de responsabilité quant aux conséquences de ses actions. La visions très répandue qui identifie la prudence à l’astuce, au calcul utilitariste, à la méfiance, ou encore à la crainte et à l’indécision, est très éloignée de la juste conception de cette vertu caractéristique de la raison pratique, qui aide à décider avec sagesse et courage des actions à accomplir, en devenant la mesure des autres vertus. la prudence affirme le bien comme devoir et montre la façon par laquelle la personne se détermine à l’accomplir. En définitive, c’est une vertu qui exige l’exercice mûr de la pensée et de la responsabilité, dans la connaissance objective de la situation et avec la volonté droite qui conduit à la décision. »

⁢h. une action animée par la force politique de l’eucharistie

Comme dit et répété dès le départ, clercs et religieux n’ont pas, sauf dans certains cas particuliers évoqués, de responsabilité directe dans l’animation de l’ordre temporel. Mais tout indirect qu’il soit, leur rôle est éminent, indispensable et irremplaçable : celui d’enseigner et de soutenir le laïcat. Lui rappeler sa mission essentielle, lui enseigner la doctrine sociale, l’inviter à une vie spirituelle intense et le soutenir spirituellement grâce aux sacrements et en particulier par l’eucharistie qui, incontestablement, possède une force politique.

Le cardinal Henri Schwery rappelle que « le dimanche a été imposé à L’Europe par l’histoire. Son origine est spécifiquement chrétienne : le jour consacré au Seigneur n’est plus le septième jour, mais le premier jour de la semaine. Le jour où la plus terrible énigme naturelle, la mort, a été vaincue par la Résurrection de jésus. En elle se fonde notre espérance, et sans elle notre foi serait vaine, vide, absurde. (cf. 1 Co 15, 14). » Il précise que

« l’espérance n’est pas seulement orientée vers Dieu comme objet ultime, définitif dans l’au-delà. Elle l’est précisément parce qu’elle s’enracine dès ici-bas en lui, comme source et nourriture. Il faut donc cultiver le « mémorial » du Christ. A commencer par le mémorial par excellence, la célébration de l’Eucharistie. » Ce « mémorial » n’est pas une simple invitation à nous souvenir mais aussi et surtout une « actualisation, c’est-à-dire une proclamation des événements de sorte que ceux-ci deviennent présents et actuels. »[1]

Benoît XVI a expliqué cette « actualisation », une réalité trop méconnue, en mettant en évidence les implications sociales du mystère eucharistique.⁠[2]

L’eucharistie nous rend missionnaires : « nous ne pouvons nous approcher de la Table eucharistique sans nous laisser entraîner dans le mouvement de la mission qui, prenant naissance dans le cœur de dieu, veut rejoindre tous les hommes. »[3] Nous acquérons un dynamisme qui nous pousse à témoigner, à la limite, jusqu’au martyre⁠[4], que Jésus est l’unique Sauveur : « cela évitera de réduire à un aspect purement sociologique l’œuvre déterminante de promotion humaine, qui est toujours impliquée dans tout processus authentique d’évangélisation. »[5]. En communiant au Corps et au Sang du Christ, nous sommes invités « à être, avec Jésus, pain rompu pour la vie du monde » c’est-à-dire à nous « engager pour un monde plus juste et plus fraternel. »[6] « Par le mémorial de son sacrifice, il renforce la communion entre les frères et, en particulier, il pousse ceux qui sont en conflit à hâter leur réconciliation en s’ouvrant au dialogue et à l’engagement pour la justice. Il est hors de doute que la restauration de la justice, la réconciliation et le pardon sont des conditions pour bâtir une paix véritable.[7] De cette conscience naît la volonté de transformer aussi les structures injustes pour restaurer le respect de la dignité de l’homme, créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. C’est au moyen du développement concret de cette responsabilité que l’Eucharistie devient dans la vie ce qu’elle signifie dans la célébration. »[8] Communier au Corps du Christ n’est donc pas un geste anodin mais un geste lourd de conséquences : « Celui qui participe à l’Eucharistie doit en effet s’engager à construire la paix dans notre monde marqué par beaucoup de violences et de guerres, et aujourd’hui de façon particulière, par le terrorisme, la corruption économique et l’exploitation sexuelle ».[9] « C’est précisément en vertu du Mystère que nous célébrons qu’il nous faut dénoncer les situations qui sont en opposition avec la dignité de l’homme, pour lequel le Christ a versé son sang, affirmant ainsi la haute valeur de toute personne. »[10]« La nourriture de la vérité nous pousse à dénoncer les situations indignes de l’homme, dans lesquelles on meurt par manque de nourriture en raison de l’injustice et de l’exploitation, et elle nous donne des forces et un courage renouvelés pour travailler sans répit à l’édification de la civilisation de l’amour. »[11] « Le mystère de l’Eucharistie nous rend aptes et nous pousse à un engagement courageux dans les structures de notre monde, pour y apporter la nouveauté de relations qui a sa source inépuisable dans le don de Dieu. »[12] « Enfin, pour développer une spiritualité eucharistique profonde, capable aussi de peser significativement sur le tissu social, il est nécessaire que le peuple chrétien, qui rend grâce par l’Eucharistie, ait conscience de le faire au nom de la création tout entière, aspirant ainsi à la sanctification du monde et travaillant intensément à cette fin. »[13]

L’eucharistie est aussi, comme nous allons le voir, fondement de notre espérance.


1. SCHWERY H., Faut-il restaurer l’Europe ?, Saint-Augustin, 2007, pp. 310-311. Le cardinal s’appuie sur 1 Co 10, 16 et 11, 23-24.
2. Exhortation apostolique post-synodale, Sacramentum caritatis 2007, notamment les numéros 82-92.
3. Id., n° 84.
4. Id., n° 85.
5. Id., n° 86.
6. Id., n° 88.
7. XIe Assemblée générale ordinaire du Synode des Evêques, Instrumentum laboris, liste finale des propositions, 22 octobre 2005, proposition 48.
8. Sacramentum caritatis, op. cit., n° 89.
9. Instrumentum laboris, op. cit., proposition 48.
10. Sacramentum caritatis, n° 89.
11. Id., n° 90.
12. Id., n° 91.
13. Instrumentum laboris, op. cit., proposition 43 ; Sacramentum caritatis, n° 92.

⁢Chapitre 10 : Utopie ou espérance ?

Abraham, ayant persévéré, vit s’accomplir la promesse.

— He 6, 15

À regarder l’état du monde, il y a de quoi désespérer. Nous avons déjà dénoncé l’action délétère de l’hédonisme, du relativisme, de l’individualisme. Nous sommes confrontés chaque jour au spectacle ou aux ravages de la guerre, du terrorisme, du chômage. La mort imprègne notre culture déchristianisée : l’avortement, l’euthanasie sont devenus des actes banals. Le mariage est devenu aussi caduc que la différence des sexes. La nature elle-même dépérit par notre volonté de puissance et notre gourmandise. L’acte politique se déshumanise⁠[1], se gangrène sous l’assaut coups du népotisme, de la corruption, du populisme, du nationalisme. Les peuples semblent de plus en plus ingouvernables non seulement parce que les opinions s’éparpillent mais aussi parce que l’acte politique le plus insignifiant ou le plus nécessaire risque de susciter l’indignation, la colère, la révolte. Tout pouvoir est susceptible d’être contesté, celui des parents, des enseignants, des juges, des patrons, des représentants démocratiquement élus.

L’état de l’Église n’est pas plus réconfortant avec ses représentants, indignes, scandaleux, abuseurs. Elle est secouée aussi par les dissensions. Ses fidèles sont la cible préférée des intolérants et des fanatiques de tous bords.

Face à ce bouillonnement inquiétant, la tentation est forte de se replier sur soi, sur ses amis, sa famille, de claquemurer nos logis et nos sacristies et de nous abstraire de ce tohu-bohu.

Me sauver, sauver les miens, voilà l’essentiel. qu’ai-je à faire de ce monde qui passera de toute façon ?

L’Église prêche une doctrine sociale que tout contredit A quoi bon entretenir cette utopie, à quoi bon nous tenter de nous culpabiliser pour tenter de nous pousser à un combat perdu d’avance ?

L’Église - pour se donner bonne conscience ?- veut-elle nous arrimer à une utopie ?

Voilà la question que le lecteur, au terme de cette réflexion, se pose peut-être. N’est-il pas utopique de penser pouvoir « changer les choses » ? Fondamentalement, les principes sociaux chrétiens ont-ils quelque chance d’être entendus dans un monde livré, au mieux, au pragmatisme, et à tous les maux répertoriés plus haut ? qu’espérer en dehors d’un parti politique qui miraculeusement prendrait en main notre destin, sans un « prince » salvateur », homme providentiel, que Dieu nous enverrait ?


1. « La politique devient très vite l’affaire de techniciens alors qu’elle devrait être celle d’humanistes ». (LECAILLON Jean-Didier, La famille, source de prospérité, Régnier, 1995, p. 59). Déjà en 1936, J. Maritain remarquait que dans les pays imprégnés de catholicisme ou de protestantisme, « le temporel est dominé effectivement par la pensée de Machiavel, celle-ci apparaît dans l’ordre pratique comme l’hérésie la plus généralisée et la plus acceptée des temps modernes. » (op. cit.,p. 161). Le mal, c’est le « politicisme » « qui est proprement la corruption de la politique elle-même. » c’est-à-dire « une conception qui consiste non seulement à regarder la conquête des pouvoirs publics par un parti, ou la conquête du pouvoir politique par une classe, comme l’essentiel d’une « transformation substantielle » du régime de civilisation, mais plus profondément à se faire du politique lui-même une idée purement technique, - on regarde alors l’activité politique et sociale comme une activité amorale en elle-même, les faits sociaux comme de simples faits physiques particuliers, qu’il suffit de traiter suivant des lois purement techniques du moment que notre conduite privée reste soumise aux règles de la morale personnelle. Dans cette conception, le savoir politique est en définitive identifié à un art purement et simplement, à une technique, à un art subordonné peut-être du dehors chez tel ou tel à la morale, mais dont les fins propres et la texture propre sont étrangères à la morale ; ces fins seront par exemple uniquement l’existence matérielle, la puissance et la prospérité matérielle de l’État. » (Id., p. 218).

⁢i. La DSE, une utopie ?

Dans le langage courant, le mot « utopie » désigne un idéal, une vue politique ou sociale « qui ne tient pas compte de la réalité et apparaît comme chimérique », une « conception ou projet qui paraît irréalisable »[1]. On se souvient des critiques de Marx contre certaines formes utopiques de socialisme et même de communisme comme celles de Saint-Simon⁠[2], d’Owen⁠[3] ou encore de Fourier⁠[4]. Friedrich Engels publiera en 1880 Socialisme utopique et socialisme scientifique[5] livre composé d’extraits de l’Anti-Dühring (1878) où l’auteur oppose évidemment le socialisme scientifique au socialisme utopique. Pour ces auteurs, les utopies sont « des anticipations dogmatiques et des prescriptions doctrinaires qui manquent le mouvement réel de l’histoire, voire qui s’opposent à lui. »[6] Il n’empêche que le marxisme lui-même est considéré par beaucoup comme une utopie et un spécialiste de la pensée de Marx ; Henri Maler, ne le nie pas. Ce que Marx considère comme proprement utopique et condamnable chez ses prédécesseurs et de certains contemporains socialistes et communistes, c’est le moralisme et le volontarisme. Mais on peut détecter chez lui la « persistance d’une utopie mal démise » qui se fonde « sur l’insistance [dans son œuvre] d’une utopie promise. » Et si « le vocable d’utopie » est mouvant et même source de contradictions, « l’abandonner, c’est abandonner le combat dont il est l’enjeu ». En conclusion, Henri Maler se risque à dire que « l’utopie - le communisme - n’a de sens que comme pari, comme invention, comme idéal. »

Selon cet auteur, l’utopie « ne serait pas un mirage, mais une stratégie de transformation du réel. »[7]

Toujours à propos de Marx, un autre spécialiste⁠[8] estime aussi que Marx, loin « d’éliminer la force critique de l’utopie cherche à la conserver en écartant les faiblesses de l’utopisme. » Autrement dit, une utopie pourrait être mobilisatrice. Dans le même sens, d’autres auteurs distinguent utopie chimérique et utopie transformatrice et suggèrent, dans ce cas d’éviter l’adjectif « utopique » jugé péjoratif et de le remplacer par le néologisme : « utopien ».⁠[9]

Paul Ricoeur⁠[10] est bien conscient que l’utopie peut « n’être qu’une fuite du réel, une sorte de science-fiction appliquée à la politique », qu’elle « nous fait faire un saut dans l’ailleurs, avec tous les risques d’un discours fou et éventuellement sanguinaire » et que « la mentalité utopique s’accompagne d’un mépris pour la logique de l’action et d’une incapacité foncière à désigner le premier pas qu’il faudrait faire en direction de sa réalisation à partir du réel existant ». Mais, en réfléchissant à « la fonction sociale de l’imaginaire collectif » et cherchant à montrer les « corrélations profondes » entre l’idéologie et l’utopie, il découvre qu’« imaginer le non lieu[11], c’est maintenir ouvert le champ du possible » et qu’« il semble […] que nous ayons besoin de l’utopie dans sa fonction fondamentale de contestation et de projection dans un ailleurs radical, pour mener à bien une critique également radicale des idéologies. » En définitive, le mot « utopie » est devenu l’arme de défense de tout ordre établi contre ce qui le menace: « est, à la limite, utopique tout ce qui, pour les représentants d’un ordre donné, est tenu à la fois comme dangereux pour l’ordre et irréalisable dans n’importe quel ordre. »

Jacques Maritain⁠[12], dans son projet politique, proposait d’utiliser un tout autre vocabulaire. Se référant, notamment à Thomas More et quelques autres, utopie, pour lui, est « un être de raison, isolé de toute existence datée, et de tout climat historique particulier, exprimant un maximum absolu de perfection sociale et politique, et de l’architecture duquel le détail imaginaire est poussé aussi loin que possible, puisqu’il s’agit d’un modèle fictif proposé à l’esprit à la place de la réalité. » Même s’il reconnaît « l’importance que la phase dite utopique du socialisme a eue pour le développement ultérieur de celui-ci », il préfère, dans le cadre de sa philosophie chrétienne de la culture, parler d’« idéal historique concret ». Cet idéal historique concret n’est pas « un être de raison, mais une essence idéale réalisable (plus ou moins difficilement, plus ou moins imparfaitement, c’est une autre affaire, et non comme œuvre faite, mais comme œuvre se faisant), une essence capable d’existence et appelant l’existence pour un climat historique donné, répondant par suite à un maximum relatif (relatif à ce climat historique) de perfection sociale et politique, et présentant seulement - précisément parce qu’elle implique un ordre effectif à l’existence concrète, - les lignes de force et les ébauches ultérieurement déterminables d’une réalité future. » Autrement dit, l’idéal historique concret est, d’une manière générale, « une image prospective signifiant le type particulier, le type spécifique de civilisation auquel tend un certain âge historique. »⁠[13] Autrement dit encore, l’idéal historique concret permet « de préparer des réalisations temporelles futures »[14] sans recourir à l’utopie et sans passer par une phase semblable à celle qu’a connue le socialisme. Ainsi, la « nouvelle chrétienté »[15] qu’il espère n’a rien d’une utopie puisqu’« une utopie est […] un modèle à réaliser comme terme et comme point de repos,- et elle est irréalisable. Un idéal historique concret est une image dynamique à réaliser comme mouvement et comme ligne de force, et c’est à ce titre même qu’il est réalisable. »[16]

Cette perspective rejoint ce que disait François Schuiten cité au début de cet ouvrage : l’utopie, dans le bon sens du terme que nous pouvons donc remplacer par idéal historique concret, est « un possible qui n’a pas encore été expérimenté ».

L’utopie, considérée comme un idéal historique concret, peut donc jouer un rôle positif dans la mobilisation des consciences et des volontés. Le P. A. Thomasset ne craint pas d’écrire que « les religions, dont la tradition chrétienne, jouent […] un rôle utopique, au vrai sens du terme, en fournissant un imaginaire de convocation et de mobilisation qui oriente les énergies vers la construction sociale, et pour les chrétiens dans l’espérance du Royaume. A ce titre, l’Église est amenée à intervenir dans les débats de société, en proposant des perspectives à long terme, en interrogeant sur le sens ultime des actions, en rappelant les exigences éthiques d’une vie en commun telle qu’elle peut être considérée dans le projet de la Création et du Salut en Jésus-Christ. »[17]

On conçoit volontiers que ce rôle de « veilleur »⁠[18], de « prophète » est dévolu principalement à l’Église enseignante.

Mais qu’en est-il des laïcs engagés ? On l’a compris, leur rôle ne consiste pas simplement à parler, contester, témoigner. qu’en est-il de l’agir ? Quelle peut être leur espérance ?


1. R.
2. Claude-Henry de Rouvroy, comte de Saint-Simon,1760-1825.
3. Robert Owen, 1771-1858.
4. Joseph Fourier, 1768-1830
5. Ces expressions ont été forgées par Proudhon.
6. MALER Henri, Il était une fois un communiste allemand…​, Entretien avec Toni Negri et Michel Vakaloulis sur http://www.henri-maler.fr. Henri Maler, philosophe et chargé de cours de sciences politiques à l’université Paris VIII, est l’auteur de deux livres qui touchent à notre sujet : Congédier l’utopie ? L’utopie selon Karl Marx, L’Harmattan, 1994 et Convoiter l’impossible, L’utopie avec Marx, malgré Marx, Albin Michel, 1995.
7. Id..
8. PEQUIGNOT Bruno, Karl Marx : l’utopie, la raison et la science, in Quaderni, 1999, vol. 40, n° 1, pp. 97-111. Bruno Péquignot fut professeur à l’Université de Franche-Comté attaché au Laboratoire de Sociologie et d’anthropologie LASA-UFC et actuellement Directeur du département Médiation Culturelle de l’Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle.
9. BRYON-PORTET Céline et KELLER Céline, L’utopie maçonnique, Améliorer l’homme et la société, Dervy, 2015.
10. RICOEUR P., L’idéologie et l’utopie : deux expressions de l’imaginaire social, in Autres temps. Les cahiers du christianisme social, n° 2, 1984, pp. 53-64.
11. C’est bien l’étymologie d’« utopie » : ou-topos, lieu qui n’existe nulle part.
12. MARITAIN J., Humanisme intégral, op. cit..
13. Id., p. 134-135.
14. Conscient des lourdeurs et des faiblesses humaines, Maurice Maeterlinck va plus loin. Il estime qu’un très grand idéal est nécessaire à l’action la plus humble pour qu’elle évite le mal : « N’ayons pas peur d’avoir un idéal trop admirable pour qu’il puisse s’adapter à la vie. Il faut un fleuve de bonne volonté pour mettre en mouvement le moindre acte de justice ou d’amour. Il faut que nos idées soient dix fois supérieures à notre conduite pour que notre conduite soit simplement honnête. Il faut vouloir énormément le bien pour éviter un peu le mal. Aucune force en ce monde n’est sujette à déchet plus énorme que l’idée qui doit descendre dans l’existence quotidienne ; c’est pourquoi il est nécessaire d’être héroïque dans ses pensées pour être tout au plus acceptable ou inoffensif dans ses actions. » (MAERTERLINCK M., La sagesse et la destinée, Fasquelle, 1910, p. 235).
15. J. Maritain prend la peine d’expliquer longuement ce qu’il entend par « nouvelle chrétienté ». Il ne s’agit en aucun cas d’un retour au passé, d’une nostalgie d’un ordre moyenâgeux passé et dépassé. De plus, bien avant François qui nous rappelle que « le temps est supérieur à l’espace » (EG 222-225), le philosophe disait clairement que «  »…​c’est l’avenir lointain qui nous intéresse, parce que la marge de durée qui nous sépare de lui est assez vaste pour permettre les processus d’assimilation et de redistribution nécessaires, et pour ménager à la liberté humaine les délais dont elle a besoin quand elle s’efforce d’imprimer de nouvelles directions à la lourde masse sociale. » (Humanisme intégral, op. cit., pp.148-149).
16. Id., p. 263.
17. Interpréter et agir, Jalons pour une éthique chrétienne, Cerf, 2011, p. 398.
18. Id..

⁢ii. La tentation du repli

Jacques Maritain s’insurge. Certes, devant l’état du monde, on peut être tenté d’abandonner tout engagement temporel et de se replier « sur le terrain strictement limité de la défense temporelle des intérêts religieux et des libertés religieuses, quoi qu’il en soit du reste. Une telle activité est indispensable à coup sûr, elle est nécessaire, elle n’est pas suffisante. Elle requiert impérieusement le chrétien, il ne doit pas s’y replier. » Aussitôt il ajoute, à l’instar des souverains pontifes, que le chrétien « ne doit être absent d’aucun domaine de l’agir humain, il est requis partout. Il lui faut travailler à la fois - en tant que chrétien - sur le plan de l’action religieuse (indirectement politique), et, - en tant que membre de la communauté spirituelle, - sur le plan de l’action proprement et directement temporelle et politique. »[1]

Autre repli qui n’est pas rare : c’est la nostalgie d’une époque où tout, pense-t-on, était différent. Ce repli sur le passé est paralysant c’est pourquoi aussi bien le philosophe que le cardinal nous invitent à plutôt regarder vers l’avenir. Il faut faire notre deuil du « bon vieux temps » qui, si l’on y regarde de plus près, n’a jamais été vraiment bon. Faire notre deuil de cette « chrétienté » dont rêvent encore quelques-uns et qui aurait été une société temporelle non pas pleinement idéale mais largement satisfaisante. Le cardinal Schwery nous conseille de « ne pas cultiver la nostalgie, ni sacraliser des expériences qui furent bonnes et fécondes »[2] « Il est « inutile de rêver dans l’utopie d’un retour en arrière vers « l’Occident chrétien ».⁠[3]

S’arrêtant à ce concept de « chrétienté », Jacques Maritain considère que ce mot, pour lui, « désigne un certain régime commun temporel dont les structures portent, à des degrés et selon des modes fort variables du reste, l’empreinte de la conception chrétienne de la vie. » ⁠[4] Ceci étant défini, les chrétiens peuvent projeter d’établir une nouvelle chrétienté mais son avenir, dit-il, « dépend avant tout de la réalisation intérieure et plénière d’une certaine vocation profane chrétienne dans un certain nombre de cœurs »[5] Nous voilà donc renvoyés à notre responsabilité. Cette réalisation dépend de nous mais, de toute façon, elle ne reproduira pas le passé. Elle ne peut, dans les deux sens du verbe, le reproduire : « Il y a pour nous à imaginer un type de chrétienté spécifiquement distinct du type médiéval et commandé par un autre idéal historique que celui du Saint Empire »[6]. Ainsi, dans une société pluraliste telle que la nôtre, qui prône l’autonomie du temporel, il faut défendre « une conception chrétienne de l’État profane ou laïque »[7] Et Maritain de « rappeler à ce propos les déclarations faites par le cardinal Manning[8] à Gladstone[9] il y a une soixantaine d’années: « Si, demain, les catholiques étaient au pouvoir en Angleterre, pas une pénalité ne serait proposée, ni l’ombre d’une contrainte projetée sur la croyance d’un homme. Nous voulons que tous adhèrent pleinement à la vérité, mais une foi contrainte est une hypocrisie haïe de Dieu et des hommes. Si demain, les catholiques étaient, dans les royaumes d’Angleterre, la « race impériale », ils n’useraient pas de leur pouvoir politique pour troubler la situation religieuse héréditairement divisée de notre peuple. Nous ne fermerons pas une église, pas un collège, pas une école. Nos adversaires auraient les mêmes libertés dont nous jouissons comme minorité. »⁠[10]

Quoi qu’il en soit, « nous avons à marcher »[11], écrit le cardinal Schwery, à « nous concentrer sur les brebis en désespoir et faire notre deuil du terrain perdu. » ⁠[12] Sans peur, sans désespérer car ne peut-on penser que la déchristianisation sur laquelle nous gémissons, a été annoncée depuis longtemps ? « Le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? » se demandait Jésus lui-même.⁠[13]

Mettons-nous en marche ! Comme disait l’ancien évêque d’Innsbruck Mgr Reinhold Stecher dans un langage très imagé : « L’Église n’est ni une boutique de mode spirituelle, ni un magasin d’antiquités, mais le peuple de Dieu en marche vers le Seigneur. »[14] Ne sommes-nous pas des fils d’Abraham ? L’injonction qu’il a entendue ne s’adresse-t-elle pas à nous aussi ? « Va, quitte ton pays »[15]. Que signifie être fidèle sinon, « forcément mourir un peu, parfois mourir beaucoup à soi-même, à ses idées, à ses projets personnels, à son milieu culturel local, etc.. »⁠[16] Quitter sa tanière, sa sacristie, sa forteresse, sa nostalgie, et même ses rêves pour, devant le désarroi de la société « exercer la miséricorde »[17], face à toutes les pauvretés : « Il y a les privés de nourriture, d’argent, de travail, de domicile, privés d’estime et de respect, privés de justice, privés de formation, privés de parents, privés d’enfants, privés de sécurité…​ Paradoxalement, ceux qui se croient nantis, les voilà souvent privés : privés de bon sens, privés de pudeur, privés d’idéal et de générosité, privés de sens éthique et moral, privés de bonheur profond, privés de fidélité, privés de transcendance. » ⁠[18]

Le cardinal insiste : « …​nous devons être réalistes : Jésus n’a pas choisi de nous retirer du monde, mais de nous envoyer en mission dans ce monde - tel qu’il est, et non tel que nous l’aurions rêvé. Notre mission consiste à rayonner les raisons d’espérer, donc à vivre dans la charité divine, puisque le mot « théologal » signifie « qui a Dieu pour objet ». Face à l’avenir, seule la vertu d’espérance donne une perspective « théologale ». »⁠[19]

Quelle force peut nous inciter à marcher, à nous guider, à nous affermir, sinon l’espérance ?

N’oublions pas qu’il ne s’agit pas simplement de faire barrage à une grande dissolution mais d’« exercer la miséricorde » comme il a été dit, d’aller à la rencontre de toutes les pauvretés pour, à notre mesure, les combattre et rendre le monde un peu plus conforme au Royaume.⁠[20]


1. Humanisme intégral, op. cit., p. 262.
2. SCHWERY, op. cit., p. 313.
3. Id., p. 316.
4. MARITAIN, op. cit., p.139.
5. Id., p.232.
6. Id., p.167.
7. Id., p.181.
8. Voir plus haut.
9. William Ewart Gladstone (1809-1898), fut quatre fois chancelier de l’Echiquier (chargé des finances et du trésor) et quatre fois Premier ministre britannique. Il fut, sans succès, partisan d’une large autonomie de l’Irlande.
10. Humanisme intégral, op. cit., p. 186. Maritain cite The vatican Decrees, London, 1875, pp. 93-94.
11. SCHWERY, op. cit., p. 317.
12. Op. cit., p. 316.
13. Lc 18, 8.
14. Cité in SCHWERY, op. cit., p. 319.
15. Gn 12, 1.
16. SCHWERY, op. cit., p. 321.
17. Id., p. 319.
18. Id., p. 320.
19. Id., p. 310.
20. En sachant bien qu’aucune réalisation humaine ne peut s’identifier au Royaume. Il n’existe pas et il n’existera jamais de cité chrétienne parfaite :  »…​lorsque nous parlons de la réalisation d’un idéal historique chrétien-temporel, ces mots doivent être bien entendus. Un idéal historique concret ne sera jamais réalisé comme terme ou comme chose faite (dont on puisse dire : « voilà, c’est fini, reposons-nous »), - mais comme mouvement, comme chose se faisant et toujours à faire (ainsi un être vivant, une fois né, continue de se faire). » (MARITAIN, Humanisme intégral, op. cit., p. 262).

⁢iii. L’espérance de l’athée

Dans son Discours de Suède, Albert Camus déclarait : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. mais sa tache est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. Héritière d’une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd’hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, où l’intelligence s’est abaissée jusqu’à se faire la servante de la haine et de l’oppression, cette génération a dû, en elle-même et autour d’elle, restaurer à partir de ses seules négations un peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir. Devant un monde menacé de désintégration, où nos grands inquisiteurs risquent d’établir pour toujours les royaumes de la mort, elle sait qu’elle devrait, dans une sorte de course folle contre la montre, restaurer entre les nations une paix qui ne soit pas celle de la servitude, réconcilier à nouveau travail et culture, et refaire avec tous les hommes une arche d’alliance. Il n’est pas sûr qu’elle puisse jamais accomplir cette tâche immense, mais il est sûr que, partout dans le monde, elle tient déjà son double pari de vérité et de liberté, et, à l’occasion, sait mourir sans haine pour lui. C’est elle qui mérite d’être encouragée partout où elle se trouve, et surtout là où elle se sacrifie. »[1]

Empêcher que le monde se défasse, restaurer une vraie paix, réconcilier travail et culture, refaire une arche d’alliance avec tous les hommes, tâche immense à laquelle il vaut la peine de se sacrifier ! Noble perspective, certes mais, une fois encore, où trouver énergie et assurance pour ainsi cheminer sans être sûr d’arriver ?⁠[2] Dans un volontarisme stoïcien aussi rare peut-être qu’un écrivain aussi honnête intellectuellement que l’auteur de La peste ?⁠[3]

A. Thomasset⁠[4] n’hésite pas à écrire que « l’espérance est aussi une expérience commune, constitutive de l’existence humaine authentique ». dans la mesure où nous sommes tous des êtres de désir, l’espérance « est toujours présente dans toute relation sociale authentique. Mais aussi, mystérieusement, dans toute institution créée pour améliorer la vie et visant le bien commun. » L’éducation n’en est-elle pas un bel exemple de même que les institutions et organisations sociales ?

Même si le portrait du monde brossé par Camus paraît sombre, il esquisse un chemin possible de salut. Il y a là une marque d’espérance liée à la certitude de la liberté⁠[5], l’ouverture d’un possible. Camus parle d’une « course folle » qui peut être mortelle mais qui est tentative d’échapper à un monde où la mort est certaine, à un monde de mort. La sagesse, le bon sens, voudrait que l’on se contente de ce que l’on a, que l’on accepte la finitude du monde, que l’on fasse éventuellement le gros dos face à l’adversité. L’espérance « représente le contraire même de la sagesse »[6], elle est ouverture au monde, à la nouveauté, elle est refus de la sédentarité, de l’enfermement, de l’acceptation, du renoncement. Elle est « révolutionnaire »[7]. Espérer, c’est croire, malgré tout. Et comme le montre Camus sans la nommer, « elle est ce qui permet de recommencer à vivre quand tombent les grandes catastrophes de la perversion humaine. »[8] Chantal Delsol pose la question : « à qui peut-on se fier en l’absence de Dieu ? » A qui se fie Camus ? En qui a-t-il confiance ? Chantal Delsol répond à sa place : l’humanité : « l’espérance se donne comme promesse de nos capacités. »[9]


1. Discours à la clôture des cérémonies de l’attribution des prix Nobel, Stockholm, le 10 décembre 1957.
2. « Si même le chemin de l’espérance ne devait mener nulle part, ce serait toujours un chemin d’honneur. L’homme est grandi par son espérance. » (DELSOL Chantal, Les pierres d’angle, A quoi tenons-nous ?, Cerf, 2014, p. 144.)
3. N’est-ce pas Camus qui, seul face aux intellectuels de son temps, a affirmé l’existence d’une nature humaine (L’homme révolté, Gallimard, 1951, p. 28), dénoncé le relativisme (id., p. 16), montré que l’absurde est contradictoire (id., pp. 19 et svtes), révélé les dangers du nihilisme et des philosophies de l’histoire (tout le livre serait à citer). On peut aussi, si l’on est pressé, lire L’exil d’Hélène et L’énigme (in Noces, suivi de l’Eté, Gallimard, 1959). C’est lui aussi qui refusa de considérer la foi comme une démission en protestant : « Peut-on écrire ce mot pour un saint Augustin (dont il connaissait l’œuvre) ou un Pascal ? » Et il donnait ce conseil précieux : « L’honnêteté consiste à juger une doctrine par ses sommets, non par ses sous-produits. » Personnellement, il avouait : « Ne me sentant en possession d’aucune vérité absolue, je ne partirai jamais du principe que la conception chrétienne est illusoire, mais seulement de ce fait que je n’ai pu y entrer. » (cité in JUGNET Louis, Problèmes et grands courants de la philosophie, Cahiers de l’Ordre français, 1974, pp. 170-171).
4. Op. cit., p. 318.
5. « Si l’espérance se glisse dans l’incertitude du monde, c’est qu’elle répond à la liberté, dont elle soulève l’élan. « La liberté, disait Ellul, c’est l’expression éthique de l’homme qui espère » (ELLUL J., L’espérance oubliée, La Table Ronde, 2004, p. 232), au moins si nous nous considérons comme des créatures de l’avenir et non du destin ou de la fatalité. Ainsi l’espérance a-t-elle partie liée à la liberté et à l’aventure assumée de la vie. Parce que l’homme occidental revendique sa liberté, il lui faut entretenir l’espérance. Nous n’aurons pas l’une sans l’autre. » (DELSOL Chantal, op. cit., p. 142).
6. DELSOL Chantal, op. cit., p. 132.
7. « La contestation de l’espérance c’est, dans un tempos clos, dans une sécurité fermée, dans une organisation autocéphale, dans un système économique autonome, dans une politique totalitaire, l’insertion de l’ouverture, de la brèche, de l’hétéronomie, de l’incertitude, de la question. » (ELLUL J., op. cit., p. 241, cité in DELSOL Chantal, op. cit., p. 135.)
8. DELSOL Chantal, op. cit., p. 140.
9. Id..

⁢iv. qu’en est-il de l’espérance chrétienne ?

[1]

L’Ancien testament a brisé le destin, fatum, moira, qui pesait sur les cultures. Comme l’écrit Chantal Delsol, « l’irruption de la transcendance dans le monde clos de l’immanence fait émerger en même temps la liberté humaine. »[2] Et avec la liberté, l’espérance possible mais fragile, incertaine comme on le constate aujourd’hui où les hommes préfèrent la connaissance et la certitude par peur de l’échec. Ils souhaitent une vie sans risque, désengagée et préfèrent le bonheur matériel à la recherche de sens. Ainsi, leur liberté s’étouffe ou se corrompt en licence.

Quelle force donc pourra solidifier l’espérance sinon le Christ ?

Les pontifes qui, depuis Léon XIII, rappellent sans cesse la nécessité et l’urgence d’un engagement laïc dans la société, vivent l’espérance que le Christ a offerte au monde. Paul a développé une vraie théologie de l’espérance devenue vertu théologale.⁠[3] C’est cette vertu qui donne au chrétien la force et la raison de marcher en dépit de tous les obstacles.

qu’espère le chrétien ? Le salut qui le débarrassera des finitudes et des malheurs en lui procurant le bonheur de participer à la gloire de Dieu. Il espère l’avènement plénier du Royaume de Dieu, déjà présent mais inachevé et le restera jusqu’au retour du Christ qu’il espère et qui signifiera la victoire définitive sur la mort.

Ainsi présentée, cette espérance chrétienne peut encore faire problème. Jean-Louis Brugès estime qu’« elle dévalue le présent au profit du futur : comment un être qui ne se saisirait que dans le présent, éviterait-il de douter d’elle, et même de la redouter ? Elle relativise le monde où nous évoluons, en invitant à regarder la « patrie d’en-haut » : comment ce monde ne protesterait-il pas contre un tel évidage ? »[4] Espérer Dieu et en Dieu renvoie le monde en arrière-plan de notre pèlerinage vers le Père. Autrement dit, l’espérance chrétienne n’est-elle pas démobilisante ?

A. Thomasset n’hésite pourtant pas à dire qu’elle « est peut-être la vertu la plus nécessaire dans temps d’incertitude, de doute, de démesure et de désespoir. » Humainement, elle est une attitude « liée à la confiance et à l’assurance que l’objet de son souhait est réalisable. » Paradoxalement, « elle désire ce qui n’est pas encore là, et en même temps elle voit déjà ce qui est espéré dans une vision anticipatrice et révélatrice. »⁠[5] Mais qu’en est-il de l’espérance chrétienne ? qu’a-t-elle de particulier ?

Elle est parfois interprétée comme un » isolement sacral »[6], une pure attente du Ciel, une délivrance de ce monde mauvais dont il faut déjà, d’une manière ou d’une autre, nous retirer.

Que dit Paul ? L’espérance du chrétien est attachée, « comme une ancre de notre âme, sûre autant que solide »[7], à la promesse de Dieu : « parce que Dieu vous a choisis dès le commencement pour être sauvés par l’Esprit qui sanctifie et la foi en la vérité : c’est à quoi il vous a appelés par notre Évangile, pour que vous entriez en possession de la gloire de notre Seigneur Jésus Christ. »[8] Dieu est fidèle et nous avons donc, dans les vicissitudes du monde et au milieu des tentation, à tenir bon⁠[9].

Pour quoi ? En vue de quoi ? En vue d’aller au ciel ? Non, en vue, dit l’Écriture, de cieux nouveaux et d’une terre nouvelle⁠[10] car nous ressusciterons corporellement à la suite du Christ ressuscité⁠[11]. Il s’agit bien d’« une nouvelle création, humaine et cosmique, écrit Jean-Paul II, [qui] est inaugurée par la résurrection du Christ ».⁠[12] Elle a donc déjà commencé.⁠[13] Lorsque les pharisiens demandent à Jésus quand viendra le Royaume, « il leur répondit : « La venue du Royaume de Dieu ne se laisse pas observer, et l’on ne dira pas : « Voici : il est ici ! ou bien : il est là » Car voici que le Royaume de Dieu est au milieu de vous ». »[14]

Cette affirmation peut susciter, aujourd’hui comme hier, raillerie et moquerie⁠[15]. Jean-Paul II nous explique⁠[16] que « c’est là une attitude de découragement typique de ceux qui renoncent à tout engagement par rapport à l’histoire et à sa transformation. Ils sont convaincus que rien ne peut changer, que tout effort est destiné à rester vain, que Dieu est absent et ne s’intéresse absolument pas à ce minuscule point de l’univers qu’et la terre. Déjà dans le monde grec, certains penseurs enseignaient cette perspective et la deuxième Lettre de Pierre réagit peut-être aussi à cette vision fataliste des revers pratiques évidents. En effet, si rien ne peut changer, quel sens cela a-t-il que d’espérer ? Il n’y a qu’à se placer en marge de la vie et laisser le mouvement répétitif des affaires humaines s’accomplir selon son cycle perpétuel. Dans ce sillage, nombre d’hommes et de femmes sont désormais accablés au bord de l’histoire, sans plus aucune confiance, indifférents à tout, incapables de lutter et d’espérer. » A côté de ces gens ou parmi eux, il y en a qui « supposent des scénarios apocalyptiques d’irruption du Royaume de Dieu ». Ces attitudes contredisent l’attitude chrétienne. Ce que le Christ annonce, poursuit Jean-Paul II, c’est « la venue sans bruit des cieux nouveaux et de la terre nouvelle. Cette venue est semblable à la germination cachée et pourtant bien vivante de la semence jetée en terre.[17] Dieu est donc entré dans l’histoire de l’homme et du monde, et il avance silencieusement, attendant l’humanité avec patience, avec ses retards et ses conditionnements. Il respecte sa liberté, la soutient quand elle est saisie par le désespoir, la conduit d’étape en étampe, et l’invite à collaborer au projet de vérité, de justice et de paix du Royaume. L’action divine et l’engagement humain doivent donc aller étroitement de pair. » Tel est bien l’enseignement du concile : « Loin de détourner les hommes de la construction du monde et de les inciter à se désintéresser du sort de leurs semblables, le message chrétien leur en fait au contraire un devoir plus pressant. »[18]

Jean-Paul II conclut que, sans sombrer dans le sécularisme, « le chrétien doit aussi exprimer son espérance à l’intérieur même des structures de la vie séculière. Si le Royaume est divin et éternel, il est cependant semé dans le temps et dans l’espace : il est « au milieu de nous », comme le dit Jésus. […] Animé par une telle certitude, le chrétien parcourt avec courage les routes du monde, cherchant à suivre les pas de Dieu, et collaborant avec lui pour faire naître un horizon où « la miséricorde et la vérité se rencontreront, où la justice et la paix s’embrasseront » (Ps 84, 11) ».⁠[19]

Sur les routes du monde, nous sommes à l’image d’Abraham qui est « l’exemple de l’espérance, celui qui a espéré en Dieu en dépit d’une situation sans espérance du point de vue humain. »[20]

Nous sommes à l’image du peuple hébreu : nous avons à marcher, à traverser les déserts, les terres inhospitalières, à nous maintenir dans la dynamique du bien commun qui par la grâce de Dieu et notre persévérance, advient pas à pas. Nous sommes sûrs que la terre promise est déjà en train de fleurir discrètement sous nos pas⁠[21]. Nous savons que notre Église est en pèlerinage et que « la Puissance de la mort n’aura pas de force contre elle »[22]. Et même s’il apparaît qu’« aux hommes, c’est impossible, » se dire qu’« à Dieu tout est possible »[23].

Nous sommes à l’image de Paul, l’athlète, qui nous dit :  »…​oubliant le chemin parcouru, je vais droit de l’avant, tendu de tout mon être, et je cours vers le but, en vue du prix que Dieu nous appelle à recevoir là-haut, dans le Christ Jésus. »⁠[24] Et ce n’est pas sans difficultés car « toute la création gémit en travail d’enfantement. Et non pas elle seule : nous-mêmes qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons nous aussi intérieurement dans l’attente de la rédemption de notre corps. Car notre salut est objet d’espérance ; et voir ce qu’on espère, ce n’est plus l’espérer : ce qu’on voit, comment pourrait-on l’espérer encore ? Mais espérer ce que nous ne voyons pas, c’est l’attendre avec constance. »⁠[25]

En fin de compte, nous sommes à l’image du Christ, fermes et déterminés face à l’adversité⁠[26]. Bien que nous soyons « déjà enfants de lumière », nous avons « encore à souffrir avec le Christ, car la plénitude du Royaume n’est pas encore venue » mais l’espérance nous permet, dans l’humilité, « de vivre dès maintenant dans la confiance et la patience de la pleine réalisation des promesses de Dieu. »[27]

On peut conclure avec Paul : « Nous nous glorifions dans l’espérance dans l’espérance de la gloire de Dieu. Que dis-je ? Nous nous glorifions encore des tribulations, sachant bien que la tribulation produit la constance, la constance une vertu éprouvée, la vertu éprouvée l’espérance. Et l’espérance ne déçoit point, parce que l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous fut donné. » Rm 5, 2-5.

Le chrétien est donc résolument optimiste, hier comme aujourd’hui. Pie X⁠[28] écrivait: « Il est loisible assurément, à l’homme qui veut abuser de sa liberté, de violer les droits de l’autorité suprême du Créateur ; mais au Créateur reste toujours la victoire. Et ce n’est pas encore assez dire : la ruine plane de plus près sur l’homme justement quand il se dresse plus audacieux dans l’espoir du triomphe. C’est de quoi Dieu lui-même nous avertit dans les Saintes Écritures. « Il ferme les yeux, disent-elles, sur les péchés des hommes » (Sg 11, 24), comme oublieux de sa puissance et de sa majesté ; mais bientôt, après ce semblant de recul, « se réveillant ainsi qu’un homme dont l’ivresse a grandi la force » (Ps 77, 65), « il brise la tête de ses ennemis » (Ps 67, 22), afin que tous sachent que « le roi de toute la terre, c’est Dieu » (Ps 66, 8), « et que les peuples comprennent qu’ils ne sont que des hommes » (Ps 9, 20). » Plus simplement, Jean-Paul II déclarait devant des responsables politiques : « Nous ne sommes pas pessimistes en ce qui concerne l’avenir, parce que nous avons la certitude que Jésus-Christ est le Seigneur de l’histoire, et parce que nous avons dans l’Évangile la lumière qui éclaire notre chemin, même dans les moments difficiles et obscurs. »[29]


1. Ceux qui souhaitent un texte court qui dise la foi de l’Église et la raison de son espérance peuvent lire la Déclaration Dominus Iesus sur l’unicité et l’universalité salvifique de Jésus-Christ et de l’Église, Congrégation pour la doctrine de la foi, 6 août 2000.
2. Op. cit., p. 127.
3. BRUGUES J.-L. rappelle que l’espérance n’est pas nécessairement considérée comme un bien. Pour les Anciens, elle était « une passion qui aveuglait le cœur de l’homme, et lui faisait perdre sa raison ». Plus près de nous, Chamfort [il s’agit de Nicolas de Chamfort (1741-1794) et non d’A. Chamfort, comme le nomme Bruguès qui n’est autre que le chanteur Alain Chamfort né en 1949] la dénonçait comme « un charlatan qui nous trompe sans cesse » et ajoutait :  »_ pour moi, le bonheur n’a commencé que lorsque je l’ai perdue_. ». Et même le chrétien Bernanos (1888-1948) la définit comme « un désespoir traversé, dépassé, surmonté ». (Bruguès, pp. 157-158).
4. Id., pp. 160-161.
5. Les vertus sociales, Justice, solidarité, compassion, hospitalité, espérance, Lessius, 2015, p. 279.
6. JEAN-PAUL II, Audience générale, 31 janvier 2001.
7. He 6, 16-20: « Les hommes jurent par un plus grand, et, entre eux, la garantie du serment met un terme à toute contestation. Aussi Dieu, voulant bien davantage faire voir aux héritiers de la promesse l’immutabilité de son dessein, s’engagea-t-il par un serment, afin que, par deux réalités immuables, dans lesquelles il est impossible à un Dieu de mentir, nous soyons puissamment encouragés - nous qui avons trouvé un refuge - à saisir fortement l’espérance qui nous est offerte. En elle, nous avons comme une ancre de notre âme, sûre autant que solide, et pénétrant par-delà le voile, là où est entré, pour nous, en précurseur, Jésus, devenu pour l’éternité grand prêtre selon l’ordre de Melchisédech. »
8. 2 Th 2, 13-14.
9. « Dès lors, frères, tenez bon, gardez fermement les traditions que vous avez apprises de nous, de vive voix ou par lettre. Que notre Seigneur Jésus Christ lui-même ainsi que Dieu notre Père, qui nous aimés et nous a donné, par grâce, consolation éternelle et heureuse espérance, consolent vos cœurs et les affermissent en toute bonne œuvre et parole. » (2 Th 2, 15-17).
10. Déjà chez Is (65, 17) on lit cette promesse de Dieu : « voici que je vais créer des cieux nouveaux et une terre nouvelle ». Dans le nouveau Testament, la description de leur avènement se précise : 2 P 3, 8-14: « Mais voici un point, très chers, que vous ne devez pas ignorer : c’est que devant le Seigneur, un jour est comme mille ans et mille ans comme un jour. Le Seigneur ne retarde pas l’accomplissement de ce qu’il a promis, comme certains l’accusent de retard, mais il use de patience envers vous, voulant que personne ne périsse, mais que tous arrivent au repentir. Il viendra le Jour du Seigneur, comme un voleur ; en ce jour, les cieux se dissiperont avec fracas, les éléments embrasés se dissoudront, la terre avec les œuvres qu’elle renferme sera consumée. Puisque toutes ces choses se dissolvent ainsi, quels ne devez-vous pas être par une sainte conduite et par les prières, attendant et hâtant l’avènement du Jour de Dieu, où les cieux enflammés se dissoudront et où les éléments embrasés se fondront. Ce sont de nouveaux cieux et une terre nouvelle que nous attendons selon sa promesse, où la justice habitera. C’est pourquoi, très chers, en attendant, mettez votre zèle à être sans tache et sans reproche, pour être trouvés en paix. » Ap 21, 1: « Alors j’ai vu un ciel nouveau et une terre nouvelle, car le premier ciel et la première terre avaient disparu, et il n’y avait plus de mer. »
11. 1 Co 15, 23-24.26.28: « En premier le Christ, et ensuite ceux qui seront au Christ lorsqu’il reviendra. Alors tout sera achevé, quand le Christ remettra son pouvoir royal à Dieu le Père […​] Et le dernier ennemi qu’il détruira, c’'eszt la mort […​] Ainsi, Dieu sera tout en tous. »
12. Audience générale du 31 janvier 2001.
13. « La résurrection n’est pas la négation de la création mais le commencement de la nouvelle création, le début de la transformation de la création.[…​] Notre espérance dernière n’est pas un ciel désincarné mais la résurrection de nos corps dans la nouvelle création » (THOMASSET A., op. cit., pp. 287-288).
14. Lc 7, 20-21.
15. Cf. 2 P 3, 3-4: « aux derniers jours, il viendra des railleurs pleins de raillerie, guidés par leurs passions. Il diront : « Où est la promesse de son avènement ? Depuis que les Pères sont morts, tout demeure comme au début de la création. »
16. Audience générale, 31 janvier 2001.
17. Cf. Mc 4, 26-29.
18. GS 34.
19. Audience générale, 31 janvier 2001. Jean-Paul II a développé ce thème dans ses Catéchèses du 31 janvier au 12 décembre 2001, publiées dans : Viens, Seigneur Jésus, Vers des cieux nouveaux et une terre nouvelle, Parole et Silence, 2019.
20. THOMASSET A., op. cit., p. 293. Cf. Rm 4, et 8. Chantal Delsol oppose à Abraham qui a été invité à quitter son pays pour une terre étrangère, Ulysse qui rentre chez lui après la guerre de Troie. Celui-ci inscrit son histoire dans une culture où le temps est cyclique ; l’autre est arraché à sa terre pour un voyage vers l’inconnu. Abraham incarne la nouveauté révélée par l’Ancien testament : « Ulysse a une demeure. Abraham n’a qu’un séjour : en lui enjoignant de quitter sa terre, Dieu lui laisse comprendre que ce n’était là qu’un séjour, et que la demeure se trouve dans un Ailleurs sans définition. […​] La terre promise existe, mais elle ne peut que symboliser la véritable demeure spirituelle des hommes, située ailleurs que sur cette terre. Ici-bas, l’homme n’a que des séjours. La brèche entre le séjour et la demeure, c’est l’espérance. » (DELSOL Ch., Les pierres d’angle, A quoi tenons-nous ?, Cerf, 2014, p. 130).
21. Les paraboles par lesquelles Jésus essaie de faire comprendre ce qu’est le Royaume de Dieu évoquent des « débuts minuscules » et des « résultats inattendus » (THOMASSET A., op. cit., p. 295) : que ce soit la parabole du grain de sénevé qui devient un arbre (Lc 13, 18) ou celle du levain enfoui dans trois mesures de farine « jusqu’à ce que le tout ait levé. » (Lc 13, 21). Résumant la pensée de Jürgen Moltmann sur l’espérance, Bruguès écrit (p. 160) que pour le théologien allemand, à cause de « la réalité de la résurrection » et de la proclamation de « l’avenir du Ressuscité », « l’espérance chrétienne ferait […​] éclater les contradictions de nos sociétés. Elle ne serait pas d’abord une consolation mais une protestation contre toutes les formes de souffrance ; elle inciterait les communautés chrétiennes à devenir des foyers de contestation permanente. » Certes mais, comme nous l’avons vu dès le départ, nous pouvons être aussi les humbles bâtisseurs de la civilisation de l’amour.
22. « Mt 16, 18. On traduit aussi : « les portes de l’enfer ne prévaudront pas sur elle ».
23. Mt 16, 26.
24. Ph 3, 13-14.
25. Rm 8, 22-25.
26. Cf. THOMASSET A., op. cit., p. 300.
27. Id., pp. 285-286.
28. Lettre encyclique E supremi, 4 octobre 1903.
29. Discours à l’occasion du Jubilé des responsables de gouvernements, des parlementaires et des hommes politiques, 5 novembre 2000.

⁢a. La petite fille Espérance

On se souvient de ce poème de Charles Péguy qui montre que c’est l’espérance, cette petite fille, cette vertu dont on parle peu, qui fait progresser ses deux grandes sœurs, la foi et la charité. De même que nos propres enfants, aussi petits soient-ils, à peine nés et même avant leur naissance, nous font avancer:

Ce qui m’étonne, dit Dieu, c’est l’espérance.
Et je n’en reviens pas.
Cette petite espérance qui n’a l’air de rien du tout.
Cette petite fille espérance.
Immortelle.

Car mes trois vertus, dit Dieu.
Les trois vertus mes créatures.
Mes filles mes enfants.
Sont elles-mêmes comme mes autres créatures.
De la race des hommes.
La Foi est une Épouse fidèle.
La Charité est une Mère.
Une mère ardente, pleine de cœur.
Ou une sœur aînée qui est comme une mère.
L’Espérance est une petite fille de rien du tout.
Qui est venue au monde le jour de Noël de l’année dernière.
Qui joue encore avec le bonhomme Janvier.

[…]

C’est cette petite fille pourtant qui traversera les mondes.
Cette petite fille de rien du tout.
Elle seule, portant les autres, qui traversera les mondes révolus.

[…]

C’est elle, cette petite, qui entraîne tout.
Car la Foi ne voit que ce qui est.
Et elle elle voit ce qui sera.
La Charité n’aime que ce qui est.
Et elle elle aime ce qui sera.

[…]

L’Espérance voit ce qui n’est pas encore et qui sera.
Elle aime ce qui n’est pas encore et qui sera
Dans le futur du temps et de l’éternité.

L’espérance est une petite fille. Chantal Delsol nous explique que celui qui espère est « jeune, même sous des apparences trompeuses. Car c’est l’enfant qui espère, et attend l’ouverture des mondes. Il sait ce qu’est une aurore, et l’attente permanente du nouveau. L’enfant est celui qui n’a pas encore fait d’inventaire. […] C’est pourquoi le Nouveau Testament appelle à ressembler aux enfants. la tentation permanente de l’adulte est de se croire achevé, et c’est en ce sens qu’il lui faut rester un enfant : se savoir inachevé. »[1]


1. Op. cit., p. 136.

⁢En guise de conclusion générale

La maxime d’Hevenesi

[1]

Si l’homme d’action chrétien veut garder en mémoire l’essentiel de la conduite qu’il doit suivre, quels que soient ses engagements concrets, il peut retenir cette formule très ignatienne que le P. Fessard a longuement méditée⁠[2] et qui résume bien comment liberté humaine et liberté divine, raison et foi, détermination et abandon s’articulent. D. Coatanea n’hésite pas à dire que cette vieille formule que certains ont trouvée ou trouveront paradoxale, apparemment contradictoire, antinomique, ambiguë, absurde à la limite, est « une maxime d’action universelle ».⁠[3]

Telle est la première règle de ceux qui agissent :
crois en Dieu comme si tout le cours des choses dépendait de toi, en rien de Dieu ;
Cependant mets tout en œuvre en elles,
comme si rien ne devait être fait par toi, et tout de Dieu seul. ⁠[4]

Cette formule suppose la foi en Dieu : « crois en Dieu ». Une foi qui aboutit à une totale confiance en Dieu : « …​tout de Dieu seul ». Dans ce cadre, deux erreurs sont à éviter. Tout d’abord une confiance en Dieu qui se passerait des moyens humains à mettre en œuvre (« comme si rien ne devait être fait par toi ») ; ensuite une confiance en soi qui se passerait de Dieu (« comme si tout le cours des choses dépendait de toi »).

L’utilisation de tous les moyens humains possible doit accompagner l’abandon total à la divine Providence.

Le P. Fessard confirme que cette formule « prescrit la foi en Dieu, donc la passivité et la dépendance à l’égard de la Liberté divine, mais en étant persuadé que celle-ci veut avant tout que la liberté et l’activité de l’homme se déploient en toutes ses entreprises, comme si le succès dépendant en tout du moi, et en rien de Dieu. C’est comprendre que la foi en la destinée surnaturelle à laquelle Dieu m’appelle par amour exige d’abord que je veuille à chaque fois user de mon intelligence et de ma liberté pour développer au maximum les virtualités de ma nature individuelle en particulier et de la nature humaine en général. »[5]

Dieu n’agit pas sans mon consentement ni mes efforts et ceux-ci sont la condition de l’action efficace de Dieu:

« Dans la mesure même où en m’appropriant cette vérité, j’unirai ma liberté à celle de Dieu, mon action ne sera plus ni arrêtée par le découragement, ni freinée par quelque retour d’orgueil sur ses propres mérites. Encore moins risquera-t-elle de se dévoyer en la recherche d’une illusoire perfection. Au contraire, tendue au maximum vers la réalisation de l’œuvre divine, elle ne cessera d’user de tous les moyens possibles pour la promouvoir. Aussi, la foi qui est son principe pourra alors s’accomplir en une confiance absolue dans la victoire de l’Homme-Dieu sur toute adversité, fût-ce celle de la mort. Et sans même attendre ce triomphe final, cette confiance lui donnera de goûter dans la plus petite joie la présence de l’Amour par qui « tout est grâce » et d’y puiser l’élan et la force nécessaire pour une action nouvelle. »[6]


1. Gàbor Hevenisi (1656-1715) est un jésuite hongrois, auteur des Scintillae Ignatianae (1705) recueil de propos attribués à saint Ignace lui-même.
2. La dialectique des Exercices spirituels de saint Ignace, t. 1, Aubier-Montaigne, 1956, pp. 305-363.
3. Op. cit., p. 367.
4. En latin:
   Haec prima sit agendorum regula : Sic Deo fide,
   quasi rerum successus omnos a TE, nihil a Deo penderet ;
   Ita tamen iis operam omnem admove,
   quasi TU nihil, DEUS omnia solus sit facturus.
   Cfr. les analyses de COATANEA Dominique, op. cit., pp. 366-371 et de VALADIER P., La condition chrétienne, Le Seuil, 2003, pp. 43-47. Voir aussi éventuellement les commentaires de NICOLAS François, Hevenesi, sur entretemps.asso.fr/Nicolas/TextesNic/AQuoibon.htlm ou de DE SAUTO Martine, Lâcher prise ou se remettre dans les mains de Dieu ?, La Croix, 12 décembre 2009.
5. La dialectique des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola, op. cit., p. 320.
6. Id., p.327.

⁢Annexe 1: L’anthropologie sociale du Père Gaston Fessard

[1]

Même si le P. F. Louzeau estime que prétendre résumer la pensée du P. G. Fessard s’avère « la solution la moins satisfaisante », parce que le résumé « surplombe plutôt qu’il ne pénètre une pensée qui nécessite au contraire un long et tenace compagnonnage »[2], il m’a paru opportun tout de même de tenter l’exercice pour simplement donner une idée même superficielle de cette pensée aussi riche que prometteuse et donner peut-être l’envie de la connaître mieux. De toute façon, cet essai échappe stricto sensu à la mise ne garde du P. Louzeau puisque c’est son analyse qui nourrit ce résumé et que nous tâcherons de laisser le plus possible la parole à spécialiste.

Le P. Fessard, s’est posé comme nous la question de savoir quelle est la mission du chrétien ? La réponse se trouve, entre autres, dans l’épître à Philémon où Paul demande à son son collaborateur d’accueillir Onésime, un esclave, qui s’est vraisemblablement enfui de la maison de Philémon et que Paul renvoie chez son maître en lui demandant de le recevoir « non plus comme un esclave mais comme bien mieux qu’un esclave : un frère bien-aimé. » Et davantage puisque Paul demande à son correspondant de recevoir Onésime comme si c’était lui, Paul. Commentant cette épître, Fessard écrit : « Dans ce simple billet qu’un fait infime provoque, nous saisissons sur le vif le moi du chrétien, la personne, dans sa tâche immense de pacification, détruisant les murs de séparation, réconciliant ceux que l’inimitié a divisés, faisant naître dans le monde antique l’Homme nouveau. Et nous reconnaissons à l’œuvre, en cet exemple banal et singulier, l’universelle et concrète « dialectique du maître et de l’esclave » telle que la Charité du Christ, la première, l’a jouée entre Dieu et l’Humanité, telle aussi nous la devons rejouer entre nous, les uns pour les autres. Puisse le retentissement qu’ont trouvé dans le monde antique les paroles et les gestes de Paul, dévoilant le Mystère du Christ, nous persuader que cette dialectique n’est pas seulement capable de changer l’exploiteur en exploité ert le prolétaire en dictateur, mais qu’elle peut au contraire, par la médiation du moi qui se fait « tout à tous », instaurer la communion d’une vraie fraternité ! »[3]

Gaston Fessard a constaté que la guerre était le fruit de conceptions du monde qui se nourrissaient de la dialectique du maître et de l’esclave mise à jour par Hegel. Il « a aperçu très tôt l’importance théorique et historique de cette analyse, au point d’en faire un instrument indispensable pour comprendre le mystère de la société et de l’histoire ».⁠[4]

En étudiant parallèlement Hegel⁠[5], Marx⁠[6] et Hitler⁠[7], il s’était rendu compte que le communisme, le nazisme et antérieurement le libéralisme « qui se disputaient âprement l’organisation de l’humanité gardaient en commun de considérer la société humaine comme le théâtre et le produit d’une lutte incessante entre les individus et les groupes. »[8]

Le P. Fessard préfère parler de « conceptions du monde » plutôt que d’idéologies. Pour lui, une conception du monde est une « représentation théorique des fins recherchées, dans une doctrine globale plus ou moins élaborée, destinée à séduire et attirer les volontés » et « cette doctrine se présente à la conscience humaine comme une explication intégrale du monde historique dans lequel l’homme est plongé, comme une représentation de l’histoire universelle, à partir de laquelle il peut juger des événements de son actualité et déterminer les choix qu’il doit poser. » Les représentations du monde « prétendent révéler l’origine, le sens et la fin de l’histoire universelle, pour qu’à leur lumière l’homme puisse orienter définitivement sa propre existence ainsi que celle de l’humanité. »⁠[9]

Ainsi, le libéralisme « distingue, dans la conscience du citoyen, la Société et l’État, comme deux voies ou deux modes d’obtention du Bien commun »[10] Face au libéralisme, le communisme promet « l’intégration de l’univers entier au sein d’une Société sans classes et sans États » tandis que le nazisme promet « le bienfait d’une civilisation supérieure grâce à l’épée victorieuse d’un peuple de maîtres dominant toute société et toute nation. »⁠[11]

Le communisme appelle « en tout lieu les esclaves-prolétaires à la lutte des classes, à la révolution pour établir la dictature du prolétariat sur les maîtres-capitalistes » tandis que le nazisme, au contraire, donne aux maîtres, aux plus forts, de dominer les faibles ⁠[12]


1. LOUZEAU Frédéric, L’anthropologie sociale du Père Gaston Fessard, PUF, 209.
2. Id., p. 345.
3. FESSARD G., Pax nostra, Examen de conscience international, 1936, pp. 403-404, cité in LOUZEAU Fr., op. cit., pp. 388-389,note 1.
4. Id., p.155.
5. Cf. Phénoménologie de l’Esprit (1807), Aubier, 1939 ; Encyclopédie des sciences philosophiques, (1817).
6. Œuvres complètes, Costes, 1924-1934 ; Morceaux choisis, Gallimard, 1934.
7. Mein Kampf (1924-1925), Nouvelles Editions latines, 1934.
8. Id., p. 41.
9. Id., p. 55.
10. Id., pp. 47-48.
11. Autorité et bien commun, op. cit., p. 91.
12. LOUZEAU Fr., op. cit., pp. 61-63.

⁢i. La dialectique du maître et de l’esclave

Communisme et nazisme malgré leurs différences, ont une source commune: Hegel qui pose à l’origine de toute société une lutte à mort entre maîtres et esclaves. A l’origine, les hommes, êtres de désir, veulent s’emparer de tout. Dans cette situation, la lutte est inévitable. Devient maître, vainqueur, celui qui préfère la liberté à la vie alors que l’esclave, vaincu, est celui qui a préféré la vie à la liberté. Cette dialectique du maître et de l’esclave est, selon Hegel, « un fait historique premier », « une condition fondamentale de toute l’histoire ». Elle a « une valeur profondément humaine » et donc une « portée universelle ».⁠[1] La « lutte à mort » a comme fin « la création d’un premier lien social par une reconnaissance inégale et non réciproque »[2]. Comment ? L’esclave dans l’angoisse de la mort a préféré la vie à la liberté, il obéit au maître qui le met au travail, à la transformation de la nature. Ainsi, il devient « maître de soi, tandis que le maître est resté seulement maître d’autrui ».⁠[3] L’esclave est maître de la matière et maître de son propre maître puisque le pouvoir de celui-ci dépend désormais « de la dextérité technique et de l’intelligence de son esclave »[4]. Privé du fruit de son travail qui profite au maître, l’esclave prend conscience « du monde désormais transformé ainsi que de sa propre capacité universelle à l’humaniser »[5] Le travail libère l’esclave⁠[6] alors que le maître reste dépendant du travail de l’esclave.

Marx, quant à lui, escamote le premier temps de la lutte à mort et de la condition servile. Pour Marx, le travail est premier et la révolution, la lutte vient en second lieu. Mais il prive ainsi l’esclave de la prise de conscience. Telle est son erreur. L’erreur de Hitler est aussi de n’apercevoir qu’un seul des aspects de la dialectique du maître et de l’esclave « à l’exclusion radicale de l’autre »[7]. Si Marx ne pense d’abord qu’à l’esclave, Hitler ne pense qu’au maître.

Dès lors, le mot « social » chez Marx « finit toujours […] par se réduire à l’économique pur, qui est précisément l’être collectif aperçu par l’esclave. Tandis que pour Hitler, le social revêt la forme du politique pur et même du racial, qui considère l’être social du point de vue exclusif du maître. »[8] Or, il y a dans la réalité sociale humaine « trois sortes de relations qui s’entrecroisent en tout individu pour constituer la structure de sa co-existence avec autrui »[9] » : le politique qui concerne le « rapport de l’homme à l’homme » ; l’économique qui implique le « rapport de l’homme à la nature » et le national qui est « l’unité particulière du politique et de l’économique ».⁠[10]

La lutte à mort qui fonde le politique précède le travail de l’esclave qui fonde l’économique. c’est pourquoi le politique (rapport de l’homme à l’homme) a priorité sur l’économique (rapport de l’homme à la nature) contrairement à ce que pense Marx. Mais si l’économique supprime le politique, il supprime aussi l’humanité.⁠[11] Hitler accordant au politique un primat absolu en fait une politique de domination pure et réduit l’économique à un état servile et se prive de la connaissance des peuples soumis. Marxisme et nazisme sont deux mystiques de la classe universelle chez l’un, de la race chez l’autre. Deux mystiques antichrétiennes.

On assiste chez Marx à une triple réduction du social chez Marx : le social est réduit à la société civile qui se réduit dans l’économique puis dans le mode de production de la vie matérielle⁠[12]. Social signifie finalement pur économique. L’homme est réduit ainsi à l’état de fourmi.

En fin de compte, la lutte finale n’est jamais finale et la lutte révèle que le travail n’est pas premier.

Il y a aussi une triple réduction du social chez Hitler : le primat absolu du politique néglige l’économique, identifie le politique au national et réduit le national au racial. Le rapport homme-homme n’est plus qu’un rapport animal-animal.

En fin de compte, la domination du peuple allemand ne peut durer car la connaissance appartient à l’esclave et le maître la méprise.

Ceci dit, aussi intéressante soit-elle, la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave ne peut « établir une analyse intégrale de la société »[13]. Elle présente des insuffisances.

Tout d’abord, elle n’envisage « aucune fin véritable à l’histoire »[14] mais un éternel va-et-vient. Le maître ne reste pas nécessairement maître, ni l’esclave esclave : il y a « une perpétuelle alternance entre maîtres et esclaves ».⁠[15] . De plus, cette dialectique ne permet pas d’expliquer le progrès de l’autorité et du lien social dans l’histoire réelle des hommes. En effet, le visage du maître et de l’esclave se modifie au fil du temps, tous deux progressent suivant une autre logique. En outre, cette dialectique n’explique pas comment politique et économique peuvent surmonter leur disjonction. ⁠[16]

De cette disjonction, Hegel ou, mieux, le rationalisme libéral en est responsable. Le rationalisme renvoie à une situation historique : celle de la modernité européenne opposée au christianisme. En effet, essentiellement, le rationalisme est une attitude spirituelle qui rejette la Transcendance divine et affirme « l’autonomie de la raison et plus généralement […] l’autosuffisance de l’homme pour engendrer l’humanité ». C’est à cause de ce rationalisme que les idéologies citées n’ont pu créer un monde nouveau.⁠[17]

Pour dépasser la dialectique hégélienne il faudrait une dialectique qui réconcilie politique et économique, qui les mette en conjonction ⁠[18] et qui, corrige en même temps le postulat rationaliste.⁠[19] « Une autre dialectique, qui soit encore plus nécessaire et plus efficace que la précédente pour interpréter l’histoire et la société humaines » ?⁠[20]


1. Id., pp. 72-73.
2. Id., p. 82.
3. Id., p. 85.
4. Id., pp. 86-87.
5. Id., p. 104.
6. Le politique doit encadrer et même contraindre au travail, aux, aux apprentissages car « hors d’une contrainte venue d’abord de l’extérieur (parents, instituteurs, éducateurs…​), aucun labeur n’est jamais humanisant ». (Id., p. 161).
7. Id., p. 117.
8. Id., p. 118.
9. France, prends garde de perdre ta liberté ! 1946, cité in LOUZEAU, op. cit., p.121.
10. LOUZEAU, op. cit., pp. 122-123.
11. Id., pp. 127- 128.
12. Id., pp. 140-141.
13. Id., p. 164.
14. Id., p. 165.
15. Id., p. 178.
16. Id., pp. 168-169.
17. Id., p. 171.
18. Id., p. 169.
19. Id., p. 173.
20. Id., p. 165.

⁢ii. La dialectique de l’homme et de la femme

[1]

Hegel et Marx, dans leur jeunesse, avaient vu l’importance de l’amour, de la relation de l’homme et de la femme. Voilà une autre dialectique prometteuse qui ne remplace pas purement et simplement la dialectique du maître et de l’esclave qui a une valeur « transhistorique » ou « métahistorique » et nous éclaire sur « l’origine du politique et de l’économique ».⁠[2] Fessard parle de « dépasser » la dialectique hégélienne, c’est-à-dire la conserver et la supprimer en même temps.⁠[3]

La dialectique de l’homme et de la femme, est « d’un type aussi profond -existentiel- et universel que celle du maître et de l’esclave, mais qui réalise en outre l’unité et la réconciliation des éléments que cette dernière ne parvenait qu’à disjoindre et opposer. »[4]

Pour réconcilier politique et économique, vaincre leur disjonction, il faut une conversion du politique et de l’économique. Une conversion où le maître se fait « pouvoir public » et se met au « service du travailleur pour l’aider à se libérer des servitudes de la nature ». En même temps, le travail de production doit s’orienter vers « le développement de la liberté de tous et de chacun ». Fessard explique que « L’unité de la société humaine et son progrès ne sont possibles que dans la mesure où politique et économique se mettent en interaction réciproque »[5]. Deux réalités « sont dites en interaction ou en relation réciproque chaque fois qu’elles deviennent l’une pour l’autre moyen et fin ».⁠[6]

C’est à l’intérieur de la relation de l’homme et de la femme que opère cette conversion. Non seulement elle précède la lutte à mort mais elle est plus riche que la relation maître-esclave et aussi fondamentale et universelle⁠[7] : « Le rapport immédiat, naturel, nécessaire de l’homme à l’homme, est le rapport de l’homme à la femme. Dans ce rapport générique naturel, le rapport de l’homme à la nature est immédiatement son rapport à l’homme, de même que le rapport de l’homme à l’homme est immédiatement son rapport à la nature, sa propre détermination naturelle. »[8]

Voici comment se passe cette transformation.

Dans un premier temps, la dialectique homme-femme apparaît aussi comme une lutte caractérisée par trois éléments : désir, lutte et don.

Au départ il y a, comme dans la dialectique précédente, un désir, le désir sexuel. Ce désir est plus complexe que le désir de s’emparer d’un objet car il n’implique pas seulement une attirance biologique mais aussi un choix.

Il y a lutte mais elle est ici une lutte amoureuse, une lutte de vie et non une lutte à mort. Pensons aux jeux de séduction et aux préliminaires de l’amour.

Enfin, cette lutte s’articule autour d’un don mutuel. L’acte sexuel n’est pas une simple « possession » mais une connaissance non pas simplement de la nature mais de l’autre être humain⁠[9], une « co-naissance ». Se crée une seule chair, une unité supérieure qui est la « société conjugale ».⁠[10]

Vient un second temps où l’on retrouve aussi trois éléments : conception, grossesse et enfantement.

Lors de la conception, alors qu’auparavant, l’unité sexuelle était ponctuelle et éphémère, la femme se transforme et l’enfant conçu va incarner objectivement l’unité amoureuse.

Suit le « travail » de l’enfantement où les caractéristiques du travail servile sont retournées. L’angoisse de la mort devient promesse de vie. L’obéissance que l’esclave devait au maître devient une discipline de vie. Quant à la « transformation de la nature », la femme la réalise avec sa propre matière qu’elle donne à l’être humain en gestation. De plus, l’« objet » de son « travail » ne lui est pas strictement enlevé comme le fruit du travail de l’esclave dont seul le maître jouit. Il reste chair de sa chair et devient un bien commun au « maître » et à l’« esclave ».⁠[11]

Enfin, à la naissance, l’union conjugale s’objective en un sujet capable de relations avec l’homme et avec la femme, sujet qui les projette vers l’avenir et qui invite à la croissance des trois personnes.⁠[12] L’enfant, dit le P. Mattheeuws, « est le témoin de l’unité ontologique et indissoluble du double rapport de l’homme à l’homme et de l’homme à la nature. »[13]

Vis-à-vis des enfants, « le maître et l’homme se fondent dans la figure du père, surmontant sa domination pour les élever à sa hauteur. De même, , la mère assure la synthèse de l’esclave et de la femme, jouant de tout objet de la nature, pour le mettre au service de l’engendrement et de l’exercice concret des libertés. »[14]

La dialectique de l’homme et de la femme est antérieure⁠[15], complémentaire et supérieure à la dialectique hégélienne. Elle en est le fondement et l’accomplissement.

Antérieure. L’esclave avant d’être esclave est fils d’un père et d’une mère : la relation homme-homme est donc première. Cette dialectique conjugale est ontologiquement antérieure à la dialectique du maître et de l’esclave⁠[16] car, avant de lutter à mort, on cherche « l’être mutuel dont l’union de l’homme et de la femme offre l’exemplaire accompli ».⁠[17] Il en est ainsi de toutes les rencontres.

Complémentaire. Elle est du même type que celle du maître et de l’esclave mais elle en renverse, comme on l’a vu, les éléments constitutifs. Le politique (le rapport homme-homme) et l’économique (le rapport homme-nature) y collaborent. Mieux, « le politique se subordonne à la production »[18]. Entendez : « la puissance masculine de domination est orientée vers le service du bien commun »[19]. La femme transforme la nature mais produit un nouvel être. Entendez : la production est subordonnée au développement de la liberté. C’est dans la famille, première cellule sociale, qu’a lieu la réconciliation entre le politique et l’économique. Qui plus est, on assistons ici, avec la présence de l’enfant, fruit de la dialectique homme-femme, à la première suppression de la propriété privée puisque l’enfant n’est ni objet ni chose dans les mains de ses parents.⁠[20]

Supérieure. La lutte à mort entraîne une reconnaissance du maître par l’esclave et le travail servile une connaissance par l’esclave de la nature humanisée. Nous sommes face à une relation inégale et non réciproque. La lutte amoureuse, elle, entraîne une connaissance de l’homme et de la femme et le travail de l’enfantement entraîne une reconnaissance égale et réciproque de l’homme, de la femme et de l’enfant. Cette reconnaissance « unit non seulement deux êtres divers mais elle en fait éclore un troisième qui, égal à chacun des deux, est le témoin de l’unité ontologique et indissoluble du double rapport de l’homme à l’homme et de l’homme à la nature ».⁠[21]

On peut en conclure qu’« en tout homme comme à tous les échelons de la genèse des communautés humaines, la dialectique maître-esclave n’existe jamais à l’état pur. Un autre souffle, complémentaire, antérieur et supérieur, laisse aussi entendre sa voix…​ »⁠[22]

De plus, on se rend compte, et ceci est très important, que la dialectique homme-femme « permet de dépasser, en toute conscience et à chaque échelon de la genèse des communautés humaines, les oppositions autrement irréconciliables ». Elle est « toujours présente à chacun des termes dissociés, tels que « maître et esclave, […] agit en eux, sans même qu’ils l’aperçoivent, pour diriger leur lutte vers sa solution ».⁠[23]

Tout projet commun implique une lutte amoureuse et un enfantement c’est-à-dire une collaboration qui doit s’objectiver dans une œuvre où chacun se reconnaît. Aucune société ne peut s’engendrer ni même progresser vers une unité sans collaborer à une œuvre commune.⁠[24]

La famille nucléaire est une communauté humaine parfaite, modèle de toute société humaine.⁠[25]

G. Fessard répond ensuite à deux objections que l’on peut opposer à cette description. La première consiste à rappeler que la famille monogame dont le jésuite fait grand cas, n’est pas donnée telle à l’origine, elle est le fruit d’une longue évolution. La seconde pose la question de savoir si les relations exemplaires découvertes dans la famille sont susceptibles de s’appliquer à toute société ? Autrement dit, est-ce que l’amour peut s’étendre au-delà du groupe familial ou du groupe d’amis ? Il semble impossible que l’amour puisse fonder une grande société.

Il est sûr que la famille monogame n’est pas donnée d’emblée à l’origine ? Le P. Fessard le sait mais il n’empêche qu’elle est le fondement de tout édifice social, que la famille est la « cellule sociale par excellence » et que tout un chacun peut « découvrir la valeur universelle des relations sociales qui s’établissent dans la cellule familiale »[26], qui est une cellule primordiale « parce que c’est dans son sein que l’être humain vient au monde au sens biologique du terme, puis éclot à la vie sociale au sens juridique du mot, et enfin apprend les gestes, les attitudes, les principes fondamentaux, grâce auxquels il pourra participer à l’expansion indéfinie du principe dont il est lui-même le fruit »[27]. La famille est « l’école où s’apprennent, et se révèlent à la fois, les principes fondamentaux qui assurent la genèse et la croissance de toute société. »[28]

Pour vérifier si l’amour peut engendrer une grande société, il convient, comme dans le cas de la famille, tout d’abord de distinguer « genèse naturelle et la genèse historique »[29] et surtout ne pas séparer les deux dialectiques qui interfèrent.⁠[30] A partir de leur interférence, on peut « dégager l’essence des relations familiales qui en résultent, observer comment ces relations s’étendent aux groupes sociaux les plus étendus ».⁠[31] Le point capital à retenir c’est qu’« aucune des deux dialectiques fondamentales n’existe à l’état pur, aucune ne fait sentir son influence sans l’autre ou ne saurait prétendre seule à l’explication intégrale du monde historique ».⁠[32] Partout les deux dialectiques entrent « dans une alliance ou une interaction réciproque ». Cette interaction est à l’œuvre « à travers tous les degrés de la société »[33] et « l’humanité telle qu’elle existe réellement […] n’a pu se réaliser et ne pourra progresser vers son terme que par une perpétuelle interférence ou contamination entre les deux dialectiques du maître et de l’esclave, de l’homme et de la femme. »[34]

Dans cette interaction ou interférence, s’effectue, « avec une communication de leurs propriétés, une sorte de contamination qui affecte aussi bien les relations qu’elles engendrent que les réalités qui les soutiennent. »[35]. C’est l’interférence entre les deux dialectiques qui « affleure de manière élémentaire dans la diversité des structures sociales principales. »[36]

C’est ainsi que « société conjugale et société politique demeurent en interaction réciproque, selon une proportion variable mais jamais nulle, mesurée par cette fameuse interférence des deux dialectiques. »[37]

Revenons à la source pour comprendre comment lutte à mort et lutte amoureuse peuvent interférer.

En fait, l’interférence est contenue dans la relation sexuelle, qu’elle soit sponsale ou non. Dans la relation sexuelle apparaît une « affinité » entre maître et homme et entre esclave et femme : « Le maître qui s’unit charnellement à son esclave-femme devient pour elle, par le fait même, moins maître qu’homme. Et réciproquement, son esclave devient pour lui moins esclave que femme. » Tel est « le fait historique premier »[38] qui « représente une condition fondamentale de la genèse et du progrès de la réalité humaine, qui se joue et se rejoue à chaque instant. »[39]

Le passage d’une dialectique à l’autre se poursuit et s’affermit avec l’arrivée de l’enfant. L’humanisation se poursuit : le maître, homme-époux devient père et l’enfant devient plus homme et fils qu’esclave. La paternité tend à « supprimer la domination pour élever à son niveau ceux que [le père] a engendrés »[40]. Ainsi, le politique se transforme, de politique-domination en politique-service vis-à-vis d’un être appelé à l’égalité.

De son côté, la femme-esclave va fournir un travail de femme plus que d’esclave par l’enfantement : le travail n’a plus pour fin la satisfaction des besoins immédiats mais la production de la liberté. Ainsi s’opère la conversion de l’économique dans la maternité.⁠[41] Par la paternité et la maternité, l’homme et la femme sortent de leur face-à-face et la tension qui existe entre eux ne dégénère pas en scission dans la mesure où une troisième relation est engendrée : la fraternité qui est une visée commune, la finalité essentielle.⁠[42] Pour G. Fessard, la description de la vie familiale, est capitale car « sans la médiation des relations de paternité, maternité, fraternité, l’homme ne peut prendre conscience de soi comme « personne ». »[43]


1. Cf. également COUNET Jean-Michel, La dialectique Homme-Femme dans la théologie de l’histoire de Gaston Fessard et ses implications pour une philosophie au féminin, sur [email protected]
2. Id., p. 182.
3. Id., p. 180.
4. Id., p. 174.
5. FESSARD G., Mystère de la société, Recherches sur le sens de l’histoire, (1948) 1, p. 164, Lessius, 1996, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 187.
6. LOUZEAU, op. cit., pp. 186-187.
7. Id., pp. 196-197.
8. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., 2, pp. 166-167, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 191.
9. Dans la Bible « connaître », c’est « avoir une expérience concrète ». Le mot « sert, entre autres, à exprimer la solidarité familiale ( Dt 33, 9), et aussi les relations conjugales (Gn 4, 1 ; Lc 1, 34). » (VTB, p. 199).
10. LOUZEAU, op. cit., pp. 204-205.
11. Il s’agit d’« un travail qui ne se contente plus d’humaniser la nature comme celui de l’esclave mais l’« hominise » dans la personne de l’enfant conçu » et qui réunifie le politique et l’économique. (LOUZEAU, op. cit., p. 324).
12. LOUZEAU, op. cit., p. 213.
13. MATTHEEUWS A., La dialectique Homme-Femme dans Evangelium vitae, in Anthropotes, 16/2, 2000, pp. 399-421.
14. LOUZEAU, op. cit., pp. 325-326.
15. Cette dialectique homme-femme est « antérieure logiquement et 'existentiellement » à l’autre et « lui indique sa finalité véritable et supérieure ». (LOUZEAU, op. cit., p. 325).
16. Id., pp. 204-205.
17. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 209, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 207.
18. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 205, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 218.
19. LOUZEAU, op. cit., p. 218.
20. Id., p. 220.
21. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 214, cité in F. LOUZEAU, op. cit., p. 222.
22. LOUZEAU, op. cit., pp. 225-226.
23. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 214, cité in LOUZEAU, op. cit., pp. 224-225.
24. LOUZEAU, op. cit., p. 216.
25. Id., p. 231.
26. Id., p. 234.
27. G. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 303, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 235.
28. LOUZEAU, op. cit., p. 235.
29. Id., p. 244.
30. Id., p. 243.
31. Id., p. 248.
32. Id., p. 251.
33. Id., p. 252.
34. Id., p. 253 note 8. « Les dialectiques m-e et h-f interfèrent l’une avec l’autre, la première étendant son jeu à des dissociations humaines toujours plus étendues, la seconde les ramenant à l’unité ». (Id., p. 325).
35. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 224 cité in LOUZEAU, op. cit., p. 254.
36. LOUZEAU, op. cit., p. 255.
37. Id., p. 256.
38. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 225, cité in F. LOUZEAU, op. cit., p. 262.
39. F. LOUZEAU, op. cit., p. 262.
40. G. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 226, cité in F. LOUZEAU, op. cit., p. 264.
41. F. LOUZEAU, op. cit., pp.265-266.
42. Id., p. 268.
43. Id., p. 286. Cette remarque est aussi importante pour comprendre l’erreur fondamentale du marxisme. F. LOUZEAU écrit : « Si […​] le P. Fessard parvient à montrer comment paternité, maternité et fraternité, engendrent l’être générique [au sens où Marx emploie le mot : être conscient et volontaire] ou personnalisé de l’homme à tous les degrés sociaux, il sera possible alors d’en déduire que la réalisation de l’histoire humaine ne dépend pas uniquement, ni même prioritairement, du travail des mains humaines, fût-il celui de l’industrie la plus perfectionniste » (op. cit., p. 296). Il s’ensuit que Marx a tort. Et Louzeau ajoute : « S’il s’avère que paternité, maternité et fraternité sont susceptibles de propager cette unité de la famille à travers tous les étages de la société, il sera possible d’espérer qu’elles puissent vaincre toute aliénation, y compris la dernière de toutes, l’aliénation religieuse. » (Op. cit., p. 298).

⁢a. La fraternité

Si l’interférence est bien le fait historique premier, chacun est appelé à cette fraternité qui est « ontologique », dans le sens où l’auteur emploie ce mot, c’est-à-dire naturelle et historique.⁠[1]

La fraternité est naturelle car le frère et la sœur issus de la même chair, du même sang, n’ont pas besoin de la relation sexuelle pour assurer l’unité que l’on cherche dans la fusion sexuelle. Ainsi est justifiée la prohibition de l’inceste.

Sur le plan historique, la dialectique conjugale homme-femme ne pouvant s’exercer directement entre frère et sœur, la dialectique maître-esclave a le champ libre entre frère et sœur et s’exprime par toutes sortes de rivalités et de jeux. Toutefois, la dialectique conjugale subsiste malgré tout à travers les parents soucieux de la paix dans la famille: les forts sont invités à se mettre au service des faibles (conversion du politique) et les plus faibles sont invités à participer à l’œuvre commune (conversion de l’économique). « La fraternité des enfants, synthèse et idéal de la paternité et de la maternité, approfondit et élargit encore l’interaction du politique et de l’économique. »[2]

Entre parents et enfants, il subsistera toujours une inégalité mais entre frères, il y a égalité puisqu’ils ont la même origine et une réciprocité plus profonde, plus parfaite, que celle des époux puisque la réciprocité des parents était limitée à deux personnes, basée sur l’attirance sexuelle « médiatisée » par l’enfant. La fraternité révèle que la relation d’amour peut s’élargir⁠[3], transcender l’amour des époux. La fraternité révèle encore que l’interaction du politique et de l’économique dépasse le cadre du couple puisque chaque enfant peut jouer le rôle de père ou de mère « selon les besoins du bien commun familial »[4].

On se rend compte, à travers la vie familiale et plus précisément par l’expérience de la fraternité, que l’égalité et la réciprocité, peuvent s’exercer au-delà de la famille, que la reconnaissance des frères et des sœurs est apte à « s’appliquer à tout rapport de l’homme à l’homme comme à tout rapport de l’homme à la nature »[5], que l’interaction des deux dialectiques comme celle de la politique et de l’économique, sont susceptibles de se communiquer au-delà du cercle familial.⁠[6]

Ainsi, la fraternité « fait apparaître un nouveau type de lien social »[7] : la « triade » « paternité-maternité-fraternité » se présente « comme structure fondamentale de toute société humaine ».⁠[8] Paternité, maternité et fraternité « engendrent dans la sphère familiale un monde de sujets libres et personnalisés, où chacun s’éprouve et se conçoit comme une personne » : « sujet de droits inaliénables et titulaire d’une vocation insubstituable ». De plus, « elles projettent dans la conscience de ses membres l’appel et la promesse d’une communion personnelle à une échelle toujours plus grande, jusqu’à l’humanité universelle. »[9]


1. Id., p. 269.
2. Id., p. 326.
3. « Grâce au jeu de l’égalité et de la réciprocité, la fraternité des enfants prend davantage conscience de l’amour qui est « leur origine, leur règle et leur idéal » (Mystère de la société, op. cit., p. 305), tandis que l’amour conjugal tend progressivement à ressembler à celui du frère et de la sœur. » (LOUZEAU, op. cit., p. 275).
4. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 292, cité in F. LOUZEAU, op. cit., p. 272.
5. Id., p. 304, cité in F. LOUZEAU, op. cit., p. 274.
6. F. LOUZEAU, op. cit., p. 272.
7. Id., p. 274.
8. Id., p. 277.
9. Id., p. 326.

⁢b. La société

On vient de voir que « les trois relations de paternité, maternité, fraternité non seulement fondent la cellule familiale, mais également construisent l’armature de toute société humaine. »[1] La paternité, la maternité et la fraternité liées à la dialectique maître-esclave, « sont susceptibles de concerner toutes les divisions sociales ». Issues de la relation homme-femme « qui réalise l’unité originelle du rapport de l’homme à l’homme et de l’homme à la nature, elles peuvent « établir en interaction réciproque les éléments du politique et de l’économique ». Le modèle familial peut structurer « des groupes sociaux de plus en plus étendus »[2] et il est seul capable « de régler, à travers les sphères diverses du social, la croissance harmonieuse de la raison et de l’amour et d’accomplir l’une et l’autre en une totalité parfaite. »[3]

Les 3 relations paternité-maternité-fraternité « remplissent déjà, à l’intérieur même de la famille, leurs fonctions universelles ou universalisantes, c’est-à-dire « personnalisantes ». »[4] L’enfant parce qu’il est fils ou fille acquiert immédiatement la dignité personnelle d’un sujet de droit. Par l’engendrement, l’homme et la femme « naissent comme père et mère » et donc la paternité, la maternité et la fraternité « révèlent l’essence de la puissance génératrice, propre à l’espèce humaine » (Mystère de la société, op. cit., p. 310), qui est de concevoir un monde de sujets. » Et donc, « la raison ultime de la vie en société est d’autoriser tous les membres de l’humanité à advenir à eux-mêmes comme sujets de droit, chargés d’un rôle. »[5]


1. Id., p. 279.
2. Id., p. 280.
3. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 309, cité in LOUZEAU, op. cit., pp. 280-281.
4. LOUZEAU, op. cit., p. 283.
5. Id., pp. 284-285.

⁢c. Le peuple

Mais comment se passe « la transition de la famille au peuple sous l’action des relations familiales » puisque pour Fessard, « la fraternité étend le jeu des relations de paternité et de maternité au-delà de la famille » ?⁠[1]

Au fur et à mesure que les parents vieillissent, ils « retombent en enfance » dit-on et les enfants deviennent les parents de leurs parents. On assiste à un renversement de situation : l’esclave devient maître du maître. Par la mort, les parents deviennent « choses ». L’emploi du mot ne doit pas choquer car dans le langage de saint Thomas, les enfants, à l’origine, sont des « choses ». Au moment de la mort, les enfants éloignés par leur vie adulte se réunissent pour un ultime hommage, pour des rites funéraires divers qui ont pour but justement de soustraire les parents à la corruption des choses. Et ces rites reviennent à dates fixes avec un nombre toujours plus grand de familles. C’est par ce culte des morts que se fonde « une tradition où s’alimente une « fidélité créatrice ». » Ce culte des morts fonde la patrie considérée comme un « échelon supérieur de la famille », une « unité sociale supérieure ». La fraternité confère aux parents qui les ont engendrés une nouvelle existence où les enfants deviennent parents de leurs parents. Et « la fraternité familiale, par l’entremise du culte des morts qu’elle assure, engendre une nouvelle unité sociale »[2]. Les nouvelles paternité et maternité exercées par les enfants s’étendent « à une multiplicité de familles, à la communauté d’un peuple ». A l’origine, les deux dialectiques constitutives du rapport homme-femme se sont vécues dans l’union sexuelle. Désormais le rapport homme-nature s’enracine dans une terre, une patrie, terre des pères et des morts. Une fidélité nouvelle et une unité nouvelle sont créées. Par la fraternité, la paternité et la maternité deviennent « paternité et maternité de la Patrie ».⁠[3]


1. Id., p. 307.
2. Id., p. 314 note 4.
3. Id., pp. 312-313. On assiste donc à « l’avènement d’une paternité et d’une maternité aux dimensions de la Patrie par la médiation du culte des morts ; puis, à travers la genèse de l’État et de la Société, l’avènement d’une fraternité nationale qui se réfléchit et étend à toutes les consciences l’unité du double rapport de l’homme à l’homme et de l’homme à la nature, réalisée spontanément dans la conscience du prince. » ( Id., p. 326).

⁢d. La nation

Le jeu des dialectiques familiales ne s’arrête pas là. La paternité et la maternité de la Patrie ont élargi la fraternité familiale à l’échelle d’un peuple et vont le transformer en nation.

Comment ?

La paternité a poussé l’homme-maître à « dépasser sa domination en faveur de la famille ». De même, la paternité de la Patrie va exercer son autorité au bénéfice du peuple : le maître devient seigneur, puis prince, puis État. La dialectique conjugale qui interfère avec la dialectique du maître-esclave oriente « le travail servile et l’activité du maître vers une collaboration commune, au service de la liberté de tous et de chacun. » La maternité de la Patrie va jouer le même rôle que la femme au sein de la famille et va susciter « l’exigence d’une « chose commune », d’une « république » « . La tension paternité-maternité se transforme « en polarité de l’État et de la Société ». La fraternité du peuple « scelle l’interaction du politique et de l’économique réalisée sous l’influence de la paternité et de la maternité de la Patrie, et en retour s’en trouve par elles profondément transformée. » La fraternité qui implique « reconnaissance égale et réciproque […] informe progressivement le monde des habitudes et des coutumes jusqu’à permettre l’édification d’un ordre de droit, inspiré par un idéal de justice ». C’est par cette reconnaissance égale et réciproque que le peuple devient Nation.⁠[1]

Entre les nations maintenant, il y a soit une dissociation des deux dialectiques et c’est la guerre soit une « recomposition par la médiation d’une unité supérieure »[2]


1. Id., pp. 317-320. Notons encore qu’en période de paix, la dialectique maître-esclave s’estompe au profit de la dialectique homme-femme tandis qu’en période révolutionnaire, lutte à mort et lutte amoureuse se disputent : on veut, par exemple, un chef de son choix, des élections pour bannir la violence. (Id., p. 319). Le P. Fessard écrit : « La révolution est le moment de négation qui, dans l’existence de la communauté humaine comme en celle de tout être, est la condition du progrès. » (Id., p. 349).
2. Id., p. 321.

⁢e. Conclusion

Quels sont les ponts importants à retenir ?

Les dialectiques conjugale et familiale apportent une « amélioration essentielle et indispensable » à l’autre dialectique.⁠[1]

Désormais, « les termes de 'père’, 'mère’ et 'frère’ qualifient mieux les consciences concrètes, tant individuelles que sociales, que ceux de 'maître’ et d’'esclave’, d’'homme’ et de 'femme’ et d’'enfant’ . »⁠[2]

Enfin, nous avons assisté à la réconciliation de l’économique et du politique : « le pouvoir politique tend à y supprimer sa domination et à se faire « pouvoir public » au profit de ceux qu’il essaie d’élever à sa hauteur, selon l’essence de la paternité, et la collaboration économique, loin de satisfaire seulement les propres besoins des partenaires, tend non seulement à y engendrer des libertés nouvelles mais encore à leur en garantir l’exercice concret, selon l’essence de la maternité. »[3]

Une dernière remarque non négligeable : est exigé « l’engagement de la liberté humaine qui, à tout moment du parcours dialectique, se trouve soumise à une alternative, qui l’autorise soit au progrès, soit à l’arrêt, voire à la régression. » Les dialectiques « dessinent […] des figures ou des possibles de la liberté humaine ».⁠[4]

Arrivés à ce point de la réflexion, il nous faut reconnaître une insuffisance dans tout le processus décrit par le P. Fessard. Il nous a offert « un principe d’intelligibilité des événements du passé » mais qu’en est-il pour le présent et l’avenir ?

Se profile une troisième dialectique, celle du païen et du juif, qui est « la source des deux dialectiques du maître et de l’esclave, de l’homme et de la femme ». Cette troisième dialectique est, selon la conviction du jésuite, « le seul principe qui permette d’[…]user avec exactitude » des deux autres.⁠[5]


1. Id., p. 327. Le jeu des deux dialectiques nous offre aussi la possibilité de discerner les idéologies totalitaires. Le nazisme présente l’homme sans femme car le maître n’a pas de rapport avec les nations esclaves. Le communisme, lui, se construit sur une femme sans homme puisque la société sans classes est sans État. (Id., p. 331).
2. Id., p. 329.
3. Id..
4. Id., p. 333.
5. Id., p. 340.

⁢iii. La dialectique du juif et du païen

[1]

Hegel et Marx, dans leur jeunesse, avaient vu l’importance de l’amour, de la relation de l’homme et de la femme. Voilà une autre dialectique prometteuse qui ne remplace pas purement et simplement la dialectique du maître et de l’esclave qui a une valeur « transhistorique » ou « métahistorique » et nous éclaire sur « l’origine du politique et de l’économique ».⁠[2] Fessard parle de « dépasser » la dialectique hégélienne, c’est-à-dire la conserver et la supprimer en même temps.⁠[3]

La dialectique de l’homme et de la femme, est « d’un type aussi profond -existentiel- et universel que celle du maître et de l’esclave, mais qui réalise en outre l’unité et la réconciliation des éléments que cette dernière ne parvenait qu’à disjoindre et opposer. »[4]

Pour réconcilier politique et économique, vaincre leur disjonction, il faut une conversion du politique et de l’économique. Une conversion où le maître se fait « pouvoir public » et se met au « service du travailleur pour l’aider à se libérer des servitudes de la nature ». En même temps, le travail de production doit s’orienter vers « le développement de la liberté de tous et de chacun ». Fessard explique que « L’unité de la société humaine et son progrès ne sont possibles que dans la mesure où politique et économique se mettent en interaction réciproque »[5]. Deux réalités « sont dites en interaction ou en relation réciproque chaque fois qu’elles deviennent l’une pour l’autre moyen et fin ».⁠[6]

C’est à l’intérieur de la relation de l’homme et de la femme que opère cette conversion. Non seulement elle précède la lutte à mort mais elle est plus riche que la relation maître-esclave et aussi fondamentale et universelle⁠[7] : « Le rapport immédiat, naturel, nécessaire de l’homme à l’homme, est le rapport de l’homme à la femme. Dans ce rapport générique naturel, le rapport de l’homme à la nature est immédiatement son rapport à l’homme, de même que le rapport de l’homme à l’homme est immédiatement son rapport à la nature, sa propre détermination naturelle. »[8]

Voici comment se passe cette transformation.

Dans un premier temps, la dialectique homme-femme apparaît aussi comme une lutte caractérisée par trois éléments : désir, lutte et don.

Au départ il y a, comme dans la dialectique précédente, un désir, le désir sexuel. Ce désir est plus complexe que le désir de s’emparer d’un objet car il n’implique pas seulement une attirance biologique mais aussi un choix.

Il y a lutte mais elle est ici une lutte amoureuse, une lutte de vie et non une lutte à mort. Pensons aux jeux de séduction et aux préliminaires de l’amour.

Enfin, cette lutte s’articule autour d’un don mutuel. L’acte sexuel n’est pas une simple « possession » mais une connaissance non pas simplement de la nature mais de l’autre être humain⁠[9], une « co-naissance ». Se crée une seule chair, une unité supérieure qui est la « société conjugale ».⁠[10]

Vient un second temps où l’on retrouve aussi trois éléments : conception, grossesse et enfantement.

Lors de la conception, alors qu’auparavant, l’unité sexuelle était ponctuelle et éphémère, la femme se transforme et l’enfant conçu va incarner objectivement l’unité amoureuse.

Suit le « travail » de l’enfantement où les caractéristiques du travail servile sont retournées. L’angoisse de la mort devient promesse de vie. L’obéissance que l’esclave devait au maître devient une discipline de vie. Quant à la « transformation de la nature », la femme la réalise avec sa propre matière qu’elle donne à l’être humain en gestation. De plus, l’« objet » de son « travail » ne lui est pas strictement enlevé comme le fruit du travail de l’esclave dont seul le maître jouit. Il reste chair de sa chair et devient un bien commun au « maître » et à l’« esclave ».⁠[11]

Enfin, à la naissance, l’union conjugale s’objective en un sujet capable de relations avec l’homme et avec la femme, sujet qui les projette vers l’avenir et qui invite à la croissance des trois personnes.⁠[12] L’enfant, dit le P. Mattheeuws, « est le témoin de l’unité ontologique et indissoluble du double rapport de l’homme à l’homme et de l’homme à la nature. »[13]

Vis-à-vis des enfants, « le maître et l’homme se fondent dans la figure du père, surmontant sa domination pour les élever à sa hauteur. De même, , la mère assure la synthèse de l’esclave et de la femme, jouant de tout objet de la nature, pour le mettre au service de l’engendrement et de l’exercice concret des libertés. »[14]

La dialectique de l’homme et de la femme est antérieure⁠[15], complémentaire et supérieure à la dialectique hégélienne. Elle en est le fondement et l’accomplissement.

Antérieure. L’esclave avant d’être esclave est fils d’un père et d’une mère : la relation homme-homme est donc première. Cette dialectique conjugale est ontologiquement antérieure à la dialectique du maître et de l’esclave⁠[16] car, avant de lutter à mort, on cherche « l’être mutuel dont l’union de l’homme et de la femme offre l’exemplaire accompli ».⁠[17] Il en est ainsi de toutes les rencontres.

Complémentaire. Elle est du même type que celle du maître et de l’esclave mais elle en renverse, comme on l’a vu, les éléments constitutifs. Le politique (le rapport homme-homme) et l’économique (le rapport homme-nature) y collaborent. Mieux, « le politique se subordonne à la production »[18]. Entendez : « la puissance masculine de domination est orientée vers le service du bien commun »[19]. La femme transforme la nature mais produit un nouvel être. Entendez : la production est subordonnée au développement de la liberté. C’est dans la famille, première cellule sociale, qu’a lieu la réconciliation entre le politique et l’économique. Qui plus est, on assistons ici, avec la présence de l’enfant, fruit de la dialectique homme-femme, à la première suppression de la propriété privée puisque l’enfant n’est ni objet ni chose dans les mains de ses parents.⁠[20]

Supérieure. La lutte à mort entraîne une reconnaissance du maître par l’esclave et le travail servile une connaissance par l’esclave de la nature humanisée. Nous sommes face à une relation inégale et non réciproque. La lutte amoureuse, elle, entraîne une connaissance de l’homme et de la femme et le travail de l’enfantement entraîne une reconnaissance égale et réciproque de l’homme, de la femme et de l’enfant. Cette reconnaissance « unit non seulement deux êtres divers mais elle en fait éclore un troisième qui, égal à chacun des deux, est le témoin de l’unité ontologique et indissoluble du double rapport de l’homme à l’homme et de l’homme à la nature ».⁠[21]

On peut en conclure qu’« en tout homme comme à tous les échelons de la genèse des communautés humaines, la dialectique maître-esclave n’existe jamais à l’état pur. Un autre souffle, complémentaire, antérieur et supérieur, laisse aussi entendre sa voix…​ »⁠[22]

De plus, on se rend compte, et ceci est très important, que la dialectique homme-femme « permet de dépasser, en toute conscience et à chaque échelon de la genèse des communautés humaines, les oppositions autrement irréconciliables ». Elle est « toujours présente à chacun des termes dissociés, tels que « maître et esclave, […] agit en eux, sans même qu’ils l’aperçoivent, pour diriger leur lutte vers sa solution ».⁠[23]

Tout projet commun implique une lutte amoureuse et un enfantement c’est-à-dire une collaboration qui doit s’objectiver dans une œuvre où chacun se reconnaît. Aucune société ne peut s’engendrer ni même progresser vers une unité sans collaborer à une œuvre commune.⁠[24]

La famille nucléaire est une communauté humaine parfaite, modèle de toute société humaine.⁠[25]

G. Fessard répond ensuite à deux objections que l’on peut opposer à cette description. La première consiste à rappeler que la famille monogame dont le jésuite fait grand cas, n’est pas donnée telle à l’origine, elle est le fruit d’une longue évolution. La seconde pose la question de savoir si les relations exemplaires découvertes dans la famille sont susceptibles de s’appliquer à toute société ? Autrement dit, est-ce que l’amour peut s’étendre au-delà du groupe familial ou du groupe d’amis ? Il semble impossible que l’amour puisse fonder une grande société.

Il est sûr que la famille monogame n’est pas donnée d’emblée à l’origine ? Le P. Fessard le sait mais il n’empêche qu’elle est le fondement de tout édifice social, que la famille est la « cellule sociale par excellence » et que tout un chacun peut « découvrir la valeur universelle des relations sociales qui s’établissent dans la cellule familiale »[26], qui est une cellule primordiale « parce que c’est dans son sein que l’être humain vient au monde au sens biologique du terme, puis éclot à la vie sociale au sens juridique du mot, et enfin apprend les gestes, les attitudes, les principes fondamentaux, grâce auxquels il pourra participer à l’expansion indéfinie du principe dont il est lui-même le fruit »[27]. La famille est « l’école où s’apprennent, et se révèlent à la fois, les principes fondamentaux qui assurent la genèse et la croissance de toute société. »[28]

Pour vérifier si l’amour peut engendrer une grande société, il convient, comme dans le cas de la famille, tout d’abord de distinguer « genèse naturelle et la genèse historique »[29] et surtout ne pas séparer les deux dialectiques qui interfèrent.⁠[30] A partir de leur interférence, on peut « dégager l’essence des relations familiales qui en résultent, observer comment ces relations s’étendent aux groupes sociaux les plus étendus ».⁠[31] Le point capital à retenir c’est qu’« aucune des deux dialectiques fondamentales n’existe à l’état pur, aucune ne fait sentir son influence sans l’autre ou ne saurait prétendre seule à l’explication intégrale du monde historique ».⁠[32] Partout les deux dialectiques entrent « dans une alliance ou une interaction réciproque ». Cette interaction est à l’œuvre « à travers tous les degrés de la société »[33] et « l’humanité telle qu’elle existe réellement […] n’a pu se réaliser et ne pourra progresser vers son terme que par une perpétuelle interférence ou contamination entre les deux dialectiques du maître et de l’esclave, de l’homme et de la femme. »[34]

Dans cette interaction ou interférence, s’effectue, « avec une communication de leurs propriétés, une sorte de contamination qui affecte aussi bien les relations qu’elles engendrent que les réalités qui les soutiennent. »[35]. C’est l’interférence entre les deux dialectiques qui « affleure de manière élémentaire dans la diversité des structures sociales principales. »[36]

C’est ainsi que « société conjugale et société politique demeurent en interaction réciproque, selon une proportion variable mais jamais nulle, mesurée par cette fameuse interférence des deux dialectiques. »[37]

Revenons à la source pour comprendre comment lutte à mort et lutte amoureuse peuvent interférer.

En fait, l’interférence est contenue dans la relation sexuelle, qu’elle soit sponsale ou non. Dans la relation sexuelle apparaît une « affinité » entre maître et homme et entre esclave et femme : « Le maître qui s’unit charnellement à son esclave-femme devient pour elle, par le fait même, moins maître qu’homme. Et réciproquement, son esclave devient pour lui moins esclave que femme. » Tel est « le fait historique premier »[38] qui « représente une condition fondamentale de la genèse et du progrès de la réalité humaine, qui se joue et se rejoue à chaque instant. »[39]

Le passage d’une dialectique à l’autre se poursuit et s’affermit avec l’arrivée de l’enfant. L’humanisation se poursuit : le maître, homme-époux devient père et l’enfant devient plus homme et fils qu’esclave. La paternité tend à « supprimer la domination pour élever à son niveau ceux que [le père] a engendrés »[40]. Ainsi, le politique se transforme, de politique-domination en politique-service vis-à-vis d’un être appelé à l’égalité.

De son côté, la femme-esclave va fournir un travail de femme plus que d’esclave par l’enfantement : le travail n’a plus pour fin la satisfaction des besoins immédiats mais la production de la liberté. Ainsi s’opère la conversion de l’économique dans la maternité.⁠[41] Par la paternité et la maternité, l’homme et la femme sortent de leur face-à-face et la tension qui existe entre eux ne dégénère pas en scission dans la mesure où une troisième relation est engendrée : la fraternité qui est une visée commune, la finalité essentielle.⁠[42] Pour G. Fessard, la description de la vie familiale, est capitale car « sans la médiation des relations de paternité, maternité, fraternité, l’homme ne peut prendre conscience de soi comme « personne ». »[43]


1. Cf. également COUNET Jean-Michel, La dialectique Homme-Femme dans la théologie de l’histoire de Gaston Fessard et ses implications pour une philosophie au féminin, sur [email protected]
2. Id., p. 182.
3. Id., p. 180.
4. Id., p. 174.
5. FESSARD G., Mystère de la société, Recherches sur le sens de l’histoire, (1948) 1, p. 164, Lessius, 1996, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 187.
6. LOUZEAU, op. cit., pp. 186-187.
7. Id., pp. 196-197.
8. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., 2, pp. 166-167, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 191.
9. Dans la Bible « connaître », c’est « avoir une expérience concrète ». Le mot « sert, entre autres, à exprimer la solidarité familiale ( Dt 33, 9), et aussi les relations conjugales (Gn 4, 1 ; Lc 1, 34). » (VTB, p. 199).
10. LOUZEAU, op. cit., pp. 204-205.
11. Il s’agit d’« un travail qui ne se contente plus d’humaniser la nature comme celui de l’esclave mais l’« hominise » dans la personne de l’enfant conçu » et qui réunifie le politique et l’économique. (LOUZEAU, op. cit., p. 324).
12. LOUZEAU, op. cit., p. 213.
13. MATTHEEUWS A., La dialectique Homme-Femme dans Evangelium vitae, in Anthropotes, 16/2, 2000, pp. 399-421.
14. LOUZEAU, op. cit., pp. 325-326.
15. Cette dialectique homme-femme est « antérieure logiquement et 'existentiellement » à l’autre et « lui indique sa finalité véritable et supérieure ». (LOUZEAU, op. cit., p. 325).
16. Id., pp. 204-205.
17. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 209, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 207.
18. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 205, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 218.
19. LOUZEAU, op. cit., p. 218.
20. Id., p. 220.
21. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 214, cité in F. LOUZEAU, op. cit., p. 222.
22. LOUZEAU, op. cit., pp. 225-226.
23. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 214, cité in LOUZEAU, op. cit., pp. 224-225.
24. LOUZEAU, op. cit., p. 216.
25. Id., p. 231.
26. Id., p. 234.
27. G. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 303, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 235.
28. LOUZEAU, op. cit., p. 235.
29. Id., p. 244.
30. Id., p. 243.
31. Id., p. 248.
32. Id., p. 251.
33. Id., p. 252.
34. Id., p. 253 note 8. « Les dialectiques m-e et h-f interfèrent l’une avec l’autre, la première étendant son jeu à des dissociations humaines toujours plus étendues, la seconde les ramenant à l’unité ». (Id., p. 325).
35. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 224 cité in LOUZEAU, op. cit., p. 254.
36. LOUZEAU, op. cit., p. 255.
37. Id., p. 256.
38. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 225, cité in F. LOUZEAU, op. cit., p. 262.
39. F. LOUZEAU, op. cit., p. 262.
40. G. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 226, cité in F. LOUZEAU, op. cit., p. 264.
41. F. LOUZEAU, op. cit., pp.265-266.
42. Id., p. 268.
43. Id., p. 286. Cette remarque est aussi importante pour comprendre l’erreur fondamentale du marxisme. F. LOUZEAU écrit : « Si […​] le P. Fessard parvient à montrer comment paternité, maternité et fraternité, engendrent l’être générique [au sens où Marx emploie le mot : être conscient et volontaire] ou personnalisé de l’homme à tous les degrés sociaux, il sera possible alors d’en déduire que la réalisation de l’histoire humaine ne dépend pas uniquement, ni même prioritairement, du travail des mains humaines, fût-il celui de l’industrie la plus perfectionniste » (op. cit., p. 296). Il s’ensuit que Marx a tort. Et Louzeau ajoute : « S’il s’avère que paternité, maternité et fraternité sont susceptibles de propager cette unité de la famille à travers tous les étages de la société, il sera possible d’espérer qu’elles puissent vaincre toute aliénation, y compris la dernière de toutes, l’aliénation religieuse. » (Op. cit., p. 298).

⁢a. Introduction

Une réflexion sur la genèse de la société suppose une réflexion sur l’histoire, son sens et sa fin.

d’autre part, on peut se poser la question de savoir si l’analyse qui précède est compatible avec la vision chrétienne. Incontestablement la pensée de G. Fessard est sous-tendue par sa théologie⁠[1] et pour lui, on ne s’en étonnera pas, « l’histoire a non seulement un sens, mais un terme, et le terme transcendant d’une humanité réconciliée et délivrée de tout mal ».⁠[2] Mais il tente de « dégager des catégories pleinement philosophiques de l’être collectif, qui s’accordent en toute intelligibilité au sens chrétien du devenir. »⁠[3]

Justement, sur le plan philosophique, il constate qu’« une philosophie qui affirmerait d’emblée et immédiatement que tout ce qui arrive est pour le mieux devrait ou bien s’appuyer sur la foi et très précisément la foi chrétienne, ou bien se résoudre en un optimisme qui ne pourrait se fonder qu’en supprimant la liberté. »⁠[4] La réalité est moins simple et révèle l’importance de la liberté. Le P. Fessard affirme clairement que : « les événements n’ont pas par eux-mêmes un sens déterminé qui pourrait être celui du pire, mais […] ce sens m’est remis entre les mains. »[5]

Revenons, pour bien comprendre le pourquoi d’une troisième dialectique, quelques instants en arrière. La première dialectique décrite n’est pas, pour Fessard, une « narration purement descriptive de faits concrets, mais plutôt comme un principe d’explication du devenir humain, abstrait d’une observation phénoménologique élémentaire. »[6]. Cette dialectique ne peut « expliquer la progression visibles des figures de l’autorité à travers l’évolution des sociétés humaines »[7] C’est pourquoi il a fallu chercher une autre dialectique qui, elle-même, nous l’avons vu, n’éclaire que le passé. Maintenant, pour le présent et le futur, apparaît la nécessité « d’une troisième dimension de l’historicité, dont la forme englobe la totalité des trois extases de temps (présent-passé-avenir) et que l’on peut qualifier de « surnaturelle » sans référence nécessaire à une révélation religieuse. »[8] En effet, l’interférence des deux dialectiques « ne saurait suffire entièrement à la représentation du drame de l’histoire, car elle ne se fonde et ne s’engage que sur le double rapport antinomique de l’homme à l’homme et de l’homme à la nature. Il faut donc supposer l’existence d’un troisième rapport, à la fois fondamental et plus concret : l’interaction de l’homme et de « Dieu », ce dernier terme étant compris de manière générale comme l’unité transcendante des deux premiers rapports. »[9] A cet endroit, nous avons le choix : « soit clore la société et le devenir dans une histoire purement naturelle et humaine, soit les recevoir tous deux d’un drame surnaturel, plus précisément humano-divin. »[10] Il nous faut donc passer à un « degré surnaturel », à une troisième dialectique entre Dieu et l’humanité.

Le choix de G. Fessard s’appuie sur le message de Noël délivré par Pie XII en 1956.⁠[11] Le Saint-Père y dénonce la « contradiction fondamentale de notre temps » : d’un côté, l’homme prétend bâtir une société riche et sécuritaire grâce à la « seconde révolution technique » et, d’un autre côté, il est confronté à la réalité : les ruines de la guerre et la peur de ne pouvoir instaurer la paix. Pour nos contemporains, cette contradiction ne peut être résolue qu’en allant jusqu’au bout de sa volonté d’autonomie radicale par rapport au passé, à la religion et à sa conception de l’homme. La religion est accusée « d’avoir créé et de vouloir maintenir en vie tout le passé, particulièrement ses formes périmées ; coupable surtout d’ancrer les idées sociales de l’homme dans des schèmes absolus et donc immuables. »[12] Cette lecture permet au P. Fessard de réaffirmer que « l’histoire est, par essence, produit des libertés humaines »[13]. Les hommes, ne fut-ce que par le langage, dominent la nature et transcendent « la division des extases temporelles, passé, présent, avenir » et ainsi créent l’histoire⁠[14]. Pour vaincre la contradiction signalée par Pie XII et le « faux réalisme », comme il l’appelle, il faut se rendre compte que « la réalité et la société humaine ne sont pas fondées sur le déroulement de nécessités mécaniques, mais sur l’action libre et toujours bienveillante de Dieu et sur l’action libre des hommes, une action faite d’amour et de fidélité, partout où ils observent l’ordre établi par Dieu. » La réalité historique résulte « de l’interaction des libertés humaines avec le Liberté divine »[15] et le religieux peut se définir comme « la conscience que l’être historique prend de son sens et de sa liberté, en tant que l’un et l’autre le constituent en relation avec l’absolu. »[16]

La nécessaire dialectique entre Dieu et l’humanité est historiquement révélée par la dialectique entre le juif et le païen qui peut éclairer et orienter « l’aspiration à l’unité universelle de l’humanité ». Mais le passage fraternité nationale à la fraternité universelle est, pour G. Fessard, « à la fois essentiel et problématique, nécessaire et impossible. »[17]

Elle paraît impossible dans la mesure où, d’une part, le désir d’unité de l’un va se heurter à la conscience nationale de l’autre et l’histoire nous révèle une dialectique maître-esclave entre les États-Nations, facteur de dissociation . Il faut donc espérer qu’une nouvelle fois, la dialectique homme-femme puisse jouer son rôle de réconciliation.

La dialectique du maître et de l’esclave ne peut contrairement à ce qu’espéraient le communisme et le nazisme, établir une fraternité universelle. Dans le nazisme, le maître, homme sans femme, sans partenaire égal affirme le primat du politique. Dans le communisme, le peuple d’esclaves, femme sans homme, affirme le primat de l’économique et refuse tout pouvoir extérieur et supérieur.

Pour une synthèse du politique et de l’économique au plan international⁠[18], il faut qu’interfère aussi à ce niveau la dialectique homme-femme. Or, si, déjà dans la famille puis au niveau de la nation, la fraternité est possible c’est qu’il y a dans l’homme une aspiration à la fraternité, à l’unité. L’apparition d’un droit international autour d’une même notion de justice, signifie aussi que la dialectique homme-femme est à l’œuvre. La seule dialectique maître-esclave ne peut y parvenir. Témoignent de la nécessaire interférence des deux dialectiques, par exemple, la notion de « crime contre l’humanité » et même l’appel à la collaboration dans le nazisme. On constate aussi une relation homme-femme entre l’État soviétique et les nations englobées dans l’URSS ou encore du côté capitaliste avec le plan Marshall. Ces quelques réalités montrent que la dialectique homme-femme est déjà à l’œuvre dans l’histoire.

Il est donc possible d’espérer que ces deux dialectiques produisent » des relations nouvelles de paternité et de maternité qui fondent une fraternité universelle ». Cette paternité et cette maternité, pour surmonter les divisions, doivent être élevées par rapport à tout État à toute société comme la Société et l’État le sont par rapport aux pères et mères individuels.⁠[19]

Nazisme et communisme ont divinisé la volonté de puissance pour l’un et la volonté de jouissance pour l’autre. De part et d’autre on a voulu être Dieu sans Dieu opposant l’Humanité à Dieu Au contraire, « pour établir en interaction la volonté de puissance et l’appétit de jouissance et pour que la fraternité humaine soit possible, « il faut donc supposer qu’il se joue une dialectique entre Dieu et l’homme analogue à celle de l’homme et de la femme ; dialectique de Dieu et de l’Humanité » (Mystère de la société, op. cit., p. 487 cité in F. Louzeau, op. cit., p. 374), et que celle-ci soit intérieure à chacun de nous comme à toutes les dialectiques qui traversent le monde humain. »[20] G. Fessard pose donc l’hypothèse d’une troisième dialectique analogue à celle de l’homme et de la femme où l’Humanité joue le rôle de la Femme et Dieu le rôle de l’Homme en espérant que leurs rapports tendront « à s’harmoniser dans un rapport égal et réciproque ».⁠[21] Il faut préciser que « le premier moment historique de la réalisation concrète de l’humanité par Dieu s’opère dans un rapport maître-esclave (si Dieu désire reconnaître la liberté de l’homme, l’homme veut avoir la liberté de Dieu, liberté transcendante et s’accaparer la Vie et la distinction entre le Bien et le Mal) entre eux deux, dont le rapport homme-femme demeure à la fois la condition de possibilité et la visée supérieure. »[22] Comment la relation Dieu-humanité peut-elle tendre « à s’harmoniser dans un rapport égal et réciproque » ?⁠[23] Quand les deux dialectique maître-esclave et homme-femme interfèrent sur le plan individuel ou social, le maître devient homme et père et l’esclave devient femme et mère, engendrant des frères. Par contamination, la dialectique Dieu-Humanité ne pourrait-elle pas produire les mêmes effets « sur le plan surnaturel, par la médiation des trois relations de paternité, maternité et fraternité ? »[24]

Le problème vient de la division fondamentale entre Dieu et Humanité: l’Humanité aspire à une relation homme-femme avec Dieu mais cette division ne se vit que « dans la mort, l’angoisse et la servitude, dans un rapport maître-esclave. »[25]

Seule la religion chrétienne présente les deux dialectiques : d’une part est annoncée une relation d’amour entre Dieu et les hommes et d’autre part, nous savons qu’il y eut à l’origine une lutte semblable à celle du maître et de l’esclave, révélée dans le récit de la chute d’Adam. Nous avons aussi découvert, et c’est unique, une interférence des deux lorsque le Dieu Tout Puissant prend Israël comme épouse. Dieu est maître et époux. Le point culminant de la relation s’identifie à Marie, fille d’Israël, servante et épouse du Seigneur, mère du Fils, vrai Dieu, vrai homme qui se fait esclave et révèle que la maîtrise de Dieu est une paternité. Après la mort du Fils, la fraternité des disciples se rassemble. Finalement, l’Esprit du père et du Fils « devient le fondement du Peuple de Dieu, de l’Église, épouse du Père et Mère patrie de ceux qui se reconnaissent ses fils. »[26] Pour Fessard donc, la religion chrétienne apporte « la solution à la fois rationnelle et surnaturelle, au problème de la nécessaire et impossible aspiration de la conscience humaine à la fraternité universelle ».⁠[27]

Une nouvelle relation de maternité naît de « cette communauté fraternelle » : l’Église, « médiatrice à son tour entre la puissance du Père et la fraternité de ses fils, […] les oriente vers leur unité totale entre eux comme avec Dieu et avec la nature »[28]. En même temps, l’Église est « centrée sur le sacrement eucharistique, c’est-à-dire, à la lettre, sur l’Action de grâces, sur la reconnaissance d’amour qui transsubstantifie le Ceci et le Maintenant en corps de Dieu, par le moyen du Verbe qui temporalise et humanise Dieu pour éterniser et diviniser l’Homme et la Nature ».⁠[29]

Reste que l’Église ne regroupe pas toute l’humanité mais sa croissance « s’explique par une dialectique du païen et du juif, inspirée par la théologie paulinienne de l’histoire ».⁠[30]


1. Chez Fessard, « la perspective théologique est présente, quoique cachée, dès le départ comme principe et fondement de l’ensemble du parcours. » (Id., p. 352).
2. FESSARD, Insurrection et guerre d’idéologie, manuscrit inédit de 1936-1938 sur la guerre d’Espagne, p. 100, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 351).
3. LOUZEAU, op. cit., p. 352.
4. Insurrection et guerre idéologique, op. cit., p. 39, cité in F. LOUZEAU, op. cit., p. 351.
5. Insurrection et guerre idéologique, op. cit., p. 39, cité in F. LOUZEAU, op. cit., pp. 353-354.
6. F. LOUZEAU, op. cit., p. 354.
7. Id., p. 355.
8. Id., pp. 355-356.
9. Id., pp. 356-357.
10. Id., p. 357.
11. Libre méditation sur un message de Pie XII (Noël 1956), Plon, coll. « Tribune libre », n° 8, octobre 1957.
12. Libre méditation sur un message de Pie XII, p. 51, cité in F. LOUZEAU, op. cit., p. 361.
13. LOUZEAU, op. cit., p. 360.
14. Id..
15. Libre méditation…​, op. cit., pp. 54-55, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 362.
16. Libre méditation…​, op. cit., p. 52, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 361. F. Louzeau offre en note cette illustration (Id., p. 363) : « si l’entité familiale a atteint puis a maintenu si longtemps dans l’histoire réelle la structure monogame et indissoluble, n’est-ce pas la preuve que, sous l’action entrecroisée des libertés divine et humaine, une multitude de consciences ont fini par y trouver un lieu social d’excellence pour que mûrisse la liberté de ses membres et que chacun puisse y jouer son rôle historique ? » (cf. aussi VINGT-TROIS Mgr André, 7 décembre 2005 devant la mission [commission ?] parlementaire d’information sur la famille et les droits des enfants: « on peut au moins, à titre conservatoire, reconnaître que le statut légal du mariage dans notre société est l’aboutissement d’une évolution qui s’étend sur plusieurs siècles, pour ne pas dire plusieurs millénaires. Faut-il considérer que cette évolution est sans signification ? Autrement dit, le mariage monogame, stable et hétérosexuel doit-il être considéré comme une formule parmi d’autres, dont la prédominance au XXIe siècle serait purement contingente, une formule sur laquelle on pourrait revenir en estimant que, après tout, le statut du mariage dans la société romaine du Ier siècle n’était pas si mauvais ? « 
17. LOUZEAU, op. cit., p. 365.
18. Et ce n’est pas évident car « État et Société représentent les deux moyens pour obtenir le Bien commun dans une communauté libérale, si bien qu’ils héritent en quelque sorte de l’idéal d’universalité qui marque le projet originel du Libéralisme. le politique et l’économique cherchent donc identiquement à s’étendre à l’infini ; mais l’un et l’autre voient leur dynamisme contrarié par cette irréductible réalité du national. » (Id., p. 367, note 2).
19. Id., p. 372.
20. Id., p. 374.
21. Id., p. 375.
22. Id., p. 377.
23. Id., p. 375.
24. Id., p. 378.
25. Mystère de la société, op. cit., p. 486, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 378.
26. Mystère de la société, op. cit., p. 488, cité in LOUZEAU, op. cit., p.381.
27. F. LOUZEAU, op. cit., p. 382.
28. FESSARD, Le matérialisme historique et la dialectique du Maître et de l’Esclave, 1947 p. 77 cité in LOUZEAU, op. cit., p. 381.)
29. FESSARD, Mystère de la société, op. cit., p. 488, cité in F. LOUZEAUouzeau, op. cit., p. 381.
30. F. LOUZEAU, op. cit., p. 382. Fessard médite Ep 2, 12-19: « …​souvenez-vous [vous : les chrétiens issus du paganisme] qu’en ce temps-là, vous étiez sans Messie, privés du droit de cité en Israël, étrangers aux alliances de la promesse, sans espérance et sans Dieu dans le monde. mais maintenant en Jésus-Christ, vous qui jadis étiez loin, vous avez été rendus proches par le sang du Christ. C’est lui, en effet, qui est notre paix : de ce qui était dicvisé, il a fait une unité. dans sa chair, il a détruit le mur de séparation : la haine. Il a aboli la loi et ses commandements avec leurs observances. Il a voulu ainsi, à partir du Juif et du païen, créer en lui un seul homme nouveau, en établissant la paix, et les réconcilier avec Dieu tous les deux en un seul corps, au moyen de la croix : là il a tué la haine. Il est venu annoncer la paix à vous qui étiez loin, et la paix à ceux qui étaient proches. Et c’est grâce à lui que les uns et les autres, dans un seul Esprit, nous avons l’accès auprès du Père. Ainsi, vous n’êtes plus des étrangers, ni des émigrés ; vous êtes concitoyens des saints, vous êtes de la famille de Dieu. »

⁢b. Dans le vif du sujet

Fessard relève une « antinomie » dans la culture juive. d’une part, ce peuple est très particulariste dans la mesure où, en fonction même de son élection, il est jaloux de son « unité sociale et culturelle », très attaché à son unité, sa culture, sa race. d’autre part, ce peuple a des « visées universalistes »[1].

Antinomie aussi entre le juif et le païen, entre le peuple élu et le païen exclu d’Israël, sans Loi, sans Dieu, sans Promesse.

Ces antinomies, le Christ les révèle en nous. d’une part, nous sommes des personnes uniques et d’autre part, nous sommes appelés à l’unité. d’autre part nous sommes des païens qui veulent imposer leurs particularités et d’autre part, des juifs qui sont élus parmi les autres.

C’est le Christ qui résout ces contradictions et réconcilie l’homme avec lui-même, avec les autres et avec Dieu.⁠[2]

Le mouvement qui fonde la personne, sujet de droits et de devoirs, c’est-à-dire qui renonce à l’exercice de certains droits pour se mettre au service de la communauté, se retrouve à toutes les étapes de la construction des différentes communautés : couple, famille, patrie, communauté des nations. « A l’origine, écrit Fessard, toujours le sacrifice volontaire d’une tendance naturelle -bonne en soi pour l’individualité isolée - en faveur d’un bien commun à plusieurs. renoncement à un bien inférieur, plus individuel, plus sensible, pour un bien supérieur, plus général, plus idéal. »[3]

La Communauté des nations ne peut se réaliser que par et pour la charité mais cette charité universelle ne peut se construire que sur une justice qui inclut une prédilection pour sa patrie dont l’amour ne se bornera pas à ses frontières. Les langues qui différencient les peuples ne coïncident pas nécessairement avec les nations mais n’en restent pas moins des éléments de différenciation. Une fois encore, c’est le Christ qui révèle la possibilité d’une unité « supérieure à toutes les divisions de langues, de peuples, de nations ».⁠[4]

Le peuple juif a refusé le Christ pour garder son particularisme. Ce peuple dispersé aux quatre coins du monde a conservé, malgré tout, son unité, une unité négative constituée par son refus d’intégration. Une nouvelle antinomie est apparue entre le juif incroyant au Christ et le païen converti. Recourant de nouveau à Paul, Fessard, à la suite de certains Pères de l’Église, affirme un « rapport intrinsèque » entre cette dispersion du peuple juif et la propagation du christianisme.⁠[5] Cette nouvelle antinomie donne son sens à l’histoire après le Christ mais traverse la conscience de chacun, toujours plus ou moins partagé entre religion pure et irréligion nommée désormais rationalisme, rationalisme issu donc du judaïsme antichrétien et défini comme « suffisance de la raison humaine pour juger de tout et n’être jugée par « personne ». »[6]

Le récit de la tour de Babel montre que seul le Christ peut rassembler les personnes et les patries, personnes et patries qui ont chacune et chacune « une mission unique ».⁠[7]

Quelle est alors la mission du chrétien ? Divisé d’abord en lui-même entre un païen idolâtre qui veut imposer aux autres ses particularités et un juif élu enfermé dans ses privilèges, puis entre un païen converti et un juif incroyant, l’Homme nouveau chrétien croît en rejetant « la convoitise toujours renaissante » du premier et l’incroyance du second. En chacun des chrétiens, toujours partagés intérieurement, « le devenir-chrétien, écrit Fessard, ne réunit pas moins Juif élu et Païen converti qu’il ne les sépare du Païen idolâtre uni de son côté au Juif incrédule »[8] Dans le Christ, se réconcilient « les opposés: synthétiser à chaque instant le Juif élu et le païen converti, tout en rejetant l’idolâtrie du Païen et l’incroyance du Juif. »[9]


1. Id., pp. 389-390. Même si certains juifs aujourd’hui refusent ou récusent l’universalisme, le rêve d’une domination universelle, il reste néanmoins très marqué dans la tradition. (Cf. NOVAK David et SHER MAAYANI Aviva, Le judaïsme est-il une religion universelle ?, in Pardès, Etudes et cultures juives, 2004, vol. 36, n° 1, pp. 157-174.
2. LOUZEAU, op. cit., pp. 390-393.
3. FESSARD, Pax nostra, Examen de conscience international (1936), cité in LOUZEAU, op. cit., p. 395.
4. Id., p. 199, cité in F. LOUZEAU, op. cit., p. 399.
5. LOUZEAU, op. cit., p. 402. Paul se réfère à Rm 9-11. Notamment lorsqu’il écrit : « …​grâce à leur faute [la faute des juifs qui n’ont pas reconnu le Christ], les païens ont accédé au salut…​ » (11, 11) ; « …​leur mise à l’écart a été la réconciliation du monde…​ » (11, 15).
6. FESSARD, Pax nostra, op. cit., p. 220, cité in LOUZEAU, op. cit., pp. 406-407. G. Fessard précise que le judaïsme antichrétien a produit d’abord « une religion purement naturelle : l’Islam » qui, sous l’influence de certains rabbins comme Moïse Maïmonide (1138-1204) ou Salomon ibn Gabirol dit Avicebron (1021-1070) et quelques philosophes musulmans comme Abu 'Ali al-Husayn ibn Abd Allah ibn Sina dit Avicenne (980-1037), Ibn Rochid de Cordoue dit Averroès (1126-1198) préparaient l’avènement du nationalisme contemporain réveillant l’« indidualité égoïste et païenne » et du pacifisme internationaliste prétendant « réaliser la fraternité universelle par les seules forces humaines ».(Pax nostra, op. cit., p. 221 cité in LOUZEAU, op. cit., pp. 407-408)
7. LOUZEAU, op. cit., p. 408.
8. De l’actualité historique, t. 2: Progressisme chrétien et apostolat ouvrier (1960), p. 55, n. 1, cité in LOUZEAU, op. cit., p 411, n.2.
9. LOUZEAU, op. cit., id..

⁢c. Il y a plus

L’inimitié dont parle Paul, entre le juif et le païen, est le symbole de tous les conflits, déchirements, scissions dans l’histoire des hommes. Et c’est le Christ qui, par sa croix, abat « le mur de séparation », réconcilie Dieu et les hommes, me réconcilie avec moi-même et avec les autres. Non seulement cette inimitié, cette dialectique surnaturelle du juif et du païen est exemplaire de toutes les formes d’inimitié mais, de plus, elle englobe les deux premières qui sont d’ordre philosophique. Elle est, dit Fessard, « la source des deux autres et le seul principe qui permette de les interpréter exactement ».⁠[1]

Comment ?

Au fondement de cette dialectique, s’opposent deux forces nées de la liberté humaine et qui traduisent la dualité « âme et corps, esprit et chair » : l’« orgueil » et l’« égoïsme » qui peuvent aussi s’appeler « volonté de puissance et appétit de jouissance ».⁠[2] Or dans l’étreinte sexuelle, les deux forces se conjuguent ne fût-ce qu’un instant et leur accord peut s’objectiver dans l’apparition d’un nouvel être. Le « souvenir de cette unité » dont nous sommes tous issus, marque désormais, malgré les aléas, la vie des hommes, la vie du couple, la vie de la famille mais aussi la relation maître-esclave. Le maître découvre sa liberté dans la volonté de puissance et l’intelligence de l’esclave qui a préféré la jouissance à la mort se révèle dans le travail forcé. Liberté et intelligence, volonté de puissance et appétit de jouissance interagissent par le langage où s’exprime le rêve d’unité surgi du lien conjugal.

De plus, seule des trois, la dialectique juif-païen se résout par l’opération du Dieu transcendant qui se révèle dans l’histoire des hommes où, dans une nouvelle dialectique conjugale entre le Dieu-Homme et l’Humanité-Femme. Ainsi la dialectique juif-païen apparaît « comme la synthèse des deux rapports précédents ». L’Écriture en témoigne. Le Juif élu se sent d’abord esclave face à son Maître-Dieu puis femme⁠[3] puisque préféré aux autres peuples et gratifié d’une Promesse et d’une Alliance. ⁠[4]

De son côté, le païen idolâtre, refusant le Maître, se veut à la fois maître et homme. Fessard en trouve la preuve chez Paul de nouveau en Rm 1, 18-32.⁠[5] Non seulement, les païen idolâtres ne peuvent bénéficier de la reconnaissance élémentaire du premier temps de la dialectique maître-esclave mais, de plus, incapables de distinguer la vérité de la dialectique homme-femme, ils sombrent dans l’inversion sexuelle. « Ainsi, en voulant s’engendrer à la fois maître et homme en face de Dieu, le païen idolâtre méconnaît la vérité des dialectiques maître-esclave et homme-femme. »[6]

En outre, les deux dialectiques, rappelons-nous, qui nous racontent le rapport de l’homme avec l’homme et de l’homme avec la nature, se trouvent transformées et unifiées par le Christ qui s’est fait esclave, semblable à chacun, pour sauver tous les hommes, surélève, divinise les rapports homme-homme et homme-nature. La dialectique du païen et du juif synthétise donc et interprète justement les deux autres dialectiques. Elle donne la clé du mystère de la société et de l’histoire à tel point que l’ignorance de la Rédemption rend la société incompréhensible et obscurcit le sens de l’histoire. C’est par le Christ que les divisions peuvent être surmontées et je deviens toujours plus chrétien dans la mesure où je laisse le Christ réconcilier à chaque instant et en chacun de mes actes, le païen et le juif qui sont en moi. Fessard en conclut également que tout événement de l’histoire a sa raison puisque « la société et même toute l’histoire sont destinées au salut éternel en Jésus-Christ. » C’est pourquoi, Fessard n’a pas craint d’écrire, à l’instar du Felix culpa de la liturgie, Felix revolutio à propos de la révolution communiste et de la révolution nazie, tout en les condamnant bien sûr.⁠[7]

« Païen » et « juif » sont, en fait, des « essences ou catégories historiques ». De quoi s’agit-il ? Les essences historiques sont « des natures qui tendent à se réaliser »[8] dans l’histoire. « elles représentent […] des figures de possibilités toujours renaissantes dans l’esprit humain devant Dieu ». En chacun de nous « coexistent […] un païen idolâtre et un juif élu, un païen converti et un juif incroyant ».⁠[9] Ces catégories, historiques et conceptuelles ne prennent leur plein sens que dans la foi chrétienne.⁠[10] Le lien entre ces catégories « essentiellement immanentes et corrélatives » constitutives de l’anthropogenèse⁠[11] ne disparaît ou ne se modifie que « dans et par le Christ ».⁠[12] En Christ, en effet, « il n’y a plus ni Juif, ni Grec ; il n’y a plus ni esclave, ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme ; car tous vous n’êtes qu’un en Jésus Christ. »[13]

La dialectique païen-juif « suggère et indique, en dernière analyse, un sens ultime très précis à la méthode « dialectique » : elle doit en définitive aider et conduire, aussi bien le croyant que l’incroyant, à reconnaître la nécessité rationnelle du libre sacrifice de soi, seule voie pour qu’en chacun et en tous advienne le devenir pleinement humain ou chrétien de l’humanité, dans une paix qui réconcilie l’Humanité avec Dieu, la division au plus intime de chaque conscience, les hommes entre eux. » Nous sommes ainsi renvoyés à notre liberté personnelle, au dépassement de nous-mêmes.⁠[14]


1. Esquisse du mystère de la Société et de l’Histoire (1960) publié in De l’Actualité historique, t. 1, A la recherche d’une méthode (1960), pp. 121-211 et cité in LOUZEAU, op. cit., p. 419.
2. LOUZEAU, op. cit., p. 422.
3. Pensons notamment au Cantique des cantiques.
4. Id., pp. 423-429.
5. « En effet la colère de Dieu se révèle du haut du ciel contre tourte impiété et toute injustice des hommes, qui retiennent la vérité captive de l’injustice ; car ce que l’on peut connaître de Dieu est pour eux manifeste : Dieu le leur a manifesté. En effet, depuis la création du monde, ses perfections invisibles, éternelle puissance et divinité, sont visibles dans ses œuvres pour l’intelligence ; ils sont donc inexcusables, puisque, connaissant Dieu, ils ne lui ont rendu ni la gloire ni l’action de grâce qui reviennent à Dieu ; au contraire, ils se sont fourvoyés dans leurs vains raisonnements et leur cœur insensé est devenu la proie des ténèbres ; se prétendant sages, il sont devenus fous ; ils ont troqué la gloire du Dieu incorruptible contre des images représentant l’homme corruptible, des oiseaux, des quadrupèdes, des reptiles.
   C’est pourquoi Dieu les a livrés, par les convoitises de leurs cœurs, à l’impureté où ils avilissent eux-mêmes leurs propres corps. ils ont échangé la vérité de Dieu contre le mensonge, adoré et servi la créature au lieu du Créateur qui est béni éternellement. Amen. C’est pourquoi Dieu les a livrés à des passions avilissantes : leurs femmes ont échangé les rapports naturels pour des rapports contre nature ; les hommes de même, abandonnant les rapports naturels ave la femme, se sont enflammés de désir les uns pour les autres, commettant l’infamie d’homme à homme et recevant en leur personne le juste salaire de leur égarement. Et comme ils n’ont pas jugé bon de garder la connaissance de Dieu, Dieu les a livrés à leur intelligence sans jugement ; ainsi font-ils ce qu’ils ne devraient pas. Ils sont remplis de toute sorte d’injustice, de perversité, de cupidité, de méchanceté, pleins d’envie, de meurtres, de querelles, de ruse, de dépravation, diffamateurs, médisants, ennemis de Dieu, provocateurs, orgueilleux, fanfarons, ingénieux au mal, rebelles à leurs parents, sans intelligence, sans loyauté, sans cœur, sans pitié. Bien qu’ils connaissent le verdict de Dieu déclarant dignes de mort ceux qui commettent de telles actions, ils ne se bornent pas à les accomplir, mais ils approuvent encore ceux qui les commettent. »
6. LOUZEAU, op. cit., p. 432.
7. Id., pp. 432-437.
8. Pax nostra, op. cit., p. 223, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 447.
9. LOUZEAU, op. cit., p. 447. De même, précédemment, « …​la lutte à mort et le travail qui associent le maître et l’esclave, la lutte amoureuse et l’enfantement qui unissent l’homme et la femme, la conversion du politique et de l’économique qu’assurent les relations familiales, en viennent à représenter dans la dialectique non pas un fait ponctuel parmi les autres, mais un moment essentiel de l’anthropogenèse qui se reproduit à chaque instant, autant pour la personne individuelle que pour le corps social, quel que soit leur degré de complexité - chacun jouant selon les circonstances le rôle du maître ou de l’esclave, de l’homme ou de la femme, du père ou de la mère, du frère ou de la sœur. » Id., p. 446.
10. Id., p. 448.
11. Cette division qui s’est exprimée et s’exprime encore en nationalisme et humanitarisme, en fascisme et communisme ou encore en croyants et incroyants, n’est pas seulement hors de nous mais aussi en nous. (Id., p. 453, n. 1).
12. Id., p. 453.
13. Ga 3, 28.
14. LOUZEAU, op. cit., pp. 456-457.

⁢iv. Un exemple d’analyse selon la méthode fessardienne

L’exemple est emprunté à un événement de l’histoire de France, que le P. Fessard a vécu.⁠[1] Au moment de la défaite, en 1940 et face à l’armistice signé entre le vainqueur et le vaincu, les consciences françaises sont divisées. Certains, contre l’armistice, estiment qu’il valait mieux que la nation périsse plutôt que céder à l’injustice imposée, d’autres, pour l’armistice, qu’il vaut mieux vivre et céder à la violence.

Qui a raison ? Est-il possible de concilier ces deux attitudes opposées ?

Pour juger, le P. Fessard choisit comme critère de se référer au Bien commun en ses éléments constitutifs : la sécurité qui permet d’exister paisiblement, la justice c’est-à-dire l’ordre de droit, les règles juridiques qui harmonisent les rapports sociaux et la valeur ou l’idéal qui rassemble « les valeurs universelles, humaines et divines » auxquelles tend le peuple.⁠[2]

A la lumière de ces éléments, on peut dire que pour les adversaires de l’armistice, il vaut mieux sacrifier son existence à la justice et au bien commun international (« plutôt la mort que l’esclavage ») ; pour les partisans, il faut préférer son existence à la justice et au Bien commun international (« plutôt l’esclavage que la mort »).⁠[3] Quelle est l’attitude légitime ?

Fessard tente de mettre en évidence le conflit qui se joue à l’intérieur de la conscience. Ce conflit est celui de l’âme et du corps. L’âme qui est le maître, le corps qui est l’esclave. Il faut préférer le bien de l’âme, dit le chrétien et être prêt à sacrifier le bien du corps par amour de Dieu. Mais le chrétien doit aussi aimer le prochain et le prochain le plus prochain est son propre corps. Voilà deux amours en lutte, deux amours où se mêlent générosité et prudence qui s’opposent, la première, à la « témérité orgueilleuse » et la seconde à la « lâcheté égoïste. »[4]

Armé de ces considérations, Fessard peut entrer dans le vif du sujet et porter un jugement sur la politique du gouvernement de Vichy issu de l’armistice. Gouvernement dirigé par ce qu’il appelle un Prince-esclave puisque le Prince n’est Prince que dans la mesure ou il s’est fait esclave. Et s’il est esclave, il ne peut être prince. Par rapport au Bien commun, sui ce gouvernement s’emploie à « sauvegarder l’existence et la sécurité du peuple », il respecte le Bien commun et doit être obéi. S’il veut « entraîner le peuple dans un reniement positif de la Valeur », il n’et pas conforme au Bien commun et la désobéissance « n’est pas révolte, mais service du Bien commun ».⁠[5]

Ceci dit, concrètement, les situations sont complexes et demandent des nuances. Ainsi, le point de vue du Prince-esclave n’est pas nécessairement celui du peuple. La règle du Bien commun est une règle souple de sorte que, « devant chaque décision, un discernement très précis doit s’opérer, selon une dialectique de la résistance et de la collaboration. »[6] De même face à tel ordre de coopération : est-il favorable au vainqueur et/ou au peuple, immédiatement ou médiatement ? Quel dommage pourrait-il provoquer ? Le jugement doit être prudentiel et responsable et dépendra aussi de la fonction de la personne concernée.⁠[7]. Il aborde aussi le délicat problème des sanctions collectives qui ne rendent pas illégitimes les actions de résistance à condition que les chefs et les membres de la communauté soient « disposés à en assumer les conséquences ».⁠[8] En fin de compte comment distinguer objectivement le licite de l’illicite sans référence au Bien commun ? C’est lui- qui garantira « une interaction bienfaisante entre les diverses tendances contraires » : le souci du prince pour la sécurité du peuple et la défense des idéaux par les citoyens, chacun collaborant à l’œuvre du Bien commun. A condition de passer par le point de vue de l’autre pour y chercher la part de vérité. Tout homme, toute nation, même dans les conditions les plus sombres, a, dans la recherche du Bien commun, une voie de salut. Le chrétien sait que le Bien commun traduit dans la société l’action de la Providence car derrière lui, c’est le Christ qui agit : « Cherchez le Royaume de Dieu et la justice de Dieu, et tout cela vous sera donné par surcroît. »[9]

C’est fondamentalement la méthode ignatienne qui inspire les différentes dialectiques puisque c’est la liberté de l’homme qui est en jeu dans son rapport à Dieu, aux autres dans le tissu changeant de l’histoire des sociétés.⁠[10]

La dialectique du païen et du juif est, selon Fessard, « source et symbole de toutes les oppositions qui déchirent l’humanité »[11] et, de plus, par l’irruption du Christ, elle éclaire et pacifie les deux autres dialectiques qui, d’ailleurs, ne sont pas étrangères à la Bible.

La dialectique du maître et de l’esclave, nous l’avons vu, se trouve dans l’Epître à Philémon et Hegel lui-même cite, dans son explication, le livre des Proverbes⁠[12]. La dialectique homme-femme, elle se trouve dès le premier chapitre de la Genèse mais aussi dans l’Epître aux Ephésiens. Quant à la dialectique païen-juif, elle est, comme dit précédemment, révélée en long et en large par Paul⁠[13]. Enfin, dans l’enseignement de l’Église, le P. Fessard, nous avons vu, a attiré notre attention sur le message de Noël 1956 du pape Pie XII qui, pour résoudre les contradictions de notre temps, nous invite à tenir compte, à la fois, de la réalité historique, de notre liberté et des vérités révélées par la religion. Très concrètement, le chrétien est invité à se dépouiller du vieil homme et à revêtir l’homme nouveau. A ce moment, « il n’y a plus Grec et Juif, circoncis et incirconcis, barbare, Scythe, esclave, homme libre, mais Christ : il est tout et en tous. »[14]

La dialectique païen-juif peut nous expliquer comment « surmonter la division apparemment persistante et insoluble entre la foi chrétienne et les philosophies incroyantes. » Elle nous « permet de distinguer la racine proprement spirituelle de l’athéisme occidental ».⁠[15] L’homme contemporain prétend, en effet, construire la société et la fraternité humaine par ses seules forces, sans le Christ et sans l’Église. Il est comme le juif refusant Jésus-Christ et s’identifiant au païen idolâtre.


1. Cf. La conscience catholique devant la Défaite et la Révolution, (1942), document destiné au cardinal Suhard, archevêque de Paris, publié in-extenso sous le titre Collaboration et résistance au pouvoir du Prince-esclave, in F. LOUZEAU, op. cit., pp. 651-801
2. LOUZEAU, op. cit., p. 463.
3. Id., pp. 464-465.
4. Id., pp. 466-467.
5. Id., p. 468.
6. Id., p. 471.
7. Id., pp. 472-473. Fessard cite, en exemple, la personne responsable de la distribution de denrées alimentaires et l’ouvrier dans une usine d’armement.
8. Id., p. 474.
9. Mt 6, 33. Cf. LOUZEAU, op. cit., pp. 475-477.
10. LOUZEAU, op. cit., pp. 478-479.
11. Id., p. 483.
12. « La crainte du Seigneur est le commencement de la Sagesse » (Pr 9, 10). Cf. LOUZEAU, op. cit., p. 486.
13. Rm ; Ep 2 ; Ga 3, 28.
14. Col 3, 9-11.
15. LOUZEAU, op. cit., p. 490.

⁢v. Comment dépasser l’opposition ?

C’est précisément la dialectique païen-juif qui offre une possibilité de réconciliation grâce, comme dit Fessard, conjointement à l’« Acte de Dieu » et à l’« Acte de l’homme ».⁠[1]qu’entend-il par là ? En ce qui concerne l’Acte de Dieu, G. Fessard est convaincu que « l’opposition entre chrétiens et incroyants se présente […] comme une tension féconde, appartenant bel et bien à l’économie du Mystère, sa solution déterminant la fin de l’histoire ».⁠[2] En attendant, l’opposition peut déjà se résoudre dans la mesure où le chrétien se dépouille du « vieil homme pour revêtir l’homme nouveau ». Cet acte du devenir chrétien est l’Acte d’homme dont l’objectif est d’articuler et réconcilier « les éléments que les pensées non chrétiennes disjoignent et opposent » : la dialectique païen-juif unit les genèses provoquées par les dialectiques maître-esclave et homme-femme « conformément à l’intelligence et à la liberté de l’homme aussi bien qu’au Logos et la Liberté de Dieu ».⁠[3] Ne peut-on penser que tous ces rapports et relations sont les « jointures », les « articulations »[4] du Corps du Christ ? En tout cas, entre théologie chrétienne et philosophies athées, il ne doit pas y avoir de lutte à mort mais plutôt une lutte amoureuse.


1. Id. p. 496.
2. Id..Cf. Rm 11, 25-26: « l’endurcissement d’une partie d’Israël durera jusqu’à ce que soit entré l’ensemble des païens. Et ainsi tout Israël sera sauvé. »
3. LOUZEAU, op. cit., pp. 499-500.
4. Ep 4, 16.

⁢vi. L’œuvre du P. Fessard peut-elle être encore utile aujourd’hui ?

Incontestablement elle nous aide à comprendre le passé mais peut-elle servir pour guider notre présent et notre avenir ?

Une objection risque tôt ou tard de surgir : l’analyse du P. Fessard a été nourrie par l’actualité qu’il a vécue et elle s’est attachée surtout -mais pas exclusivement- à réfléchir aux idéologies de son temps. Mais l’instrument qu’il nous offre, s’il fut utile pour déceler forces et lacunes du communisme et du nazisme, peut-il encore servir à quelque chose aujourd’hui ?

Les trois dialectiques qui sont « des principes successifs d’interprétation du devenir humain »[1] nous éclairent sur le sens de l’histoire. Notamment, la dialectique homme-femme en mettant en avant « l’alliance des libertés en vue d’une œuvre commune » nous a révélé les relations de maternité, paternité et fraternité qui sous-tendent « l’architecture de toute société humaine, de la famille jusqu’à la communauté nationale ». ⁠[2] Mais c’est la dialectique païen-juif qui non seulement « fonde […] le procédé des deux autres » mais surtout en donne « la clé d’interprétation ». Cette dialectique, avons-nous déjà dit, est « source et symbole de toutes les oppositions » qui agitent le monde et « opère la synthèse des figures précédentes » : « le juif se reconnaît esclave et femme devant Dieu, tandis que le païen se veut maître et homme en face de Lui. » De plus, l’orgueil et l’égoïsme qui traversent les deux premières dialectiques « sont mis en interaction avec la Puissance divine pour trouver par elle leur rédemption, au moyen d’une dialectique du païen et du juif. »[3] Ainsi, « loin d’imposer un sens fixé à l’histoire des sociétés, ces catégories, à la fois anciennes et nouvelles, présentes en chacun et en tous, dessinent des figures concrètes et existentielles, à partir desquelles la liberté humaine peut déchiffrer les possibilités de son action historique, et être par elles poussée au perpétuel dépassement de soi. »[4]

Ceci dit, l’effondrement des idéologies ne rend-il pas obsolète, pour une large part, l’analyse fessardienne ?

Certes non et pour plusieurs raisons.

L’étude des totalitarismes et de leurs luttes « a mis à nu la structure du bien commun propre aux sociétés politiques libérales, en a suggéré la fragilité et les tendances » et révélé surtout « la nocivité cachée du « rationalisme » occidental, dans son rejet du surnaturel et de sa manifestation historique ».⁠[5] De plus, si globalement, les idéologies se sont dissoutes, il n’empêche que certains de leurs « éléments » circulent encore dans les consciences comme le « primat de l’économique sur le politique ».⁠[6] Enfin, le rêve d’organisation universelle de l’humanité peut-il faire l’économie d’une réflexion sur les « conditions de cette unification » ? L’orgueil et l’égoïsme ne peuvent-ils engendrer de nouvelles idéologies ? Il faudra toujours apprendre à discerner et pourquoi pas à l’école du P. Fessard ?⁠[7]

La profondeur de l’instrument d’analyse mis à notre disposition dépasse le cadre idéologique de l’époque et emprunte à la Bible, consciemment chez Hegel, inconsciemment chez Marx, des « figures » qui peuvent éclairer nos rapports avec Dieu, les hommes et la nature et nous guider dans nos choix d’action.

Enfin, sommes-nous si différents de nos pères ? Les notions de maître, esclave, homme, femme, père, mère, frère, nous sont-elles devenues étrangères ? La lutte à mort a-t-elle disparu de nos horizons aussi bien sur le plan national ou international, sur le plan politique comme sur le plan économique ? Les bienfaits des dialectiques conjugale et familiale ne sont-ils pas menacés par l’irruption de l’individualisme ou plus simplement par la violence conjugale ? Sur le plan international, comme à l’époque du P. Fessard, ne serait-il pas opportun, dans la difficile construction européenne, par exemple, de sonder les nationalismes ? Et la question juive, est-elle sortie de l’actualité ?


1. LOUZEAU, op. cit., p. 511.
2. Id., pp. 512-513.
3. Id., p. 515.
4. Id., p. 516.
5. Id., pp. 520-521. Très clairement, pour Fessard, c’est dans ce rationalisme « beaucoup plus que dans la guerre, pur phénomène extérieur, que gît la grande épreuve des démocraties » (BENDA Julien, La grande épreuve des démocraties, in Etudes, mars 1945, p. 421, cité in LOUZEAU, op. cit., p. 521). F. Louzeau ajoute cette réflexion de Vaclav Havel en 1984: « Les systèmes totalitaires représentent un avertissement plus pressant que le rationalisme occidental ne veut l’admettre. En effet, ils sont avant tout un miroir convexe des conséquences nécessaires de ce rationalisme. Une image grotesquement agrandie de ses propres tendances profondes. la pointe extrême de son évolution et le fruit effrayant de son expansion. Ils lui offrent des renseignements précieux sur sa propre crise. Bref, les systèmes totalitaires ne sont pas seulement des voisins dangereux, moins encore une quelconque avant-garde du progrès mondial. Malheureusement, bien au contraire, ils sont l’avant-garde de la crise globale de cette civilisation (européenne à l’origine, puis euro-américaine et enfin planétaire). Ils sont un portrait prospectif possible du monde occidental. » (HAVEL, Essais politiques, Calmann-Lévy, 1989, p. 235).
6. LOUZEAU, op. cit., p. 521.
7. Id., p. 522.

⁢vii. L’art du dialogue

Les trois dialectiques confrontent des positions antagonistes et appellent leur résolution. Quelles sont, dans la recherche d’une entente, « les conditions d’un dialogue véritable et efficace, fondement et moyen de fraternité entre les hommes » ? Selon quels critères engager un dialogue sur le plan social sinon en recherchant la justice et la paix ? Comment discourir rationnellement sinon en s’appuyant sur la vérité et la logique ?⁠[1] Au lieu de logique et de réciprocité, de bonne foi et de bonne volonté, à l’opposé, les idéologues cherchent à « séduire, compromettre, pervertir ou détruire ».⁠[2]

Autrement dit, le vrai dialogue n’est pas in fine une lutte à mort entre maître et esclave mais relève davantage de la lutte amoureuse pour aboutir à une entente, un accord, un « enfantement » « où se marient, dans la justice et la paix, les valeurs des blocs les plus opposés ».⁠[3] La médiateur, entre les opposants, cherchera ce qui les accorde et refusera leur partialité au risque, dans le pire des cas, face au refus, au mensonge, ou à la violence, d’être victime à l’image du Christ.⁠[4]

*

Qui mieux que le chrétien peut exercer ce rôle ? Il est, en principe, particulièrement destiné, par sa foi et l’exercice de sa raison, à utiliser opportunément le méthode dialectique décrite, méthode qui comporte « d’une part un processus analytique qui, des faits concrets, extrait une réflexion sur l’existence et l’histoire, d’autre part une dialectique qui en définit les essences ou les catégories dites « historiques », les lie entre elles et les anime. »[5]

Autrement dit, il est celui qui peut marier philosophie et théologie, liberté de l’homme et liberté de Dieu, évangélisation et action politique.

*


1. Id., p. 529.
2. Id., pp. 530-531.
3. Controverse entre le Pr J.-J. Mayoux et le R.P. G. Fessard, 1951-1952. Cité in F. LOUZEAU, op. cit., p. 532.
4. F. Louzeau, publie, en illustration, des extraits de la correspondance échangée entre le cardinal Désiré-Joseph Mercier (1851-1926) figure majeure de la résistance belge en 1914-1918 et le baron von der Lancken, chef du département politique du gouvernement général allemand pendant l’occupation. Dans cette correspondance, correspondance, le cardinal fait le tri entre l’inacceptable des exigences allemandes et ce que moralement les citoyens peuvent accepter « pour éviter des maux pires ». (Op. cit., pp. 809-813).
5. LOUZEAU, op cit., p. 445. Cf. également PETRACHE Ana, Gaston Fessard, un chrétien de rite dialectique ?, Cerf, 2017

⁢Annexe 2: Victoire Cappe, « L’apôtre sociale »

[1][2]

Victoire est née à Liège dans une famille bourgeoise très aisée. Son père Ernest, incroyant, et sa mère ne s’étaient pas mariés religieusement. Ainsi Victoire ne fut pas baptisée. En 1897, Ernest ruiné suite à des malversations s’enfuit à Bruxelles avec sa famille avant de l’abandonner en 1899, pour se réfugier en Grèce. La mère est obligée de travailler mais son maigre salaire ne lui permet pas de faire vivre ses quatre filles⁠[3]. Les enfants sont recueillis par leur grand-mère maternelle où ils retrouvent leur confort initial mais l’absence de ses parents va marquer profondément Victoire. La grand-mère veillera à ce qu’elle soit baptisée, vraisemblablement en 1901. Elle a 15 ans.

Cette année-là, elle entre à l’école normale où elle se révèle une élève moyenne sauf en langue maternelle, en dessin et en religion. Ce cours donné par l’abbé Jean Paisse la passionne. Elle obtient son diplôme d’institutrice en 1905 et poursuit ses études pour obtenir le titre de régente en 1907. Elle envisage la vie religieuse mais l’abbé Paisse, disciple de l’abbé Antoine Pottier, la sensibilise aux problèmes sociaux et l’initie à l’enseignement social chrétien à travers l’encyclique Rerum novarum, l’œuvre d’Antoine Pottier et celle de Max Turmann ⁠[4], professeur à l’université de Fribourg et très attentif à la condition féminine.

C’est précisément la situation difficile des femmes au travail qui va retenir toute son attention. Elle s’insurge contre la méconnaissance des droits des femmes, leur ignorance et leur passivité. Elle fonde en 1907 l’Union professionnelle de l’Aiguille qui a pour but d’« étudier, de protéger et de défendre les intérêts professionnels des membres. »[5] L’objectif est de combattre les abus en matière de salaire, d’horaire et de durée de travail. Il s’agit aussi d’augmenter les connaissances et les capacités professionnelles des travailleuses. V. Cappe organise des conférences de propagande et des cercles d’étude. Parallèlement, elle continue à se former.

En 1908, elle participe au congrès de la Ligue démocratique belge où « elle attire l’attention sur les « droits méconnus » des travailleuses de l’aiguille. Elle demande qu’on organise aussi une enquête sur les conditions de travail des ouvrières d’atelier. Son intervention ne passe pas inaperçue […]. »⁠[6]

En 1909, elle participe au Congrès catholique de Malines où elle présente son organisation et consacre une seconde conférence à la formation professionnelle et sociale des femmes. La même année, elle fait « partie de la commission syndicale qui collabore à la future exposition sur l’industrie à domicile de Bruxelles ».⁠[7]

En 1910, elle devient directrice du Cercle d’études de l’Institut supérieur de jeunes filles. C’est à cette époque qu’elle se familiarise avec la pensée philosophique du cardinal Mercier qui va la soutenir et la protéger. Son œuvre, à Liège, s’élargit avec la création de deux nouveaux syndicats et d’une mutualité. En même temps, elle organise des cours professionnels pour les lingères, les tailleuses, les modistes, les brodeuses. pour les employées et les indépendantes, elle met sur pied des cours de comptabilité et d’allemand commercial, cours subsidiés par le Ministère de l’Industrie et du Travail. Elle crée également un Secrétariat d’apprentissage pour les métiers féminins et « une Société coopérative pour l’achat, la location, l’entretien et l’exploitation des locaux abritant les différents services et associations. »[8] Elle fonde aussi un restaurant économique où toute une littérature soigneusement choisie est à la disposition des hôtes. La même année, elle inaugure l’Union professionnelle de l’Aiguille des ouvrières à domicile, l’Union professionnelle des Demoiselles et Employées de Magasin de l’Arrondissement de Liège puis la Mutualité familiale des Groupes professionnels féminins. Avec son comité d’études syndical, elle examine les législations du travail de différents pays ainsi que les propositions de lois déposées par les catholiques aussi bien que par les socialistes.

Durant l’année académique 1910-1911, « elle entreprend l’étude systématique de l’encyclique Rerum novarum en consultant régulièrement des experts. »[9]

En 1911, elle participe au Congrès de la Ligue démocratique belge à Nivelles où elle insiste à nouveau sur la formation sociale des femmes. Elle prend aussi la parole lors de la Semaine sociale féminine. Elle installe un cercle d’études à Andenne et y fonde la Ligue féminine Saint-Begge. Elle intervient encore lors du congrès de la Ligue démocratique belge à Courtrai. Elle lance la revue L’Aiguille : organe des syndicats professionnels de l’aiguille, paraissant tous les mois. Education syndicale et professionnelle. Elle travaille, en collaboration, à la rédaction d’un manuel : La femme belge : éducation et action sociales qui paraît, en 1912, à Louvain, dans la Bibliothèque de la Revue sociale catholique avec l’imprimatur. Progressivement, elle s’est entourée d’autres femmes, de tous milieux, soucieuses de la condition des travailleuses. L’Anversoise anversoise Maria Baers⁠[10] sera désormais sa plus fidèle alliée.

En 1912, elle participe aussi à l’assemblée constitutive de la Ligue catholique du Suffrage féminin. Son influence s’étend à Bruxelles puis à Anvers où elle insiste sur la formation théorique et sur l’étude des initiatives et des méthodes d’action existantes.

Si elle est soutenue et parfois précédée par de nombreux ecclésiastiques, elle est en butte à Ligue des familles chrétiennes, ligue conservatrice qui est dans les bonnes grâces de l’évêque Martin Rutten. Celui-ci qui voit d’un mauvais œil toutes ces initiatives prises par Victoire Cappe parce qu’elle ne donne pas aux clercs un rôle dirigeant dans ses diverses associations. Elle estime, en effet, qu’elles sont consacrées aux femmes et donc doivent être dirigées par des femmes. Elle quitte Liège pour Bruxelles où elle jouira de la protection et de l’appui du cardinal Mercier.

La même année elle participe au congrès de la fédération internationale des Ligues catholiques féminines à Vienne, puis au congrès de l’Association internationale pour la protection légale des ouvriers à Zürich. Elle noue des contacts à l’étranger. Elle prépare un congrès syndical féminin en Belgique et fonde le Secrétariat général des Unions professionnelles féminines chrétiennes. C’est aussi cette année-là qu’elle rencontre Joseph Cardijn dont l’approche « présente d’emblée beaucoup de similitudes avec celle de la dirigeante féminine »[11] qui exercera une certaine influence sur le futur cardinal.⁠[12]

Durant l’année 1913, son action continue à s’étendre dans de nombreuses villes. Elle participe à la mise sur pied de syndicats féminins à Tournai et à Namur. Elle préside le deuxième congrès syndical féminin où elle rencontre le professeur Victor Brants⁠[13] qui l’aidera, la guidera, la conseillera jusqu’à sa mort en 1917. Elle devient membre de la Société belge d’économie sociale et noue des contacts avec la CSC (Confédération des syndicats chrétiens). Toujours soucieuse de la formation des militantes, elle étudie et fait étudier les fondements des pensées libérale, socialiste et chrétienne.

Malheureusement, blessée depuis son enfance par la dislocation de sa famille, sa santé s’altère et, dans la mesure où elle veut se consacrer entièrement à sa mission sociale, après avoir abandonné son poste d’enseignante, elle va connaître régulièrement une situation financière difficile.

En 1914, elle est élu vice-présidente de la CSC. La guerre ne ralentit pas son activité. Le nombre de ligues féminines croît dans tout le pays. Vu les circonstances, cette femme profondément catholique, veille à accueillir les femmes de toute opinion dans ses services d’aide. De nouvelles unions professionnelles sont lancées en 1915 et la même année, elle participe à la création d’un syndicat d’ouvrières d’usine.

En 1916, plus que jamais attachée à la formation des femmes, elle organise cours de formation religieuse et sociale à Bruxelles. Elle déclare : « Il faut absolument que nous nous instruisions davantage. les femmes ne sont pas écoutées, parce qu’elles sont trop peu instruites. Elles sont trop occupées de leur ménage et cela leur fait honneur. Il faudrait cependant qu’elles puissent parler d’autre chose que de cuisine et de raccommodages. Elles retiendraient ainsi leurs maris au foyer que la monotonie a fait déserter. »⁠[14] Deux nouvelles fédérations apparaissent : la Fédération nationale des institutrices chrétiennes et la Fédération nationale des syndicats d’employées. Une Semaine sociale des ouvrières-propagandistes est organisée.

1917 Elle donne des conférences sur l’autonomie du mouvement féminin et lance des semaines d’études. La Fédération nationale des cercles d’études féminins est créée.

En 1918 Journées d’études et sessions de formation se succèdent. Le Secrétariat général des Unions professionnelles féminines chrétiennes devient le Secrétariat général des Œuvres sociales féminines chrétiennes.

En 1919, elle est nommée membre du Conseil consultatif auprès du ministre de l’Industrie, du Travail et du Ravitaillement, le socialiste Joseph Wauters⁠[15]. Cette nomination n’est pas appréciée par les autres membres du bureau de la CSC. Après La femme belge, elle lance L’ouvrière, revue destinée aux syndiquées.

Elle participe à Washington à la Conférence internationale des femmes ouvrières puis à la première Conférence internationale du travail mise sur pied par l’Organisation mondiale du Travail.

En 1920 est créée l’Ecole normale sociale pour dames et jeunes filles sous le patronage du cardinal Mercier. les cours témoignent de l’idée force de Victoire Cappe : allier une formation théorique solide à une réflexion pratique. Le programme comporte la philosophie morale, la dogmatique générale, l’économie sociale, le droit public et administratif, la psychologie, l’action sociale, le rôle des syndicats. Rerum novarum reste une référence majeure. Les étudiantes sont invitées à des visites sociales et à réaliser des enquêtes sur le terrain. Cette école de haut niveau est agréée et subventionnée par les pouvoirs publics et les enseignants sont pour la plupart des professeurs de l’Université de Louvain.

Il est à noter que Victoire Cappe, malgré sa participation quelques congrès démocrates chrétiens, veille à ce que les œuvres qu’elle inspire ou patronne, respectent une stricte neutralité politique. Alors qu’elle n’est plus vice-présidente de la CSC où les femmes sont marginalisées, elle est tout de même désignée par arrêté royal du 31 mars 1920 comme membre du Conseil supérieur du Travail, fonction qu’elle exercera jusqu’à a sa mort. A ce titre, elle est la déléguée officielle du gouvernement belge à la réunion quinquennale du Conseil international des Femmes à Oslo.

En même temps, de nouveaux cercles d’études voient le jour où les femmes peuvent se former et s’informer grâce aux revues mises à leur disposition.

En 1921, elle participe au premier Congrès international des syndicats chrétiens féminins à Bruxelles puis à la troisième Conférence internationale des ouvrières à Genève où il est décidé qu’à l’avenir seules les organisations de tendance socialiste ou en accord avec elles seront admises à la Conférence internationale des ouvrières. Victoire Cappe regrette évidemment cette division idéologique des femmes ouvrières.

A Bruxelles, lors du Congrès marial Victoire expose « la dimension profondément religieuse de l’action sociale féminine ».⁠[16] Son activité intense, son souci des réalités vécues ne l’ont pas éloignée du tout de son inspiration fondamentale.

En 1923, elle peut compter sur le soutien de sa sœur Jeanne qui vient d’obtenir sa licence en philosophie thomiste à Louvain. Une des premières femmes à s’asseoir sur les bancs de l’Université. C’est l’année aussi où Victoire fait la connaissance de l’abbé Jacques Leclercq, autre grand nom de l’intelligentsia catholique.⁠[17]

En 1925, toujours attachée à la neutralité politique de ses associations professionnelles, elle n’apprécie pas le suffrage universel qui s’installe car, pour elle, il consacre le pouvoir du nombre. Elle n’apprécie pas davantage l’Action française ni le fascisme qui défraient de plus en plus la chronique. Elle noue des contacts avec d’autres femmes, en France, en Italie, en Espagne, en Roumanie, en Pologne, au Mexique, au Canada, en Hongrie et au Chili. Elle collabore à la mise sur pied d’une Association internationale d’écoles sociales et d’assistantes sociales catholiques.

Alors que son projet avait toujours été d’une action multilatérale, elle est confrontée à une tendance centralisatrice de plus en plus forte. C’est ainsi que les unions professionnelles féminines chrétiennes sont absorbées définitivement par la CSC fin 1925 371 et que les œuvres de jeunesse sont intégrées dans la JOCF et dans l’Association catholique de la jeunesse belge féminine.

Malgré une santé de plus en plus fragile, elle continue néanmoins à militer notamment pour la création partout de consultations de nourrissons.

En 1926 elle reçoit la décoration pontificale Pro Ecclesia et Pontifice avec sa fidèle Maria Baers. Sentant la fin venir, elle assure sa succession et meurt prématurément à 41 ans.

Que retenir ?

Nous n’avons ici qu’un aperçu de l’impressionnante et débordante activité de Victoire. Mais il faut se rendre compte que sa tâche ne fut pas aisée et qu’elle fut parfois crucifiante. Elle fut soutenue par certains ecclésiastiques mais se heurta au cléricalisme d’autres. Elle fut soutenue par de nombreuses femmes de toutes conditions mais rencontra l’opposition d’associations féminines opposées au travail des femmes et qui estimaient qu’il ne fallait pas aider les travailleuses afin qu’elles rentrent au foyer. Elle fut soutenue par quelques hommes et non des moindres mais fut freinée par de nombreux phallocrates.

Malgré cela, et en dépit d’une santé qui se dégrada rapidement et de tracas financiers récurrents, elle n’abandonna pas son idéal. Elle fut et elle est une laïque exemplaire par son souci des plus pauvres à l’époque, par sa foi intense qui ne fit que s’accroître tout au long de sa vie, par son souci d’une formation philosophique sérieuse, d’une formation permanente à la doctrine sociale chrétienne notamment à travers l’encyclique Rerum novarum qu’elle étudia et fit étudier en détail avec l’aide de spécialistes, par son refus de toute forme de cléricalisme et de suprématie mâle, par son sens de l’action concrète basée sur une connaissance précise des réalités vécues.

Elle eut aussi le souci de regarder à l’extérieur des frontières ce qui se passait, non seulement pour en tirer des leçons mais aussi pour rassembler les femmes de tous pays autour de leurs valeurs fondamentales et de leurs préoccupations majeures.

Sa formation et son efficacité la rendirent crédible auprès d’un ministre socialiste alors qu’elle combattait par ailleurs la vision socialiste de la société. Elle voulut se démarquer des associations socialistes qui ne séparaient pas les sexes et véhiculaient l’image d’une femme émancipée. Pour elle, la femme au travail était aussi et d’abord une mère, une épouse qui devait concilier, sans se perdre, ses différentes responsabilités.

J. Cardijn dira : « Si elle était intransigeante sur les principes, elle était d’autant plus tolérante pour les personnes. Elle cherchait l’âme de vérité qui se cachait sous les erreurs. »[18]


1. 1886-1927. Cf. KOTHEN Robert, La pensée et l’action sociale des catholiques, 1789-1944, Warny, 1945, pp. 355-359 et surtout la biographie qui se veut « exhaustive » (p. 13) de KEYMOLEN Denise, Victoire Cappe, Une vie chrétienne, sociale, féministe, Kadoc-studies/Academia Bruylant/Carhop, 2001.
2. L’expression est de CARDIJN J. in La femme belge, novembre 1927, p. 55.
3. Dont Jeanne (1895-1956), pédagogue, journaliste, auteur de livres de psychologie enfantine, d’essais sur la littérature de jeunesse et de romans pour les enfants.
4. 1866-1943.
5. KEYMOLEN, op. cit., p. 75.
6. Id., p. 86-87.
7. Id., p. 103.
8. Id., pp. 110-111.
9. Id.,, p. 116.
10. 1883-1959. M. Baers sera de 1936-1954 sénatrice cooptée.
11. Id., p. 158.
12. Id., p. 238.
13. 1856-1917. A l’Université catholique de Louvain il enseigna l’économie politique et sociale, la législation ouvrière et l’histoire. Il a fondé la Société belge d’économie sociale.
14. Citée in KEYMOLEN, op. cit., p. 219.
15. 1875-1929.
16. KEYMOLEN, op. cit., p. 311.
17. 1891-1971. Diplômé en droit de l’Université libre de Bruxelles et en philosophie de l’Université catholique de Louvain, il sera professeur dans cette même université. Il participa à la fondation de l’Ecole des sciences politiques et sociales et de la Société d’études politiques et sociales. En 1926, il 1ança et dirigea la revue La Cité chrétienne. Il est l’auteur, entre autres, des Leçons de droit naturel, 4 vol., Wesmael-Charlier/Société d’études morales, sociales et politiques, 1945-1948. Il y revisite et approfondit l’enseignement social chrétien.
18. CARDIJN J., L’apôtre sociale, in La femme belge, novembre 1927, p. 56.