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iv. Le vrai sens de l’action

Comme l’écrivait Jean-Paul II, « aucun alibi spirituel » ne peut justifier l’inaction. Tout l’enseignement de l’Église est social. Benoît XVI a parlé des « conséquences sociales de la foi dans le Dieu Trinité ».⁠[1] « Qui reçoit l’eucharistie ne peut rester indifférent à qui a faim. […] L’Église non seulement prie « donne-nous aujourd’hui… » mais à l’exemple de son Seigneur, s’engage par tous les moyens à multiplier les 5 pains et les 2 poissons à travers d’innombrables initiatives de promotion humaine et de partage afin que chacun reçoive ce dont il a besoin pour vivre. »[2] Et François a confirmé : « Le kérygme possède un contenu inévitablement social… »[3].


1. Homélie, 18 mai 2008.
2. Angélus, 25 mai 2008.
3. EG 177.

⁢a. Une action « politique »

Que l’on parle de nouvelle évangélisation ou d’écologie intégrale, la conversion des personnes est nécessaire et, grâce à elle, une transformation de la conscience collective, des modes de comportements, des cultures et des structures est possible. La nouvelle évangélisation comme l’écologie intégrale restent inachevées sans une transformation en profondeur des attitudes collectives et des valeurs dominantes de la société. La foi peut et doit devenir culture pour être opérante et transformer toute la société. De proche en proche et jusqu’au plus lointain.

Dans ce mouvement, il y a un aspect négatif : la critique et la dénonciation de tout ce qui pèche contre l’homme. Mais il y a aussi un aspect positif qui est la diffusion, pas à pas, de l’enseignement social chrétien. Si cette doctrine a, comme disait Jean-Paul II, par elle-même la valeur d’un instrument d’évangélisation, il faut un enseignement socio-théologique et un discernement politique allié à une analyse sociale.

Les chrétiens sont partout et leur rôle, leur mission, leur vocation⁠[1] est d’abord d’animer chrétiennement leurs lieux de vie, famille, école, milieu social, professionnel, culturel, syndical, etc., en allant à la rencontre de l’autre, mus par le désir de susciter quelque bien commun. Résumant le vieux livre d’Etienne Gilson, Pour un ordre catholique[2], le P. Humbrecht relève ces quelques vérités : « si les catholiques exigent dans un pays qui ne veut plus être chrétien d’obtenir l’égalité, il leur faut s’obliger à la supériorité. S’ils veulent faire entendre leur voix, il leur revient de parler. S’ils désirent que certaines choses se fassent, ils doivent les faire. Sans attendre de motion de qui que ce soit, sans déléguer leur capacité d’action, mais en décidant d’imprimer un élan. […] Pour ce qui est de la sainteté, de la conversion, toutes les paroles de nos pasteurs sont prononcées pour nous mouvoir. pour nous lancer, laïcs, dans la vie sociale et politique, de même. la doctrine sociale de l’Église est là pour nous conduire. il suffit d’en prendre connaissance. En revanche, pour les mots d’ordre, des actions particulières, des engagements politiques, faut-il le répéter, c’est la vocation des laïcs d’y pourvoir, pas celle des clercs. […] Les laïcs sont dans le monde, ils sont le monde même. C’est à eux de le diriger selon ses lois propres. Les pasteurs ont une mission spirituelle. certes ce sont les pasteurs qui instruisent les laïcs, ce qui est à la fois naturel et ahurissant. Nous sommes encore dans la suppléance, entre deux époques. Un laïc se doit d’être instruit de sa foi et de sa mission. Il n’a pas à se déposséder du devoir (et du plaisir) d’y pourvoir par lui-même. »[3]

Tout cela est bien conforme à ce que Jean-Paul II enseignait : Il convient de redécouvrir le sens de la participation, en engageant davantage les citoyens dans la recherche de voies opportunes pour aller dans le sens d’une réalisation toujours plus satisfaisante du bien commun.

Dans un tel engagement, le chrétien se gardera de céder à la tentation de l’opposition violente, souvent source de grandes souffrances pour la communauté. Le dialogue reste l’instrument irremplaçable pour toute confrontation constructive, au sein même des États comme dans les relations internationales. Et qui pourrait assumer cette « charge » du dialogue mieux que l’homme politique chrétien qui, chaque jour, doit se confronter avec ce que le Christ a qualifié de « premier » des commandements, le commandement de l’amour ? »[4]

Déjà en 1988, le Saint-Père rappelait que « l’unité de la vie des fidèles laïcs est d’une importance extrême : ils doivent en effet se sanctifier dans la vie ordinaire, professionnelle et sociale. Afin qu’ils puissent répondre à leur vocation, les fidèles laïcs doivent donc considérer les activités de la vie quotidienne come une occasion d’union à Dieu e(t d’accomplissement de sa volonté, comme aussi de service envers les autres hommes. »[5]


1. Prier pour les vocations est, la plupart, du temps entendu comme un appel à recevoir des prêtres et c’est indispensable mais il n’y a de prêtres que s’il y a des chrétiens conscients de leurs missions.
2. Cet ouvrage de 1934 a été réédité chez Parole et silence en 2013 par les soins du P. Th.-D. Humbrecht.
3. HUMBRECHT, op. cit., pp. 114-116.
4. JEAN-PAUL II, Homélie à l’occasion du jubilé des responsables de gouvernements, des parlementaires et des homes politiques, 5 novembre 2000.
5. CL, n° 17.

⁢b. Une action nécessaire

Elle est nécessaire doctrinalement et politiquement.

L’homme est un être social, un être de relations et même s’il est « transcendant à l’histoire »[1], il subit l’influence de la société. Il a besoin de conditions particulières pour croître à l’image de Dieu. Le concile l’avait reconnu : « La civilisation moderne elle-même, non certes par son essence même, mais parce qu’elle se trouve trop engagée dans les réalités terrestres, peut rendre souvent plus difficile l’approche de Dieu. »[2] Et, cinquante ans plus tard l’on peut dire que le mal s’est aggravé sous l’emprise de l’individualisme, du relativisme et de l’athéisme croissant. d’autre part, il ne faut jamais oublier que la loi a un « office moral », un « office de pédagogue de la liberté. »[3] Et pour beaucoup, ce qui est légal est moral ou le devient.

A l’image du Christ, le chrétien, comme l’Église est au service de l’homme intégral. Il ne peut être indifférent ni à la société, ni à ses problèmes puisqu’il doit aimer ses frères comme lui-même ! Son rôle est d’« élargir le chemin », de le débroussailler. la tension vers les fins dernières, l’attente de la parousie du Christ, la vie spirituelle la plus intense ne peuvent constituer un prétexte pour se désintéresser des soucis du monde. C’est pourquoi, comme l’écrivait Jean-Paul II, « la « nouvelle évangélisation » dont le monde moderne a un urgent besoin et sur laquelle j’ai insisté de nombreuses fois, doit compter parmi ses éléments essentiels l’annonce de la doctrine sociale de l’Église. »[4]


1. SIMON Pierre-Henri, L’homme en procès, Payot, 1950, p. 6.
2. GS 19,2.
3. MARITAIN J., op. cit., p. 188.
4. CA 5.

⁢c. Une action relative

« L’ordre politique ne prépare pas à la foi. »[1] Nous sommes bien d’accord mais il peut lever les obstacles sur le chemin et même et même en faciliter l’accès dans la mesure où il s’établit dans le respect de la personne intégrale. Etienne Gilson employait une image qui me semble bien exprimer la nuance : « La cité des hommes ne peut s’élever, à l’ombre de la croix, que comme le faubourg de la Cité de Dieu. »⁠[2]

Si l’action est nécessaire et urgente, elle est, bien sûr, relative dans la mesure où, si l’Église est dans le monde, le Royaume, dans sa plénitude, n’est pas de ce monde. Il ne s’agit pas, dans l’action, de perdre le fil de la vie chrétienne, son pourquoi, son pour quoi ou, mieux, son pour qui ! L’organisation du monde n’est pas le tout de la vie chrétienne. On ne peut s’abandonner totalement qu’à Dieu. C’est apparemment une faiblesse face à ceux qui se consacrent totalement au monde et qui semblent vainqueurs. Mais cette apparente faiblesse est la condition d’une force qui ne vient pas de nous. Rappelons-nous cet épisode de l’évangile⁠[3] où avec cinq pains et deus poissons, Jésus parvint à nourrir une foule. Encore fallait-il apporter ces cinq pains et ces deux poissons. Ce sont nos efforts dérisoires mais encore faut-il y consentir !


1. HUMBRECHT, op. cit., p. 195.
2. GILSON Etienne, Les Métamorphoses de la cité de Dieu, Vrin, 1952, p. 281.
3. Mt 14, 17.

⁢d. Une action multiforme

Partout et par tous, selon leur état et leur fonction, en évitant la cléricalisation du laïcat qui confond les rôles ou, inversement, la laïcisation du laïcat qui sépare la foi et la vie et accepte que la foi soit reléguée dans la sphère privée.

Chacun doit agir selon son état.⁠[1] Nous avons d’emblée beaucoup insisté sur le rôle politique irremplaçable des laïcs. Le clergé, qui n’a pas, à de rares exceptions près, à s’engager sur le terrain temporel, a tout de même un rôle « politique » parce que, il peut par les sacrements et en particulier par l’eucharistie, comme nous le verrons plus loin, forger une communauté. Il a aussi le devoir d’enseigner. Enfin, la prière a une influence sur le monde. On l’a dit et répété souvent : sans les contemplatifs, le monde irait certainement plus mal. mais « il n’appartient pas à un clerc de descendre dans l’arène. Moins les curés font de la politique, mieux celle-ci se porte. L’histoire l’a montré à chaque époque. »[2]


1. Paul VI écrivait dans PP (n° 81) : « …​les laïcs doivent assumer comme leur tâche propre le renouvellement de l’ordre temporel. Si le rôle de la hiérarchie est bien d’enseigner et d’interpréter authentiquement les principes moraux à suivre en ce domaine, il leur appartient, par leurs libres initiatives, et sans attendre passivement consignes et directives, de pénétrer d’esprit chrétien la mentalité et les mœurs, les lois et les structures de leur communauté de vie. »
2. HUMBRECHT, op. cit., p. 10.

⁢e. Une action personnelle et collective

Même seul, on peut agir par le témoignage, l’exemple, le dialogue et la prière à condition de se convertir pour convertir et garder le but en vue. Fidèle à Dieu et à l’Église, loyal envers les autorités civiles, il est toujours possible d’agir, ne fût-ce que par la parole⁠[1], avec patience, courage, humilité et optimisme, soucieux de toujours marier l’amour et le recherche de plus de justice. Au départ, une personne peut beaucoup comme nous l’avons vu dans l’entreprise : « l’orientation est en grande partie déterminée par le système de valeurs du dirigeant »[2] : « Une culture et une attitude éthiques ne naîtront à l’intérieur d’une entreprise qu’au travers d’un engagement persévérant et efficace de ses dirigeants. Ce sont eux qui décident ou orientent les entreprises vers des valeurs éthiques et des principes spécifiques. »[3] Il ne faut donc pas attendre que d’autres s’engagent pour entreprendre. Très justement, le P. Th.-D. Humbrecht écrit : « Je maintiens que la politique est l’art du possible, et le possible commence par s’examiner soi-même. Je dis aussi qu’il ne faut pas déléguer ce que l’on pourrait faire soi-même. Déléguer, c’est croire qu’un autre fera ce qui me revient, par la naïveté d’un certain optimisme, surtout par l’illusion que des personnes sont quelque part en attente d’action. »[4]

Comme à chacun est reconnu le droit d’association, il ne faut certes pas négliger l’action concertée qui peut décupler l’influence et, en tout cas, permettre à chacun de trouver aide et réconfort au long de son chemin. L’idéal est une action solidaire, diverse, certes mais nourrie des mêmes principes et vécue dans la fraternité.⁠[5] Même si l’action n’est pas concertée, entre associations, il est bon de garder le sens de l’unité dans la diversité.⁠[6]

Des actions communes, positives, peuvent s’envisager avec des non-catholiques ou des non chrétiens. N’avons-nous pas en commun le même outil : la raison ? N’avons-nous pas en commun une valeur, un bien: l’homme ?


1. « Rayonne-t-on quand on ne dit rien ? » demande HUMBRECHT, op. cit., p. 57.
2. LAIGNEAUX Hélène, op. cit., p.7.
3. UNIAPAC, La valeur des valeurs, 2008, p. 16, cité in LAIGNEAUX Hélène, id..
4. HUMBRECHT, op. cit., p. 111.
5. P. CARRIER H. (op. cit., p. 119) : « La tâche déborde les seules forces et capacités de chaque évêque, prêtre, religieux, religieuse ou laïc travaillant dans l’isolement ».
6. Dans OAA, 50-51, PAUL VI explique : « Dans les situations concrètes et compte tenu des solidarités vécues par chacun, il faut reconnaître une légitime variété d’options possibles. Une même foi chrétienne peut conduire à des engagements différents. L’Église invite tous les chrétiens à une double tâche d’animation et d’innovation afin de faire évoluer les structures pour les adapter aux vrais besoins actuels. Aux chrétiens qui paraissent à première vue, s’opposer à partir d’options différentes, elle demande un effort de compréhension réciproque des positions et des motivations de l’autre ; un examen loyal de ses comportements et de leur rectitude suggérera à chacun une attitude de charité plus profonde qui, tout en reconnaissant les différences, n’en croit pas moins aux possibilités de convergence et d’unité. « Ce qui unit les fidèles en effet est plus fort que ce qui les sépare » (GS 93).
   Il est vrai que beaucoup, insérés dans les structures et les conditionnements modernes, sont déterminés par leurs habitudes de pensée, leurs fonctions, quand ce n’est pas par la sauvegarde d’intérêts matériels. d’autres ressentent si profondément les solidarités, de classes et de cultures, qu’ils en viennent à partager sans réserve tous les jugements et les options de leur milieu (1 Th 5, 23). Chacun aura à cœur de s’éprouver soi-même et de faire surgir cette vraie liberté selon le Christ qui ouvre à l’universel au sein même des conditions plus particulières.
   C’est là aussi que les organisations chrétiennes, sous leurs formes diverses, ont également une responsabilité d’action collective. Sans se substituer aux institutions de la société civile, elles ont à exprimer, à leur manière et en dépassant leur particularité, les exigences concrètes de la foi chrétienne pour une transformation juste et par conséquent nécessaire de la société (LG 31).
   Aujourd’hui plus que jamais, la Parole de Dieu, ne pourra être annoncée et entendue que sui elle s’accompagne du témoignage de la puissance de l’Esprit Saint, opérant dans l’action des chrétiens au service de leurs frères, aux points où se jouent leur existence et leur avenir. »

⁢f. Une action culturelle

Nous en avons déjà parlé avec le P. Carrier qui s’était demandé comment inculturer l’enseignement social de l’Église. Le souci de l’inculturation n’est pas neuf dans l’Église. Les derniers souverains pontifes y ont été attentifs.⁠[1] Il s’agit d’« une intime transformation des authentiques valeurs culturelles par leur intégration dans le christianisme, et l’enracinement du christianisme dans les diverses cultures humaines »[2]. « Par l’inculturation, l’Église incarne l’Évangile dans les diverses cultures et, en même temps, elle introduit les peuples avec leurs cultures dans sa propre communauté ; elle leur transmet ses valeurs, en assumant ce qu’il y a de bon dans ces cultures et en les renouvelant de l’intérieur. »[3] En illustration exemplaire, François évoque l’attitude de Paul à Athènes, la « ville remplie d’idoles ».⁠[4] Il ne fuit pas, ne méprise pas mais s’adresse à ces païens en partant de ce qu’ils connaissent, de cet autel au « dieu inconnu » qu’il a vu dans la ville et de ce qu’ont dit certains de leurs auteurs. Certes, à la fin de son discours, Paul qui avait été écouté avec attention jusque là va susciter la moquerie en parlant de la mort et de la résurrection du Christ. Il n’empêche que quelques-uns « s’attachèrent et embrassèrent la foi ».

Pour François, la leçon est claire : il faut « apprendre à construire des ponts avec la culture, avec ceux qui ne croient pas ou qui ont un credo différent du nôtre. » Et il insiste : « toujours construire des ponts, toujours la main tendue, pas d’agression ». Autrement , être « pontife », « pontifex », c’est-à-dire celui qui construit (facere) des ponts (pons).⁠[5]

Comme le P. Carrier l’indiquait, il n’est pas nécessaire, d’entamer le dialogue sur les questions ultimes et proclamer dès l’abord la résurrection du Christ. Il est toujours possible d’entamer la rencontre sur quelque valeur commune. Martin Steffens n’hésite pas à dire: « Apprenons […] à croire, non pas en Dieu d’abord, mais en la beauté et la bonté des êtres. »⁠[6]

De son côté, le cardinal Danneels rappelait l’importance de la culture universaliste et de la philosophie en particulier.⁠[7]

La culture, en définitive, est un chemin où nous pouvons rencontrer n’importe quel homme mais un chemin qui nous invite à avancer pas à pas vers l’essentiel et sans le perdre de vue⁠[8]. Comme l’écrit Jean-Paul II : « Le chemin à parcourir est assurément long et ardu ; les efforts à accomplir sont nombreux et considérables afin de pouvoir mettre en œuvre ce renouveau, ne serait-ce qu’en raison de la multiplicité et de la gravité des causes qui provoquent et prolongent les situations actuelles d’injustice dans le monde. Mais, comme l’histoire et l’expérience de chacun l’enseignent, il n’est pas difficile de retrouver à la base de ces situations des causes à proprement parler « culturelles », c’est-à-dire liées à certaines conceptions de l’homme, de la société et du monde. En réalité, au cœur du problème culturel, il y a le sens moral qui, à son tour, se fonde et s’accomplit dans le sens religieux. »[9]


1. PAUL VI, EN, n° 20 ; JEAN-PAUL II, Exhortation apostolique Catechesi tradendae, 16 octobre 1979, n° 53 ; Encyclique Slavorum apostoli, 2 juin 1985, n° 21 ; BENOÎT XVI, Rencontre avec le monde de la culture au Collège des Bernardins, 12 septembre 2008.
2. Secrétairerie générale du Synode des évêques ,Assemblée extraordinaire de 1985, Rapport final, II , D, 4.
3. RM, n° 52.
4. Ac 17, 16-33.
5. Audience générale, 6 novembre 2019.
6. STEFFENS Martin, Vivre, croire et aimer, Marabout, 2015, p.177.
7. Cf. DC n° 2200, 21 mars 1999, p. 284.
8. Rappelons-nous que le terrain culturel est aussi le lieu où les adversaires séduisent et distillent leur révolution. Toutes les campagnes politiques en faveur, par exemple, de l’avortement, de l’euthanasie, du mariage homosexuel, ont été précédées et accompagnées, entre autres, de films souvent de qualité, susceptibles d’émouvoir les cœurs et gagner les esprits. C’est la tactique instruite par Trotsky lorsqu’il s’interrogeait sur la meilleure manière d’arracher le peuple russe à ces deux fléaux : l’alcool et l’Église. « L’instrument le plus important en ce domaine, écrit-il, celui qui surclasse de loin tous les autres, c’est sans doute le cinéma. (…) Le cinéma divertit, instruit, étonne l’imagination par des images et vous enlève l’envie d’aller à l’Église. (…) C’est l’instrument dont il faut absolument nous emparer. » L. Trotsky écrit cela en 1923 semble-t-il. Cf. TROTSKY L., Littérature et révolution, Julliard, 1964, pp. 284-288.
9. VS, n° 98.

⁢g. Une action vertueuse

Une action humble mais persévérante.

[1]

Humble parce que nous sommes pauvres, peu instruits, dans une position sociale sans grandes responsabilités et que, vu le petit nombre de nos relations, notre rayonnement est forcément limité. Cette petitesse ne nous dispense pas pour autant, pas à pas, de tenir notre engagement de baptême et de confirmation dans le cadre restreint ou même étriqué de notre vie. Et si nous sommes, au contraire, un homme en vue, au carnet d’adresses bien rempli, à un poste important, jouissant d’un large rayonnement voire d’une certaine puissance, nous sommes invités à l’humilié : « plus vous êtes puissant, dit François, plus vos actions auront des conséquences sur les hommes, plus vous devez agir avec humilité. […] Si vous ne le faites pas, votre pouvoir vous détruira, vous, mais aussi l’autre. »[2]

Une action humble, persévérante, patiente donc. Un action qui, comme l’écrivait François, privilégie le temps plutôt que l’espace. Pour Jacques Maritain,  »…​les moyens de patience et de souffrance volontaire […] sont par excellence les moyens de l’amour et de la vérité. » « Tout cela suppose à vrai dire une sorte de « renversement copernicien » dans la conception de l’activité politique ; ne pas se contenter d’agir dans cet ordre selon le style du monde pour obtenir du monde des mécanismes extérieurement et apparemment chrétiens, mais commencer par soi-même, commencer par penser, vivre, agir soi-même politiquement selon le style chrétien, pour porter au monde une vie intrinsèquement chrétienne. »[3] L’auteur ajoutait : « Il se pourrait que tout l’effort des chrétiens dans l’ordre temporel doive se borner à rendre moins mauvais des régimes de civilisation configurés sur Béhémoth ou Léviathan plutôt que sur la personne humaine. Il se pourrait que la communauté chrétienne, après avoir eu pour condition d’être persécutée par les païens, puis de persécuter les hérétiques, soit encore et de nouveau dans la condition d’être persécutée. Il lui resterait d’attester, au milieu des vicissitudes de l’histoire, que tout ce qui n’est pas l’amour sombrera.

Et d’autre part, si, comme nous le croyons, un épanouissement temporel chrétien plénier (dans les conditions d’imperfection et de déficience propres à la vie d’ici-bas) est promis à la période historique qui suivra la liquidation de l’humanisme anthropocentrique, il sera bien le fruit de tout le travail obscur qui aura été fait dans ce sens, et qu’il est demandé aux chrétiens de ce temps de poursuivre avec une saine énergie et avec une grande patience. N’est-ce pas une proposition connue de soi, ou de par la seule inspection de ses termes, qu’à la fin c’est le plus patient qui vaincra ».⁠[4] Maritain invitait à s’inspirer des « maîtres forestiers [qui] travaillent pour un état futur de la forêt calculé avec précision, mais que leurs yeux ni ceux de leurs enfants ne verront. »[5]

Un homme politique agnostique ou incroyant confirmait cette vision : « Je crois qu’il faut apprendre à attendre comme on apprend à créer. Il faut semer patiemment les graines, arroser avec assiduité la terre où elles sont semées et accorder aux plantes le temps qui leur est propre. On ne peut duper une plante, pas plus qu’on ne peut duper l’Histoire. Mais on peut l’arroser. Patiemment, tous les jours. Avec compréhension, avec humilité, certes, mais aussi avec amour. Si les hommes politiques et les citoyens apprennent à attendre dans le meilleur sens du mot, manifestant ainsi leur estime pour l’ordre intrinsèque des choses et ses insondables profondeurs, s’ils comprennent que toute chose dispose de son temps dans ce monde et que l’important, au-delà de ce qu’ils espèrent de la part du monde et de l’Histoire, c’est aussi de savoir ce qu’espèrent le monde et l’Histoire à leur tour, alors l’humanité ne peut pas finir aussi mal que nous l’imaginons parfois. »[6]. Et le même rappelait le « butterfly effect » : « C’est la certitude que des phénomènes dans le monde sont liés entre eux de telle façon que le mouvement, même léger et relativement sans importance, des ailes d’un papillon à un endroit précis de la planète, peut provoquer un typhon à un autre endroit éloigné de plusieurs milliers de kilomètres. Je crois qu’en politique, il faut prendre au sérieux ce phénomène. Il ne faut pas croire que nos actes quotidiens qui semblent microscopiques en comparaison avec les problèmes gigantesques du monde actuel, restent sans importance. »[7]

Une action vertueuse est aussi non-violente et prudente

S’il est inutile d’insister sur la non-violence⁠[8], l’empathie, l’accueil, l’écoute respectueuse, comme on vient de le voir chez Paul⁠[9], l’évocation de la prudence demande quelques éclaircissements. Trop souvent, dans le langage courant, l’homme prudent est un timoré, pusillanime, qui ne prend aucun risque, qui craint de se tromper, de déplaire, qui reste neutre dans les débats. Tout le contraire de l’homme d’action ! Mais le dictionnaire prend la peine de nous indiquer le sens premier de la prudence, sens qu’il qualifie de « vieilli » et que Paul Robert va chercher chez Antoine Furetière qui définit la prudence comme « La première des vertus cardinales, qui enseigne à bien conduire sa vie et ses mœurs, ses discours et ses actions selon la droite raison ».⁠[10]

Sous la plume d’Aristote⁠[11], on se rend compte que la prudence (φρόνησις) est une qualité précieuse, une vertu indispensable. « Le propre de l’homme prudent est la capacité de bien délibérer sur ce qui est bon et utile pour lui, non de façon partielle, par exemple en ce qui regarde la santé ou la vigueur, mais en fonction du bien vivre pur et simple. »[12]

Jacques Etienne commente ainsi cette citation et son contexte : « Le prudent […] est celui qui délibère convenablement au sujet de ce qui lui est utile, qui discerne l’agir dont la valeur n’est pas relative à un objet limité mais qui assure une vie pleinement bonne. Il cherche et découvre les actions qui lui permettront, non d’être riche ou puissant, mais de bien vivre au sens absolu du terme, de parvenir par lui-même à la réussite essentielle au lieu de l’attendre de la Fortune, c’est-à-dire de circonstances extérieures toujours précaires. »[13]

Marie-Christine Granjon développe davantage : « La prudence est une manière d’être et de se conduire. Ce sont des hommes de la trempe de Périclès qui permettent de définir la prudence : « Disposition accompagnée de raison juste, tournée vers l’action et concernant ce qui est bien et mal pour l’homme ». Périclès le prudent (phronimos) par excellence, conduit les affaires de la cité avec autant de compétence et d’à-propos qu’il gère ses affaires domestiques. Il fait coïncider bien privé et bien public. Homme d’action, il est celui qui est capable de prendre une décision appropriée après une « délibération bien conduite ». Il doit posséder une expérience et être capable d’en tirer profit malgré les circonstances changeantes, toujours particulières. Aussi, les « gens d’expérience » sont-ils mieux armés que les esprits purement spéculatifs pour exercer la prudence, science organisatrice de l’action. Le phronomos ne saurait être un aventurier sans scrupules, prêt à utiliser tous les moyens pour atteindre une fin, quelle qu’elle soit. Certes il doit posséder une habileté, mais « si le but est honnête, cette habileté est digne d’éloges ; dans le cas contraire, elle est une coquinerie ». En somme, pour Aristote : « Il n’est pas possible d’être, à proprement parler, homme de bien sans prudence, non plus que d’être prudent sans vertu morale…​ Cette dernière fixe la fin suprême ; la prudence, elle, nous fait employer les moyens susceptibles d’atteindre cette fin ».⁠[14]

On comprend mieux pourquoi saint Thomas⁠[15] n’hésite pas à écrire que la prudence est « la vertu la plus nécessaire à la vie totale de l’homme »[16]. Nécessaire à la recherche du bien commun comme le souligne le catéchisme : « Le bien commun intéresse la vie de tous. il réclame la prudence de la part de chacun, et plus encore de la part de ceux qui exercent la charge de l’autorité. »[17] « La vertu par excellence du gouvernant est la prudence, par laquelle sa raison choisit les moyens les plus appropriés à la fin poursuivie. »[18] C’est bien la pensée de Thomas : « La raison droite juge que le bien commun est meilleur que le bien d’un seul, parce qu’il appartient à la prudence de bien délibérer, juger et commander en ce qui concerne les voies conduisant à la fin requise, il est manifeste que la prudence ne regarde pas seulement le bien privé d’un seul homme, mais encore le bien commun de la multitude. »[19]

Si Aristote prend comme modèle Périclès, le philosophe thomiste Marcel De Corte cite saint Louis déclarant à son ami Sorbon : « je voudrais bien avoir le renom de Prud’homme, mais que je le fusse. Quant à tout le reste, je vous l’abandonne. Car Prud’homme est si grande chose, que même au nommer, elle emplit la bouche. »[20]

Gil Delannoi résume ainsi la portée de la prudence : « Sans prudence, la morale est inopérante. Sans morale, la prudence dégénère en habileté ».⁠[21]

En somme, la prudence, pourrait-on dire en résumé, est la vertu « politique » par excellence qui m’entraîne à discerner, avec ma raison⁠[22], ce qu’ici et maintenant⁠[23] je peux faire de bien. « Nul ne peut agir sans la vertu de prudence, écrit Th.-D. Humbrecht. Comme toutes les vertus, la prudence est un acte de la raison présidant à l’action »[24] mais toujours en vue du bien.⁠[25]

Ne retrouve-t-on pas le « voir, juger, agir » développé précédemment ?


1. « Cette humilité fondamentale enlèvera à l’action toute raideur et tout sectarisme ; elle évitera aussi le découragement en face d’une tâche qui apparaît démesurée. L’espérance du chrétien lui vient d’abord de ce qu’il sait que le seigneur est à l’œuvre avec nous dans le monde, continuant en son Corps qui est l’Église - et par elle dans l’humanité entière - la Rédemption qui s’est accomplie sur la Croix et qui a éclaté en victoire au matin de la Résurrection (Mt 28, 30 ; Phil 2, 8-11). Elle vient aussi de ce qu’il sait que d’autres hommes sont à l’œuvre pour entreprendre des actions convergentes de justice et de paix ; car sous une apparente indifférence, il y a au cœur de chaque homme une volonté de vie fraternelle et une soif de justice et de paix, qu’il s’agit d’épanouir. » (OAA, n°48).
2. Message vidéo à TED, 25 avril 2017. Les conférences TED sont généralement dédiées aux domaines des technologies, du divertissement et du design, d’où TED pour Technology, Entertainment et Design en anglais. Les intervenants sont, la plupart du temps, issus de la société civile.
3. Op. cit., p. 256.
4. Id., p. 259.
5. Id., p. 265.
6. HAVEL V., Allocution à l’Académie des sciences morales et politiques, Paris, 27 octobre 1992, in L’angoisse de la liberté, L’Aube, 1992, pp. 247-248.
7. V. Havel, Forum économique mondial, Davos, 4 février 1992, in HAVEL, L’angoisse de la liberté, op. cit., pp. 212-213.)
8. Jean-Paul II la recommandait aux personnes engagées en politique : « Dans un tel engagement, le chrétien se gardera de céder à la tentation de l’opposition violente, souvent source de grandes souffrances pour la communauté. Le dialogue reste l’instrument irremplaçable, au sein même des États comme dans les relations internationales. Et qui pourrait assumer cette « charge » du dialogue mieux que l’homme politique chrétien qui, chaque jour, doit se confronter avec ce que le Christ a qualifié de « premier » des commandements, le commandement de l’amour ? » (JEAN-PAUL II, Homélie du 5 novembre 2000).
   François n’hésite pas à nous inviter à une « révolution de la tendresse ». « C’est l’amour qui se rapproche et se concrétise. C’est un mouvement qui part du cœur et arrive aux yeux, aux oreilles et aux mains. la tendresse nous demande de nous servir de nos yeux pour voir l’autre, de nos oreilles pour l’écouter, pour écouter les enfants, les pauvres, ceux qui ont peur de l’avenir ; pour entendre le cri silencieux de notre maison commune, notre terre polluée et malade. la tendresse nous demande de nous servir de nos mains et de notre cœur pour réconforter l’autre, pour prendre soin de ceux dans le besoin. » « Oui, la tendresse est le chemin à suivre par les femmes et les hommes les plus forts et les plus courageux. la tendresse n’est pas une faiblesse mais une force. » (Message vidéo à TED, 25 avril 2017).
9. Cela implique une action non-dialectique. Trop souvent les « bons » chrétiens ont tendance à limiter leur action à la critique des « autres » et notamment des chrétiens considérés. A cette dialectique qui sent le marxisme ordinaire, ils devraient substituer, comme le P. Fessard nous y a invités, une dialectique conjugale. Relisons saint Jacques (Jc 3, 13-18) : « Est-il quelqu’un de sage et d’expérimenté parmi vous ? qu’il fasse voir par une bonne conduite des actes empreints de douceur et de sagesse. Si vous avez au cœur, au contraire, une amère jalousie et un esprit de chicane, ne vous vantez pas, ne mentez pas contre la vérité. pareille sagesse ne descend pas d’en haut : elle est terrestre, animale, démoniaque. Car, où il y a jalousie et chicane, il y a désordre et toutes sortes de mauvaises actions. Tandis que la sagesse d’en haut est tout d’abord pure, puis pacifique, indulgente, bienveillante, pleine de pitié et de bons fruits, sans partialité, sans hypocrisie. Un fruit de justice est semé dans la paix pour ceux qui produisent la paix. »
10. FURETIERE Antoine, Dictionnaire universel contenant generalement tous les mots françois, tant vieux que modernes, & les termes de toutes les sciences et des arts, 1690. Au XVIIe siècle donc, la « prudence » est bien une vertu. LA BRUYERE le confirme : « Dans un méchant homme, il n’y a pas de quoi faire un grand homme : louez ses vues et ses projets, admirez sa conduite, exagérerez son habileté à se servir des moyens les plus propres et les plus courts pour parvenir à ses fins ; si ses fins sont mauvaises, la prudence n’y a aucune part ; et où manque la prudence, trouvez la grandeur sui vous le pouvez. » (Les Caractères, Des jugements, Rencontre, 1968, p. 296). Au siècle suivant, VOLTAIRE appellera la prudence une « sotte vertu » (Lettre à M. de La harpe, 1775). Hobbes assimile pratiquement la prudence à l’égoïsme. Pour KANT, la prudence, dans l’ordre public, est « l’habileté d’un homme à agir sur ses semblables de façon à les employer à ses fins, mais, en fait, de cet homme prudent on peut dire plus justement qu’il est ingénieux et rusé. » Dans l’ordre privé, « c’est la sagacité qui rend l’homme capable de faire converger toutes ses fins vers son avantage propre et cela de manière durable ».(Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785, Hachette, 1904, p. 87).
11. Ethique à Nicomaque, Livre VI, chap. V-XIII.
12. Aristote dit encore que c’est « une disposition, accompagnée de règles vraies, capable d’agir dans la sphère de ce qui est bon ou mauvais pour l’être humain. […​] La prudence a rapport aux choses humaines at aux choses qui admettent délibération car le prudent a pour œuvre principale de bien délibérer ; mais on ne délibère jamais sur les choses qui ne peuvent être autrement qu’elles ne sont, ni sur celles qui ne comportent pas quelque fin à atteindre, fin qui consiste en un bien réalisable. Le bon délibérateur, au sens absolu, est l’homme qui s’efforce d’atteindre le meilleur des biens réalisables pour l’homme et qui le fait par raisonnement. » (Id.)
13. ETIENNE Jacques, La prudence selon Aristote, in Revue théologique de Louvain, 1970, p. 431.
14. GRANJON Marie-Christine, La prudence d’Aristote : histoire et pérégrinations d’un concept , in Revue française de science politique, 1999, 49-1, p. 138.
15. Pour un résumé développé de la pensée de Thomas en la matière : LABOURDETTE Michel o.p., La prudence, Grand cours de théologie morale/11, Bibliothèque de la revue thomiste, Parole et Silence, 2016. Pour un développement de la pensée de saint Thomas : JEAN de JESUS MARIE (1564-1615), Le culte de la prudence, Soumillon, 1992.
16. Ia-IIae, qu. 57, a, 5, c. Analysant les vertus cardinales (prudence, justice, tempérance et force), A. Thomasset sj écrit que « la prudence correspond à ; la recherche par l’intellect des décisions les plus humanisantes, elle assure la qualité du discernement dans les situations concrètes. Elle coordonne la visée universelle, la prise en compte, la particularité et la singularité de chaque situation. Elle joue également un rôle de coordination entre les autres vertus. » (THOMASSET, Interpréter et agir, Jalons pour une éthique chrétienne, Cerf, 2011, p. 306)
17. CEC 1906.
18. DAGUET Fr., op. cit., p. 108.
19. IIa IIae, q. 47, a. 10, c.
20. DE CORTE M., De la prudence, La plus humaine des vertus, Dominique Martin Morin 1974, p. 2.
21. DELANNOI Gil, La prudence dans l’histoire de la pensée, in Mots. Langage du politique, 1995, p. 103. Jean de Jésus Marie définit ainsi la prudence : « la vertu grâce à laquelle l’intelligence, à l’instar d’un cordeau, mesure les actes des autres vertus en leur indiquent le moyen et la mesure de se mettre d’accord avec la raison […​]. De même qu’un édifice ne peut être construit sans norme, les vertus morales ne peuvent subsister sans la prudence. » (Op. cit., p. 13.)
22. A la suite de D. Hollenbach, D. Coatanea écrit que les chrétiens « ont la responsabilité de manifester la spécificité de la foi évangélique et de reconnaître que leur foi appelle l’usage de l’intelligence humaine pour découvrir les liens qui rendent possible une communauté inclusive. » (Op. cit., p. 352).
23. « …​le présent invite à la prise en compte de tous les aspects de la réalité, autre nom de la prudence politique. » (HUMBRECHT, op. cit., p. 203).
24. Op. cit., p. 119.
25. Nous retrouvons tout cela dans le Compendium (547-548) : « Le fidèle laïc doit agir selon les exigences dictées par la prudence : c’est la vertu qui dispose à discerner en toute circonstance le vrai bien et à choisir les moyens adéquats pour l’accomplir. Grâce à elle, les principes moraux s’appliquent correctement aux cas particuliers. la prudence comporte trois temps : elle clarifie la situation et l’évalue, elle inspire la décision et elle donne l’impulsion à l’action. Le premier moment est caractérisé par la réflexion et la consultation pour étudier le sujet en se prévalant des avis nécessaires ; le deuxième est le moment d’évaluation de l’analyse et du jugement sur la réalité à la lumière du projet de Dieu ; le troisième moment est celui de la décision et se base sur les phases précédentes, qui rendent possible le discernement entre les actions à accomplir.
   La prudence rend capable de prendre des décisions cohérentes, avec réalisme et sens de responsabilité quant aux conséquences de ses actions. La visions très répandue qui identifie la prudence à l’astuce, au calcul utilitariste, à la méfiance, ou encore à la crainte et à l’indécision, est très éloignée de la juste conception de cette vertu caractéristique de la raison pratique, qui aide à décider avec sagesse et courage des actions à accomplir, en devenant la mesure des autres vertus. la prudence affirme le bien comme devoir et montre la façon par laquelle la personne se détermine à l’accomplir. En définitive, c’est une vertu qui exige l’exercice mûr de la pensée et de la responsabilité, dans la connaissance objective de la situation et avec la volonté droite qui conduit à la décision. »

⁢h. une action animée par la force politique de l’eucharistie

Comme dit et répété dès le départ, clercs et religieux n’ont pas, sauf dans certains cas particuliers évoqués, de responsabilité directe dans l’animation de l’ordre temporel. Mais tout indirect qu’il soit, leur rôle est éminent, indispensable et irremplaçable : celui d’enseigner et de soutenir le laïcat. Lui rappeler sa mission essentielle, lui enseigner la doctrine sociale, l’inviter à une vie spirituelle intense et le soutenir spirituellement grâce aux sacrements et en particulier par l’eucharistie qui, incontestablement, possède une force politique.

Le cardinal Henri Schwery rappelle que « le dimanche a été imposé à L’Europe par l’histoire. Son origine est spécifiquement chrétienne : le jour consacré au Seigneur n’est plus le septième jour, mais le premier jour de la semaine. Le jour où la plus terrible énigme naturelle, la mort, a été vaincue par la Résurrection de jésus. En elle se fonde notre espérance, et sans elle notre foi serait vaine, vide, absurde. (cf. 1 Co 15, 14). » Il précise que

« l’espérance n’est pas seulement orientée vers Dieu comme objet ultime, définitif dans l’au-delà. Elle l’est précisément parce qu’elle s’enracine dès ici-bas en lui, comme source et nourriture. Il faut donc cultiver le « mémorial » du Christ. A commencer par le mémorial par excellence, la célébration de l’Eucharistie. » Ce « mémorial » n’est pas une simple invitation à nous souvenir mais aussi et surtout une « actualisation, c’est-à-dire une proclamation des événements de sorte que ceux-ci deviennent présents et actuels. »[1]

Benoît XVI a expliqué cette « actualisation », une réalité trop méconnue, en mettant en évidence les implications sociales du mystère eucharistique.⁠[2]

L’eucharistie nous rend missionnaires : « nous ne pouvons nous approcher de la Table eucharistique sans nous laisser entraîner dans le mouvement de la mission qui, prenant naissance dans le cœur de dieu, veut rejoindre tous les hommes. »[3] Nous acquérons un dynamisme qui nous pousse à témoigner, à la limite, jusqu’au martyre⁠[4], que Jésus est l’unique Sauveur : « cela évitera de réduire à un aspect purement sociologique l’œuvre déterminante de promotion humaine, qui est toujours impliquée dans tout processus authentique d’évangélisation. »[5]. En communiant au Corps et au Sang du Christ, nous sommes invités « à être, avec Jésus, pain rompu pour la vie du monde » c’est-à-dire à nous « engager pour un monde plus juste et plus fraternel. »[6] « Par le mémorial de son sacrifice, il renforce la communion entre les frères et, en particulier, il pousse ceux qui sont en conflit à hâter leur réconciliation en s’ouvrant au dialogue et à l’engagement pour la justice. Il est hors de doute que la restauration de la justice, la réconciliation et le pardon sont des conditions pour bâtir une paix véritable.[7] De cette conscience naît la volonté de transformer aussi les structures injustes pour restaurer le respect de la dignité de l’homme, créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. C’est au moyen du développement concret de cette responsabilité que l’Eucharistie devient dans la vie ce qu’elle signifie dans la célébration. »[8] Communier au Corps du Christ n’est donc pas un geste anodin mais un geste lourd de conséquences : « Celui qui participe à l’Eucharistie doit en effet s’engager à construire la paix dans notre monde marqué par beaucoup de violences et de guerres, et aujourd’hui de façon particulière, par le terrorisme, la corruption économique et l’exploitation sexuelle ».[9] « C’est précisément en vertu du Mystère que nous célébrons qu’il nous faut dénoncer les situations qui sont en opposition avec la dignité de l’homme, pour lequel le Christ a versé son sang, affirmant ainsi la haute valeur de toute personne. »[10]« La nourriture de la vérité nous pousse à dénoncer les situations indignes de l’homme, dans lesquelles on meurt par manque de nourriture en raison de l’injustice et de l’exploitation, et elle nous donne des forces et un courage renouvelés pour travailler sans répit à l’édification de la civilisation de l’amour. »[11] « Le mystère de l’Eucharistie nous rend aptes et nous pousse à un engagement courageux dans les structures de notre monde, pour y apporter la nouveauté de relations qui a sa source inépuisable dans le don de Dieu. »[12] « Enfin, pour développer une spiritualité eucharistique profonde, capable aussi de peser significativement sur le tissu social, il est nécessaire que le peuple chrétien, qui rend grâce par l’Eucharistie, ait conscience de le faire au nom de la création tout entière, aspirant ainsi à la sanctification du monde et travaillant intensément à cette fin. »[13]

L’eucharistie est aussi, comme nous allons le voir, fondement de notre espérance.


1. SCHWERY H., Faut-il restaurer l’Europe ?, Saint-Augustin, 2007, pp. 310-311. Le cardinal s’appuie sur 1 Co 10, 16 et 11, 23-24.
2. Exhortation apostolique post-synodale, Sacramentum caritatis 2007, notamment les numéros 82-92.
3. Id., n° 84.
4. Id., n° 85.
5. Id., n° 86.
6. Id., n° 88.
7. XIe Assemblée générale ordinaire du Synode des Evêques, Instrumentum laboris, liste finale des propositions, 22 octobre 2005, proposition 48.
8. Sacramentum caritatis, op. cit., n° 89.
9. Instrumentum laboris, op. cit., proposition 48.
10. Sacramentum caritatis, n° 89.
11. Id., n° 90.
12. Id., n° 91.
13. Instrumentum laboris, op. cit., proposition 43 ; Sacramentum caritatis, n° 92.