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i. Hier

Pour nous en tenir au XIXe siècle, avant même que Léon XIII ne traduise le souci constant de l’Église pour les problèmes sociaux dans une doctrine avec l’encyclique Rerum novarum, des chrétiens se sont attelés à imaginer par quels moyens humaniser une société disloquée par les révolutions et les idéologies naissantes.⁠[1] Ces pionniers n’eurent pas toujours les faveurs des autorités, loin de là, mais leurs intentions étaient de servir le bien commun même si l’expression ne leur était pas familière. Rappelons-nous, en Belgique, Edouard Ducpétiaux (1804-1868), Charles Périn (1815-1905) et les Congrès de Malines, à partir de 1863, où ils œuvrèrent et où se rencontrèrent aussi, entre autres, les futurs cardinaux britanniques Wiseman (1802-1865) et Manning (1808-1892), les Français Armand de Melun (1807-1877), Charles de Montalembert (1810-1870), le futur cardinal suisse Gaspard Mermillod (1824-1892), le futur cardinal belge Victor Deschamp (1810-1883). Concrètement, à la même époque, en 1868, était fondée la Fédération des sociétés ouvrières belges qui regroupait des caisses d’épargne, mutualités et coopératives tout en poursuivant par revue et congrès un travail de réflexion sur les questions sociales. En 1886 avait lieu le premier Congrès des œuvres sociales à Liège sous la houlette de Mgr Victor Doutreloux (1837-1901) et de l’abbé Antoine Pottier⁠[2].

Ainsi, « le terrain était particulièrement bien préparé en Belgique pour traduire en actes les enseignements contenus dans Rerum novarum. Ce fut l’action combinée des dirigeants et des théoriciens qui créa en Belgique un réseau d’institutions inspirées par la doctrine sociale de l’Église et qui sont considérées avec envie par les catholiques des autres pays. On peut, en effet, pendant cette période, les considérer comme des organisations « types ». »⁠[3]

On peut citer de nombreuses organisations où s’illustrèrent de très nombreux laïcs : les syndicats chrétiens avec Léo Bruggeman (1836-1911) et Gustave Eylenbosch (1856-1939), la Ligue des familles nombreuses avec Michel Levie (1851-1939) qui fut ministre dans plusieurs gouvernements, la Fédération des mutualités chrétiennes, le Mouvement ouvrier chrétien et ses coopératives, le Boerenbond avec Georges Helleputte (1852-1925), la Ligue ouvrière féminine avec Victoire Cappe (1886-1927)⁠[4], la Ligue démocratique belge d’Arthur Verhaegen(1847-1917), la JOC de l’abbé Cardijn (1882-1967), l’Association des patrons et ingénieurs chrétiens, devenue ADIC, la Fédération des classes moyennes, par exemple, etc.. Sur le plan politique, comment passer sous silence Auguste Beernaert (1829-1912) qui, en 1883, inaugura 30 ans de gouvernements catholiques qui donneront à la Belgique la législation sociale la plus avancée du monde. Dans ces gouvernements, s’illustreront François Schollaert (1851-1917), Jules Renkin (1862-1934), Henry Carton de Wiart (1869-1951) et bien d’autres.

Parallèlement, la réflexion théorique se poursuit, à l’Université de Louvain, avec Victor Brants (1856-1917), Maurice Defourny (1878-1953), Mgr Simon Deploigne (1868-1927), le chanoine Jacques Leclercq (1891-1971), le P. Ceslas Rutten o.p.( 1875-1952), à l’Institut agronomique de Gembloux avec Georges Legrand (1870-1946), au Grand Séminaire de Tournai avec le chanoine J. Dermine (1893-1951). La Compagnie de Jésus n’est pas en reste avec les P. Arthur Vermeersch (1858-1936), Albert Muller, Valère Fallon (1875-1955) Joseph Arendt (1885-1952). Il n’est pas possible de terminer de coup d’œil trop rapide sur les innombrables fruits de l’enseignement social chrétien en Belgique sans citer le cardinal Désiré-Joseph Mercier (1851-1926) dont l’œuvre est parsemée de réflexions intéressantes sur la vie économique et sociale.⁠[5]

d’autres pays eurent aussi leurs pionniers, leurs théoriciens et leurs réalisations, non seulement en Europe⁠[6] mais aussi au Canada, aux États-Unis et en Amérique du Sud.⁠[7]

Mais c’était peut-être une autre époque…​⁠[8]


1. SCHOOYANS Michel note que « l’encyclique Rerum Novarum était largement le reflet et le fruit de l’action de chrétiens engagés dans les problèmes sociaux du XIXe siècle. parmi les sources de ce manifeste chrétien se trouvent d’innombrables expériences ou réalisations dont ont été le théâtre l’Allemagne, la Suisse, la France (en particulier dans la région de Reims), la Belgique (en particulier dans la région de Liège), l’Angleterre. […​] Avant que ne soit systématisée une doctrine sociale chrétienne, des croyants s’étaient engagés dans les questions sociales, la vie politique, les structures économiques. Ils ont créé peu à peu des institutions caritatives, hospitalières, éducatives. Ils se sont souciés de la bonne marche de la cité, ils ont lutté contre la violence, œuvré à la justice et à la paix. […​] Les mouvements d’inspiration explicitement marxiste ne commencèrent guère à s’organiser et à prendre de l’ampleur qu’à la fin du XIXe siècle. Evidemment, le manifeste communiste de Karl Marx date de 1848, mais les mouvements politiques et syndicaux de masse d’inspiration marxiste ne se sont vraiment organisés qu’une trentaine d’années après. […​] Les mouvements socialistes ont surtout commencé à fleurir à partir de 1880-1885 et, parmi les mouvements socialistes les plus influents à cette époque, figuraient des mouvements socialistes non marxistes. » ( Pour relever les défis du monde moderne, L’enseignement social de l’Église, Presses de la Renaissance, 2004, pp. 43-45).
2. 1849-1923. Sur l’action de Mgr Doutreloux et de l’abbé Pottier, voir DELVILLE J.-P., Les chrétiens et la question sociale: l’exemple de Liège, perso.helmo.be/jamin/dossiers/delville.html. J.-P. Delville fut professeur à l’UCL avant de devenir en 2013 évêque de Liège.
3. KOTHEN Robert, La pensée et l’action sociales des catholiques, Louvain-Warny, 1945, p. 329. Voir aussi GERIN Paul, Les écoles sociales belges et la lecture de Rerum novarum, in Publications de l’Ecole française de Rome, 1997, n° 232, pp. 267-289. P. Gérin fut professeur à l’Université de Liège.
4. Cf. Annexe 2: Victoire Cappe, laïque exemplaire.
5. Cf. KOTHEN R., op. cit., pp. 378-385.
6. Rappelons-nous le « miracle économique » allemand (Wirtschaftswunder) au lendemain de la seconde guerre mondiale. Nous en avons déjà parlé. Souvenez-vous : à l’origine et dès les années trente, un petit groupe d’économistes et de juristes (parmi lesquels Walter Eucken, Wilhelm Röpke, Alfred Müller-Armack) fonde à l’Université de Fribourg l’« ordlibéralisme » inspiré notamment par la doctrine sociale de l’Église. Cet « ordolibéralisme » va, après la guerre, inspirer une économie sociale de marché que mettront en place Ludwig Erhard et le chancelier Konrad Adenauer. Dès 1949, le Programme de Düsseldorf prévoit un système de cogestion tel que défini par Oswald von Nell-Breuning sj qui fut, par ailleurs l’inspirateur de l’encyclique Quadragesimo anno. En 1959, lors de son congrès de Bad Godesberg, le SPD se rallia aux principes chrétiens de l’économie sociale : « Le socialisme démocratique plonge, en Europe, ses racines dans l’éthique chrétienne. […​] La propriété privée des moyens de production mérite la protection et l’encouragement. Le parti social démocrate allemand approuve une économie libre de marché partout où la concurrence s’affirme. » Entre 1969 et 1982, le SPD poursuit la politique de la CDU. Le Budestag adoptera à l’unanimité une loi de cogestion (ou codétermination : Mitbestimmung) où l’on retrouve les principes de solidarité et de participation. (Cf. KREBS Gilbert (sous la direction de), L’Allemagne de Konrad Adenauer, Presses Sorbonne Nouvelle, 1982 ; BILGER François, L’Ecole de Fribourg, l’ordolibéralisme et l’économie sociale de marché, sur academia.edu ; NASZALYI Philippe et GOMEZ Pierre-Yves, Le Pape et le gestionnaire. Pourquoi il faut lire l’encyclique Caritas in veritate, in La Revue des Sciences de gestion, n° 237-238, 2009/3, pp. 1-4)
7. KOTHEN, op. cit., pp. 177-286 et pp. 389-521.
8. Une autre époque ? Ce n’est pas sûr. En 1936, Jacques Maritain écrit: « …​les fatalités accumulées par l’économie capitaliste, la désorbitation de la vie humaine entraînée par la conquête industrielle de l’univers, et d’autre part le développement séculaire des forces antichrétiennes, comme les carences sociales du monde chrétien précédemment signalées, tout cela fait que l’instauration d’une nouvelle chrétienté, que nous regardons comme possible en soi, doit à notre avis être tenue pour fortement improbable, du moins comme réussite stable et générale, avant la péripétie dont nous parlons. » (MARITAIN, Humanisme intégral, op. cit., p. 246) « …​l’état de culture des peuples chrétiens n’apparaît-il pas comme étant encore extrêmement arriéré par rapport aux possibilités sociales du christianisme, et à la pleine conscience de ce que la loi évangélique réclame des structures temporelles de la cité ? A l’égard d’une réalisation ou d’une réfraction effective de l’Évangile dans le social-temporel, nous en sommes encore à un âge préhistorique. » (Id., p. 247). L’l’idéal « serait que dans son ensemble le monde chrétien d’aujourd’hui brisât avec un régime de civilisation spirituellement fondé sur l’humanisme bourgeois et économiquement sur la fécondité de l’argent, tout en se gardant indemne des erreurs totalitaires ou communistes auxquelles ce même régime conduit comme à ,se a catastrophe logique. » (Id., p. 249).
   Après la seconde guerre mondiale, en Belgique, la plupart des œuvres citées subsistent avec parfois des appellations différentes mais la déchristianisation et l’influence des idéologies modifient leurs références et leur inspiration. A l’université de Louvain, le P. Constant Van Gestel o.p. (1899-1978), l’abbé Robert Kothen (1900-1955) puis Mgr Michel Schooyans (né en 1930) maintinrent le flambeau. Mais il faut bien avouer que l’enseignement social chrétien perdit son influence et même son aura. Le 26 novembre 1987, le cardinal DANNEELS, au retour du Synode sur la « Vocation et mission du laïcat », confiait à son auditoire réuni au séminaire de Namur qu’il avait été très surpris devant « la résurgence de l’intérêt pour la doctrine sociale de l’Église. Il y a dix, quinze ans, ajoutait-il, il était de mauvais ton de parler de la doctrine sociale de l’Église ». (in Cohérence, n° 68, septembre-octobre 1988, p. 10).