Nous sommes dans un « temps favorable » pour faire émerger du radicalement nouveau.
Le goût de l’autre, La crise, une chance pour réinventer le lien, Albin‑Michel, 2011, p. 318.
Version imprimable multipages. Cliquer ici pour imprimer.
Nous sommes dans un « temps favorable » pour faire émerger du radicalement nouveau.
Pour nous en tenir au XIXe siècle, avant même que Léon XIII ne traduise le souci constant de l’Église pour les problèmes sociaux dans une doctrine avec l’encyclique Rerum novarum, des chrétiens se sont attelés à imaginer par quels moyens humaniser une société disloquée par les révolutions et les idéologies naissantes.[1] Ces pionniers n’eurent pas toujours les faveurs des autorités, loin de là, mais leurs intentions étaient de servir le bien commun même si l’expression ne leur était pas familière. Rappelons-nous, en Belgique, Edouard Ducpétiaux (1804-1868), Charles Périn (1815-1905) et les Congrès de Malines, à partir de 1863, où ils œuvrèrent et où se rencontrèrent aussi, entre autres, les futurs cardinaux britanniques Wiseman (1802-1865) et Manning (1808-1892), les Français Armand de Melun (1807-1877), Charles de Montalembert (1810-1870), le futur cardinal suisse Gaspard Mermillod (1824-1892), le futur cardinal belge Victor Deschamp (1810-1883). Concrètement, à la même époque, en 1868, était fondée la Fédération des sociétés ouvrières belges qui regroupait des caisses d’épargne, mutualités et coopératives tout en poursuivant par revue et congrès un travail de réflexion sur les questions sociales. En 1886 avait lieu le premier Congrès des œuvres sociales à Liège sous la houlette de Mgr Victor Doutreloux (1837-1901) et de l’abbé Antoine Pottier[2].
Ainsi, « le terrain était particulièrement bien préparé en Belgique pour traduire en actes les enseignements contenus dans Rerum novarum. Ce fut l’action combinée des dirigeants et des théoriciens qui créa en Belgique un réseau d’institutions inspirées par la doctrine sociale de l’Église et qui sont considérées avec envie par les catholiques des autres pays. On peut, en effet, pendant cette période, les considérer comme des organisations « types ». »[3]
On peut citer de nombreuses organisations où s’illustrèrent de très nombreux laïcs : les syndicats chrétiens avec Léo Bruggeman (1836-1911) et Gustave Eylenbosch (1856-1939), la Ligue des familles nombreuses avec Michel Levie (1851-1939) qui fut ministre dans plusieurs gouvernements, la Fédération des mutualités chrétiennes, le Mouvement ouvrier chrétien et ses coopératives, le Boerenbond avec Georges Helleputte (1852-1925), la Ligue ouvrière féminine avec Victoire Cappe (1886-1927)[4], la Ligue démocratique belge d’Arthur Verhaegen(1847-1917), la JOC de l’abbé Cardijn (1882-1967), l’Association des patrons et ingénieurs chrétiens, devenue ADIC, la Fédération des classes moyennes, par exemple, etc.. Sur le plan politique, comment passer sous silence Auguste Beernaert (1829-1912) qui, en 1883, inaugura 30 ans de gouvernements catholiques qui donneront à la Belgique la législation sociale la plus avancée du monde. Dans ces gouvernements, s’illustreront François Schollaert (1851-1917), Jules Renkin (1862-1934), Henry Carton de Wiart (1869-1951) et bien d’autres.
Parallèlement, la réflexion théorique se poursuit, à l’Université de Louvain, avec Victor Brants (1856-1917), Maurice Defourny (1878-1953), Mgr Simon Deploigne (1868-1927), le chanoine Jacques Leclercq (1891-1971), le P. Ceslas Rutten o.p.( 1875-1952), à l’Institut agronomique de Gembloux avec Georges Legrand (1870-1946), au Grand Séminaire de Tournai avec le chanoine J. Dermine (1893-1951). La Compagnie de Jésus n’est pas en reste avec les P. Arthur Vermeersch (1858-1936), Albert Muller, Valère Fallon (1875-1955) Joseph Arendt (1885-1952). Il n’est pas possible de terminer de coup d’œil trop rapide sur les innombrables fruits de l’enseignement social chrétien en Belgique sans citer le cardinal Désiré-Joseph Mercier (1851-1926) dont l’œuvre est parsemée de réflexions intéressantes sur la vie économique et sociale.[5]
d’autres pays eurent aussi leurs pionniers, leurs théoriciens et leurs réalisations, non seulement en Europe[6] mais aussi au Canada, aux États-Unis et en Amérique du Sud.[7]
Mais c’était peut-être une autre époque…[8]
La recherche du bien commun ou de la « vie bonne » pour reprendre l’expression d’Aristote n’a jamais cessé mais elle a été perturbée à l’époque contemporaine, en particulier, par l’obsession de la richesse matérielle, la volonté d’autonomie individuelle, le souci de la rapidité, de l’efficacité et de la sécurité à tout prix, le relativisme, le multiculturalisme.
On a cru que ces conditions assureraient une « vie bonne ». Ce fut une illusion. Ce chemin a conduit nos sociétés dans une crise sociale, politique, environnementale où lentement mais sûrement de plus en plus nombreux sont ceux qui redécouvrent en eux l’envie d’une « vie bonne » bâtie sur d’autres principes. C’est pour cela qu’Elena Lasida[1] ne cesse de répéter que « la crise [est] une chance pour réinventer le lien ».[2] En effet, « la relation aux autres » est une dimension importante de la « vie bonne », dimension oubliée et mise à mal. Nos contemporains rêvent de « réenchanter le monde »[3] mais n’est-ce pas simplement une autre formule pour dire l’espérance d’une « vie bonne », une vie où la relation retrouve ses sens : relation à l’autre, à la nature, à Dieu selon des modalités nouvelles ?
C’est l’invitation lancée par le pape François, par exemple, lors de sa visite en Roumanie[1]. Il invitait à « promouvoir la collaboration positive des forces politiques, économiques, sociales et spirituelles », à « marcher ensemble », à « s’engager » pour « assurer le bien commun » du peuple. Il précisait que « marcher ensemble, comme façon de construire l’histoire, demande la noblesse de renoncer à quelque chose de sa propre vision ou d’un intérêt propre spécifique en faveur d’un projet plus grand, de façon à créer une harmonie qui permette d’avancer en toute sécurité vers des objectifs communs. » L’objectif est de « construire une société inclusive, dans laquelle chacun, mettant à disposition ses propres talents et compétence, avec une éducation de qualité et un travail créatif, participatif et solidaire (cf. Evangelium gaudium, n. 192), devient protagoniste du bien commun ». Cette société inclusive n’exclut personne : le pauvre n’est pas un indésirable ou un poids mais un citoyen, un frère « à intégrer de plein droit dans la vie civile ». Et le pape en appelle à l’« âme » du peuple et à « une direction de marche claire, non pas imposée par des considérations extrinsèques ou par le pouvoir envahissant des centres de la haute finance, mais par la conscience de la centralité de la personne humaine et de ses droits inaliénables (cf. ibid. n. 203) ».[2]
Entrer en relation, marcher ensemble est un projet accessible à tous et déjà initié par de nombreuses et diverses personnes ou associations tant il semble naturel à l’homme, être social par définition, d’aller vers l’autre pour cheminer ensemble et « mettre ses talents au service de la communauté tout entière ».[3]
Certes, les chrétiens sont, en principe, par nature ou, plus exactement, par leur baptême, les « augmentateurs » désignés, nous y reviendrons. Il n’empêche que tout homme de bonne volonté peut travailler à l’avènement du bien commun. Rappelons qu’il ne s’agit pas simplement de vivre ensemble, de se contenter de ce vivre-ensemble que les lois garantissent et tâchent de protéger mais de vivre ensemble tendus vers le bien : « Ce bien commun-là donne de poser en société des œuvres bonnes, sans se contenter d’un vivre ensemble zébré de compromissions. »[4]
Il s’agit, nous disait le pape François, de « privilégier les actions qui génèrent les dynamismes nouveaux dans la société et impliquent d’autres personnes et groupes qui les développeront, jusqu’à ce qu’ils fructifient en évènements historiques importants. sans inquiétude, mais avec des convictions claires et de la ténacité. »[5]
Dans cette quête, il est toujours possible de construire quelque chose avec n’importe qui. Certains estimeront peut-être boiteuse une action qui laisse intacts les partis-pris de chacun mais Jacques Maritain lui-même écrivait naguère : « …rien n’est plus vain que de chercher à unir les hommes sur un minimum philosophique. Si petit, si modeste, si timide que se fasse celui-ci, il donnera toujours lieu à contestations et à divisions. et cette recherche d’un commun dénominateur à des convictions contrastantes ne peut être qu’une course à la médiocrité et à la lâcheté intellectuelles, affaiblissant les esprits et trahissant les droits de la vérité. »[6] Et il insistait : « Chercher à établir un minimum doctrinal commun entre les uns et les autres, qui servirait de base à une action commune, est une pure fiction, nous l’avons noté également. » Alors que faire ? Accepter le statu quo et le vivre-ensemble imposé ? Non : « Chacun s’engage et doit s’engager tout entier, et donner son maximum. Mais ce n’est pas à la recherche d’un minimum théorique commun, c’est à l’effectuation d’une œuvre pratique commune que les uns et les autres sont appelés. Et dès lors la solution commence à poindre. » C’est donc à l’engagement dans une œuvre pratique profane qu’il disait « chrétienne » et non pas « sacrale » qu’il nous invitait parce que « cette œuvre commune n’exige point de chacun comme entrée de jeu la profession de tout le christianisme. Au contraire, elle-même comporte dans ses traits caractéristiques un pluralisme qui rend possible le convivium de chrétiens et de non-chrétiens dans la cité temporelle.
Dès lors, si du fait même qu’elle est une œuvre chrétienne elle suppose par hypothèse que ceux qui en ont l’initiative sont des chrétiens, ayant la conception totale et plénière du but à atteindre, elle appelle cependant à l’ouvrage tous les ouvriers de bonne volonté, tous ceux à qui une saisie plus ou moins partielle et déficiente, - extrêmement déficiente peut-être, - des vérités que l’Évangile connaît dans leur plénitude, permet de se donner pratiquement, et sans être peut-être les moins généreux et les moins dévoués, à l’œuvre commune en question.
C’est dans ce cas que le mot évangélique s’applique avec toute sa force : qui n’est pas contre vous est avec vous. (Mc 9, 39) »[7]
qu’entend-il exactement par œuvre chrétienne mais non sacrale ? Le simple fait de dialoguer avec l’autre, quel qu’il soit, de le respecter est déjà une démarche chrétienne, c’est déjà agir comme le Christ qui ne fait acception de personne. Ensuite, bien des valeurs communes peuvent rassembler que ce soit la justice, la paix, la dignité de toute personne, la famille, le souci du pauvre, le soutien des plus démunis, le travail, la solidarité. Toutes valeurs évangéliques, chrétiennes à partager.[8] Etant entendu aussi que telle personne de bonne volonté peut, dans ce sens, vivre ces valeurs évangéliques sans savoir qu’elles sont évangéliques. Autrement dit, il s’agit de chercher ce qui relie les hommes dans la bienveillance c’est-à-dire en veillant à leur bien, en veillant à prendre soin de l’autre.[9]
A la suite du pape Benoît XVI qui, dans l’encyclique Caritas in veritate, appelle de ses vœux « des formes d’activité économique caractérisées par une part de gratuité et de communion »[1], Elena Lasida a développé cette idée apparemment surprenante que même « dans les relations marchandes le principe de gratuité et la logique du don, comme expression de la fraternité, peuvent et doivent trouver leur place à l’intérieur de l’activité économique normale » et « pas seulement en dehors d’elle ou « après » elle »[2]. Elle apporte en soutien de cette thèse les travaux de trois auteurs: Jacques Godbout[3], Karl Polanyi[4] et André Orléan[5] qui montrent chacun à sa manière qu’il n’y a pas nécessairement opposition entre la logique du don et celle du marché mais qu’il peut y avoir des « passerelles » entre les deux comme c’est le cas dans l’économie sociale et solidaire ou dans le commerce de proximité où, à travers la circulation des biens, des relations, des liens se créent. « C’est « la relation » mise au centre de chacune de ces notions et pratiques, qui permet de relier don et marché et d’attribuer à ce dernier une fonction de médiateur social. » Le don peut apparaître comme « une forme de relation particulière qui, à travers […] la logique marchande […] dépasse le seul transfert unilatéral ou interindividuel pour devenir un vecteur à travers lequel se construit le lien social. »[6]
Cette vision peut paraître au moins déroutante mais nous savons tous que « Le modèle capitalise actuel, fondé sur la financiarisation généralisée, est aujourd’hui mis en cause. le désir exacerbé de consommation, la désindustrialisation de larges espaces, l’accentuation des dégradations environnementales et l’inégalité croissante dans la répartition sont autant de signes de cette remise en cause radicale du système. »[7]. On pense que l’économie est « le règne du prévisible et du maîtrisable » et que son objectif est « l’équilibre »[8] , mais il faut bien constater que la frustration, l’insatisfaction, le déséquilibre s’installent et qu’un immense malaise s’est emparé de la société. « Dans notre monde obsédé par le « risque zéro » et la sécurité totale, on cherche toujours à combler les manques, comme si la complétude était l’état idéal. » Mais « on oublie ainsi que c’est le manque qui met en route et que c’est la soif plutôt que la satisfaction qui est signe de vie. »[9] Que manque-t-il ? De quoi a-t-on soif ? La réponse d’Elena Lasida est simple : nous avons soif de l’autre. En tout cas, d’autre chose que le périssable, d’autre chose que de richesses matérielles.
Face à l’individualisme qui pense l’autonomie comme indépendance, elle invite à passer à l’autonomie comme interdépendance où « notre expérience du collectif » prend une autre dimension : « Quand c’est la seule autonomie individuelle qui est valorisée, le collectif est perçu soit de manière instrumentale au service de l’individu (à plusieurs on est plus fort), soit de manière sacrificielle (on se sacrifie pour les autres). Or on découvre aujourd’hui que le collectif n’est ni la somme des individus, ni une contrainte à l’autonomie individuelle, mais une manière de se construire comme individu. […] La relation n’est plus perçue comme « contrat » entre deux individus indépendants mais comme « alliance ». Dans le contrat, on échange des biens et des services équivalents. Dans l’alliance, on fait projet ensemble. Si le contrat est motivé par la méfiance à l’égard de l’autre et soumis toujours à des conditions, l’alliance est fondée sur la confiance réciproque et inconditionnelle »[10] L’alliance débouche sur une communion. C’est la « dialectique conjugale » où chacun reconnaît sa fragilité, son incomplétude, reconnaît qu’il a besoin de l’autre pour grandir. Une autre société peut naître. Celle à laquelle nous sommes habitués exalte, la force, la performance, la rapidité, l’efficacité, la quantité. Son économie se construit sur l’intérêt individuel, le calcul et la méfiance et donc essentiellement grâce au contrat. Peut naître une autre société fondée sur l’alliance, qui se construit avec humilité, patience, reconnaissance et confiance dans la recherche d’un lien de qualité, de l’intérêt social.[11] Nos contemporains pensent que la « vie bonne » est une vie qui apporte la prospérité matérielle, garantit l’autonomie individuelle et un avenir sûr, mais qu’en est-il de la relation ?
L’économie peut être un lieu d’alliance comme le montre Elena Lasida à travers diverses expériences, un « lieu de rencontre […] où se construit la société […] un facteur de médiation sociale […] une source de richesse relationnelle ».[12] Fondamentalement, l’économie « n’a pas pour but la satisfaction des besoins, mais le développement de la capacité créatrice de l’humain ».[13] Car " c’est bien la création, et non la fabrication, qui en économie fait place à la relation. »[14] En économie, les deux questions essentielles qu’il faut se poser sont : quelle est la finalité des ressources utilisées et des biens produits et de quelle manière va-t-on les utiliser ? En effet, la qualité de vie n’est pas définie « uniquement par le degré de satisfaction [des] besoins ». L’essentiel: c’est d’être créateur et donc quand on veut rendre le développement durable, il s’agit « d’assurer à chaque personne, présente ou future, non pas les biens nécessaires pour vivre, mais plutôt la possibilité de participer à leur création. »[15]
C’est le souci de ce qu’on appelle l’économie solidaire qui rassemble « des pratiques très différentes comme le commerce équitable, la finance éthique, le microcrédit, le tourisme solidaire, l’agriculture durable, les réseaux d’échange de savoirs, les services de proximité, les régies de quartier, les différentes formes entrepreneuriales collectives. » Cette économie sert d’abord « à tisser des liens avant même de satisfaire des besoins. »[16] En elle, « la sympathie l’emporte sur l’envie ».[17] La solitude, l’incomplétude, la fragilité poussent à chercher la sympathie de l’autre, sa complétude et rendent possible une véritable communion où chacun devient coresponsable. La communion n’est pas un simple rassemblement en vue d’un partage, d’une redistribution ou d’un transfert gratuit et désintéressé mais une relation qui engendre un sentiment d’appartenance, une identité sociale. C’est le lieu du don et de la réciprocité, de l’interdépendance et non de l’autosuffisance.
Le souci de la relation tel que décrit doit renouveler notre regard sur la pauvreté ou plutôt sur les pauvres et aussi sur la solidarité. Habituellement, la solidarité s’entend comme une lutte contre la pauvreté, comme le moyen de combattre un manque, les conséquences d’une situation. On compte sur la justice distributive pour raboter les inégalités, rendre accessibles à tous les biens nécessaires, combler les besoins fondamentaux. Mais l’on peut concevoir une solidarité où le pauvre n’est pas considéré comme victime mais comme acteur qui peut mettre quelque richesse au service d’un projet commun. Au-delà de la justice distributive, Elena Lasida veut mobiliser une justice « contributive » qui rende possible la participation à une œuvre collective. Il s’agit de solliciter la « capacité créatrice » du pauvre, qui le définit plus essentiellement que son indigence.[18] De même au niveau international, le développement n’est pas d’abord et simplement un problème que la technologie et l’imitation des pays riches peuvent résoudre, ce n’est pas non plus par « une économie parallèle ou palliative » qu’on viendra à bout des inégalités scandaleuses mais, une fois encore, par la sollicitation des compétences des intéressés, par le souci d’une justice contributive : « Les pays pauvres ne sont-ils pas, eux aussi, porteurs de ressources pour penser de nouveaux modes de développement ? »[19] Il faut privilégier l’échange plutôt que le transfert pour que chacun soit reconnu comme créateur. L’économie solidaire n’est pas « réparatrice mais génératrice »[20], elle fait apparaître le meilleur de chacun et lui permet de croître.
Le souci de la relation qui s’exprime dans l’économie solidaire renouvelle aussi notre conception de l’identité. Suite aux mouvements migratoires, à la mondialisation, on assiste à des replis identitaires stimulés par diverses formes de populismes plus ou moins xénophobes or, quand on réfléchit bien, notre identité n’est pas affirmée une fois pour toutes et elle se nourrit de la rencontre de l’autre. Elena Lasida rejoint à cet endroit les analyses de plusieurs auteurs[21] : identité et altérité sont complémentaires et même davantage dans la mesure où l’altérité nous constitue.[22] « L’identité est toujours une histoire de rencontre, écrit Elena Lasida. Rencontre du même et de l’autre. rencontre du similaire et du différent. »[23] Et donc, dans la mesure où l’économie « crée du lien et de l’appartenance », dans la mesure où elle est « fondée sur la reconnaissance des personnes plutôt que sur l’équivalence des biens », dans la mesure où elle « sollicite la créativité et l’originalité de chacun », elle « peut alors devenir un terreau où se construit l’identité de chacun. »[24]
Le résultat de cette démarche dépasse le « matériel » : « du moment que l’on considère l’individu construisant son identité et celle de sa communauté d’appartenance à travers les chois économiques, l’économie n’est plus un simple moyen pour accéder aux biens, mais elle devient un vecteur porteur de sens. »[25] Ce n’est pas un modèle à reproduire parce qu’il serait bon pour tous qui se crée ainsi mais un style de vie[26] dont « le sens n’est pas préétabli mais à définir ensemble », toujours indéterminé donc. »[27] Un style de vie car l’activité économique et la travail ne seront pas évalués « seulement en termes de productivité et de rentabilité financière » puisqu’on y fera « place au temps « improductif » de la convivialité, à la reconnaissance de l’apport de chacun autrement qu’à travers le seul salaire payé, au temps « perdu » pour prendre soin des collègues au travail ».[28]
Tout est une question de finalité. La production des biens est-elle un moyen indispensable ou la finalité de l’activité économique ? La position de l’auteur est claire : « L’économie est associée à la vie et notamment aux conditions matérielles qui la rendent possible. Or une vie réduite aux conditions exclusivement matérielles est une vie morte. la dimension matérielle de la vie est une condition mais pas une finalité. L’économie […] est à la fois essentielle et secondaire. Elle doit assurer des conditions vitales et elle doit aider à s’en détacher. Elle doit à la fois sécuriser et libérer. »[29] L’économie qui se donne comme fin ultime la condition matérielle de la vie devient une idole que certains adoreront, que d’autres diaboliseront. Certaines entreprises ont bien compris cela. Elena Lasida cite deux bons exemples révélés par leur publicité. Tout d’abord : « La Nef : pour que l’argent relie les hommes ». Cet organisme qui s’occupe de micro-finance ne met pas en avant le taux d’intérêt pratiqué mais le bénéfice social. Ensuite « Terre de liens : une richesse à cultiver ». Cette association, grâce à l’épargne solidaire, achète des terres qui seront exploitées par des producteurs qui n’ont pas les moyens de les acheter. Priorité est donnée à l’utilisation plutôt qu’à la propriété, à la relation plutôt qu’à la valeur monétaire.[30]
Est-il fou le rêve « d’une économie au service du savoir-vivre plutôt que du savoir-faire, du bien-être ensemble plutôt que de la prospérité partagée » ?[31] Ou plus simplement d’une économie où le profit n’est pas la finalité ultime.
Elena Lasida évoque trois voies existantes.
Celle de l’économie sociale qui, selon l’auteur, se caractérise par quatre principes majeurs : la priorité accordée au service rendu plutôt qu’au profit, l’autonomie par rapport à l’État, la gestion démocratique et la priorité accordée au réinvestissement des bénéfices plutôt qu’à leur répartition entre les membres.[32]
Celle du social business tel qu’il a été présenté par Muhammad Yunus[33] pionnier du microcrédit. De nouveau, dans l’entreprise proposée, « c’est sa contribution sociétale qui prime sur sa rentabilité financière ».[34]
Celle de l’« économie de fonctionnalité » « où l’utilisation l’emporte sur la propriété, où la relation l’emporte sur la quantité, la confiance sur la méfiance. »[35]
On peut penser que ces voies sont marginales mais il faut se rendre compte que de plus en plus de gens et non des moindres se demandent si le profit est bien le but premier de l’économie, si la richesse matérielle est le seul critère du bien-être cherché à travers la production et la consommation. Justement, il s’agit de bien-être, d’être bien et l’on commence à se rendre compte que le bonheur d’un pays ne peut se mesurer à l’aune de son PIB. En 2008, a été créée la Commission Stiglitz qui rassemble, entre autres, pas moins de cinq prix Nobel d’économie[36] et dont le nom officiel dit bien son objet : « Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social ». Il s’agit d’une « remise en cause du PIB en tant qu’indicateur de performance et de progrès ». la Commission se donnait pour but de développer une « réflexion sur les moyens d’échapper à une approche trop quantitative, trop comptable de la mesure de nos performances collectives » en recherchant d’autres indicateurs de richesse comme le ressenti des gens, la consommation, la répartition des revenus et du patrimoine, et leurs inégalités, la qualité du logement, le « capital humain », les atteintes à l’environnement.[37] La pensée et l’expérience d’Elena Lasida rejoignent ce que le pape Benoît XVI écrivait dans Caritas in veritate : « Si hier on pouvait penser qu’il fallait d’abord rechercher la justice et que la gratuité devait intervenir ensuite comme un complément, aujourd’hui, il faut dire que sans la gratuité on ne parvient même pas à réaliser la justice. Il faut, par conséquent, un marché sur lequel des entreprises qui poursuivent des buts institutionnels différents puissent agir librement, dans des conditions équitables. » Et le pape, d’emblée, répond à l’objection qui consisterait à dire qu’il est impossible que tous les secteurs économiques passent tout à coup en mode « social et solidaire », que toutes les entreprises s’ouvrent à la gratuité et à la communion. Il précise en effet que « A côté de l’entreprise privée tournée vers le profit, et des divers types d’entreprises publiques, il est opportun que les organisations productrices qui poursuivent des buts mutualistes et sociaux puissent s’implanter et se développer. » Cette diversité serait bénéfique à la longue car « C’est de leur confrontation réciproque sur le marché que l’on peut espérer une sorte d’hybridation des comportements d’entreprise et donc une attention vigilante à la civilisation de l’économie.[38] La charité dans la vérité, dans ce cas, signifie qu’il faut donner forme et organisation aux activités économiques qui, sans nier le profit, entendent aller au-delà de la logique de l’échange des équivalents et du profit comme but en soi. »[39]
Le goût de l’autre se forme, doit se former, dans la famille et dans tous les cercles sociaux plus ou moins étroits, plus ou moins larges dans lesquels nous évoluons. Dans nos lieux de travail comme dans la société politique. Progressivement. Se mettre en chemin, en tout cas.
On peut citer en France, le projet ensemble2générations ou, en Belgique
1Toit2Ages[1]. Elena Lasida présente
ainsi l’action d’ensemble2générations : « C’est vraiment une initiative
qui s’inscrit dans le cadre du développement durable !
Dans le développement durable, il y a trois dimensions – écologique,
économique, sociale.
Dans la démarche d’ensemble2générations, au lieu de construire de
nouveaux logements, on partage le logement existant : c’est écologique !
C’est aussi économique, car cela permet à des personnes à bas revenus
d’accéder au logement et à des services sans échange marchand.
Enfin, il y a une dimension sociale, je dirais même sociétale, car il y
a création de relations intergénérationnelles qui contribuent au « vivre
ensemble ». Le jeune peut apporter à la personne âgée son savoir-faire,
ses compétences techniques en informatique par exemple, et lui rendre
des services très concrets. Mais à travers les deux formules proposées
par l’association, on sent bien que ce qui est valorisé, c’est la
présence en soi ! La solitude est un des grands problèmes de notre
société, elle concerne souvent les personnes âgées, mais peut concerner
aussi les jeunes. Ils sont parfois perdus – il y a tellement de choix à
faire, les situations familiales sont souvent complexes… La relation
avec la personne âgée peut permettre de trouver des repères. Le jeune et
la personne âgée échangeront des regards sur le monde différents et
complémentaires. Le jeune a un regard plus orienté vers le futur, il
offre au senior une possibilité de ne pas s’enfermer dans le passé, dans
la maladie, de partager une vision de l’avenir. Le senior, de son côté,
apporte un regard sur le monde qui valorise l’histoire, la tradition.
Cette transmission est importante pour un jeune qui construit son
avenir. Face à deux manques, deux besoins, deux situations de crise,
ensemble2générations a trouvé une réponse en facilitant la rencontre, en
créant du lien. Il n’y a ni investissement matériel, ni innovation
technique. C’est de la créativité humaine à l’état pur, de l’innovation
sociétale ! »
[2]
Vivent, dans bons nombre de quartiers, côte à côte, chrétiens, musulmans, incroyants, francs-maçons même, des gens qui votent pour des partis parfois opposés. Il est possible d’aller au-delà d’un statu quo pacifique espéré et garanti par la loi, pour faire advenir un bien commun comme la tranquillité, ou la propreté du quartier. Et par là et au-delà encore, il est possible de créer des liens. C’est une démarche modeste mais qui est simple et qui peut s’amplifier. Qui, en tout cas, peut faire passer les citoyens de la juxtaposition à la solidarité, à la fraternité.
Le 31 mai 1999, Chiara Lubich[3], fondatrice des Focolari a eu l’occasion de présenter à Strasbourg devant le Conseil de l’Europe l’économie de communion[4] qui est une expérience d’économie solidaire qui, soucieuse de fraternité, rassemble des chrétiens de diverses églises, des croyants de diverses religions, des incroyants tous unis par une nouvelle manière de vivre caractérisée à la racine par la volonté de vouloir le bien de l’autre, par une tendance naturelle au don qui, lorsqu’elle est réciproque crée la solidarité. Le principe de cette économie de communion est simple : « augmenter les ressources en faisant naître des entreprises dont la gestion pouvait être confiée à des spécialistes, afin qu’elle soit efficace et permette d’en retirer des bénéfices.
Ces bénéfices allaient servir en partie au développement des entreprises, en partie pour aider ceux qui sont dans le besoin en leur permettant de vivre plus dignement jusqu’à ce qu’ils aient trouvé un moyen des subsistance, ou même en leur offrant un travail dans les entreprises elles-mêmes. Une troisième partie enfin, devait être consacrée à développer des structures où des hommes et des femmes, dont la vie est animée par la culture du don, se formaient pour devenir ces « hommes nouveaux » sans lesquels ne peut ,naître une société nouvelle. »
Dans ces entreprises, se manifestent le souci de la gratuité, de la solidarité et l’attention aux plus démunis, associés à la recherche d’un profit qui sera mis en commun:
« Alors que souvent l’économie contribue à dresser des barrières entre les classes sociales et entre les groupes qui représentent des intérêts opposés, ces entreprises s’efforcent au contraire :
-d’offrir une partie de leurs bénéfices pour répondre directement aux besoins les plus urgents des personnes qui se trouvent dans une situation économique précaire ;
-de promouvoir au sein de l’entreprise et vis-à-vis des consommateurs, des fournisseurs, des concurrents, des communautés locale et internationale, ou encore avec l’administration, des relations de réciprocité, dans l’ouverture et la confiance, sans perdre de vue l’intérêt général ;
-de vivre et de diffuser une culture du don, de la paix et de la légalité, dans le respect de l’environnement (il faut être solidaire aussi de la création) à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise. »
Dans les entreprises qui participent à cette économie de communion, on remet donc en cause « la maximisation du profit » afin de « mettre l’homme et non le capital au centre de leur activité » car on s’est bien rendu compte que la recherche du profit maximum entraîne des pratiques problématiques : délocalisations, travail à court terme, souci prioritaire des actionnaires, accumulation de richesses, etc.. Et quand on dit que l’on prête attention à la personne humaine, on ne vise pas seulement ceux qui travaillent dans l’entreprise mais aussi toutes les personnes concernées par le travail de l’entreprise : consommateurs, fournisseurs, sous-traitants, habitants de la région, etc.. Quant au partage qui est au cœur de ces entreprises il ne faut pas le considérer comme une forme d’assistanat car il se vit dans une relation de réciprocité « où l’on reçoit et l’on donne avec la même dignité ». La culture du don « peut prendre d’autres formes que le partage d’une partie des bénéfices : embauche d’un travailleur en difficulté, don de temps, de matériel, de savoir-faire, etc.. »[5]
L’entreprise, elle aussi, et c’est plus spectaculaire, peut devenir un lieu de solidarité, de fraternité autour de ce bien commun qu’est l’entreprise elle-même.
On lit, sur le site d’un cabinet de formation, cette affirmation : « Pour manager, il faut aimer les gens et s’intéresser à eux. Le vrai leader est celui qui grandit en faisant grandir les autres. »[6] A ce point de vue, la personnalité est au moins aussi importante que la qualité technique et professionnelle qui peut être améliorée ou ajustée au sein de l’entreprise. Quand on parle d’amitié, on parle de la relation avec une personne, ne l’oublions jamais, et pas seulement d’un travailleur.
Aimer une personne implique qu’on lui permette d’être libre d’exercer ses talents en toute responsabilité, selon le principe de « subsidiarité »[7]. Aimer les gens, instaurer la subsidiarité, implique que l’on ait conscience de la dignité fondamentale de cette personne, dignité qu’il faut respecter chez chacun au sein de l’entreprise, quelle que soit sa fonction.
Il est des entreprises où l’« amitié » a transformé les structures.
Martin Mahaux Ingénieur civil en informatique (UCL) et docteur en informatique (UN) se présente comme un « facilitateur de créativité collaborative ». Soucieux de donner plus de souplesse et d’agilité aux entreprises[8] dont les organigrammes révèlent trop de rigidité et de lenteur, il leur propose de faire « le grand saut en établissant que ce n’est plus le chef qui décide ». Il s’agit de « favoriser la motivation autonome ».[9] Il a participé à la fondation de Phusis au service des entreprises désireuses de mettre en place une gestion collaborative. »[10]
Martin Mahaux s’appuie, en fait, sur une tradition, même si celle-ci est relativement récente. Il se réfère notamment aux œuvres de Frédéric Laloux[11] et d’Isaac Getz[12] qui, eux-mêmes, ont médité ou rapporté ce que certains appellent l’expérience de l’entreprise libérée.[13] Ces nouveaux entrepreneurs ne se réfèrent ni à la Bible[14] ni à l’enseignement de l’Église mais recoupent par leur expérience les valeurs qui y sont contenues.
De quoi s’agit-il ?
Divers entrepreneurs ont été déçus par l’expérience qu’ils ont vécue dans des entreprises « classiques », construites de manière pyramidale.
Ces entreprises traditionnelles ont été imprégnées des idées de Frederick Winslow Taylor (1856-1915) le promoteur de l’organisation scientifique du travail.[15]
Les nouveaux leaders des « entreprises libérées » estiment que les réglementations tatillonnes brident la créativité et que la construction pyramidale tout comme « les descriptions de poste précises prônées par Taylor brident en fait le potentiel des ouvriers et les empêchent d’améliorer leur travail, ce qui tue la motivation. »[16] Pour nous faire comprendre leur vision de l’entreprise humaine et performante, ils emploient diverses images comme celle de la « pyramide arrondie ». Il est fondamental d’« arrondir la pyramide ».[17] Plus souvent, c’est l’image d’une équipe sportive qui est employée.
Cette vision est confirmée par l’Américain John Wooden, qui fut un coach de basket-ball et qui s’est fait une réputation dans le monde de l’entreprise en transposant dans le monde du travail ce qu’il avait acquis comme expérience des hommes sur le terrain des entraînements.[18]
Le résultat de la « libération » met en évidence les valeurs énumérées longuement dans les chapitres précédents : respect de la dignité de toute personne, priorité à la personne sur les choses, solidarité-amitié-fraternité, subsidiarité, juste salaire, concertation.
Cela suppose une conversion du leader.
Certains protesteront : « mais que devient la hiérarchie dans une telle entreprise ? »
Il est intéressant de s’arrêter un instant à l’étymologie de ce mot familier. Hiérarchie vient du grec ιεραρχία et est composé de deux mots: hieros (ἱερός) qui signifie saint, sacré, qui appartient à une divinité et ἄρχειν (arkhein) qui signifie commander. On voit aisément le glissement qui a pu s’opérer : celui qui commande est un personnage sacré à qui l’on doit obéir et que l’on doit vénérer… Dans l’entreprise libérée, entreprise construite dans la subsidiarité, une hiérarchie des pouvoirs à l’ancienne mode, nous allons le voir, est mise à mal. Encore une fois, c’est l’image de l’équipe de football qui s’impose. Là, « le capitaine est à la fois opérationnel à égalité dans l’équipe et tiers supérieur dans la décision ». En fait, à la hiérarchie des pouvoirs se substitue une hiérarchie de valeurs car « aucune société n’est stable sans hiérarchie de valeurs partagées ».[19]
Sur le site de FAVI, PME spécialisée dans les produits faits d’alliages cuivreux, notamment les fourchettes de boîtes de vitesse pour automobiles, on peut lire cette présentation inhabituelle de l’entreprise qui « a développé dans les années 80 une organisation centrée CLIENT, où la structure s’efface pour lui assurer la pleine écoute des équipes autonomes et responsables. Un management atypique qui prône la recherche permanente de l’Amour du client, la confiance en l’Homme et l’innovation. »[20]
On pourrait penser que l’entreprise « à taille humaine » ne peut être qu’une petite ou moyenne entreprise parce qu’elle permet davantage de proximité, une liberté d’initiative plus importante sous la conduite d’une hiérarchie plus accessible et bienveillante.
Or, l’expérience nous révèle que même dans une grande entreprise, il est possible de trouver qualité de vie, dynamisme et écoute. Selon son directeur des ressources humaines (DRH), une des plus grandes entreprises de construction de Belgique a comme « ambition de [se] positionner comme alternative à un certain modèle d’entreprise qui s’est imposé dans le monde ». Il témoigne que « la dynamique participative contribue à donner du sens au travail de chacun » alors que cette entreprise emploie 1.500 personnes et qu’elle a triplé son chiffre d’affaires en dix ans. Le DRH explique qu'« un accent particulier [a été] mis sur la délégation. Les mentalités ont évolué à ce niveau, et ce depuis et avec le top : il est essentiel que la dynamique soit initiée par là. Une société d’entrepreneurs est, par nature, gérée de façon plutôt directive, hiérarchique. Or, plus on grandit, plus il faut parvenir à lâcher prise. […] Nous avons responsabilisé nos managers, ce à quoi contribue aussi la nouvelle organisation : chaque entité a son équipe de direction et sa ligne de responsabilités. Les deux vont de pair : un entrepreneur sera capable de lâcher du lest s’il voit que les choses sont gérées. Si tel n’est pas le cas, il va avoir tendance à resserrer la bride… ». Ainsi, « le développement d’un réflexe plus participatif » a pour but « d’embarquer les gens dès la définition des projets, en leur permettant de s’exprimer, de contribuer à la réflexion […]. Cette attention doit sans cesse être rappelée et alimentée, car les managers sont naturellement rattrapés par les impératifs business du quotidien et risquent de mordre sur ce temps d’écoute si l’on n’y prend pas garde. » Il précise encore : « Quand une recrue nous rejoint, nous lui demandons un rapport d’impression à chaud, puis après trois à six mois. Et le feed-back de ces collaborateurs montre que non seulement ils se retrouvent dans ce modèle, mais aussi qu’ils en sont demandeurs dans un monde de plus en plus incertain et où l’humain est mis à mal. »[21]
Cet exemple nous montre que sans théorie préétablie, une entreprise peut grandir en humanité simplement, si l’on peut dire, grâce aux qualités de coeur et au bon sens de ses responsables.
En 2019, la chaîne de magasins de chaussures Torfs a été consacrée pour la dixième fois, meilleur employeur de Belgique mais aussi, la même année, meilleur employeur d’Europe dans la catégorie « grande entreprise » (plus de 500 travailleurs). Ce prix a été décerné à Stockholm par l’institut international Great Place to Work qui récompense « les entreprises qui favorisent un cadre de travail basé sur la confiance et où les travailleurs sont fiers de leur emploi. »[22]
Sur le site de l’entreprise[23], on découvre, au-delà du souci de la qualité des produits, du service, que les responsables, selon leur propre expression, sont « programmés pour veiller les uns sur les autres ainsi que sur la société » dans laquelle ils vivent. Cette attention est pour eux la raison du succès économique.
Attention aux collaborateurs accueillis tels qu’ils sont sans aucune discrimination d’âge, de sexe, de religion, d’orientation sexuelle et même de santé mentale ou physique. Un style de vie sain est encouragé, des ateliers sont proposés sur la nutrition, l’exercice physique, la santé, la résilience et le développement personnel. Des activités sont organisées aussi où se retrouvent collaborateurs et clients.
Attention à la société globale par la consécration d’une partie des bénéfices à des projets caritatifs divers et par la collaboration structurelle avec certains partenaires sociaux. Une partie est aussi réservée pour financer des projets auxquels participent personnellement des clients et des collaborateurs. L’environnement n’est pas négligé car l’entreprise réduit autant que possible son empreinte écologique et soutient divers programmes de réduction des émissions de CO2, de collecte de vieux vêtements et de chaussures usagées. Elle développe aussi un e-commerce durable en employant des emballages 100% recyclables. Elle a même installé des ruches sur le lieu du siège social, milité pour la réduction de la quantité de déchets et leur recyclage, recourt à des techniques de construction les plus écologiques possibles et produit sa propre énergie durable.
Ce n’est donc pas étonnant que cette entreprise ait remporté le titre de « meilleur employeur d’Europe » !
Les 3 et 4 novembre 2017[24], 150 personnes ont participé à Marseille à une rencontre entre chrétiens et musulmans sur le thème du travail. Etaient représentés le Mouvement des cadres chrétiens (MCC), organisateur de l’événement, la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), l’Organisation internationale du travail (OIT[25]) et l’association musulmane Foi pour entreprendre qui cherche à promouvoir parmi les entrepreneurs musulmans, chrétiens et juifs, « une nouvelle économie plus humaniste ». Il s’agissait de rechercher les « convergences des valeurs éthiques » au « cœur des cultures judéo-chrétiennes et musulmanes du tour de la Méditerranée, donnant dignité au travail, sens dans la vie et place dans la société ». Le directeur de l’OIT France, Cyril Cosme déclarait : « Ce qui nous rassemble, c’est la conviction que le travail est bien plus qu’une marchandise. il joue un rôle essentiel de cohésion de la société ». Quant à Anouar Kbibech, , cadre supérieur chez SFR et président sortant du Conseil français du culte musulman, il affirmait que « L’un des points clés sur lesquels nous nous retrouvons c’est que, comme croyants, nous aspirons à une cohérence entre une éthique et notre foi, et à témoigner de nos valeurs à tout moment et en tout lieu… y compris en entreprise ». Enfin, Pierre Martinot Lagarde sj, conseiller spécial auprès de l’OIT soulignait l’importance et la nature profonde de ce type de rencontre en citant Benoît XVI : « le premier lieu du dialogue interreligieux est celui du dialogue social » car « c’est celui de la fraternité »
Voilà qui confirme la justesse de la visée du P. Fessard !
Notons pour conclure ces illustrations empruntées au monde économique que « l’orientation est en grande partie déterminée par le système de valeurs du dirigeant »[1]. Ainsi, « une culture et une attitude éthiques ne naîtront à l’intérieur d’une entreprise qu’au travers d’un engagement persévérant et efficace de ses dirigeants. Ce sont eux qui décident ou orientent les entreprises vers des valeurs éthiques et des principes spécifiques. »[2] d’où l’influence que peut avoir une personne responsable bien formée et bien disposée à servir avant tout le bien commun. Nous y reviendrons.
Jean-Paul II n’a pas hésité à écrire que « la politique est l’utilisation du pouvoir légitime pour atteindre le bien commun de la société… »[1]. Avant lui, Paul VI déclarait que « la politique est une manière exigeante… de vivre l’engagement chrétien au service des autres »[2]. C’est dire à la fois l’importance de la politique et la difficulté de son exercice.
Il est difficile, dans ce domaine, de donner actuellement des exemples d’un dialogue qui aurait fait advenir un bien commun, la politique étant, hélas, le plus souvent, un lieu d’affrontements et de manipulations diverses.
Le pape François déplore cet état de chose, hélas, bien réel : « A bien des endroits on a le sentiment que le bien commun n’est plus l’objectif primaire poursuivi et ce désintérêt est perçu par de nombreux citoyens. Ainsi trouvent un terrain fertile, dans beaucoup de pays, les formations extrémistes et populistes qui font de la protestation le cœur de leur message politique, sans toutefois offrir l’alternative d’un projet politique constructif. Le dialogue est remplacé ou par une opposition stérile, qui peut même mettre en danger la cohabitation civile, ou bien par une hégémonie du pouvoir politique qui emprisonne et empêche une vraie vie démocratique. dans un cas, on détruit les points et dans l’autre, on construit des murs. Et aujourd’hui l’Europe connaît les deux.
Les chrétiens sont appelés à favoriser le dialogue politique, spécialement là où il est menacé et où semble prévaloir l’affrontement. les chrétiens sont appelés à redonner de la dignité à la politique, entendue comme le plus grand service au bien commun et non comme une charge de pouvoir. Cela demande aussi une formation adéquate, car la politique n’est pas « l’art de l’improvisation », mais plutôt une haute expression d’abnégation et de dévouement personnel en faveur de la communauté. Etre dirigeant exige des études , de la préparation et de l’expérience. »[3].
François nous rappelle fort heureusement que « L’instrument de la politique, c’est la proximité. Se confronter aux problèmes, les comprendre. Il y a autre chose, dont nous avons perdu la pratique : la persuasion. C’est peut-être la méthode politique la plus subtile, la plus fine. J’écoute les arguments de l’autre, je les analyse et je lui présente les miens… L’autre cherche à me convaincre, moi j’essaie de la persuader, et de cette façon nous cheminons ensemble ; peut-être que nous n’arrivons pas à la synthèse de type hégélien ou idéaliste - grâce à Dieu, parce que cela on ne peut pas, on ne doit pas le faire, car cela détruit toujours quelque chose. »[4]
Nous en sommes loin c’est pourquoi, en attendant que le dialogue tel que défini remplace la dialectique incessante des partis, il est important de faire tous les petits pas possibles là où nous sommes et qui que nous soyons pour lentement créer le peuple sans lequel il n’est pas de démocratie possible.
Par le dialogue, il est toujours possible de bâtir quelque chose avec des hommes de bonne volonté. Mais il n’est pas question, évidemment de trahir certaines valeurs fondamentales. L’Église le rappelle sans cesse. Lors d’une messe pour les responsables politiques et les parlementaires[5], le cardinal Vingt-Trois partait du constat que « pour ce qui est de la vie publique, […] il est tentant de faire le tri entre les convictions et les responsabilités ; les premières seraient appelées à rester secrètes tandis que la vie sociale se réglerait sur les secondes. » Pour l’ancien archevêque de Paris, cela ne signifie pas pour autant que dans les débats de société il faille appuyer ses arguments « sur une foi particulière ». A la lumière de l’enseignement de Paul confronté au paganisme de l’empire romain qui par certains traits ressemble à notre monde, il ne faut pas « dissimuler nos références de croyant, au contraire : « Je n’ai pas honte de l’Évangile, car il est puissance de dieu pour le salut de quiconque est devenu croyant. »[6] nous dit-il. mais il nous invite aussi à rejoindre la connaissance de Dieu que peut avoir l’intelligence humaine, même si elle n’est pas encore accomplie dans une profession de foi plénière. C’est à cette intelligence que nous devons faire appel en posant des questions qui concernent le sens de l’existence humaine. » Paul ne rappelle-t-il pas en effet que « depuis la création du monde, on peut voir avec l’intelligence à travers les œuvres de Dieu, ce qui de lui est invisible. »[7] Ne pas occulter sa foi donc mais argumenter rationnellement et montrer que « la bonne nouvelle de l’Évangile » est « une ressource précieuse pour éclairer les intelligences humaines. »[8]
Devant les parlementaires participant au Congrès du Parti Populaire Européen[9], le pape Benoît XVI déclarait : « En ce qui concerne l’Église catholique, l’objet principal de ses interventions dans le débat public porte sur la protection et la promotion de la dignité de la personne et elle accorde donc volontairement une attention particulière à certains principes qui ne sont pas négociables. Parmi ceux-ci, les principes suivants apparaissent aujourd’hui de manière claire :
la protection de la vie à toutes ses étapes, du premier moment de sa conception jusqu’à sa mort naturelle ;
_la reconnaissance et la promotion de la structure naturelle de la famille - comme union entre un homme et une femme fondée sur le mariage
et sa défense contre des tentatives de la rendre juridiquement équivalente à des formes d’union radicalement différentes qui, en réalité, lui portent préjudice et contribuent à sa déstabilisation, en obscurcissant son caractère spécifique et son rôle social irremplaçable ;_
la protection du droit des parents d’éduquer leurs enfants.
Ces principes ne sont pas des vérités de foi, même s’ ils reçoivent un éclairage et une confirmation supplémentaire de la foi ; ils sont inscrits dans la nature humaine elle-même et ils sont donc communs à toute l’humanité ».[10]
Le 24 novembre 2002, la Congrégation pour la doctrine de la foi avait publié sous l’autorité de son préfet, le cardinal Ratzinger et avec approbation du pape Jean-Paul II, une « Note doctrinale concernant certaines questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique ». L’objectif de cette note était « simplement de rappeler quelques principes propres à la conscience chrétienne, qui inspirent l’engagement social et politique des catholiques dans les sociétés démocratiques ». Il s’agit d’« exigences éthiques fondamentales auxquelles on ne peut renoncer », de « principes moraux qui n’admettent ni dérogation, ni exception, ni aucun compromis » en vue « du bien intégral de la personne ». La Note cite : « le caractère intangible de la vie humaine », le respect et la protection des « droits de l’embryon humain », « la protection et la promotion de la famille, fondée sur la mariage monogame entre personnes de sexe différent », la « liberté d’éducation des enfants », « la protection sociale des mineurs » et « la libération des formes modernes d’esclavage », « la liberté religieuse », « une économie qui soit au service de la personne et du bien commun, dans le respect de la justice sociale, du principe de solidarité humaine et de la subsidiarité », « la paix ». La Note reconnaît que suivant les circonstances, est normale « une pluralité d’orientations et de solutions, qui doivent toutefois être moralement acceptables ». Elle reconnaît aussi que là où il n’est « pas possible d’éviter ou d’abroger totalement une loi », par exemple, une loi permettant l’avortement, « un parlementaire, dont l’opposition personnelle absolue à l’avortement serait manifeste et connue de tous, pourrait licitement apporter son soutien à des propositions destinées à limiter les préjudices d’une telle loi et à en diminuer ainsi les effets négatifs sur le plan de la culture et de la moralité publiques »[11].
Même dans les pays qui, parfois depuis longtemps, se sont dotés d’une législation funeste sur ces questions, le champ d’action reste large et doit être investi, la rencontre avec l’« autre » est le chemin obligé.[12]
François, dans un Discours aux maires des communes italiennes[13], oppose l’image de Babel[14], la « ville inachevée », « symbole de confusion et d’égarement » à la « nouvelle Jérusalem »[15], lieu de « fraternité et de communion ». Pour que toute ville soit « une anticipation et un reflet de la Jérusalem céleste », elle ne peut admettre l’« individualisme exaspéré », « l’envie, les ambitions effrénées et un esprit d’hostilité » ou « l’intérêt d’un petit nombre ». « Il ne s’agit pas, comme l’image de Babel le suggère, d’élever davantage la tour, mais d’élargir la place, de faire de l’espace, de donner à chacun la possibilité de se réaliser soi-même, avec sa propre famille, et de s’ouvrir à la communion avec les autres. » Il faut « faire croître dans les personnes la dignité d’être des citoyens », promouvoir « la justice sociale, et donc le travail, les services, les opportunités », créer « d’innombrables initiatives avec lesquelles vivre le territoire et en prendre soin », éduquer « à la coresponsabilité », « construire des communautés où chacun se sente reconnu comme personne et citoyen, titulaire de droits et de devoirs, dans la logique indissoluble qui lie l’intérêt de l’individu et le bien commun. Car ce qui contribue au bien de tous concourt également au bien de l’individu. » Vis-à-vis des migrants et des réfugiés, en particulier, il importe d’encourager « toutes les initiatives qui promeuvent la culture de la rencontre, l’échange réciproque de richesses artistiques et culturelles, la connaissance des lieux des communautés d’origine des nouveaux arrivants ». Il faut garder « un cœur bon et grand […] dans lequel sauvegarder la passion pour le bien commun […] ; être proche de son peuple », familier, disponible, « toujours généreux et désintéressé dans le service du bien commun », prudent, courageux et tendre « pour s’approcher des plus faibles ».
Sans cette attitude permanente, le risque est grand de voir disparaître le bien commun au profit d’un intérêt général, d’un vivre-ensemble mal compris assuré par la loi des plus nombreux. A ce moment, une dictature subtile s’impose comme le souhaitait d’ailleurs ce prophète des temps modernes, Thomas Hobbes écrivant, non sans un brin de cynisme que « C’est l’autorité, non la vérité, qui fait la loi. »[16]
Et sur ce plan, la tâche est encore plus rude car « la difficulté ne porte pas tant sur le détail pratique de ces conditions, sur lesquelles tous s’accorderont (nourriture, vêtement, habitat, éducation, travail, etc.), mais sur les conditions politiques et économiques qui permettent aujourd’hui l’accomplissement de ces différentes conditions à une échelle universelle - comme conditions du bien commun universel. »[1]
Le P. Gaston Fessard a mis en évidence « le caractère humainement insoluble du bien commun universel » mais précisa : « A moins que l’impossible et le nécessaire à l’homme ne deviennent le libre et le possible pour Dieu »[2]. Le bien commun universel ne peut trouver de réponse qu’en Dieu, et plus précisément dans l’effet que produit la manifestation de Dieu en Jésus-Christ, par l’Esprit de charité, sur notre manière de vivre en société : « maintenant nous mettons en commun ce que nous possédons et le partageons avec quiconque est dans le besoin », « nous qui, à cause de leurs coutumes, n’admettions pas de gens d’une autre race à notre foyer, maintenant, après la manifestation du Christ, nous partageons avec eux le même genre de vie »[3]. Si la révélation chrétienne est un principe essentiel à l’évolution rationnelle de la société, c’est en vertu d’une catégorie spécifique du bien commun, que les chrétiens ont à charge d’incarner dans et pour le monde : le « Bien de la Communion ». »[4]
Comme en écho lointain, Benoît XVI maintient l’exigence : « Il faut travailler sans cesse afin de favoriser une orientation culturelle personnalisée et communautaire, ouverte à la transcendance, du processus d’intégration planétaire. »[5]
C’est dire la responsabilité des chrétiens, en particulier des laïcs. Une fois encore, apparaissent radicalement indissociables l’évangélisation et l’action politique.