Comme beaucoup d’autres auteurs, Alain Thomasset s’est aussi posé cette question « cruelle » « de savoir vers quel bien commun nos sociétés sécularisées et fragmentées pourraient s’orienter ». A cet endroit, il évoque la pensée du philosophe écossais Alisdair MacIntyre[1] qui « pose sur la situation contemporaine un diagnostic pessimiste, car en ayant rejeté les traditions antérieures, comme dépassées, la révolution libérale s’est révélée, selon lui, incapable de fournir une alternative, une vision du bien commun de la société à venir. […] L’homme libéral semble condamné à l’accumulation des biens, sans savoir quel « bien » il poursuit. » Que faire alors ? « Nous consacrer à la construction de formes locales de communautés où la civilité et la vie intellectuelle et morale pourront être soutenues, à travers les ténèbres qui nous entourent déjà. Si la tradition des vertus a pu survivre aux horreurs des ténèbres passées, tout espoir n’est pas perdu. Cette fois, pourtant, les barbares ne nous menacent pas aux frontières, ils nous gouvernent depuis quelque temps. C’est notre incapacité à prendre conscience de ce fait qui explique en partie notre situation. Nous n’attendons pas Godot, mais un nouveau (et sans doute fort différent) saint Benoît. » [2]
L’invocation d’un saint Benoît me paraît dangereuse parce qu’elle pourrait laisser croire, que le salut de l’Europe, de nos sociétés, ne peut venir que d’un homme hors du commun, religieux de surcroît. Je pense, à la lumière des préoccupations du pape, qu’il serait souhaitable que chaque chrétien soit un saint Benoît. Pourquoi ? Parce que, comme l’expliquait François, « Saint Benoît ne regarde pas la condition sociale, ni la richesse, ni le pouvoir qu’on a. Il fait appel à la nature commune de chaque être humain, qui, quelle que soit sa condition, aime certainement la vie et désire des jours heureux. Pour Benoît il n’y a pas de rôles, il y a des personnes : il n’y a pas d’adjectifs, il y a des substantifs »[3]. Cette perspective est essentielle puisque le bien commun implique fondamentalement le respect de la personne.[4] C’est le point de départ obligé dans la recherche du bien-être social, du développement du groupe quel qu’il soit, et enfin de la paix.[5]
Le philosophe Martin Steffens[6] invite à créer des « oasis » qui progressivement irrigueront le « désert » c’est-à-dire la société dans l’état de dissociation, de sécheresse humaine et spirituelle où elle se trouve actuellement.[7] Mais que sont ces oasis ? Il semble que pour l’auteur, il s’agisse bien de cette « cellule », ou « équipe d’espérance » dont nous parlions plus haut.[8] L’oasis peut-être un havre, un lieu de ressourcement certes, jamais un refuge mais l’irrigation de la société peut être entamée très vite et même solitairement, au départ du moins, par l’application de la stratégie fessardienne. L’oasis peut même se créer à partir d’une personne qui rassemblera autour du même bien commun des personnes même très différentes au point de vue de leur croyance ou de leur philosophie.
Le méthode décrite par G. Fessard ou le pape François me paraît bien adaptée à dépasser l’individualisme et le pluralisme qui gangrènent notre société.
Chaque personne dans sa singularité est certes éminemment respectable, mais en même temps chaque personne est appelée à l’universalité, à la fraternité. Il faut tenir les deux exigences. Elles nous sont inculquées par le Christ mais elles sont aussi attestées par toute anthropologie honnête. Les deux peuvent et doivent se marier par le sacrifice « de la part d’égoïsme qui entrave notre singularité pour engager nos particularités individuelles à jouer un rôle en fonction de tous. » Ce sacrifice demandé est « un renoncement à un bien inférieur individuel plus individuel pour consentir à la visée d’un bien plus général et plus idéal. » Ce peut être une attitude à laquelle la culture qui nous a nourris nous a habitués mais même dans ce cas, il faudra que tôt ou tard nous y consentions librement et non par simple conformisme. « ce consentement de la liberté est décisif pour tisser des liens sociaux durables […]. »[9]
La personne ne perd pas son individualité dans ce mouvement de « socialisation ». Au contraire, ce mouvement vers l’autre m’humanise, génère ma personnalité morale. S’appuyant sur Thomas d’Aquin, D. Coatanea remarque que « la communauté politique n’a pas pour but d’asservir l’homme mais de le faire naître à lui-même en l’aidant à atteindre une fin plus haute : le bien vivre ou bonheur de vivre ensemble. »[10] Jean XXIII l’avait clairement souligné : le bien commun « comporte l’ensemble des conditions sociales qui permettent et favorisent dans les hommes le développement intégral de leur personnalité ».[11] Chacun de nous fait l’expérience qu’il est « un être individué par socialisation ».[12]
Il faut toutefois que chaque personne soit consciente de son incomplétude, accepte de passer par le point de vue de l’autre, renonce à sa volonté de puissance, à son égoïsme, à son orgueil. Une conversion est donc nécessaire pour acquérir un véritable esprit de dialogue. Alors, « chaque événement de l’histoire peut être l’occasion pour la liberté de chaque partenaire d’entrer dans cet appel et de recevoir « par surcroît » un soi plus vaste, une « personnalité » mutuelle et réciproque, don gracieux, fruit de l’interrelation mutuelle et la débordant de toutes parts. »[13]
Le rôle de l’autorité, de toute autorité est d’inviter à cette attitude de charité mais aussi à « codifier » en toute justice le bien commun réalisé. qu’est-ce qu’une loi, en effet ? « Elle n’est pas autre chose, écrit saint Thomas, qu’une ordination de la raison en vue du bien commun, établie par celui qui a la charge de la communauté, et promulguée. »[14]
Qui ne voit, en définitive, que la stratégie du Bien commun, est non seulement le remède aux maux de la démocratie mais son sens véritable et son renforcement ? Marcel Gauchet, sûr que le « règne de l’individu universel » sape les bases de la démocratie, se posait « la question pressante des moyens de lier ces semblables indépendants »[15]. Il pourrait trouver ici une réponse.
Autre problème auquel nous sommes confrontés dans nos sociétés : « la pluralité des visions de la vie bonne »[16].Comment nos sociétés libérales résolvent-elles le problème ?[17] En estimant « qu’un traitement égal des citoyens n’est possible que si les décisions politiques sont indépendantes de toute conception de la vie bonne.[…] La tolérance pour la différence a remplacé l’idéal du bien ».[18] La conséquence la plus immédiate de cette attitude est la segmentation sociale, le repli identitaire, l’isolement alors que, par ailleurs, l’interdépendance s’accroît constamment sur les plans politiques et économiques. Mais, le respect de la pluralité des visions est-il compatible avec le concept de bien commun ?
Qui est cet homme, cet individu original ? La philosophie et surtout la Révélation nous apprennent qu’il est une personne, c’est-à-dire un être unique dont les particularités lui « permettent de jouer un rôle ». En même temps, cette personnalité « consiste aussi à être égal à tout autre, à posséder les prérogatives communes à tous » qui en font un « sujet de droit ».[19] Un sujet de droit reconnu dans le rôle qu’il joue dans la collectivité dont il fait partie et qu’il aide à construire.
Dès lors, si l’on considère que la tolérance, le fait de laisser vivre les autres comme ils l’entendent, est une valeur indépassable, au lieu de protéger chaque personnalité, on la dissout. En effet, nous sommes des êtres fragiles, des êtres de besoins qui ne peuvent s’assurer, se construire qu’en relation. Come le dit justement D. Coatanea, « la liberté d’autodétermination est une liberté situé, celle d’un « soi » qui vit et se meut dans un contexte social d’interaction avec les autres personnes : posséder cette liberté n’est pas être laissé seul. »[20] Autrement dit, la liberté a besoin de solidarité, d’engagement et de participation avec les autres. A partir d’une situation historique donnée, tous les hommes, différents dans leurs conceptions philosophiques et religieuses, se ressemblent à bien des égards et ont des attentes semblables. Ainsi, pas à pas, ils peuvent acquérir, « par un processus historique », « une vision partagée du bien commun » par le dialogue[21], le partage de la parole et de l’action.[22] Le bien dont il est question est « un « bien substantiel »[23] dont on cherche la vérité. Il ne s’agit donc pas d’un « bien » décidé par une majorité ou par un compromis. C’est « un consensus par recoupements et par paliers »[24] qui révèle « les valeurs et les normes, connues ou intuitionnées d’une manière ou d’une autre par tous les hommes ».[25]
On l’a compris, les libertés fondamentales, le dialogue, la solidarité sont indispensables à la genèse du bien commun dont tel aspect se découvre à l’occasion d’une rencontre respectueuse[26], d’un échange d’arguments[27] qui montrent en quoi la vie peut être meilleure. Il ne s’agit pas d’une « simple négociation entre intérêts propres induisant des mondes parallèles »[28] mais d’identifier « les biens humains au-delà des frontières culturelles et religieuses »[29] et même si les justifications diffèrent selon les traditions religieuses ou philosophiques.[30]
Le bien commun peut être redéfini comme « le bien qui vient à l’existence dans une communauté de solidarité entre agents actifs et égaux »[31], dans un dialogue défini comme « ouverture mutuelle et réciproque » à ces valeurs et normes de base évoquées ci-dessus[32], à « ce qui tient ensemble le monde ».[33] Dialogue exigeant, crucifiant même parfois, qui demande de l’humilité et une « fidélité créatrice »[34], seule voie, dans un monde interculturel, pour dépasser le pluralisme et construire une société d’hommes libres, responsables, respectueux des uns et des autres.
En définitive, même si une « politique » du bien commun apparaît comme le chemin d’action naturel du chrétien, cette « politique » même quand elle est le fait d’une équipe, d’un groupe ne peut se confondre avec ce qu’on appelle aujourd’hui une politique communautariste. C’est ainsi que l’on qualifie, par exemple, ces partis islamiques qui tentent ici et là à émerger sur la scène publique en Europe. Et même : s’il existait quelque part, comme en Allemagne ou en Flandre, un parti qui, d’une manière ou d’une autre, se dit « chrétien », la confusion est impossible. Les chrétiens organisés ou non en parti ont comme mission de travailler au bien commun qui n’est pas le bien des chrétiens mais le bien de tous, chrétiens ou non. Leur but n’est pas de bâtir un État chrétien sur une loi religieuse, contrôlé par le clergé. Ce qui anime les chrétiens sur le terrain temporel c’est bien sûr la charité, charité qui pousse à rechercher la justice, par la raison, justice qui construit le bien commun. Même si l’inspiration est chrétienne, c’est en vue d’un bien universel dont ils ne sont pas propriétaires. Ainsi, « ni communautarisme, ni hégémonie théocratique, l’action des chrétiens en politique est un service du bien commun, inconditionnel et pour tous. »[35]
Une réflexion philosophique simple sur la notion de « personne » peut conduire à comprendre que le bien commun n’est pas un concept strictement religieux marqué du sceau de la Révélation chrétienne. En effet, « la notion de personne contient et signifie […] la sociabilité, le fait que la personne est un être de relation. Ce qui fait une société, ce ne sont pas les individus en tant que tels -une masse d’individus fortuitement assemblés dans la même rame de métro pour quelques minutes ne fait pas une société. Or, appréhender l’homme comme une personne, c’est le caractériser dans sa nature sociable. Il serait contradictoire que les concepts fondateurs d’une société soient individualistes - mais c’est bien sur ce paradoxe que nous vivons désormais et il n’est pas sûr que cela nous soit profitable.[36]
C’est dire combien la personne induit le bien commun, qui ne saurait être commun s’il n’était que la somme des biens individuels - les propriétés des autres ne représentent pas pour moi un bien commun , puisque je n’en jouis pas. Le bien commun ne peut être un bien étranger aux membres de la société, mais doit être réellement le leur au sens que chacun doit en jouir. Ce dont tous peuvent profiter, c’est de la paix qui permet la prospérité, c’est d’un développement humain positif qui permet à chacun de progresser vers une vie meilleure selon les besoin qui lui sont propres. […] Le bien commun est véritablement une valeur commune. Il est dans sa nature d’être un facteur de liaison sociale. C’est pourquoi sa réalisation passe souvent par une œuvre commune à fort caractère symbolique qui permet de rassembler les volontés et de les souder dans un même esprit. » Il « naît de l’implication des hommes et de ce qu’ils ont risqué dans l’effort commun. »[37] Nous rejoignons ici la pensée de François pour qui la réalité est plus importante que l’idée parce que celle-ci n’implique pas. Le bien commun s’inscrit dans une dynamique avons-nous vu. Ce n’est pas l’accord doctrinal même partiel qui permet de créer des liens, de faire « société », c’est l’action en vue d’un bien. Jacques Maritain l’avait aussi souligné : « …rien n’est plus vain que de chercher à unir les hommes sur un minimum philosophique. Si petit, si modeste, si timide que se fasse celui-ci, il donnera toujours lieu à contestations et à divisions. et cette recherche d’un commun dénominateur à des convictions contrastantes ne peut être qu’une course à la médiocrité et à la lâcheté intellectuelles, affaiblissant les esprits et trahissant les droits de la vérité. »[38]
« Chercher à établir un minimum doctrinal commun entre les uns et les autres, qui servirait de base à une action commune, est une pure fiction . Chacun s’engage et doit s’engager tout entier, et donner son maximum.
Mais ce n’est pas à la recherche d’un minimum théorique commun, c’est à l’effectuation d’une œuvre pratique commune que les uns et les autres sont appelés. Et dès lors la solution commence à poindre. » Cette solution est ce que l’auteur appelle une œuvre pratique profane chrétienne et non pas sacrale. Il s’agit d’une « œuvre commune [qui] n’exige point de chacun comme entrée de jeu la profession de tout le christianisme. Au contraire, elle-même comporte dans ses traits caractéristiques un pluralisme qui rend possible le convivium de chrétiens et de non-chrétiens dans la cité temporelle.
Dès lors, si du fait même qu’elle est une œuvre chrétienne elle suppose par hypothèse que ceux qui en ont l’initiative sont des chrétiens, ayant la conception totale et plénière du but à atteindre, elle appelle cependant à l’ouvrage tous les ouvriers de bonne volonté, tous ceux à qui une saisie plus ou moins partielle et déficiente, - extrêmement déficiente peut-être, - des vérités que l’Évangile connaît dans leur plénitude, permet de se donner pratiquement, et sans être peut-être les moins généreux et les moins dévoués, à l’œuvre commune en question.
C’est dans ce cas que le mot évangélique s’applique avec toute sa force : qui n’est pas contre vous est avec vous. (Mc 9, 39) » [39]