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Chapitre 7 : La stratégie du P. Fessard et de l’Église d’aujourd’hui

« G. Fessard s’efforce de montrer la dynamique plus profonde qui unifie même les adversaires les plus farouches. »[1]

Si nous sommes bien d’accord avec les post-marxistes pour souligner les tares du néo-libéralisme et pour dire que trop souvent « la démocratie [est] réduite à des procédures électorales »[2], nous ne comptons pas, comme eux, sur les mouvements de rue pour amorcer un processus de « cristallisation » des revendications.

La démocratie ne peut être refondée ni par les urnes ni par la rue.

Il faut dégager un « sens commun » écrit Chantal Mouffe. Nous, nous parlons de « bien commun » dans la mesure où il y a une « identité » à sauver dans l’homme, « un lien de nécessité, a priori » entre les hommes. De plus, nous partageons l’inquiétude des Anciens face à l’« esprit d’égalité extrême » et « au désir insatiable de liberté » qui fragilisent et pervertissent les démocraties. Nous refusons d’établir une frontière entre « eux » et « nous ». Qui est ce « nous » ? Il est constitué des « demandes hétérogènes », demandes sélectionnées car les mouvements « pro-vie » ou ceux qui contestent le mariage pour tous ou l’adoption d’enfants par des couples homosexuels, ne vont pas dans le sens souhaité de l’égalitarisme et de la liberté. Pour Benoît XVI, le bien commun, « c’est le bien du « nous-tous », constitué d’individus, de familles, de groupes intermédiaires qui forment une communauté sociale. » La frontière entre « eux » et « nous » maintient la lutte des classes non plus entendue comme entités sociales puisqu’il s’agit d’une lutte « hégémonique » entre l’oligarchie et le peuple qui se constitue. Rien n’est plus étranger à la pensée chrétienne qui non seulement insiste sur la fraternité native mais aussi sur la paix qui « se construit jour après jour dans la poursuite d’un ordre voulu par Dieu, qui comporte une justice plus parfaite entre les hommes »[3] La paix doit être « le fruit du développement intégral de tous ».⁠[4]


1. SERRA-COATANEA Dominique, Le défi actuel du Bien commun dans la doctrine sociale de l’Église, Etudes à partir de l’approche de Gaston Fessard s.j., Etudes de théologie et d’éthique, vol. 10, LIT Zürich, sd., p. 34.
2. Id., p. 96.
3. PAUL VI, Populorum progressio, n° 76, cité in FRANCOIS, Evangelii gaudium, n° 219.
4. FRANCOIS, id..

⁢i. Gaston Fessard, témoin de notre temps

Pour bien comprendre l’importance et la nature de l’action à entreprendre, il n’est pas inutile de faire un petit détour éclairant par la pensée du P. Gaston Fessard⁠[1]. Deux de ses meilleurs interprètes, Frédéric Louzeau et Dominique Serra-Coatanea, nous aideront dans cette tâche.

Le P. Louzeau, à partir de l’ensemble des oeuvres du P. Fessard, y compris celles qui ne sont pas encore publiées, entreprend, dans un travail monumental de décrire son « anthropologie sociale »[2] en s’appuyant tout particulièrement sur Le Mystère de la Société[3].

D. Coatanea⁠[4] s’appuie surtout sur Autorité et bien commun, Aux fondements de la société[5] et associe à son analyse deux autres œuvres du jésuite : Pax nostra, Examen de conscience international[6] et Collaboration et résistance au pouvoir du Prince-Esclave,⁠[7]

Le travail de D. Coatanea montre que l’on retrouve l’essentiel de la pensée du P. Fessard dans la définition du bien commun donnée dans Gaudium et spes (26 et 74), dans Caritas in veritate et dans Laudato si’ (157). C’est dire l’importance des travaux du célèbre jésuite.

Si la notion de bien commun sous-tend l’enseignement social depuis sa naissance, elle a incontestablement été approfondie et actualisée par le P. Gaston Fessard.

C’est la dialectique des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola⁠[8]qui fournit au P. Fessard la méthode de discernement qu’il va appliquer aux événements -par ailleurs dramatiques- de l’actualité. Comment comprendre cette méthode dialectique ? En fait, elle « veut rendre compte, au plan de la pensée, de toute la complexité du réel ; c’est pourtant un fait que la réalité dont notre esprit doit saisir la structure est composée de contraires et que, pour ainsi dire, elle en vit. »[9] Il s’agit de trouver l’unité profonde des Exercices dans la tension entre l’élection -le choix de vie- qui implique la liberté personnelle et l’union à Dieu, autrement dit, « apprendre à vivre en Dieu, selon sa liberté »[10], ou, si l’on veut, associer le rationnel et le surnaturel. Immédiatement, le P. Fessard perçoit l’intérêt toujours actuel de la démarche enseignée par saint Ignace : « Aujourd’hui, nul esprit averti ne peut douter que le grand problème posé à notre temps ne soit celui de l’existence historique de l’homme. qu’est-ce que cet être historique qui nous constitue ? Quel est le sens de l’histoire où nous sommes embarqués ? Comment la vérité est-elle possible à l’être plongé dans la relativité perpétuellement mouvante des événements ? de quelle liberté y jouit-il ? »[11]

Telles sont les questions auxquelles il va tenter de répondre tout au long de sa vie face aux tensions historiques qu’il vit, entraîné qu’il est au discernement intellectuel et spirituel⁠[12].

Avant la seconde guerre mondiale, Fessard, va s’atteler à tenter de « réconcilier » le pacifisme et le nationalisme⁠[13] qui s’affrontent en « recueillant leur part respective de vérité, en corrigeant les erreurs et en les réalisant l’un part l’autre. »⁠[14] Durant la guerre, dans le même esprit, il examinera l’argumentation des collaborateurs et des résistants pour discerner le chemin à suivre⁠[15]. Il scrutera en profondeur les idéologies nazie et marxiste⁠[16] pour nous offrir une réflexion majeure sur la genèse des sociétés, de la plus élémentaire à la plus vaste, à l’échelle du monde⁠[17]. Après la guerre, il interpellera encore les marxistes et les démocrates. On aurait tort de croire que sa tâche était terminée la chute du nazisme et la fin du communisme qu’il prévoyait. En 1968, dans la postface qu’il ajoute dans une réédition d’Autorité et bien commun[18], après le mai turbulent, il écrit : « Face au nazisme, j’ai cru nécessaire autrefois d’écrire France, prends garde de perdre ton âme ! (1941)[19], puis face au Communisme, France, prends garde de perdre ta liberté ! (1945)[20], m’inspirant uniquement des principes d’Autorité et Bien commun (…). Mais aujourd’hui, pour dénoncer la puérilité des attitudes et l’infantilisme des réflexions suscitées chez trop d’adultes par les événements de mai et la marée contestataire qui s’ensuivit, il suffira, je l’espère que la réédition de ce petit livre s’achève sur une mise en garde, nouvelle et complémentaire des deux précédentes : FRANCE, PRENDS GARDE DE PERDRE LA RAISON. » L’ouvrage offre donc, selon l’auteur, un instrument propre à dénoncer toute idéologie, toute dérive et à poursuivre, en toute circonstance, le bien commun.


1. 1897-1978.
2. LOUZEAU Frédéric, L’anthropologie sociale du père Gaston Fessard, PUF, 2009. Parmi les ouvrages les plus récents, on peut aussi citer ces auteurs qui ont aussi tenté une synthèse : SALES Michel, Gaston Fessard, 1897-1978: genèse d’une pensée, Culture et vérité,1997 ; AUMONT Michèle, Philosophie sociopolitique de Gaston Fessard, Cerf, 2004 ; PETRACHE Ana, Gaston Fessard, un chrétien dialectique ?, Cerf/Patrimoines, 2017.
3. FESSARD Gaston, Le Mystère de la Société, Recherches sur le sens de l’histoire, (1948) Editions Lessius, 1997.
4. Outre Le défi actuel du Bien commun dans la doctrine sociale de l’Église, Etudes à partir de l’approche de Gaston Fessard s.j., op.cit., on peut se référer aussi à : Justice et charité dans l’Encyclique Caritas in veritate à la lumière de Gaston Fessard (1897-1978), in Revue d’éthique et de théologie morale, 2015/2 n° 284, pp. 65-113, disponible sur https://www.cairn.info/revue-d-ethique-et-de-theologie-morale-2015-2-page-65.htm ; Penser le bien commun avec Gaston Fessard s.j. (1897-1978), in DEMBRINSKI Paul H. et HUOT Jean-Claude (sous la direction de) ; Le bien commun par-delà les impasses, Saint-Augustin, 2017, pp.57-74 ; Bien commun http://www.doctrine-sociale-catholique.fr/index.php?id=6740 ; La dynamique du bien commun, Université d’été du diocèse de Valence, 2014, sur https://www.youtube.com/watch?v=TSixR6SQJV0 ; Le bien commun., de G. Fessard au concile Vatican II, colloque « Entreprendre : entre innovation, responsabilité et solidarité Pour un nouvel humanisme social », co-organisé par la Faculté de Philosophie et le CRESO de l’Université Catholique de Lyon, 11 et 12 mai 2017, sur https://www.youtube.com/watch?v=TdIZa39Zr9s
5. Aubier, 1944. Réédité en 2015 par Ad Solem. Nos références renvoient à l’édition de 1944.
6. Grasset, 1936.
7. Rédigé en 1942 et publié en 2009 par F. Louzeau, in op. cit.
8. FESSARD Gaston, La dialectique des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola, tome I, Aubier, 1956 ; tome II, Fondement, péché, orthodoxie, Aubier, 1966 ; tome III, Symbolisme et historicité, Lethielleux/Culture et vérité, 1984. A propos de cet ouvrage, G. Fessard écrit : « Depuis qu’il a été écrit (1931) [cet essai] n’a cessé d’orienter, pour ainsi dire en sous main, notre réflexion à mesure qu’elle s’exerçait sur les sujets les plus divers et en apparence les plus éloignés de la spiritualité ignatienne […​]. Il doit aussi sauter aux yeux qu’en analysant avec quelques rigueurs sa situation au milieu des péripéties diverses et en traitant des problèmes politiques et religieux qui s’y entrecroisaient, la conscience ne pouvait pas ne pas rencontrer à chaque fois le même problème fondamental : celui de l’actualité historique et de la libre décision par laquelle s’y constitue la réalité humaine, tant sociale qu’individuelle. On s’étonnera donc moins de nous voir affirmer ceci : bien que la plupart de nos écrits aient été suscités par l’actualité du jour, il n’en est pas un cependant où notre réflexion n’ait été constamment guidée par les analyses que nous avait antérieurement suggérées cette étude des Exercices ».(La dialectique des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola, tome I, op. cit., p. 17.
9. MARTELET, Gustave, sj, La dialectique des Exercices spirituels, in Nouvelle Revue Théologique, 78, n°10, 1956, p.1044.
10. LECRIVAIN Philippe, sj, Les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, un chemin de liberté, in Revue d’éthique et de théologie morale, 2, n°234, Cerf, 2005, p85.
11. La dialectique des Exercices spirituels, tome I, op. cit., p.7, cité in MARTELET Gustave, op. cit., p.1045.
12. Ce discernement, G. Fessard le présente comme un examen de conscience qui est comme une pesée afin de « construire, décrire une attitude positive capable d’être vécue […​], un fil directeur en des matières […​] complexes ».( Pax nostra, Examen de conscience international, Grasset, 1936 ; Epreuve de force, Réflexions sur la crise internationale, Bloud et Gay, 1939, Introduction, p. IX).
13. Pax nostra ; examen de conscience international, op. cit.
14. LOUZEAU Frédéric, op. cit., p. 386, note 1.
15. Au temps du Prince-esclave, Ecrits clandestins et autres écrits, (1940-1945), réédition chez Critérion, 1989.
16. Sa connaissance aigüe de la pensée de Marx produira Le dialogue catholique-communiste est-il possible ?, Grasset, 1937 ; Chrétiens marxistes et théologie de la libération, Lethielleux/Culture et vérité, 1978.
17. Le Mystère de la Société, Recherches sur le sens de l’histoire, (1948), op. cit..
18. Aubier-Montaigne, 1969.
19. French & European Publications, 1945.
20. Témoignage chrétien, 1946.

⁢ii. De quoi s’agit-il ?

Ce n’est guère aisé de présenter en peu de mots l’essentiel de la pensée du P. Fessard. Le P. Louzeau nous prévient : « quiconque s’affronte à la pensée de notre auteur éprouvera probablement de grandes difficultés non seulement à la déchiffrer, c’est-à-dire à en percevoir les enjeux réels, mais plus encore à la transmettre à son tour, à la traduire dans un langage accessible qui en livre certaines richesses sans pour autant la trahir » !⁠[1]

Tentons tout de même d’éclaircir au mieux l’analyse proposée par le P. Fessard pour générer une société où se marient justice et charité.

La question qu’il se pose est de savoir comment parvenir à « unifier » des adversaires apparemment aussi irréductibles que ceux qu’il a trouvés de son temps ? Il s’agit donc d’une action bien plus profonde que celle proposée par Chantal Mouffe et plus complète puisqu’il ne s’agit pas, nous allons le voir, d’établir une frontière entre eux et nous mais bien de créer un nous y compris avec eux, un « nous-tous », dira Benoît XVI⁠[2].

Au lieu d’une communauté de lutte, pourrait-on dire en simplifiant la pensée de Chantal Mouffe, le P. Fessard propose une communauté de vie dans la paix.

Il est clair que ce n’est pas par un prêche sur le vivre-ensemble, une sorte de statu quo paisible, que le P. Fessard entame sa quête mais c’est une démarche pratique et dynamique qui doit faire advenir le bien commun même s’il paraît très hypothétique au départ⁠[3] et qu’il ne se décrète pas purement et simplement.

Le rôle de l’autorité, de toute autorité, est de faire croître le lien social. Tout homme peut être un « augmentateur » social. Toute personne peut être autorité puisque toute personne est appelée à faire grandir (augere) l’autre. C’est pourquoi G. Fessard définit l’autorité⁠[4] non seulement comme « médiatrice du bien commun » mais aussi comme « vouloir de sa propre fin »[5] : l’autorité du professeur a comme fin de faire grandir l’élève au point que celui-ci en sache autant que lui et que la hiérarchie de départ s’abolisse.

Cette action de l’autorité est appelée par l’amour comme l’a montré à maintes reprises le pape Benoît XVI⁠[6]. Elle fait croître le lien social en faisant apparaître partout le bien commun, par amour. Le bien commun n’est pas réductible, nous l’avons vu, à ces biens communs que sont, par exemple, l’eau et l’air ni à des biens communs qui seraient simplement des objets de notre volonté. Le bien commun universel et concret, transcendant, à l’origine et à la fin de toute autorité⁠[7], pousse les êtres à mieux vivre dans la paix et la fraternité et doit advenir par la grâce de toute autorité telle que définie.

A la base, le bien commun élémentaire est l’existence et la sécurité. La sécurité engendre un ordre de droit qui est aussi bien commun. Enfin, le bien commun est couronné par les valeurs universelles, humaines et divines à incarner.⁠[8] Autrement dit, plus simplement, notre bien commun est notre humanité elle-même dans toute sa plénitude : il faut prendre conscience que « nous sommes profondément liés parce que nous participons de la même espèce et que nous appartenons tous à un même environnement qui est constitutif de nous-mêmes. […] C’est en prenant en compte ces liens que nous pouvons définir ce qui est bien ou ce qui est mal, non pas en fonction de mes propres intérêts, mais au regard de la société et de tous ceux qui la constituent. » Dès lors, la vraie politique au sens large du terme, la politique à laquelle nous sommes tous invités, est celle de la sollicitude ou de la bienveillance. Elle consiste à « reconnaître que l’autre est presque un autre moi-même. Et ce qui me lie à lui n’est pas un élan de générosité, mais le fait qu’il me révèle à moi-même. Autrui est celui qui me permet de devenir moi-même. Il m’est donc indispensable, et je dois prendre soin de lui. »⁠[9]

Si nous sommes persuadés que nous sommes tous, sans exception, fils du même Père, nous devons vivre une fraternité avec chacun, inconditionnellement, puisque chacun est investi de la même dignité d’être à l’image et à la ressemblance de Dieu. Chacun étant un être de relations, être social, nous avons à devenir toujours plus à l’image et à la ressemblance de Dieu, de plus en plus humains au sens le plus large du terme, mais ensemble pour, en étant plus hommes, mieux vivre ensemble, faire un peuple, une communauté en marche vers le bien commun. Il y a bien une « identité » à sauver et un « lien de nécessité a priori ».⁠[10]

Il s’agit de remplacer la dialectique telle qu’elle est envisagée par Marx⁠[11] ou encore par Chantal Mouffe (nous face à eux) par une dialectique qu’on peut appeler « conjugale » puis « familiale ».⁠[12]

Au point de départ, il s’agit de sortir de son égoïsme, de reconnaître l’autre comme mon égal, mon frère, un autre « moi », susceptible d’accéder au même bien que moi. Je renonce à être le centre du monde, à un bien immédiat, et je consens à perdre un peu d’espace de ma liberté, à m’ouvrir à un bien plus universel, je consens à ce que quelque chose de ma vie grandisse. Renoncer et consentir sont les deux mouvements qui construisent une communauté. L’homme qui devient époux renonce à une part de sa liberté, renonce à toutes les autres femmes et consent à devenir époux, consent à une alliance, à passer par le point de vue de l’autre. Le renoncement étant réciproque, il est vécu pour un mieux-être. Cette vie relationnelle, cette fraternité, génère le bien commun qui est d’aimer comme on est aimé.

Cette communauté première et fondatrice possède des biens pour garantir son existence et sa sécurité : les biens de la communauté . Mais elle ne peut se refermer sur elle-même au risque de dépérir : ces biens de la communauté pour qu’ils ne soient pas des biens particuliers sur lesquels nous nous replions, doivent être mis en tension avec l’orientation de chacune des communautés vers le bien qui est toujours relationnel. Le sommet du bien commun que nous avons en point de mire, c’est l’ensemble des valeurs, raisons de vivre et de mourir qu’une communauté reconnaît comme son impératif vital, Dieu finalement, notre Bien commun.⁠[13] Il faut donc à partir des biens de la communauté, avec eux, viser la communauté du bien, dans le partage, la fraternité et la reconnaissance mutuelle. d’abord dans l’accueil de l’enfant, de chaque enfant qui fait croître la famille. Le risque ici aussi est que la famille se replie sur elle-même, sur son bonheur. Elle peut encore et doit grandir en entrant en relation avec les autres familles et toute la vie sociale dont elle sera le creuset.

Au sein de la famille, en effet, on veille à ce que chacun ait part à ces biens de la terre donnés à tous pour sécuriser notre existence et que chacun prenne part, c’est-à-dire participe selon ses compétences. Les plus forts modèrent leur puissance pour aider les plus faibles et les plus faibles sont encouragés à ne pas se contenter de leur faiblesse mais à prendre part eux aussi. Nous sommes donc dans une dynamique mutuelle, un engagement réciproque où chacun s’engage dans la bienveillance c’est-à-dire en veillant au bien de l’autre, qui est aussi mon bien, dans la confiance qui est, en même temps, comme l’étymologie nous le confirme, une ferme espérance, la ferme espérance d’un bien commun supérieur.⁠[14]

Toute cette vie, on s’en rend facilement compte en pensant à sa propre expérience, est en tension permanente car il s’agit constamment de renoncer et de consentir et ce n’est jamais facile. La tentation de l’égoïsme, du retour en arrière est sans cesse présente. Une conversion personnelle, constante, est donc nécessaire mais toujours fragile mais cela ne suffit pas comme nous allons le voir.

Ce qui nous pousse, ce qui nous meut dans notre mouvement initial vers l’autre, c’est, bien sûr, la charité : Dieu nous a faits à son image, pour l’amour.⁠[15] En quoi consiste l’amour sinon dans la volonté de faire du bien ? Dès la conception, nous entrons dans l’engrenage de la charité[16], dans une dynamique ouverte à une humanité future, une dynamique qui nous tend vers la fraternité universelle. Cet amour « reçu et donné »[17] est inséparable de la vérité qui lui donne sa consistance car, comme l’explique Benoît XVI, « la vérité est, en effet, logos qui crée un dià-logos et donc une communication et une communion. En aidant les hommes à aller au-delà de leurs opinions et de leurs sensations subjectives, la vérité leur permet de dépasser les déterminismes culturels et historiques et de se rencontrer dans la reconnaissance de la substance et de la valeur des choses. »[18] Ce qui a constitué la famille, doit constituer les autres communautés jusqu’à la communauté universelle.⁠[19] Cela implique d’aller vers l’autre de dialoguer avec lui, de reconnaître qu’il peut m’aider à grandir comme je peux l’aider à grandir en étant d’abord juste avec lui c’est-à-dire en lui donnant « ce qui lui revient en raison de son être et de son agir. Je ne peux pas « donner » à l’autre du mien, sans lui avoir donné tout d’abord ce qui lui revient selon la justice. »[20] La justice, « inséparable de la charité »[21] lui est « intrinsèque », elle est « la première voie de la charité »[22], son « minimum »[23]. « d’une part, la charité exige la justice : la reconnaissance et le respect des droits légitimes des individus et des peuples. […] d’autre part, la charité dépasse la justice et la complète dans la logique du don et du pardon. »[24] Pas de vraie communauté sans justice ni sans amour c’est-à-dire sans don et pardon. Ici encore le modèle familial nous le révèle et nous montre en même temps le chemin à suivre dans les communautés plus larges jusqu’à la dimension du monde. Quelques illustrations suivront.

Justice et charité inséparables exigent que nous voulions le bien commun et que nous le recherchions. Aimer, c’est vouloir le bien de l’autre, bien individuel mais aussi bien commun puisque nous sommes des êtres sociaux, un bien qui « n’est pas recherché pour lui-même, mais pour les personnes qui font partie de la communauté ».⁠[25]

Cette communauté est composée de personnes différentes quant à leur sensibilité, leurs opinions, leurs croyances. Toutefois, comme déjà dit, toutes ces personnes aussi différentes soient-elles participent à la même humanité, sont de même nature⁠[26], sont toutes filles d’un même Père dira le chrétien et qui donc peuvent s’accorder sur un point de départ et puis étape après étape élargir et approfondir leur lien. On peut invoquer, comme le P. Fessard lui-même le fait⁠[27], la fameuse Règle d’or⁠[28] qui, dans un premier temps, nous invite à ne pas faire à autrui ce que l’on n’aimerait pas qu’il nous fasse mais qui, dans la loi nouvelle, prend une forme positive en nous invitant à faire à autrui ce que l’on voudrait qu’il nous fasse. Et donc d’aimer même nos ennemis !⁠[29] Posture qui réclame une double conversion !

On comprend aisément que les chrétiens sont expressément les premiers invités à la suite du Christ à être mieux que de simples « agents sociaux » : les « médiateurs », les « passeurs », les « augmentateurs » du bien commun, à entrer gratuitement dans l’« engrenage de la charité », engrenage « crucifiant »[30] puisqu’il s’agit de « passer du renoncement à l’égoïsme au consentement au lien », de « choisir le service d’autrui comme plénitude de grandeur de sa vie même. »[31] Sur le plan personnel, social, international, jusqu’à « cette cité de Dieu universelle vers laquelle avance l’histoire de la famille humaine ».⁠[32]

Dans cet engrenage de charité où l’on prend soin de l’autre, du plus proche au plus lointain, des « crans d’arrêt » sont nécessaires, des crans d’arrêt « qui permettent d’avancer sur cette voie. »[33] Ces « crans d’arrêt » sont les crans d’arrêt de la justice dont le rôle est « d’interdire à l’individu tout recul vers l’égoïsme grâce au caractère négatif de la loi. Tandis que le rôle de la charité est d’ouvrir toujours plus le moi à l’inspiration, afin que la personne trouve le moyen de communier avec tous. »⁠[34] Ainsi la communauté construit des lois pour vivre dans la paix et constituer le peuple rassemblé par le bien commun. C’est le rôle de la loi donnée sur le Sinaï. Il ne faut donc pas séparer charité et justice mais apprendre les codes qui nous permettent de vivre et de tenir à distance la violence pour que du vivre ensemble jaillisse pour chacun un mieux être dans une tension constante jusqu’aux dimensions de l’univers.


1. LOUZEAU Frédéric, op. cit., p. 345. On trouvera, en annexe 1, et même si c’est une gageure, un essai de résumé de cette « anthropologie sociale » du P. Fessard.
2. CV 7.
3. Dominique Coatanea dit à propos du bien commun : « Il n’est pas possible d’en donner une représentation statique puisqu’il est par essence un processus de genèse, une advenue jamais définitive et toujours en acte d’un état de la conscience au cœur de la culture. Il oriente les forces antagonistes vers la prise en compte de la part de l’autre au sein de son propre regard. Mais la puissance créatrice de vie qui travaille les antagonismes de fait peut advenir comme ordre de droit plus juste et se laisser engendrer par la dynamique de la charité. Le lent processus du bien commun est un incessant travail de la charité fécondant la vie du plus proche -et du plus fragile- au plus large, jusqu’à la vie des institutions internationales. » Cf. Bien commun sur le site du CERAS: www.doctrine-sociale-catholique.fr/index.php?id=6740
4. Dans Autorité et Bien commun (op. cit., pp. 12-13), il écrit : « autorité vient du latin augeo, parent du grec αὐξάνω qui signifie : faire croître, accroître, augmenter. Croissance, tel est donc le contenu originel sous-jacent du mot autorité. et comme il est naturel qu’une croissance soit définie par son début et son terme, les dérivés de augeo se sont spécifiés dans ces deux directions jusqu’à signifier d’un côté « produire, faire naître », et de l’autre « parfaire, accomplir ». Le substantif concret auctor équivalant au français « auteur » […​] témoigne de cette référence du concept au principe de croissance, tandis que l’abstrait auctoritas, -d’où vient directement notre mot d’autorité- vise au contraire une croissance qui, accomplie en elle-même, peut en outre servir de modèle ou d’exemple. […​] Sous les divers sens du mot « autorité », l’étymologie fait donc apparaître un dynamisme qui produit, fait croître et parfait le lien qui unit les êtres. Si bien que nous pourrions déjà, en une première approximation, définir l’essence de l’autorité : la puissance génératrice du lien social, tendant de soi à croître jusqu’à son accomplissement. »
5. Op. cit., p. 44.
6. Cf. les encycliques Deus caritas est, 2006 et Caritas in veritate, 2009 ; l’Exhortation apostolique Sacramentum amoris, 2007 et le livre Charité politique, Parole et silence,2013.
   Au niveau des communautés politiques, le Bien commun qui est, selon la définition de Léon XIII, « après Dieu, dans la société la loi première et dernière » (Au milieu des sollicitudes, 1892) comporte, selon Fessard, trois éléments essentiels:
   « 1/ A la base, l’existence et la sécurité du peuple, d’où résultent l’unité et la cohésion de la société, et qui permettent, dans la coexistence paisible des membres, les échanges essentiels à la vie du groupe ;
   2/ L’ordre de droit constitué par l’ensemble des règles juridiques et institutions destinées à étendre et à faire croître les échanges sociaux d’où résulte pour tous et chacun des membres leur développement harmonieux. Cet ordre de droit lui-même subsiste et ne grandit que sous l’influence d’une notion de justice et grâce à l’impulsion et au contrôle d’une autorité.
   3/ Enfin, au sommet du Bien commun, la Valeur ou Idéal, qui, raison d’être du lien social et des êtres qu’il unit, comprend les valeurs universelles, humaines et divines, qu’un peuple veut réaliser et incarner, vers lesquelles du moins il entend progresser. Cet Idéal où une nation rassemble ses raisons de vivre se représente concrètement aux yeux de ses membres, en général comme la vocation ou la mission historique__ de leur communauté, en particulier comme la cause par laquelle existence et sécurité peuvent et même doivent être risquées. »_ (Collaboration et résistance au pouvoir du Prince-esclave (1942), La conscience catholique devant la défaite et la révolution, cité in LOUZEAU F., op. cit., p. 674.) C’est Fessard qui souligne.
7. Interrogée par un journaliste lui demandant la différence entre le bien commun et l’intérêt général, la philosophe RIZZERIO Laura (Université de Namur) répond : « En lisant Aristote, on peut dire que l’intérêt général reste lié à ce qui est de l’ordre de l’utilitaire, et à la somme des intérêts particuliers. Le bien commun - qui doit être recherché par le politique, dit Aristote- dépasse la seule recherche des besoins essentiels. Il a pour objet d’offrir un cadre sociétal qui donne à l’homme le moyen de pouvoir accéder à la plénitude de son humanité et de sa liberté. » (La libre Belgique, 27 mars 2019). La Conférence des évêques de France, s’appuie sur la définition donnée dans Mater et Magistra, 65 et définit le bien commun comme « l’ensemble des conditions sociales permettant à la personne d’atteindre mieux et plus facilement son plein épanouissement ». Le commentaire précise : « C’est le bien du « nous tous » : le bien commun des personnes, saisies à la fois personnellement et ensemble, socialement. On pourrait dire que c’est le bien de la communion des personnes. Dans la vision catholique, le bien commun n’est pas l’intérêt général, lequel pourrait supporter le sacrifice du plus faible. […​] Bien entendu, dans le bien commun, il ne s’agit pas de considérer seulement le bien des compatriotes, mais aussi le bien de toute l’humanité, présente et à venir ». (Notre bien commun, Editions de l’Atelier, 2014)
8. Cf. COATANEA D., op. cit., pp. 54-55.
9. RIZZERIO Laura, op. cit.. Cf. BENOÎT XVI : « Œuvrer en vue du bien commun signifie d’une part, prendre soin et, d’autre part, se servir de l’ensemble des institutions qui structurent juridiquement, civilement et culturellement la vie sociale qui prend ainsi la forme de la pôlis, de la cité. On aime d’autant plus efficacement le prochain que l’on travaille davantage en faveur du bien commun qui répond également à ses besoins réels. Tout chrétien est appelé à vivre cette charité, selon sa vocation et selon ses possibilités d’influence au service de la pôlis. C’est là la voie institutionnelle -politique peut-on dire aussi- de la charité, qui n’est pas moins qualifiée et déterminante que la charité qui est directement en rapport avec le prochain, hors des médiations institutionnelles de la cité. » (CV 7).
10. Le CEC (n°1880) dit : « Une société est un ensemble de personnes liées de façon organique par un principe d’unité qui dépasse chacune d’elles. Assemblée à la fois visible et spirituelle, une société perdure dans le temps : elle recueille le passé et prépare l’avenir. Par elle, chaque homme est constitué « héritier », reçoit des « talents » qui enrichissent son identité et dont il doit développer les fruits. A juste titre, chacun doit le dévouement aux communautés dont il fait partie et le respect aux autorités en charge du bien commun. »
11. Pour faire court, rappelons que pour les marxistes, tout est en mouvement et ce mouvement s’explique par la lutte des contraires qui, en société, devient lutte des classes. C’est l’opposition des contraires qui est le moteur de l’histoire.
12. Le P. Alain Mattheeuws, sj, a montré que la dialectique homme-femme pouvait servir de « clef de lecture » dans l’encyclique Evangelium vitae de Jean-Paul II et pouvait « en faire jaillir de nouveaux traits originaux » (MATTHEEUWS Alain, La dialectique homme-femme dans Evangelium vitae, dans Anthropotes 16/2, 2000, pp. 399-421).
13. FESSARD conclut Autorité et Bien commun en ces termes (op. cit., p. 120) : « ce Bien commun indéterminé dont tout le monde parle, objet de tous les vœux mais se soustrayant aux mainmises de l’orgueil et de l’égoïsme, nous pouvons maintenant avec l’Église l’invoquer en l’appelant par son nom propre : il n’est autre que le Corps même du Christ, ce Corps mystique de l’Humanité-Dieu où, parce qu’il n’y a plus « ni homme ni femme, ni maître ni esclave, ni juif, ni grec », toute autorité humaine, bien plus toute autorité divine trouve sa fin et sa consommation. »
   Jacques Maritain décrit la conception chrétienne de la cité en la déclarant communautaire, personnaliste et pérégrinale. Communautaire, c’'est-à-dire « que, pour elle, la fin propre et spécificatrice de la cité et de la civilisation est un bien commun différent de la simple somme des biens individuels et supérieur aux intérêts de l’individu en tant que celui-ci est partie du tout social. Ce bien commun est essentiellement la droite vie terrestre de la multitude assemblée, d’un tout fait de personnes humaines : c’est-à-dire qu’il est à la fois matériel et moral. » Personnaliste car « ce bien commun temporel n’est pas fin ultime. Il est ordonné à quelque chose de meilleur ; le bien intemporel de la personne, la conquête de sa perfection et de sa liberté spirituelle. » […​] « il est essentiel au bien commun temporel de respecter et de servir les fins supra-temporelles de la personne humaine. » Pérégrinale : puisque la cité terrestre n’est donc pas la fin de la personne, elle est un moment de la destinée de l’homme qui vit « un équilibre de tension et de mouvement » où jamais il ne se résigne « à l’injustice, ou à la condition servile et à la misère de ses frères ». (MARITAIN J., Humanisme intégral (1936), Aubier, 1947, pp. 140 et 143).
14. Confiance comme confier viennent du latin confidentia et confidere : ferme espérance et espérer fermement.( B-vonW).
15. Le pape BENOÎT XVI a bien développé ce fait: « L’amour dans la vérité (caritas in veritate), dont Jésus s’est fait le témoin dans sa vie terrestre et surtout par sa mort et sa résurrection, est la force dynamique essentielle du vrai développement de chaque personne et de l’humanité tout entière. L’amour -caritas- est une force extraordinaire qui pousse les personnes à s’engager avec courage et générosité dans le domaine de la justice et de la paix. […​] il s’agit là de la vocation déposée par Dieu dans le cœur et dans l’esprit de chaque homme.[…​] C’est notre vocation d’aimer nos frères dans la vérité de son dessein. » (CV 1). « L’amour […​] est le principe non seulement des microrelations : rapports amicaux, familiaux, en petits groupes, mais également des macrorelations : rapports sociaux, économiques, politiques. » (Id. 2)
16. FESSARD G., « Pax nostra », op. cit., 1936, p. 133.
17. CV 5.
18. CV 4. Un peu plus loin, Benoît XVI nous met en garde : « Le risque de notre époque réside dans le fait qu’à l’interdépendance déjà réelle entre les hommes et les peuples ne corresponde pas l’interaction éthique des consciences et des intelligences dont le fruit devrait être l’émergence d’un développement vraiment humain. » (CV 9).
19. Voici comment Fessard décrit cet élargissement (Autorité et Bien commun, op. cit., p. 117) : « Une génération, [l’Église] l’ignore moins que personne, est au principe de toute vie. Après l’avoir sanctifiée à sa source, dans la famille, elle en aperçoit l’épanouissement dans le peuple et la nation, et reconnaît la valeur d’une fraternité qui, toute limitée qu’elle soit, se tend néanmoins vers l’universel. Bien plus, se souvenant toujours d’être elle-même entée sur Israël, le Peuple élu entre tous, et héritière des promesses faites à Abraham, comment ne souhaiterait-elle pas que chaque peuple désire accomplir dans le monde des gestes de Dieu ? Mais, à la particularité des nationalismes et de leurs fraternités restreintes, elle oppose l’universalité de la Fraternité surnaturelle et humaine, fondée sur la Paternité divine. Par là, elle ne les empêche pas seulement de se clore d’abord pour s’entredéchirer ensuite, elle donne aussi un axe de référence et un sens au Droit et à la Justice qui peuvent coordonner les efforts des peuples vers l’unité humaine : du même coup elle protège la liberté de la personne humaine qui, dans le moindre individu, aspire à un au delà que ne remplacera jamais la plus glorieuse destinée nationale. »
20. CV 6.
21. PP 22.
22. CV 6.
23. PAUL VI, Allocution de la messe pour la Journée du développement, Bogota, 23 août 1968.
24. CV 6.
25. CV 7.
26. Le bien commun trouve son « fondement dans une anthropologie de l’être en relation, à l’encontre d’une vision atomisée de l’individu qui ne se pense comme libre que dégagé de tout lien social. » (COATANEA D., Bien commun, sur doctrine-sociale-catholique.fr/les-principes/291-bien-commun. Le pape François, précisera, dans l’encyclique Laudato si’, que l’être est en quadruple relation : avec soi-même, les autres, le cosmos et Dieu.
27. Cf. Pax nostra, op. cit., pp. 66-112 et COATANEA D., Justice et charité, op. cit., pp.92-96.
28. Cf. Olivier Du Roy, La règle d’or, Le retour d’une maxime oubliée, Cerf, 2009 et Commission théologique internationale, A la recherche d’une éthique universelle, Nouveau regard sur la loi naturelle, Cerf, 2009.
29. Cf. Lc 6, 27-36.
30. COATANEA D., Justice et charité, op. cit., pp. 89-90.
31. Id., p. 94. Le P. Fessard écrit : « Dans la mesure où je vivrai à l’exemple du Christ crucifié, je referai l’unité de ma vie intérieure que brise l’égoïsme et, du même coup, je deviendrai médiateur d’unité dans le monde, détruisant l’inimitié qui divise les hommes. » (Pax nostra, op. cit., p. 43).
32. CV 7.
33. COATANEA D., Justice et charité, op. cit., p. 88.
34. Id., p. 86.

⁢iii. La stratégie du pape François

Le P. Fessard a-t-il influencé le pape François ?⁠[1] On peut le penser en lisant cette définition de la politique par le souverain pontife : « Faire de la politique, c’est accepter qu’il y ait une tension que nous ne pouvons pas résoudre. Or, résoudre par la synthèse, c’est annihiler une partie en faveur de l’autre. Il ne peut y avoir qu’une résolution par le haut, à un niveau supérieur, où les deux parties donnent le meilleur d’elles-mêmes, dans un résultat qui n’est pas une synthèse, mais un cheminement commun, un « aller ensemble » . » Comment ne pas voir dans cet extrait une prise de distance par rapport à la dialectique hégélienne au profit d’une dialectique qui dépasse l’opposition par un « appel de la valeur », d’une valeur supérieure ? d’ailleurs le pape prend clairement ses distances par rapport à la méthode hégélienne : « L’instrument de la politique, c’est la proximité. Se confronter aux problèmes, les comprendre. Il y a autre chose, dont nous avons perdu la pratique : la persuasion. C’est peut-être la méthode politique la plus subtile, la plus fine. J’écoute les arguments de l’autre, je les analyse et je lui présente les miens…​ L’autre cherche à me convaincre, moi j’essaie de la persuader, et de cette façon nous cheminons ensemble ; peut-être que nous n’arrivons pas à la synthèse de type hégélien ou idéaliste - grâce à Dieu, parce que cela on ne peut pas, on ne doit pas le faire, car cela détruit toujours quelque chose. »[2]

François a consacré quelques pages à la question du bien commun et de la paix sociale dans son Exhortation apostolique Evangelii gaudium[3].

Le pape propose « pour avancer dans cette construction d’un peuple en paix, juste et fraternel, […] quatre principes reliés à des tensions bipolaires propres à toute réalité sociale. […] Quatre principes qui orientent spécifiquement le développement de la cohabitation sociale et la construction d’un peuple où les différences s’harmonisent dans un projet commun. » C’est bien l’intention qui a guidé le P. Fessard tout au long de son œuvre.

Ces quatre principes nous disent que « le temps est supérieur à l’espace », que « l’unité prévaut sur le conflit », que « la réalité est plus importante que l’idée » et que « le tout est supérieur à la partie ».

Le temps est supérieur à l’espace. c’est-à-dire que, pour reprendre l’expression du P. Fessard, dans l’« engrenage de charité », dans la tension entre le moment et l’espace où je vis d’une part et la large perspective de ce qu’il faudrait réaliser, il importe d’apprendre à « travailler à long terme » avec « patience » et « ténacité » plutôt que de rêver de « tout résoudre dans le moment présent, pour tenter de prendre possession de tous les espaces de pouvoir et d’auto-affirmation. » Il faut s’atteler à « générer des processus qui construisent un peuple » et non chercher à « obtenir des résultats immédiats qui produisent une rente politique facile, rapide et éphémère, mais qui ne construisent pas la plénitude humaine. »⁠[4]

Cette « modestie » est essentielle car elle est fondatrice et à la mesure de toute personne.

L’unité prévaut sur le conflit. Nous nous rappelons que la pensée du P. Fessard s’est construite face aux conflits de son temps. Nous ne nous étonnerons donc pas de retrouver ici la même volonté d’assumer le conflit, « de le résoudre et de le transformer en un maillon d’un nouveau processus. »[5]. « De cette manière, il est possible de développer une communion dans les différences, […] d’aller au-delà de la surface du conflit » et de regarder « les autres dans leur dignité la plus profonde ». Il s’agit, au sens le plus profond du terme, de « solidarité ». Une solidarité qui est un défi permanent pour « atteindre une unité multiforme ». Il n’est pas question « de viser au syncrétisme » ou « à l’absorption de l’un par l’autre » mais de chercher la résolution des conflits « à un plan supérieur qui conserve, en soi, les précieuses potentialités des polarités en opposition. » ⁠[6]

Cette phrase s’éclairera dans les exemples qui suivront.

La réalité est plus importante que l’idée. Sans nier l’importance de l’« idée », des conceptions, des théories, il est fondamental qu’elles soient toujours en relation avec la réalité, avec ce qui est car elles sont légion les manières « d’occulter la réalité ». Et le pape de citer « les purismes angéliques, les totalitarismes du relativisme, les nominalismes déclaratifs, les projets plus formels que réels, les fondamentalismes antihistoriques, les éthiques sans bonté, les intellectualismes sans sagesse. »[7] Dans tous les cas, il s’agit d’« idée déconnectée de la réalité ». Au contraire il faut partir de « la réalité éclairée par le raisonnement » C’est elle qui « implique » dit François. L’idée seule n’implique pas. Que signifie ce verbe ? Engager, appeler à l’action (dans la version anglaise), convoquer, réunir (dans la version espagnole). Tout cela à la fois, sans doute.

Le tout est supérieur à la partie⁠[8]. Et plus aussi que la simple somme des parties. Donc, s’il faut s’attacher au réel, au particulier, au quotidien, il faut aussi « prêter attention à la dimension globale », éviter le particularisme et, en même temps, l’« universalisme abstrait », l’évasion, le déracinement et, pour cela, « toujours élargir le regard pour reconnaître un bien plus grand qui sera bénéfique à tous. » Autrement dit, « on travaille sur ce qui est petit, avec ce qui est proche, mais dans une perspective plus large ». C’est ce que suggérait le P. Fessard en parlant d’« engrenage de la charité » : du couple à la famille, de la famille, aux corps intermédiaires, des corps intermédiaires à l’État, de l’État à la société des nations. Ne pas revenir en arrière, ne pas s’arrêter, chercher des conjonctions toujours plus larges.

Ces quatre principes révèlent toute l’importance du dialogue à tous les niveaux. François le montre par la suite en évoquant le dialogue de l’Église avec les États, avec la société et avec les autres croyants. Ailleurs, il a développé l’idée que les chrétiens en politique doivent être des hommes de dialogue. Toutefois, ce sont tous les chrétiens où qu’ils soient, quelles que soient leurs responsabilités, leur fonction, qui doivent être des hommes de dialogue pour à travers les « conflits », les « tensions bipolaires » évoquées plus haut atteindre une « confluence » illustrée par le « polyèdre »« tous les éléments partiels […] conservent leur originalité » mais où « le meilleur de chacun » est recueilli.⁠[9]

Il ne faut pas s’étonner que le pape François donne au pouvoir politique la mission de favoriser le dialogue à tous les niveaux de la société pour faire advenir le bien commun : « Favoriser le dialogue -tout dialogue-, c’est une responsabilité fondamentale de la politique, et, malheureusement, on observe trop souvent comment elle se transforme plutôt en lieu d’affrontement entre des forces opposées. La voix du dialogue est remplacée par les hurlements des revendications. »[10]

Le dialogue tel que défini doit vivre d’abord dans la plus petite cellule sociale éducatrice idéale de cette attitude qui doit gagner toutes les communautés de personnes.


1. Le 15 décembre 2017, l’archevêque Christophe Pierre, nonce apostolique français aux États-Unis affirmait sur la chaîne catholique américaine EWTN que Gaston Fessard serait le premier auteur important ayant contribué à la formation du pape François. Mais il n’y a pas à douter: BORGHESI Massimo dans Jorge Mario Bergoglio, Une biographie intellectuelle, Dialectique et mysticisme, Lessius, 2019, met d’abord en avant l’influence de Romano Guardini sur la pensée du pape confronté, dans son pays d’origine, à une fracture grave de la société argentine. Il explique : « A cette époque, l’Argentine était gouvernée par la junte militaire qui, les mains pleines de sang, réussissait à réprimer le front révolutionnaire des Montoneros. Face à ce conflit, l’Église était profondément divisée entre les défenseurs du gouvernement et ceux qui étaient du côté de la révolution. Pour Bergoglio, ce déchirement de la société était un échec même pour l’Église, qui s’était montrée incapable d’unir le peuple. Son idéal était celui du catholicisme en tant que coincidentia oppositorum, comme le dépassement de ces oppositions qui, radicalisées, se transforment en contradictions irréconciliables. Cet idéal a été exprimé par Bergoglio à travers sa philosophie, une conception pour laquelle la loi qui régit l’unité de l’Église, aussi bien sociale que politique, est une loi basée sur une dialectique « polaire », sur une pensée « agonique ». qui maintient les opposés unis sans les annuler et les réduisant de force à l’Un. La multiplicité et l’unité constituaient les deux pôles d’une tension inéliminable. Une tension dont la solution a été confiée, de temps en temps, à la puissance du mystère divin qui agit dans l’histoire. Cette perspective, qui a émergé entre les lignes des discours du jeune Bergoglio, m’a beaucoup impressionné. Associé aux couples polaires que le pape rappelait dans Evangelii gaudium, il esquissait une véritable « philosophie », une pensée originale. Après avoir longuement étudié la dialectique de Hegel et, surtout, la conception de la polarité chez Romano Guardini, cette perspective m’a immédiatement intéressé. Il était évident que Bergoglio avait une conception originale, un point de vue théologico-philosophique qui, singulièrement, n’attirait pas l’attention des savants ». L’auteur se pose ensuite la question de savoir « Où donc Bergoglio trouve-t-il son idée de la tension polaire comme la loi de l’être ? Sur ce point nodal, les articles et les volumes n’offraient aucune trace. C’est comme si Bergoglio avait voulu garder le secret sur la source de sa pensée. C’est ici que les réponses du Pape se sont révélées fondamentales. d’elles, j’ ai compris que le début de sa pensée se situe lorsqu’il était étudiant au Colegio San Miguel, quand Bergoglio réfléchit sur la théologie de saint Ignace […​] et surtout, à travers la lecture cruciale du premier volume de La Dialectique des « Exercices spirituels » de saint Ignace de Loyola de Gaston Fessard. La lecture dialectique « en tension » que donna Fessard de saint Ignace est à l’origine de la pensée de Bergoglio. » Massimo Borghesi insiste: « L’auteur principal est certainement Gaston Fessard ». Et si Romano Guardini est abondamment cité dans Evangelii gaudium ou encore Laudato si’, c’est parce que « L’anthropologie « polaire » de Guardini apparaît chez Bergoglio comme une confirmation de sa vision dialectique et antinomique, comprise par Fessard et de Lubac.. »
   (Interview de l’auteur disponible sur le site de lastampa.it, 3 novembre 2017: http://www.lastampa.it/2017/11/03/vaticaninsider/ita/inchieste-e-interviste/alla-scoperta-del-pensiero-di-papa-bergoglio-in-uscita-la-prima-biografia-intellettuale-Xd0Di7vQebpC6rjW1VyUxJ/pagina.html )
2. Pape FRANCOIS, Rencontre avec Dominique Wolton, Politique et société, Un dialogue inédit, L’Observatoire, 2017. On peut aussi évoquer l’influence de GUARDINI Romano et de sa théorie de la polarité ou des contraires non contradictoires (La polarité, Essai d’une philosophie du vivant concret, La nuit surveillée, Cerf, 2010, notamment pp. 184-185). François cite Romano Guardini au n° 224 de l’Exhortation apostolique Evangelii gaudium (EG) et l’on retrouve dans toute la 3e partie du chapitre IV une expression qui évoque immanquablement le philosophe et théologien allemand.
3. N° 217-237.
4. EG 222-224. Jacques Maritain n’hésite pas à dire que «  »…​c’est l’avenir lointain qui nous intéresse, parce que la marge de durée qui nous sépare de lui est assez vaste pour permettre les processus d’assimilation et de redistribution nécessaires, et pour ménager à la liberté humaine les délais dont elle a besoin quand elle s’efforce d’imprimer de nouvelles directions à la lourde masse sociale. » (MARITAIN J., Humanisme intégral, op. cit., pp.148-149.
5. Id., 227.
6. Id., 228. Ce dernier membre de phrase fait difficulté. Les version italienne et espagnole présentent la même structure de phrase que le français tandis que la version allemande ne fait pas « des polarités en opposition » un complément de « précieuses potentialités » mais distingue les deux comme compléments coordonnés de « conserve » : (Es geht nicht darum, für einen Synkretismus einzutreten, und auch nicht darum, den einen im anderen zu absorbieren, sondern es geht um eine Lösung auf einer höheren Ebene, welche die wertvollen innewohnenden Möglichkeiten und die Polaritäten im Streit beibehält.) Selon la version allemande, il faudrait traduire : « Il s’agit d’une solution à un niveau supérieur, qui préserve (en soi) les précieuses potentialités (inhérentes, intrinsèques) et les polarités en opposition ». Dans la version anglaise : This is not to opt for a kind of syncretism, or for the absorption of one into the other, but rather for a resolution which takes place on a higher plane and preserves what is valid and useful on both sides. On peut traduire : « Il ne s’agit pas d’opter pour une sorte de syncrétisme, ou pour l’absorption de l’un par l’autre, mais plutôt pour une résolution qui s’opère à un plan supérieur et qui conserve ce qu’il y a de légitime (valable, valide) et de pertinent (utile) des deux côtés (dans les polarités en opposition). »
7. EG, 231.
8. Cette idée vient d’ARISTOTE: « Le tout est plus que la somme des parties » (Métaphysique, H, 6, 10, 1045a). « Pour saint Thomas d’Aquin, l’interprétation théologique est la suivante. Les totalités sont plus parfaites que les parties car la finalité de ces dernières est de constituer cette totalité. » (Cf. REVOL Fabien et RICAUD Alain, Une encyclique pour une insurrection écologique des consciences, Parole et Silence, 2015, p. 82)
9. EG 236.
10. Discours aux participants à la conférence (Re)Thinking Europe, 28 octobre du 28 octobre 2017

⁢iv. La stratégie « fessardienne » comme réponse ou complément

Comme beaucoup d’autres auteurs, Alain Thomasset s’est aussi posé cette question « cruelle » « de savoir vers quel bien commun nos sociétés sécularisées et fragmentées pourraient s’orienter ». A cet endroit, il évoque la pensée du philosophe écossais Alisdair MacIntyre⁠[1] qui « pose sur la situation contemporaine un diagnostic pessimiste, car en ayant rejeté les traditions antérieures, comme dépassées, la révolution libérale s’est révélée, selon lui, incapable de fournir une alternative, une vision du bien commun de la société à venir. […] L’homme libéral semble condamné à l’accumulation des biens, sans savoir quel « bien » il poursuit. » Que faire alors ? « Nous consacrer à la construction de formes locales de communautés où la civilité et la vie intellectuelle et morale pourront être soutenues, à travers les ténèbres qui nous entourent déjà. Si la tradition des vertus a pu survivre aux horreurs des ténèbres passées, tout espoir n’est pas perdu. Cette fois, pourtant, les barbares ne nous menacent pas aux frontières, ils nous gouvernent depuis quelque temps. C’est notre incapacité à prendre conscience de ce fait qui explique en partie notre situation. Nous n’attendons pas Godot, mais un nouveau (et sans doute fort différent) saint Benoît. » ⁠[2]

L’invocation d’un saint Benoît me paraît dangereuse parce qu’elle pourrait laisser croire, que le salut de l’Europe, de nos sociétés, ne peut venir que d’un homme hors du commun, religieux de surcroît. Je pense, à la lumière des préoccupations du pape, qu’il serait souhaitable que chaque chrétien soit un saint Benoît. Pourquoi ? Parce que, comme l’expliquait François, « Saint Benoît ne regarde pas la condition sociale, ni la richesse, ni le pouvoir qu’on a. Il fait appel à la nature commune de chaque être humain, qui, quelle que soit sa condition, aime certainement la vie et désire des jours heureux. Pour Benoît il n’y a pas de rôles, il y a des personnes : il n’y a pas d’adjectifs, il y a des substantifs »[3]. Cette perspective est essentielle puisque le bien commun implique fondamentalement le respect de la personne.⁠[4] C’est le point de départ obligé dans la recherche du bien-être social, du développement du groupe quel qu’il soit, et enfin de la paix.⁠[5]

Le philosophe Martin Steffens⁠[6] invite à créer des « oasis » qui progressivement irrigueront le « désert » c’est-à-dire la société dans l’état de dissociation, de sécheresse humaine et spirituelle où elle se trouve actuellement.⁠[7] Mais que sont ces oasis ? Il semble que pour l’auteur, il s’agisse bien de cette « cellule », ou « équipe d’espérance » dont nous parlions plus haut.⁠[8] L’oasis peut-être un havre, un lieu de ressourcement certes, jamais un refuge mais l’irrigation de la société peut être entamée très vite et même solitairement, au départ du moins, par l’application de la stratégie fessardienne. L’oasis peut même se créer à partir d’une personne qui rassemblera autour du même bien commun des personnes même très différentes au point de vue de leur croyance ou de leur philosophie.

Le méthode décrite par G. Fessard ou le pape François me paraît bien adaptée à dépasser l’individualisme et le pluralisme qui gangrènent notre société.

Chaque personne dans sa singularité est certes éminemment respectable, mais en même temps chaque personne est appelée à l’universalité, à la fraternité. Il faut tenir les deux exigences. Elles nous sont inculquées par le Christ mais elles sont aussi attestées par toute anthropologie honnête. Les deux peuvent et doivent se marier par le sacrifice « de la part d’égoïsme qui entrave notre singularité pour engager nos particularités individuelles à jouer un rôle en fonction de tous. » Ce sacrifice demandé est « un renoncement à un bien inférieur individuel plus individuel pour consentir à la visée d’un bien plus général et plus idéal. » Ce peut être une attitude à laquelle la culture qui nous a nourris nous a habitués mais même dans ce cas, il faudra que tôt ou tard nous y consentions librement et non par simple conformisme. « ce consentement de la liberté est décisif pour tisser des liens sociaux durables […]. »⁠[9]

La personne ne perd pas son individualité dans ce mouvement de « socialisation ». Au contraire, ce mouvement vers l’autre m’humanise, génère ma personnalité morale. S’appuyant sur Thomas d’Aquin, D. Coatanea remarque que « la communauté politique n’a pas pour but d’asservir l’homme mais de le faire naître à lui-même en l’aidant à atteindre une fin plus haute : le bien vivre ou bonheur de vivre ensemble. »[10] Jean XXIII l’avait clairement souligné : le bien commun « comporte l’ensemble des conditions sociales qui permettent et favorisent dans les hommes le développement intégral de leur personnalité ».⁠[11] Chacun de nous fait l’expérience qu’il est « un être individué par socialisation ».⁠[12]

Il faut toutefois que chaque personne soit consciente de son incomplétude, accepte de passer par le point de vue de l’autre, renonce à sa volonté de puissance, à son égoïsme, à son orgueil. Une conversion est donc nécessaire pour acquérir un véritable esprit de dialogue. Alors, « chaque événement de l’histoire peut être l’occasion pour la liberté de chaque partenaire d’entrer dans cet appel et de recevoir « par surcroît » un soi plus vaste, une « personnalité » mutuelle et réciproque, don gracieux, fruit de l’interrelation mutuelle et la débordant de toutes parts. »[13]

Le rôle de l’autorité, de toute autorité est d’inviter à cette attitude de charité mais aussi à « codifier » en toute justice le bien commun réalisé. qu’est-ce qu’une loi, en effet ? « Elle n’est pas autre chose, écrit saint Thomas, qu’une ordination de la raison en vue du bien commun, établie par celui qui a la charge de la communauté, et promulguée. »[14]

Qui ne voit, en définitive, que la stratégie du Bien commun, est non seulement le remède aux maux de la démocratie mais son sens véritable et son renforcement ? Marcel Gauchet, sûr que le « règne de l’individu universel » sape les bases de la démocratie, se posait « la question pressante des moyens de lier ces semblables indépendants »[15]. Il pourrait trouver ici une réponse.

Autre problème auquel nous sommes confrontés dans nos sociétés : « la pluralité des visions de la vie bonne »[16].Comment nos sociétés libérales résolvent-elles le problème ?⁠[17] En estimant « qu’un traitement égal des citoyens n’est possible que si les décisions politiques sont indépendantes de toute conception de la vie bonne.[…] La tolérance pour la différence a remplacé l’idéal du bien ».⁠[18] La conséquence la plus immédiate de cette attitude est la segmentation sociale, le repli identitaire, l’isolement alors que, par ailleurs, l’interdépendance s’accroît constamment sur les plans politiques et économiques. Mais, le respect de la pluralité des visions est-il compatible avec le concept de bien commun ?

Qui est cet homme, cet individu original ? La philosophie et surtout la Révélation nous apprennent qu’il est une personne, c’est-à-dire un être unique dont les particularités lui « permettent de jouer un rôle ». En même temps, cette personnalité « consiste aussi à être égal à tout autre, à posséder les prérogatives communes à tous » qui en font un « sujet de droit ».⁠[19] Un sujet de droit reconnu dans le rôle qu’il joue dans la collectivité dont il fait partie et qu’il aide à construire.

Dès lors, si l’on considère que la tolérance, le fait de laisser vivre les autres comme ils l’entendent, est une valeur indépassable, au lieu de protéger chaque personnalité, on la dissout. En effet, nous sommes des êtres fragiles, des êtres de besoins qui ne peuvent s’assurer, se construire qu’en relation. Come le dit justement D. Coatanea, « la liberté d’autodétermination est une liberté situé, celle d’un « soi » qui vit et se meut dans un contexte social d’interaction avec les autres personnes : posséder cette liberté n’est pas être laissé seul. »[20] Autrement dit, la liberté a besoin de solidarité, d’engagement et de participation avec les autres. A partir d’une situation historique donnée, tous les hommes, différents dans leurs conceptions philosophiques et religieuses, se ressemblent à bien des égards et ont des attentes semblables. Ainsi, pas à pas, ils peuvent acquérir, « par un processus historique », « une vision partagée du bien commun » par le dialogue⁠[21], le partage de la parole et de l’action.⁠[22] Le bien dont il est question est « un « bien substantiel »[23] dont on cherche la vérité. Il ne s’agit donc pas d’un « bien » décidé par une majorité ou par un compromis. C’est « un consensus par recoupements et par paliers »[24] qui révèle « les valeurs et les normes, connues ou intuitionnées d’une manière ou d’une autre par tous les hommes ».⁠[25]

On l’a compris, les libertés fondamentales, le dialogue, la solidarité sont indispensables à la genèse du bien commun dont tel aspect se découvre à l’occasion d’une rencontre respectueuse⁠[26], d’un échange d’arguments⁠[27] qui montrent en quoi la vie peut être meilleure. Il ne s’agit pas d’une « simple négociation entre intérêts propres induisant des mondes parallèles »[28] mais d’identifier « les biens humains au-delà des frontières culturelles et religieuses »[29] et même si les justifications diffèrent selon les traditions religieuses ou philosophiques.⁠[30]

Le bien commun peut être redéfini comme « le bien qui vient à l’existence dans une communauté de solidarité entre agents actifs et égaux »[31], dans un dialogue défini comme « ouverture mutuelle et réciproque » à ces valeurs et normes de base évoquées ci-dessus⁠[32], à « ce qui tient ensemble le monde ».⁠[33] Dialogue exigeant, crucifiant même parfois, qui demande de l’humilité et une « fidélité créatrice »[34], seule voie, dans un monde interculturel, pour dépasser le pluralisme et construire une société d’hommes libres, responsables, respectueux des uns et des autres.

En définitive, même si une « politique » du bien commun apparaît comme le chemin d’action naturel du chrétien, cette « politique » même quand elle est le fait d’une équipe, d’un groupe ne peut se confondre avec ce qu’on appelle aujourd’hui une politique communautariste. C’est ainsi que l’on qualifie, par exemple, ces partis islamiques qui tentent ici et là à émerger sur la scène publique en Europe. Et même : s’il existait quelque part, comme en Allemagne ou en Flandre, un parti qui, d’une manière ou d’une autre, se dit « chrétien », la confusion est impossible. Les chrétiens organisés ou non en parti ont comme mission de travailler au bien commun qui n’est pas le bien des chrétiens mais le bien de tous, chrétiens ou non. Leur but n’est pas de bâtir un État chrétien sur une loi religieuse, contrôlé par le clergé. Ce qui anime les chrétiens sur le terrain temporel c’est bien sûr la charité, charité qui pousse à rechercher la justice, par la raison, justice qui construit le bien commun. Même si l’inspiration est chrétienne, c’est en vue d’un bien universel dont ils ne sont pas propriétaires. Ainsi, « ni communautarisme, ni hégémonie théocratique, l’action des chrétiens en politique est un service du bien commun, inconditionnel et pour tous. »[35]

Une réflexion philosophique simple sur la notion de « personne » peut conduire à comprendre que le bien commun n’est pas un concept strictement religieux marqué du sceau de la Révélation chrétienne. En effet, « la notion de personne contient et signifie […] la sociabilité, le fait que la personne est un être de relation. Ce qui fait une société, ce ne sont pas les individus en tant que tels -une masse d’individus fortuitement assemblés dans la même rame de métro pour quelques minutes ne fait pas une société. Or, appréhender l’homme comme une personne, c’est le caractériser dans sa nature sociable. Il serait contradictoire que les concepts fondateurs d’une société soient individualistes - mais c’est bien sur ce paradoxe que nous vivons désormais et il n’est pas sûr que cela nous soit profitable.[36]

C’est dire combien la personne induit le bien commun, qui ne saurait être commun s’il n’était que la somme des biens individuels - les propriétés des autres ne représentent pas pour moi un bien commun , puisque je n’en jouis pas. Le bien commun ne peut être un bien étranger aux membres de la société, mais doit être réellement le leur au sens que chacun doit en jouir. Ce dont tous peuvent profiter, c’est de la paix qui permet la prospérité, c’est d’un développement humain positif qui permet à chacun de progresser vers une vie meilleure selon les besoin qui lui sont propres. […] Le bien commun est véritablement une valeur commune. Il est dans sa nature d’être un facteur de liaison sociale. C’est pourquoi sa réalisation passe souvent par une œuvre commune à fort caractère symbolique qui permet de rassembler les volontés et de les souder dans un même esprit. » Il « naît de l’implication des hommes et de ce qu’ils ont risqué dans l’effort commun. »[37] Nous rejoignons ici la pensée de François pour qui la réalité est plus importante que l’idée parce que celle-ci n’implique pas. Le bien commun s’inscrit dans une dynamique avons-nous vu. Ce n’est pas l’accord doctrinal même partiel qui permet de créer des liens, de faire « société », c’est l’action en vue d’un bien. Jacques Maritain l’avait aussi souligné : « …​rien n’est plus vain que de chercher à unir les hommes sur un minimum philosophique. Si petit, si modeste, si timide que se fasse celui-ci, il donnera toujours lieu à contestations et à divisions. et cette recherche d’un commun dénominateur à des convictions contrastantes ne peut être qu’une course à la médiocrité et à la lâcheté intellectuelles, affaiblissant les esprits et trahissant les droits de la vérité. »⁠[38]

« Chercher à établir un minimum doctrinal commun entre les uns et les autres, qui servirait de base à une action commune, est une pure fiction . Chacun s’engage et doit s’engager tout entier, et donner son maximum.

Mais ce n’est pas à la recherche d’un minimum théorique commun, c’est à l’effectuation d’une œuvre pratique commune que les uns et les autres sont appelés. Et dès lors la solution commence à poindre. » Cette solution est ce que l’auteur appelle une œuvre pratique profane chrétienne et non pas sacrale. Il s’agit d’une « œuvre commune [qui] n’exige point de chacun comme entrée de jeu la profession de tout le christianisme. Au contraire, elle-même comporte dans ses traits caractéristiques un pluralisme qui rend possible le convivium de chrétiens et de non-chrétiens dans la cité temporelle.

Dès lors, si du fait même qu’elle est une œuvre chrétienne elle suppose par hypothèse que ceux qui en ont l’initiative sont des chrétiens, ayant la conception totale et plénière du but à atteindre, elle appelle cependant à l’ouvrage tous les ouvriers de bonne volonté, tous ceux à qui une saisie plus ou moins partielle et déficiente, - extrêmement déficiente peut-être, - des vérités que l’Évangile connaît dans leur plénitude, permet de se donner pratiquement, et sans être peut-être les moins généreux et les moins dévoués, à l’œuvre commune en question.

C’est dans ce cas que le mot évangélique s’applique avec toute sa force : qui n’est pas contre vous est avec vous. (Mc 9, 39) »[39]


1. Né en 1929, auteur notamment de deux de ses ouvrages qui ont été traduits en français : Quelle justice ? Quelle rationalité ?, PUF, 1993 et Après la vertu, PUF, 1997. Partisan d’un néoaristotélisme.
2. THOMASSET Alain, op. cit., p. 297.
3. FRANCOIS, Discours aux participants à la conférence (Re)Thinking Europe, 28 octobre 2017
4. Rappelons avec le CEC que: « Conformément à la nature sociale de l’homme, le bien de chacun est nécessairement en rapport avec le bien commun. Celui-ci ne peut être défini qu’en référence à la personne humaine. » (1905) et donc que « Par bien commun il faut entendre « l’ensemble des conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres d’atteindre leur perfection, d’une façon plus totale et plus aisée » (1906). Cf. aussi GS 26, § 1 et GS 74, § 1).
5. Cf. CEC 1907-1909.
6. Né en 1977.
7. STEFFENS Martin emprunte l’image du désert et de l’oasis à Hannah Arendt qui, elle-même l’a empruntée mais dans un autre sens à NIETZSCHE dans Ainsi parlait Zarathoustra. Alors que pour Nietzsche, le désert est dans le Moi, « Le désert grandit : malheur à celui qui recèle un désert ! », ARENDT le situe dans « l’absence d’entre nous ». qui caractérise la société moderne: « Le désert est le monde dans les conditions duquel nous nous mouvons », ( in qu’est-ce que la politique ?, Seuil, 1995, p. 36). Steffens commente ainsi l’image : « Hannah Arendt décrit, elle aussi, la condition de l’homme moderne comme celle d’un grain de sable dans le désert. le totalitarisme n’est pas, selon elle, régression à un moment communautaire, mais « tempête de sable », agrégation subite des individus isolés dans un délire collectif, qui n’a rien de politique au sens noble du terme. le totalitarisme suppose l’isolement des particules élémentaires que sont les individus modernes. s’il est un moment politique fort, c’est ce qu’elle appelle les oasis : l’amitié, la création, la prière…​ Les oasis, c’est-à-dire tout ce qui, contrairement à la psychologie, nous donne de vivre dans le désert sans nous réconcilier avec lui. » (Note 42 dans L’éternité reçue, Desclée de Brouwer, 2017, p. 108). Cf. également GOETZ Benoît et YOUNES Chris, Hannah Arendt : monde-déserts-oasis in PAQUOT Thierry et al.. Le territoire des philosophes, La découverte, 2009, pp. 29-46, disponible sur https://www.cairn.info/le-territoire-des-philosophes—​9782707156471-page-29.htm
8. Guillaume de Prémare qui interviewe Martin Steffens, a écrit : « La question n’est peut-être pas aujourd’hui de « prendre le pouvoir » mais de discerner comment exercer les pouvoirs qui demeurent et reconquérir ceux qui sont naturels mais qui sont en quelque sorte confisqués. Il y a ici une véritable urgence politique parce que les libertés et responsabilités de base sont menacées. » (Mise en perspective d’un « agir pour tous », in OUSSET Jean, op. cit., p. 177). Lire également : PREMARE Guillame de, Perspectives pour une politique de l’oasis, in Permanences, septembre-octobre 2017, n°560-561, pp6-8 ; STEFFENS Martin, Trouver une méthode ajustée d’habiter l’action, in Permanences 560-561, septembre-octobre 2017, pp. 14-18 et p. 23 et Faut-il sauver la civilisation ?, in Permanences 562-563, novembre-décembre 2017, pp. ).
9. COATANEA D., Le défi actuel du bien commun dans la doctrine sociale de l’Église, op. cit., p. 309.
10. COATANEA D., Bien commun, op. cit..
11. MM 65.
12. COATANEA D., Le défi actuel du bien commun dans la doctrine sociale de l’Église, op. cit., p. 388
13. Id., p. 344.
14. Somme théologique, Ia IIae, q. 90, a. 4.
15. La démocratie contre elle-même, Tel Gallimard, 2002, p. X.
16. COATANEA D., Le défi actuel du bien commun dans la doctrine sociale de l’Église, op. cit., p. 346. L’auteur s’inspire dans ce chapitre de D. Hollenbach, The Common Good and Christian Ethics, in New Studies in Christian Ethics 22, Cambridge University Press, chapitres 4 et 5, 2002.
17. Cf., par exemple, LECA Jean, La démocratie à l’épreuve des pluralismes, in Revue française de science politique, 46e année, n° 2,1996, pp. 225-279.
18. COATANEA D., Le défi actuel du bien commun dans la doctrine sociale de l’Église, op. cit., p. 347.
19. Id., p. 94.
20. Id., p. 349.
21. Un « dialogue loyal et prudent » disait déjà le Concile (GS 21, 6).
22. COATANEA D., Le défi actuel du bien commun dans la doctrine sociale de l’Église, op. cit., p. 351.
23. Id., p. 352.
24. Id., p. 388.
25. HABERMAS J. et RATZINGER J., Les fondements pré-politiques de l’État démocratique, in Esprit, n° 306, juillet 2004, pp. 27-28, cité in COATANEA D., Le défi actuel du bien commun dans la doctrine sociale de l’Église, op. cit., p. 387.
26. On peut considérer que la pensée du P. Fessard est un approfondissement et un élargissement de la réflexion d’Aristote sur l’amitié en général et l’amitié politique en particulier, une amitié où chacun veut le bien de l’autre et où l’on délibère. Ce principe d’amitié, il l’emprunte à HOMERE (Iliade, X, 224 et svts) : « Quand deux vont de compagnie, si ce n’est l’un, c’est l’autre qui voit l’avantage à saisir. S’il est vrai qu’on voit quand on est seul, on voit trop court et l’habileté est mince. ». Dans l’Ethique à Nicomaque, ARISTOTE écrit : « Nous nous faisons assister d’autres personnes pour délibérer sur les questions importantes, nous défiant de notre propre insuffisance à discerner ce qu’il faut faire » (III, 5, 112b : voir aussi VIII, 4, 1156b).
27. Dans ce « débat argumenté » (Id., p. 363), « la vérité ne s’impose que par la force de la vérité elle-même qui pénètre l’esprit avec autant de douceur que de puissance. » ( DH, 1).
28. Id., p. 355
29. GREINER D., Le bien commun à l’épreuve des éthiques procédurales : pour une réinterprétation des sources théologiques, in Revue d’éthique et de théologie morale, n° 241, 2006/HS, n°3 p. 139, cité in COATANEA D., op. cit., p. 355. On se rend compte que nous ne sommes pas dans la perspective qui est celle de J. Rawls. Celui-ci mettait en question la notion de « vie bonne » comme fondement de la justice. Il remplace la recherche du bien commun par la délibération. La procédure contractualiste qu’il prône assure la primauté du juste sur le bon. (Cf. IVe partie, A, chap. 4).
30. . COATANEA D., Le défi actuel du bien commun dans la doctrine sociale de l’Église, op. cit., p. 385. L’auteur cite ici THOMASSET A., L’Église et le communautarisme, in Etudes, n° 403, septembre 2005, p. 191.
31. COATANEA D., Le défi actuel du bien commun dans la doctrine sociale de l’Église, op. cit., p. 358.
32. Id., p. 387.
33. Id., p. 388.
34. Id..
35. VAUGIRARD Charles, Un parti « communautaire » peut-il être étranger au bien commun ?, sur https://fr.aleteia.org/, 13 novembre 2019.
36. L’auteur renvoie à COLLIN Thibaud, Individu et Communauté, une crise sans issue ?, Edifa-Mame, 2007.
37. CASTERA Bernard de, La révolte est-elle juste ?, Edifa-Mame, 2009, pp. 125-126.
38. MARITAIN J., Humanisme intégral, op. cit., p.179.
39. Id., pp. 210-211.