Comme beaucoup d’autres auteurs, Alain Thomasset s’est aussi posé cette
question « cruelle » « de savoir vers quel bien commun nos sociétés
sécularisées et fragmentées pourraient s’orienter ». A cet endroit, il
évoque la pensée du philosophe écossais Alisdair MacIntyre qui « pose sur la
situation contemporaine un diagnostic pessimiste, car en ayant rejeté
les traditions antérieures, comme dépassées, la révolution libérale
s’est révélée, selon lui, incapable de fournir une alternative, une
vision du bien commun de la société à venir. […] L’homme libéral
semble condamné à l’accumulation des biens, sans savoir quel « bien » il
poursuit. » Que faire alors ? « Nous consacrer à la construction de
formes locales de communautés où la civilité et la vie intellectuelle et
morale pourront être soutenues, à travers les ténèbres qui nous
entourent déjà. Si la tradition des vertus a pu survivre aux horreurs
des ténèbres passées, tout espoir n’est pas perdu. Cette fois, pourtant,
les barbares ne nous menacent pas aux frontières, ils nous gouvernent
depuis quelque temps. C’est notre incapacité à prendre conscience de ce
fait qui explique en partie notre situation. Nous n’attendons pas Godot,
mais un nouveau (et sans doute fort différent) saint Benoît. »
L’invocation d’un saint Benoît me paraît dangereuse parce qu’elle
pourrait laisser croire, que le salut de l’Europe, de nos sociétés, ne
peut venir que d’un homme hors du commun, religieux de surcroît. Je
pense, à la lumière des préoccupations du pape, qu’il serait souhaitable
que chaque chrétien soit un saint Benoît. Pourquoi ? Parce que, comme
l’expliquait François, « Saint Benoît ne regarde pas la condition
sociale, ni la richesse, ni le pouvoir qu’on a. Il fait appel à la
nature commune de chaque être humain, qui, quelle que soit sa condition,
aime certainement la vie et désire des jours heureux. Pour Benoît il n’y
a pas de rôles, il y a des personnes : il n’y a pas d’adjectifs, il y a
des substantifs ». Cette perspective
est essentielle puisque le bien commun implique fondamentalement le
respect de la personne. C’est le point de départ obligé
dans la recherche du bien-être social, du développement du groupe quel
qu’il soit, et enfin de la paix.
Le philosophe Martin Steffens invite à créer des
« oasis » qui progressivement irrigueront le « désert » c’est-à-dire la
société dans l’état de dissociation, de sécheresse humaine et
spirituelle où elle se trouve actuellement.
Mais que sont ces oasis ? Il semble que pour l’auteur, il s’agisse bien
de cette « cellule », ou « équipe d’espérance » dont nous parlions plus
haut. L’oasis peut-être un havre, un lieu de
ressourcement certes, jamais un refuge mais l’irrigation de la société
peut être entamée très vite et même solitairement, au départ du moins,
par l’application de la stratégie fessardienne. L’oasis peut même se
créer à partir d’une personne qui rassemblera autour du même bien commun
des personnes même très différentes au point de vue de leur croyance ou
de leur philosophie.
Le méthode décrite par G. Fessard ou le pape François me paraît bien
adaptée à dépasser l’individualisme et le pluralisme qui gangrènent
notre société.
Chaque personne dans sa singularité est certes éminemment respectable,
mais en même temps chaque personne est appelée à l’universalité, à la
fraternité. Il faut tenir les deux exigences. Elles nous sont inculquées
par le Christ mais elles sont aussi attestées par toute anthropologie
honnête. Les deux peuvent et doivent se marier par le sacrifice « de la
part d’égoïsme qui entrave notre singularité pour engager nos
particularités individuelles à jouer un rôle en fonction de tous. » Ce
sacrifice demandé est « un renoncement à un bien inférieur individuel
plus individuel pour consentir à la visée d’un bien plus général et plus
idéal. » Ce peut être une attitude à laquelle la culture qui nous a
nourris nous a habitués mais même dans ce cas, il faudra que tôt ou tard
nous y consentions librement et non par simple conformisme. « ce
consentement de la liberté est décisif pour tisser des liens sociaux
durables […]. »
La personne ne perd pas son individualité dans ce mouvement de
« socialisation ». Au contraire, ce mouvement vers l’autre m’humanise,
génère ma personnalité morale. S’appuyant sur Thomas d’Aquin, D.
Coatanea remarque que « la communauté politique n’a pas pour but
d’asservir l’homme mais de le faire naître à lui-même en l’aidant à
atteindre une fin plus haute : le bien vivre ou bonheur de vivre
ensemble. » Jean XXIII
l’avait clairement souligné : le bien commun « comporte l’ensemble des
conditions sociales qui permettent et favorisent dans les hommes le
développement intégral de leur personnalité ». Chacun
de nous fait l’expérience qu’il est « un être individué par
socialisation ».
Il faut toutefois que chaque personne soit consciente de son
incomplétude, accepte de passer par le point de vue de l’autre, renonce
à sa volonté de puissance, à son égoïsme, à son orgueil. Une conversion
est donc nécessaire pour acquérir un véritable esprit de dialogue.
Alors, « chaque événement de l’histoire peut être l’occasion pour la
liberté de chaque partenaire d’entrer dans cet appel et de recevoir « par
surcroît » un soi plus vaste, une « personnalité » mutuelle et réciproque,
don gracieux, fruit de l’interrelation mutuelle et la débordant de
toutes parts. »
Le rôle de l’autorité, de toute autorité est d’inviter à cette attitude
de charité mais aussi à « codifier » en toute justice le bien commun
réalisé. qu’est-ce qu’une loi, en effet ? « Elle n’est pas autre chose,
écrit saint Thomas, qu’une ordination de la raison en vue du bien
commun, établie par celui qui a la charge de la communauté, et
promulguée. »
Qui ne voit, en définitive, que la stratégie du Bien commun, est non
seulement le remède aux maux de la démocratie mais son sens véritable et
son renforcement ? Marcel Gauchet, sûr que le « règne de l’individu
universel » sape les bases de la démocratie, se posait « la question
pressante des moyens de lier ces semblables indépendants ». Il pourrait
trouver ici une réponse.
Autre problème auquel nous sommes confrontés dans nos sociétés : « la
pluralité des visions de la vie bonne ».Comment nos
sociétés libérales résolvent-elles le problème ? En estimant « qu’un traitement égal des citoyens n’est
possible que si les décisions politiques sont indépendantes de toute
conception de la vie bonne.[…] La tolérance pour la différence a
remplacé l’idéal du bien ». La
conséquence la plus immédiate de cette attitude est la segmentation
sociale, le repli identitaire, l’isolement alors que, par ailleurs,
l’interdépendance s’accroît constamment sur les plans politiques et
économiques. Mais, le respect de la pluralité des visions est-il
compatible avec le concept de bien commun ?
Qui est cet homme, cet individu original ? La philosophie et surtout la
Révélation nous apprennent qu’il est une personne, c’est-à-dire un être
unique dont les particularités lui « permettent de jouer un rôle ». En
même temps, cette personnalité « consiste aussi à être égal à tout
autre, à posséder les prérogatives communes à tous » qui en font un
« sujet de droit ». Un sujet de droit reconnu
dans le rôle qu’il joue dans la collectivité dont il fait partie et
qu’il aide à construire.
Dès lors, si l’on considère que la tolérance, le fait de laisser vivre
les autres comme ils l’entendent, est une valeur indépassable, au lieu
de protéger chaque personnalité, on la dissout. En effet, nous sommes
des êtres fragiles, des êtres de besoins qui ne peuvent s’assurer, se
construire qu’en relation. Come le dit justement D. Coatanea, « la
liberté d’autodétermination est une liberté situé, celle d’un « soi » qui
vit et se meut dans un contexte social d’interaction avec les autres
personnes : posséder cette liberté n’est pas être laissé
seul. » Autrement dit, la liberté a besoin de
solidarité, d’engagement et de participation avec les autres. A partir
d’une situation historique donnée, tous les hommes, différents dans
leurs conceptions philosophiques et religieuses, se ressemblent à bien
des égards et ont des attentes semblables. Ainsi, pas à pas, ils peuvent
acquérir, « par un processus historique », « une vision partagée du bien
commun » par le dialogue, le partage de la parole et de
l’action. Le bien dont il est
question est « un « bien substantiel » dont on
cherche la vérité. Il ne s’agit donc pas d’un « bien » décidé par une
majorité ou par un compromis. C’est « un consensus par recoupements et
par paliers » qui révèle « les valeurs et les
normes, connues ou intuitionnées d’une manière ou d’une autre par tous
les hommes ».
On l’a compris, les libertés fondamentales, le dialogue, la solidarité
sont indispensables à la genèse du bien commun dont tel aspect se
découvre à l’occasion d’une rencontre respectueuse, d’un
échange d’arguments qui montrent en quoi la vie peut être meilleure. Il ne s’agit pas
d’une « simple négociation entre intérêts propres induisant des mondes
parallèles » mais d’identifier « les biens
humains au-delà des frontières culturelles et
religieuses » et même si
les justifications diffèrent selon les traditions religieuses ou
philosophiques.
Le bien commun peut être redéfini comme « le bien qui vient à
l’existence dans une communauté de solidarité entre agents actifs et
égaux », dans un dialogue
défini comme « ouverture mutuelle et réciproque » à ces valeurs et
normes de base évoquées ci-dessus, à « ce qui
tient ensemble le monde ». Dialogue exigeant,
crucifiant même parfois, qui demande de l’humilité et une « fidélité
créatrice », seule voie, dans un monde interculturel,
pour dépasser le pluralisme et construire une société d’hommes libres,
responsables, respectueux des uns et des autres.
En définitive, même si une « politique » du bien commun apparaît comme le
chemin d’action naturel du chrétien, cette « politique » même quand elle
est le fait d’une équipe, d’un groupe ne peut se confondre avec ce qu’on
appelle aujourd’hui une politique communautariste. C’est ainsi que l’on
qualifie, par exemple, ces partis islamiques qui tentent ici et là à
émerger sur la scène publique en Europe. Et même : s’il existait quelque
part, comme en Allemagne ou en Flandre, un parti qui, d’une manière ou
d’une autre, se dit « chrétien », la confusion est impossible. Les
chrétiens organisés ou non en parti ont comme mission de travailler au
bien commun qui n’est pas le bien des chrétiens mais le bien de tous,
chrétiens ou non. Leur but n’est pas de bâtir un État chrétien sur une
loi religieuse, contrôlé par le clergé. Ce qui anime les chrétiens sur
le terrain temporel c’est bien sûr la charité, charité qui pousse à
rechercher la justice, par la raison, justice qui construit le bien
commun. Même si l’inspiration est chrétienne, c’est en vue d’un bien
universel dont ils ne sont pas propriétaires. Ainsi, « ni
communautarisme, ni hégémonie théocratique, l’action des chrétiens en
politique est un service du bien commun, inconditionnel et pour
tous. »
Une réflexion philosophique simple sur la notion de « personne » peut
conduire à comprendre que le bien commun n’est pas un concept
strictement religieux marqué du sceau de la Révélation chrétienne. En
effet, « la notion de personne contient et signifie […] la
sociabilité, le fait que la personne est un être de relation. Ce qui
fait une société, ce ne sont pas les individus en tant que tels -une
masse d’individus fortuitement assemblés dans la même rame de métro pour
quelques minutes ne fait pas une société. Or, appréhender l’homme comme
une personne, c’est le caractériser dans sa nature sociable. Il serait
contradictoire que les concepts fondateurs d’une société soient
individualistes - mais c’est bien sur ce paradoxe que nous vivons
désormais et il n’est pas sûr que cela nous soit
profitable.
C’est dire combien la personne induit le bien commun, qui ne saurait
être commun s’il n’était que la somme des biens individuels - les
propriétés des autres ne représentent pas pour moi un bien commun ,
puisque je n’en jouis pas. Le bien commun ne peut être un bien étranger
aux membres de la société, mais doit être réellement le leur au sens que
chacun doit en jouir. Ce dont tous peuvent profiter, c’est de la paix
qui permet la prospérité, c’est d’un développement humain positif qui
permet à chacun de progresser vers une vie meilleure selon les besoin
qui lui sont propres. […] Le bien commun est véritablement une
valeur commune. Il est dans sa nature d’être un facteur de liaison
sociale. C’est pourquoi sa réalisation passe souvent par une œuvre
commune à fort caractère symbolique qui permet de rassembler les
volontés et de les souder dans un même esprit. » Il « naît de
l’implication des hommes et de ce qu’ils ont risqué dans l’effort
commun. » Nous rejoignons ici la pensée de
François pour qui la réalité est plus importante que l’idée parce que
celle-ci n’implique pas. Le bien commun s’inscrit dans une dynamique
avons-nous vu. Ce n’est pas l’accord doctrinal même partiel qui permet
de créer des liens, de faire « société », c’est l’action en vue d’un bien.
Jacques Maritain l’avait aussi souligné : « …rien n’est plus vain que
de chercher à unir les hommes sur un minimum philosophique. Si petit, si
modeste, si timide que se fasse celui-ci, il donnera toujours lieu à
contestations et à divisions. et cette recherche d’un commun
dénominateur à des convictions contrastantes ne peut être qu’une course
à la médiocrité et à la lâcheté intellectuelles, affaiblissant les
esprits et trahissant les droits de la vérité. »
« Chercher à établir un minimum doctrinal commun entre les uns et les
autres, qui servirait de base à une action commune, est une pure
fiction . Chacun s’engage et doit s’engager tout entier, et
donner son maximum.
Mais ce n’est pas à la recherche d’un minimum théorique commun, c’est à
l’effectuation d’une œuvre pratique commune que les uns et les autres
sont appelés. Et dès lors la solution commence à poindre. » Cette
solution est ce que l’auteur appelle une œuvre pratique profane
chrétienne et non pas sacrale. Il s’agit d’une « œuvre commune [qui]
n’exige point de chacun comme entrée de jeu la profession de tout le
christianisme. Au contraire, elle-même comporte dans ses traits
caractéristiques un pluralisme qui rend possible le convivium de
chrétiens et de non-chrétiens dans la cité temporelle.
Dès lors, si du fait même qu’elle est une œuvre chrétienne elle suppose
par hypothèse que ceux qui en ont l’initiative sont des chrétiens, ayant
la conception totale et plénière du but à atteindre, elle appelle
cependant à l’ouvrage tous les ouvriers de bonne volonté, tous ceux à
qui une saisie plus ou moins partielle et déficiente, - extrêmement
déficiente peut-être, - des vérités que l’Évangile connaît dans leur
plénitude, permet de se donner pratiquement, et sans être peut-être les
moins généreux et les moins dévoués, à l’œuvre commune en question.
C’est dans ce cas que le mot évangélique s’applique avec toute sa
force : qui n’est pas contre vous est avec vous. (Mc 9, 39) »