Les post-marxistes ont renoncé à l’opposition classique droite-gauche, à la lutte des classes au sens traditionnel[1], à réduire la politique à l’opposition le capital et le travail, à accorder à la classe ouvrière la primeur dans l’action révolutionnaire contre la bourgeoisie, au rôle central de l’État et à son abolition finale. Ils ont remplacé Lénine par Gramsci[2] et rêvent aujourd’hui d’une lutte de ceux d’en bas, nous, contre ceux d’en-haut, eux, une lutte du peuple-classe contre l’oligarchie au pouvoir.[3] Souvent, à l’insu de tous les mécontents ou en tout cas de la plupart, les penseurs « post-marxistes » sont à l’œuvre un peu partout[4] avec le même rêve de démocratie directe ou de démocratie radicale.
L’objectif est, pour reprendre l’expression chère à Chantal Mouffe, de radicaliser la démocratie, c’est-à-dire de radicaliser ses principes constitutifs : la liberté et l’égalité pour tous et de « construire un « peuple » autour d’un projet qui s’attaque aux différentes formes de subordination en se saisissant des problèmes liés à l’exploitation, la domination ou la discrimination ».[5] Dans ce projet, « la question écologique » serait « au centre de son agenda »[6].
Comment constituer un peuple ? En créant, « une chaîne d’équivalences entre les différentes luttes contre la domination, une stratégie populiste de gauche [qui] rejoint les aspirations d’un très grand nombre. » selon l’expression de Chantal Mouffe[7]. L’expression curieuse « chaîne d’équivalences » désigne « un processus d’articulation en vertu duquel une équivalence est établie entre une multiplicité de demandes hétérogènes, mais d’une manière qui maintient la différenciation interne au groupe. »[8] Pas question donc de former un groupe homogène, une masse mais plutôt de conserver les différences. Equivalence mais non identité. les demandes hétérogènes s’articulent de manière à dessiner la frontière entre « eux » et « nous » : « Le peuple et la frontière politique définissant son adversaire se construisent à travers la lutte politique et ils sont toujours susceptibles d’être réélaborés à la suite d’interventions contre-hégémoniques. »[9] Les différentes composantes du peuple se rejoignent dans le même objectif de lutter, comme dit plus haut, contre toute discrimination, exploitation, domination, et donc d’être anti-capitalistes[10], d’être attachés à l’extension de la liberté et de l’égalité, soucieux de la question écologique, de la transformation de l’État, en établissant une démocratie radicale au niveau institutionnel comme au niveau civil. Le principe articulateur p-variera donc suivant les circonstances.[11]
Il ne s’agit pas d’abolir la représentativité mais de l’élargir : les institutions représentatives existantes « ne permettent pas de confrontation agonistique entre différents projets de société […] le remède n’est pas d’abolir la représentation, mais de rendre les institutions plus représentatives. »[12] De plus, la « stratégie populiste de gauche nécessite d’articuler les interventions « verticales » et les interventions « horizontales » dans le cadre des institutions représentatives aussi bien que dans différentes associations et mouvements sociaux. »[13]
La pluralité des demandes, des protestations induit nécessairement un conflit entre elles, un antagonisme, car il est impossible de réconcilier tous les points de vue en lutte pour l’hégémonie inéluctable en politique et sans espoir de réconciliation finale.[14] Même si l’antagonisme est indéracinable, pour constituer un « nous » et établir la frontière entre « eux » et « nous », il convient de bien faire la distinction entre l’« ennemi » (antagoniste) et l’« adversaire ». Entre adversaires, l’affrontement doit être agonistique et doit être organisé dans ce sens_.[15] Etymologiquement, antagonisme se rapporte plutôt à une lutte armée tandis que agonisme désigne un affrontement plus pacifique[16]. Dans le vocabulaire de Chantal Mouffe, l’antagonisme est la caractéristique du politique tandis que l’agonisme doit animer la politique puisqu’elle, elle « vise à établir un ordre, à organiser la coexistence humaine dans des conditions qui sont toujours conflictuelles car traversées par le politique. »[17] Il n’y aura donc jamais de « réconciliation finale »[18] même s’il convient de « rejeter l’opposition entre partis et mouvements, luttes parlementaires et extraparlementaires. »[19]
Dans ce travail de radicalisation de la démocratie par l’articulation d’équivalences, un leader non autoritaire peut jouer un rôle mais dans la construction d’un peuple, ce qui est décisif, à côté des idées, ce sont les affects.[20] Et « c’est quand s’opère une jonction entre les idées et les affects que les idées acquièrent du pouvoir. »[21] Disons simplement que la stratégie que l’auteur envisage doit toucher les sentiments, les émotions populaires qui vont s’exprimer en désirs.[22]
C’est donc le sujet dans toute sa complexité discursive et affective qui doit être touché, mobilisé. A cet égard, la culture et l’art jouent un rôle essentiel comme l’avaient déjà souligné Trotsky[23] et surtout Gramsci[24]. Chantal Mouffe explique : « si les pratiques artistiques peuvent être décisives dans la construction de nouvelles formes de subjectivité, c’est parce que, mobilisant des ressources qui induisent des réponses émotionnelles, elles sont capables de toucher les êtres humains au niveau affectif. C’est là que réside en effet l’immense pouvoir de l’art, dans sa capacité à nous faire voir le monde différemment, à percevoir de nouvelles possibilités. »[25]
La pensée de Chantal Mouffe qui inspire ou rejoint de nombreux mouvements est très intéressante dans la mesure où elle insiste sur la nécessité de constituer un peuple face à l’hégémonie néo-libérale, individualiste, relativiste, matérialiste. Intéressant aussi sa volonté de respecter, dans une certaine mesure, la pluralité des pensées et des engagements pour constituer une autre hégémonie qui pourra, à son tour, être mise en question si elle ne réussit pas à radicaliser la démocratie. Intéressante aussi son insistance sur le rôle politique de la culture dans la volonté de sensibiliser tout l’homme dans sa complexité rationnelle et affective.
Toutefois, pouvons-nous admettre simplement les principes articulateurs des « demandes hétérogènes » des citoyens ? Comment définit-elle la liberté et l’égalité ? A quelles discriminations, exploitations, dominations pense-t-elle ? qu’implique exactement la revendication écologique qu’elle estime centrale ? Il est vain de chercher ici un programme puisque, très logiquement, la philosophe ne peut, dans l’optique qu’elle défend, que nous proposer « une stratégie particulière de construction de la frontière politique »[26], rien de plus. Un programme ne pourra s’élaborer qu’au fur et à mesure de la constitution réelle d’un peuple.
Et donc, comme elle l’écrit, il n’y a pas, au point de départ, d’ « identité cachée qu’il faudrait sauver », il n’y a pas de « lien de nécessité, a priori, entre les positions de sujet ». Les liens qui s’établiront, « historiques, contingents et variables » seront le fruit d’un « effort constant »[27] des « agents sociaux ». Une nouvelle manière d’envisager la révolution plus permanente que dans la pensée de Marx ou de Trotsky pour qui la révolution s’arrêterait une fois tous leurs objectifs atteints.
Nous allons voir que tout autre est la stratégie du Père Fessard, de ses continuateurs et, en définitive, de l’Église pour construire un « peuple » et fonder une vraie démocratie.[28]