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iii. Descendons au plus près de l’action à entreprendre.

Le 17 mai 1985, à Anvers, Jean-Paul II suggérait « de mettre davantage en pratique » la proposition des évêques belges : « la formation « d’équipes d’espérance ». Il s’agit, expliquait-il, de petits groupes de chrétiens qui échangent leurs expériences. ils confrontent leur vie avec l’Évangile. Ils s’encouragent. Avec un minimum d’organisation, ces groupes d’amis peuvent se constituer et avoir leur rôle dans tous les domaines : dans les milieux économiques et sociaux, dans les groupements professionnels, dans les milieux des sports, des loisirs et de la culture. Ce sont de petites communautés vigoureuses, missionnaires, qui veulent mettre l’Évangile en pratique. » Et un peu plus tard, il déclarait : « Voir, juger, et agir ensemble, dans l’esprit de Cardijn, reste une pédagogie remarquable pour la construction d’un monde selon l’Évangile. »

L’expression « équipe d’espérance » et sa définition peuvent faire penser à une autre expression plus courante, celle de « communauté de base ».

⁢a. Les « communautés de base »

La dénomination « communauté de base » est liée à ce qu’on appelle la théologie de la libération telle qu’elle s’est développée principalement en Amérique latine. Le point de départ vient, la plupart du temps, d’une lecture sélective de la constitution Lumen gentium, ou plus exactement du chapitre II consacré au « Peuple de Dieu », où ne sont retenues que les notions de participation, de coresponsabilité, collégialité, présence au monde, Église particulière, etc.. Il est frappant aussi de constater que le chapitre III qui parle de « La constitution hiérarchique de l’Église et spécialement l’épiscopat », est passé sous silence de même que les chapitres plus théologiques. Est-il nécessaire de dire qu’un document aussi important que la Constitution pastorale Gaudium et spes est, la plupart du temps, passée sous silence et que la référence à la doctrine sociale de l’Église est inexistante. La « communauté ecclésiale de base » (CEB) est définie à l’origine comme « la cellule initiale de la structuration de l’Église, le foyer de l’évangélisation et […] le facteur primordial de la promotion humaine et du développement. »[1] Les CEB « sont animées par l’option préférentielle pour les pauvres. Elles ont comme but la libération et la défense de la vie. Cette option a son origine dans la suite du Jésus pauvre et dans sont appel à la construction du Royaume de Dieu, deux réalités liées entre elles. »[2] Cette présentation laisse la porte ouverte à la libre interprétation et à la réduction du message chrétien dans une parfaite confusion des rôles. Il n’empêche comme le note Socorro Martinez, que ces CEB eurent un grand succès malgré la répression politique qu’ils durent subir ici et là. Puis vint « l’hiver », selon l’expression de la religieuse, avec les pontificats de Jean-Paul II et de Benoît XVI qui ajoutèrent à la répression politique une « répression » (sic) ecclésiastique.⁠[3] Bien des CEB disparurent mais « l’élection de Jorge Mario Bergoglio, premier pape latino-américain, apporte un air frais à l’Église ». L’auteur se réjouit du message envoyé par le nouveau pape aux participants de la 13e rencontre inter-ecclésiale du Brésil en janvier 2014⁠[4], qui aurait déclaré : « les CEB sont un instrument qui permet au peuple de mieux connaître la Parole de Dieu, de s’engager dans la société au nom de l’Évangile, de créer de nouveaux services rendus par les laïcs et d’éduquer la foi des adultes. »⁠[5]

qu’en est-il ? Sommes-nous revenus au « spontanéisme » initial ? Comment faut-il entendre cette agréation papale qui contrasterait avec la méfiance affichée par les prédécesseurs ? Deux remarques s’imposent. Tout d’abord, dans son bref message, François cite, en fait, un passage du Document final de la Ve Conférence générale de l’épiscopat latino-américain et des Caraïbes qui a eu lieu à Aparecida en 2007⁠[6]. La citation attribuée à François est extraite du n° 178 et est, en fait, elle-même, le résumé d’une description qui se trouve dans le document final de la conférence de Puebla⁠[7] qui s’est déroulée du 27 janvier au 13 février 1979, approuvé le 23 mars de cette même année par le pape Jean-Paul II.⁠[8] Et le n° 178 d’Aparecida cite immédiatement à la suite un autre passage de Puebla qui précise: « Cependant, il (le document de Puebla) a aussi constaté « qu’il y a eu des membres de communautés ou des communautés entières qui, attirés par des institutions purement laïques ou radicalisées idéologiquement parlant, ont perdu peu à peu le sens ecclésial »[9] »⁠[10] C’est pourquoi, vraisemblablement, le pape François dans son message ajoute tout de suite après la citation d’Aparecida, une condition pour que les CEB remplissent bien les fonctions citées : « pour cela, il est nécessaire qu’« elles ne perdent pas le contact avec cette réalité si riche de la paroisse du lieu, et qu’elles s’intègrent volontiers dans la pastorale organique de l’Église particulière » (Exhortation apostolique Evangelii gaudium, n. 29). Et cette exhortation ⁠[11] consacre tout son chapitre IV à La dimension sociale de l’évangélisation[12] où le pape rappelle que « nous disposons d’un instrument très adapté dans le Compendium de la Doctrine sociale de l’Église, dont je recommande vivement l’utilisation et l’étude. »[13]

Plus récemment encore, François envoyait un message au « Festival de la Doctrine sociale de l’Église » organisé à Vérone du 24 au 27 novembre 2016⁠[14]. Le thème de cette rencontre était « au milieu des gens », thème que le pape va développer et soulignant la richesse de la rencontre pour chacun des protagonistes mais aussi en rappelant qu’« en étant au milieu des gens, on a accès à l’enseignement des faits » et qu’on évite ainsi l’engagement idéologique. Il ajoutait : « Etre au milieu des gens signifie aussi sentir que chacun de nous fait partie d’un peuple. la vie concrète est possible parce qu’elle n’est pas la somme de nombreux individus, mais c’est l’articulation de nombreuse personnes qui concourent à la construction du bien commun. » Il concluait en rappelant que « pour résoudre les problèmes des gens, il faut partir d’en bas, se salir les mains, avoir du courage, écouter les laissés-pour-compte ». Il invitait enfin les participants à prendre exemple sur Marie, toujours humble, miséricordieuse, « concrète », « jamais au centre de la scène » mais constamment présente.

Pour en revenir aux CEB, disons encore qu’il n’y a pas qu’en Amérique latine que sont apparues des communautés de base. Elles existent aussi chez nous. Elles sont regroupées sous l’étiquette P.a.v.é.s. qui est un réseau « Pour un autre visage d’Église et de société »[15]. Dans un autre contexte, bien sûr, ces communautés de base ne se réfèrent pas à l’Église universelle, ni même à l’Église particulière. Elles précisent même dans leurs « objectifs » « que la plupart des communautés de base ne se posent guère la question de la légitimité de leurs pratiques sacramentelles ou liturgiques. Convaincues que c’est la communauté en tant que telle qui en est seule responsable, elles se contentent de choisir les moyens les plus appropriés pour célébrer leur foi, avec ou sans prêtre. ». Elles n’établissent pas de distinction entre spirituel et temporel, pas plus qu’elles ne s’inspirent à quelque moment que ce soit de la doctrine sociale de l’Église.

Alors, quelles sont les vraies communautés de base, les cellules d’espérance à partir desquelles une action sociale chrétienne peut se développer.


1. Définition donnée à Medellin en 1968 par le Consejo episcopal latinoamericano (CELAM), citée par MARTINEZ Socorro in Dictionnaire historique de la théologie de la libération, Les thèmes, les lieux, les acteurs, sous la direction de CHEZA Maurice, MARTINEZ SAAVEDRA Luis et SAUVAGE Pierre, Lessius, 2017, p. 156. (DHTL)
2. Id., pp. 156-157.
3. Id., p. 157.
4. FRANCOIS, Message aux participants à la 13e rencontre des communautés ecclésiales de base au Brésil, (Juazeiro do Norte, Diocèse de Crato, 7-11 janvier 2014), le 17 décembre 2013.
5. DHTL, p. 159.
6. Appelé plus couramment « déclaration d’Aparecida », du nom du lieu où s’est déroulée la conférence du CELAM, du 13 au 31 mai 2007. Ce document est précédé d’un message de Benoît XVI félicitant ses frères dans l’épiscopat (29 juin 2007), pp. 4-5 et du Discours inaugural du même pontife (13 mai 2007), pp. 6-21.
7. Puebla, n° 629.
8. On peut lire à propos de cette conférence : VANDER PERRE A., La conférence de Puebla, in Revue théologique de Louvain, 1979, vol. 10, n° 2, pp. 196-208.
9. Citation de Puebla n° 630.
10. Tant qu’à citer Aparecida, il eût été honnête de se référer aussi à la suite (n° 179) : « En se maintenant en communion avec leur évêque et en s’insérant dans le projet pastoral diocésain, les « CEBs  »deviennent un signe de vitalité dans l’Église particulière. En agissant ainsi, conjointement avec les groupes paroissiaux, les associations et les mouvements ecclésiaux, elles peuvent contribuer à revitaliser les paroisses en faisant de celles-ci une communauté de communautés. Dans leur effort pour répondre aux défis des temps actuels, les communautés ecclésiales de base prendront soin de ne pas altérer le précieux trésor de la Tradition et du Magistère de l’Église. » (Le texte renvoie à Medellín, 15 et Puebla, 629. et 630.). Le n° 180 est intéressant aussi : « Comme réponse aux exigences de l’évangélisation, il y a avec les communautés ecclésiales de base, d’autres formes valides de petites communautés, y compris des réseaux de communautés, de mouvements, de groupes de vie, de prière et de réflexion de la Parole de Dieu. Toutes les communautés et les groupes ecclésiaux donneront du fruit dans la mesure où l’Eucharistie sera le centre de leur vie et la Parole de Dieu sera le phare de leur chemin et de leur action dans l’unique Église du Christ. » Ces recommandations fondamentales n’apparaissent nulle part, et pour cause, chez les partisans les partisans de CEB très autonomes par rapport au Magistère.
11. 24 novembre 2013.
12. Pp. 135-180 dans l’édition Fidélité.
13. Evangelii gaudium, n° 184. Cette citation est importante car elle montre qu’il n’y a pas de rupture -comment serait-ce possible ?- dans l’enseignement de l’Église.
14. Zenit, 24 novembre 2016.

⁢b. La famille d’abord

Dans l’encyclique Laudato si’, François rappelle avant tout que « la famille est le lieu de la formation intégrale, où se déroulent les différents aspects, intimement reliés entre eux, de la maturation personnelle »[1].

Dans un dossier intitulé « Famille et éducation au politique »[2], les auteurs notent à partir de divers témoignages qu’« il est sans doute important que les plus jeunes perçoivent que la politique est avant tout le souci du vivre ensemble ». Ils ajoutent que « l’initiation à la compréhension et le développement de l’intérêt pour la vie politique et ses enjeux peut commencer très tôt », croître petit à petit « jusqu’à pouvoir débattre de sujets plus complexes quand ils seront ados ». Ainsi, « le mode de fonctionnement de la vie familiale est lui aussi un terrain privilégié d’éducation. plus que des discours, c’est la manière dont la parole de chacun est écoutée et prise en compte dans la famille qui forgera un esprit démocratique. même si les relations sont asymétriques dans la famille, on peut y faire l’expérience de débats où l’opinion de chacun est respectée. On peut aussi y apprendre que le plus faible n’est pas écrasé par les autres, tout au contraire. »[3] On est loin, à mon sens, de la « formation intégrale » dont parle le pape. En effet, il s’agit surtout, pour les auteurs du dossier, d’apprendre à « vivre ensemble ». Veiller au « vivre ensemble » constituant selon eux la définition même de la politique et la démocratie se caractérisant essentiellement, semble-t-il, par la possibilité de s’exprimer et d’être écouté. Le seul principe retenu est le souci du plus faible, qu’il ne soit pas « écrasé par les autres », comme dit le texte. L’obsession du « vivre ensemble » qui caractérise la politique aujourd’hui, devrait envahir la sphère familiale, l’école, les activités extrascolaires. Nous y reviendrons.

Mais la famille, ne peut-elle initier les enfants à ces principes fondamentaux que nous avons relevés dans notre lecture des trois premiers chapitres de la Genèse ?⁠[4] C’est dans la famille que l’on peut apprendre à respecter, par la politesse, l’attention, le service, « l’éminente dignité de chaque personne », quels que soient son âge et son état de santé, la dignité de l’enfant dans le sein de sa mère, la dignité des grands-parents ou des arrière-grands-parents dans quelque situation qu’ils se trouvent. C’est dans la famille aussi qu’on peut commencer à se rendre compte que « les biens de la terre sont destinés à tous », que l’on apprend à partager entre soi mais aussi avec les gens dans le besoin rencontrés à l’extérieur. Quant à « l’option préférentielle pour les pauvres », elle se vivra dans l’esprit de ce conte arabe bien connu : « Un jour, un Kalife fit venir un homme très simple, dont on lui avait dit qu’il était un sage. Pour éprouver cette sagesse, le Kalife lui posa cette question : « On me dit que tu as de nombreux enfants ; veux-tu m’indiquer de tes enfants lequel est le préféré ? » Et l’homme de répondre : « Celui de mes enfants que je préfère, c’est le plus petit, jusqu’à ce qu’il grandisse ; celui qui est loin, jusqu’à ce qu’il revienne ; celui qui est malade, jusqu’à ce qu’il guérisse ; celui qui est prisonnier, jusqu’à ce qu’il soit libéré ; celui qui est éprouvé, jusqu’à ce qu’il soit consolé. » » Rendre à chacun ce qui lui est dû est l’apprentissage de « la justice sociale » . La vie de famille est l’occasion d’estimer à son juste prix de « la sécurité », de « la paix », du « repos hebdomadaire » ; de découvrir la nécessité de vivre dans « l’intimité de Dieu » ; de se rendre compte que « la vraie liberté ne se vit que dans son rapport à la vérité ». Quant à la notion de « bien commun », elle pourra s’illustrer à travers la vie quotidienne si l’on veille à la souligner à travers toutes les valeurs vécues.

Cet apprentissage est d’autant plus important qu’il n’est pas sûr qu’il soit relayé et conforté par les autres « milieux éducatifs divers » que François cite, comme Jean XXIII l’avait fait en son temps les « milieux éducatifs divers », comme « l’école, […], les moyens de communication, la catéchèse et autres ».⁠[5] En tout cas, comme Flavia Prodi⁠[6] l’écrit, c’est aux jeunes « qu’il faut expliquer que la politique va à la recherche des éléments communs pour réaliser la « polis », c’est-à-dire la vie en commun de tous les citoyens. »[7]

Pour en revenir aux communautés de base ou équipes d’espérance, relisons ce passage de l’encyclique Redemptoris missio (1990) où le pape Jean-Paul II souligne l’importance et la nature des communautés ecclésiales de base : « Les communautés ecclésiales de base (connues aussi sous d’autres noms) constituent un phénomène au développement rapide dans les jeunes Églises. Les évêques et leurs conférences les encouragent et en font parfois un choix prioritaire de la pastorale. Elles sont en train de faire leurs preuves comme centres de formation chrétienne et de rayonnement missionnaire. il s’agit de groupes de chrétiens qui, au niveau familial ou dans un cadre restreint, se réunissent pour la prière, la lecture de l’Écriture, la catéchèse ainsi que le partage de problèmes humains et ecclésiaux en vue d’un engagement commun. Elles sont un signe de la vitalité de l’Église, un instrument de formation et d’évangélisation, un bon point de départ pour aboutir à une nouvelle société fondée sur la « civilisation de l’amour ».

Ces communautés décentralisent et articulent la communauté paroissiale, à laquelle elles demeurent toujours unies ; elles s’enracinent dans les milieux populaires et ruraux, devenant un ferment de vie chrétienne, d’attention aux plus petits, d’engagement pour la transformation de la société. dans ces groupes, le chrétien fait une expérience communautaire, par laquelle il se sent partie prenante et encouragé à apporter sa collaboration à l’engagement de tous. Les communautés ecclésiales de base sont de cette manière un instrument d’évangélisation et de première annonce ainsi qu’une source de nouveaux ministères, tandis que, animées de la charité du Christ, elles montrent aussi comment il est possible de dépasser les divisions, les tribalismes, les racismes.

Toute communauté doit en effet, pour être chrétienne ;, s’établir sur le Christ et vivre du Christ, dans l’écoute de la Parole de Dieu, dans la prière centrée sur l’Eucharistie, dans la communion qui s’exprime par l’unité du cœur et de l’esprit, et dans le partage suivant les besoins de ses membres (cf. Ac 2, 42-47). Toute communauté - rappelait Paul VI - doit vivre dans l’unité avec l’Église particulière et l’Église universelle, dans une communion sincère avec les Pasteurs et le magistère, dans un engagement à se faire missionnaire en évitant tout repli et toute exploitation idéologique. (Exhortation apostolique Evangelii nuntiandi, n° 58 ) Et le Synode des Evêques a déclaré: « Puisque l’Église est communion, les nouvelles « communautés ecclésiales de base », si elles vivent vraiment dans l’unité de l’Église, sont une authentique expression de communion, et un moyen pour construire une communion plus profonde. Elles constituent donc un motif de grande espérance pour la vie de l’Église ». (Assemblée extraordinaire de 1985, Rapport final, II, C, 6). »⁠[8]

Il ressort de ce texte, que le pape Jean-Paul II n’est pas du tout opposé aux communautés ecclésiales de base. Bien au contraire. Mais ce sont des communautés ecclésiales reliées à l’Église particulière et à l’Église universelle, nourries par la prière, la Parole de Dieu, l’eucharistie. Leur inspiration ne peut être idéologique. Notons encore que ces communautés ecclésiales peuvent avoir simplement une base familiale ou du moins restreinte et, comme dans une famille, un groupe de familles ou un groupe paroissial, elles ont un rôle à la fois spirituel et temporel limité.


1. LS’, 2015, n° 213
2. Dossier n° 117, Editions feuilles familiales.
3. Famille et éducation au politique, op. cit., pp. 85-86.
4. Cf. première partie.
5. LS, n° 213.
6. Epouse de Romano Prodi (né en 1939) qui fut, en Italie, Ministre, Président de l’Assemblée nationale, Président du Conseil des ministres et aussi Président de la commission européenne, elle fut très engagée dans la formation sociale.
7. PRODI Romano et Flavia, op. cit., p. 303.
8. Encyclique Redemptoris missio, n° 51.

⁢c. Des « équipes » de formation

Ce sont des « groupes d’amis » dans tous les milieux professionnels disait Jean-Paul II à Anvers, en parlant des « équipes d’espérance ». Groupes familiaux ou amicaux, c’est aussi le point de départ des « Parcours Zachée »[1] Ces « parcours » ont été initiés par Pierre-Yves Gomez.⁠[2] (I.F.G.E.), centre de recherche et laboratoire social sur la gouvernance d’entreprise et la place de l’entreprise dans la société. Intervenant dans le débat public, il a tenu à partir de 2008 une chronique mensuelle dans le supplément économique du journal Le Monde. Il a été élu président de la Société Française de Management en janvier 2011Il est l’auteur de nombreux livres dont, Qualité et théorie des conventions. Economica, 1994 ;  Le gouvernement de l’entreprise. Modèles économiques de l’entreprise et pratiques de gestion. Inter Éditions, 1996 ; La République des actionnaires. Syros, 2001 ; Le travail invisible : Enquête sur une disparition. François Bourin Editeur, 2013 ; La liberté nous écoute. Quasar, 2013 ; Intelligence du travail. Desclée De Brouwer, 2016 ; Penser le travail avec Karl Marx. Nouvelle Cité, 2016 ; avec KORINE Harry, The Leap to Globalization : Creating New Value from Business Without Borders. John Wiley & Sons, 2002 ; L’entreprise dans la démocratie : Une théorie politique du gouvernement des entreprises. De Boeck, 2009 ; Strong Managers, Strong Owners : Corporate Governance and Strategy. Cambridge University Press, 2013.] Cet économiste, entouré par une petite équipe a expérimenté puis diffusé à travers les deux livres cités une méthode d’initiation et de mise en pratique de la doctrine sociale de l’Église, accessible à tous.

Le « parcours » est « un programme de formation spirituelle principalement destiné aux fidèles laïcs qui désirent approfondir leur vie chrétienne dans sa dimension quotidienne, qu’elle soit familiale, professionnelle, sociale et/ou politique. Il s’appuie sur l’enseignement social de l’Église catholique (doctrine sociale de l’Église), notamment le Compendium paru en 2004 et le catéchisme ainsi que les textes du Magistère. » L’objectif est de « faire l’unité entre vie de foi et vie dans le monde ». En effet, il faut « prendre au sérieux que l’essentiel de la vie spirituelle d’un laïc chrétien se réalise dans le monde, à partir des expériences qu’il y fait et que c’est cela qu’il faut rendre fécond. Le monde est l’espace qui nous est donné pour notre sanctification. »[3] Comment faire pour assurer cette sanctification, pour éviter la dichotomie entre vie spirituelle et vie profane ? Les auteurs précisent: « Si nous prenons conscience que chaque jouir, la société ne nous offre pas seulement des pièges pour nous faire pécher, mais aussi des occasions de grandir en sainteté, nous pouvons spiritualiser toute notre vie quotidienne et l’unifier avec notre vie de prière. En participant, par notre activité, à la création divine, en poursuivant le bien commun, en gérant avec justice nos propriétés, en ayant une attention particulière pour les pauvres, en exerçant l’autorité, en prenant des responsabilités, en vivant en communauté, etc., nous réalisons cette « cohérence eucharistique » dont parle Benoît XVI (Sacramentum caritas, 83 s.). Il n’y a plus d’un côté la vie pieuse et de l’autre la vie active, mais une seule et même vie chrétienne pour le Seigneur ».

Et pourquoi avoir baptisé ces parcours, parcours Zachée ? « Zachée, nous expliquent les auteurs, est notre modèle et l’image de notre espérance : que le Seigneur vienne dans l’aujourd’hui de nos vies pour habiter notre maison », selon ce qui est raconté dans l’évangile de Luc (19, 5). « Notre maison », « cela inclut notre famille, notre travail aussi bien que les activités sociales ou politiques que nous développons. C’est en elles que Jésus veut s’inviter et c’est en elles qu’il s’agit de Le recevoir. » En bref, ce qui est proposé est de « trouver les moyens concrets de réaliser l’art de vivre chrétien ».⁠[4] Il est possible de faire ce parcours seul en suivant le manuel et les enseignements repris sur un CD mais le mieux est de rassembler deux ou trois personnes ou encore, dans une paroisse, par exemple, après une séance d’information, d’inviter les personnes motivées à entamer ce parcours. Toutes les modalités et les conseils pratiques sont dans les manuels.

Il est clair que cette méthode repose fondamentalement sur des personnes motivées soucieuses de ne pas être seulement des « chrétiens du dimanche ». Le programme proposé et l’inspiration religieuse font penser aux communautés ecclésiales de base telles que définies par Jean-Paul II à la différence intéressante que les petites équipes du « Parcours Zachée » ne sont pas ecclésiales ce qui leur permet de naître n’importe où dans une famille, un quartier une entreprise, etc.. Mais qu’en est-il de l’immense majorité, en bien des endroits, des mal croyants, des incroyants, des croyants d’autres religions ? Certes on peut espérer que la chaleur de ces petits groupes chrétiens attire les personnes de bonne volonté poussées aussi par leur curiosité mais ce n’est pas évident.

Faut-il abandonner l’espoir de diffuser largement la doctrine sociale de l’Église, qui « a par elle-même la valeur d’un instrument d’évangélisation », disait le pape Jean-Paul II⁠[5] ?

Une autre proposition a été lancée jadis, avec la volonté de diffuser la doctrine sociale de l’Église : les cercles d’étude et d’action d’Ichtus (Institut culturel et technique d’utilité sociale) ⁠[6]. Cette association à but non lucratif, selon sa propre présentation, « s’adresse à toutes les personnes, groupes ou associations qui souhaitent s’engager au service de la vie sociale, politique et culturelle. » Le point de départ ici n’est pas religieux mais civique sans discrimination philosophique, semble-t-il. Pour ce faire, Ichtus propose une formation méthodologique, culturelle et intellectuelle et encourage et facilite la mise en place de réseaux sociaux naturels. Ichtus n’est ni un mouvement, ni un parti : il ne donne donc aucun mot d’ordre. Ichtus a pour vocation de favoriser l’action des laïcs, afin de les aider à exercer leurs responsabilités en fonction de la place qu’ils occupent dans la société. » Certes, fondateurs et animateurs sont bien des laïcs chrétiens qui se rallient explicitement à ce qu’affirmait Benoît XVI dans son encyclique, Deus Caritas est : « Le devoir immédiat d’agir pour un ordre juste dans la société est le propre des fidèles laïcs ; en tant que citoyens de l’État, ils sont appelés à participer personnellement à la vie publique. Ils ne peuvent donc renoncer à l’action multiforme : économique, sociale, législative, administrative, culturelle, qui a pour but de promouvoir, organiquement et par les institutions, le bien commun ». Toutefois, et ce point est intéressant, les responsables déclarent que si « parfaitement fidèle au Pape et à l’Église, Ichtus a pour seule référence l’enseignement social de l’Église », ils ajoutent immédiatement que « cet enseignement est accessible à tous les hommes de bonne volonté qui admettent l’existence et le bien-fondé de la loi naturelle. »[7] Prise de position qui élargit considérablement le public qui peut être intéressé. Le P. A. Thomasset cite longuement un article très éclairant du P. H. Bouillard, jésuite lui aussi⁠[8] qui souligne bien l’importance, dans le dialogue avec tout homme de bonne volonté, de la référence à la loi naturelle puisqu’elle « dérive du sens de l’homme et du sens des relations humaines. Elle tient compte assurément de la nature biologique[9], mais elle la rapporte à l’accomplissement de l’homme. En conséquence, on ne peut rien prescrire au nom de la loi naturelle, qui ne puisse se justifier du point de vue de l’homme et de son bien propre. »[10]

Dans cet esprit, Ichtus poursuit quatre objectifs : « Se former à  l’anthropologie du bonheur et de la responsabilité, la doctrine sociale de l’Église, notre culture et notre histoire, les méthodes d’action ; relier  des réseaux de compétence entre personnes ayant des responsabilités professionnelles ou des engagements comparables : cadres et dirigeants d’entreprise, professionnels de la santé, juristes, enseignants, élus locaux, acteurs culturels ; agir par une action multiforme , convaincre et rayonner de proche en proche, exercer au mieux ses responsabilités sociales, prendre ou susciter les bonnes initiatives ; promouvoir la culture de vie dans son milieu naturel, à travers tous les cercles de responsabilité : famille, parents, amis, école ou université, entreprise et monde du travail, communes et collectivités locales, associations et mouvements, vie sociale et politique. » En bref, il s’agit fondamentalement de « promouvoir la vérité morale » selon l’expression de Benoît XVI dans tous les aspects de la vie temporelle : « Cela signifie agir de manière responsable à partir de la connaissance objective et complète des faits ; cela veut dire déstructurer des idéologies politiques qui finissent par supplanter la vérité et la dignité humaine et veulent promouvoir des pseudo valeurs sous le couvert de la paix, du développement et des droits humains ; cela veut dire favoriser un engagement constant pour fonder la loi positive sur les principes de la loi naturelle. Tout cela est nécessaire et est cohérent avec le respect de la dignité et de la valeur de la personne humaine, respect garanti par les Peuples de la terre dans la Charte de l’Organisation des Nations Unies de 1945, qui présente des valeurs et des principes moraux universels de référence pour les normes, les institutions, les systèmes de coexistence au niveau national et international. »[11]

Pratiquement, Ichtus propose de constituer des « cercles d’étude », appelés aussi « cellules »⁠[12]. Un « cercle d’étude et d’action (CEA), est un groupe d’une dizaine de personnes maximum. Elle est fondée sur l’amitié, qui seule favorise l’unité et la complémentarité au service du bien commun. » Pour nourrir ces groupes, Ichtus propose des manuels, des documents accessibles sur son site, des animateurs pour aider au démarrage d’un CEA, une revue, et chaque année un colloque en octobre. Le plus original peut-être est que parmi les manuels de formation, on trouve, et le fait est si rare qu’il doit être souligné, un livre consacré à l’action⁠[13]. L’ouvrage insiste sur l’importance des hommes et d’abord des laïcs, sur leur formation et leurs réseaux, pour une action multiforme et capillaire. On y trouve une analyse critique de tous les moyens d’action possibles pour finalement privilégier la rencontre personnelle en vue de la constitution de petits groupes d’étude et d’action dans tous les milieux.

S’il s’agit initialement et fondamentalement d’« aimer et de faire aimer le plan de Dieu »[14], la méthode est ouverte et offerte à tous ceux qui estiment que la société doit se construire sur les principes du droit naturel dont l’Église est, dans bien des cas, le dernier rempart. Il s’agit de s’initier aux « processus à mettre en œuvre par l’exercice des libertés et des responsabilités, pour revitaliser les corps sociaux, reconstruire […] par le bas, par les communautés de destin dont l’émergence est devenue nécessaire à tous les niveaux. »[15]

Toutes ces initiatives, communautés de base, ecclésiales ou non, équipes d’espérance, parcours Zachée, cercles d’étude et d’action révèlent avec des styles différents la même volonté d’agir au plus près des réalités vécues, en partant d’en bas.

A partir de l’exhortation apostolique Evangelii gaudium et de l’encyclique Laudato si’, le P. Christoph Theobald s.j., prétend qu’à travers ces textes, « l’expression classique « enseignement social de l’Église » ou « magistère social de l’Église » a changé de signification »[16]. Il précise que « même si François utilise à plusieurs reprises le terme de « doctrine sociale de l’Église », il ne lui donne jamais le sens d’un « corpus doctrinal », certes évolutif mais « objectif », au sens où il existerait en dehors de son interprétation, de sa réception ou de son application concrète, en quelque sorte « en surplomb » par rapport à l’aventure toujours concrète de l’humanité. »[17] A preuve, notamment, la supériorité du temps sur l’espace affirmée avec raison par le pape⁠[18]. » L’auteur de l’article aurait pu aussi reprendre, plus simplement, au n° 224 de la même exhortation, la citation de Romano Guardini : « L’unique modèle pour évaluer correctement une époque est de demander jusqu’à quel point se développe en elle et atteint une authentique raison d’être la plénitude de l’existence humaine, en accord avec le caractère particulier et les possibilités de la même époque. »[19]

Il n’y a là aucun « changement de signification » dans la mesure où ce sens du temps, ceux qui œuvrent à l’application de la doctrine sociale de l’Église l’ont acquis, au moins, par la force des choses⁠[20] mais ce n’est, en fait, que le fruit de la vertu de prudence dont nous parlerons plus loin, vertu politique par excellence. d’autres passages de l’un ou l’autre de ces textes pontificaux nous montrent que le pape ne fait qu’accentuer des recommandations pratiques qui n’ont jamais échappé à ses prédécesseurs. Ainsi, dans l’exhortation Evangelii gaudium, François se réfère, dans les deux extraits qui suivent, au Compendium et à l’enseignement de Paul VI : « Les enseignements de l’Église sur les situations contingentes sont sujettes à d’importants ou de nouveaux développements et peuvent être l’objet de discussion, mais nous ne pouvons éviter d’être concrets - sans prétendre entrer dans les détails - pour que les grands principes sociaux ne restent pas de simples indications générales qui n’interpellent personne. iol faut en tirer les conséquences pratiques afin qu’« ils puissent aussi avoir une incidence efficace sur les situations contemporaines complexes » (Compendium, op. cit., n° 9) »[21] Un peu plus loin, il précise : « Ce n’est pas le moment ici de développer toutes les graves questions sociales qui marquent le monde actuel […]. Ceci n’est pas un document social, et pour réfléchir aux thématiques différentes nous disposons d’un instrument très adapté dans le Compendium de la Doctrine sociale de l’Église, dont je recommande vivement l’utilisation et l’étude. En outre, ni le Pape, ni l’Église ne possèdent le monopole de l’interprétation de la réalité sociale ou de la proposition de solutions aux problèmes contemporains. Je peux répéter ici ce que Paul VI indiquait avec lucidité : « Face à des situations aussi variées, il nous est difficile de proposer une parole unique, comme de proposer une solution qui ait une valeur universelle. Telle n’est pas notre ambition, ni même notre mission. Il revient aux communautés chrétiennes d’analyser avec objectivité la situation propre de leur pays. » (Octogesima adveniens, n° 4) »[22] Telle est la position classique de l’Église que nous avons déjà détaillée dans le premier volume et évoquant les nécessaires distinctions à respecter, non seulement entre laïcs et clercs mais aussi entre doctrine et programme. d’où, bien évidemment, la nécessité de commencer par « en bas » à partir des problèmes concrets que connaissent les gens, là où ils sont mais en ayant toujours « le profond désir de changer le monde, de transmettre des valeurs, de laisser quelque chose de meilleur après notre passage sur terre. »[23] Et à partir des réalités, « la grandeur politique se révèle quand, dans les moments difficiles, on œuvre pour les grands principes et en pensant au bien commun à long terme. »[24]

On peut ici, mutatis mutandis, établir un parallèle entre l’enseignement de Pie XII et celui de François : Pie XII, conscient que toutes les condamnations des erreurs modernes ont été prononcées, n’y revient pas trop mais s’efforce surtout de proposer des chemins de construction et de reconstruction, ce qui sera aussi la tâche du concile Vatican II dans Gaudium et spes. François, bien conscient que nous disposons de tous les principes nécessaires à la construction/reconstruction, s’efforce de nous inciter à l’action, à la prise de responsabilités là où nous sommes. Il nous invite à « un art de vivre » comme dans les parcours Zachée, à une « conversion » comme on dit dans les cercles d’étude et d’action et dans toutes les communautés de base ou équipes d’espérance.

Ne s’agit-il pas, depuis le départ, de voir, juger et agir ? On ne peut dire plus simplement que tous nous sommes concernés là où nous sommes, dans la situation sociale, professionnelle qui est la nôtre, immergés dans les problèmes qui sont les nôtres, au sein de ce que nous voyons, constatons. C’est donc à partir du vécu que l’action peut s’entreprendre, une « action « pour tous » qui ne déracine pas »[25]. Une action éclairée par les valeurs, les invariants, les principes non négociables du Compendium, mais toujours adaptée à la réalité à laquelle on est confronté.

Des instruments existent pour nourrir ceux qui veulent agir dans le sens de l’enseignement social chrétien et même ceux qui, venus de loin, veulent le découvrir et s’associer au travail.

Pour agir par « en-bas », il s’agit de se former seul ou de préférence en équipe, si petite soit-elle grâce aux encycliques ou aux Compendium pour les plus gourmands ou les plus scrupuleux, grâce à des manuels, comme ceux proposés par le parcours Zachée pour les débutants ou encore par l’excellente vulgarisation réalisée sous la direction de la Conférence des évêques d’Autriche et approuvée par le Conseil pontifical pour la promotion de la nouvelle évangélisation. L’ouvrage a été publié en français sous le titre DOCAT, Que faire ?[26]

La Conférence des évêques de France, en collaboration avec le Service national Famille et société, a de son côté, publié en deux volumes, une initiation intitulée Notre bien commun, Connaître la pensée sociale de l’Église pour la mettre en pratique[27].

L’avantage du document autrichien est d’être présenté agréablement, avec de petits textes fondamentaux en référence, d’être très complet et accessible à tous, quelle que soit leur nationalité.

En tout cas et pour toutes les raisons dites, seuls les chrétiens peuvent initier le mouvement vers le bien commun. Il est capital que tous les chrétiens soient conscients de cette responsabilité. Aucun alibi même spirituel ne peut les dispenser de cette formation.


1. Parcours Zachée, La doctrine sociale de l’Église dans la vie quotidienne, 2 recueils d’enseignements et d’exercices (1. La boussole ; 2. Le compas), Editions de l’Emmanuel, 2009. Pour plus de renseignements, on peut consulter www.parcourszachee.com
2. GOMEZ Pierre-Yves, né en 1960, économiste et docteur en gestion, professeur à EMLYON Business School où il a enseigné la stratégie et la gouvernance d’entreprise. Entre 1998 et 2000, il a été professeur invité puis chercheur associé à la London Business School. Il a dirigé l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Institut_Fran%C3%A7ais_de_Gouvernement_des_Entreprises[Institut Français de Gouvernement des Entreprises
3. Cette insistance rejoint, une idée chère au futur Benoît XVI si l’on en croit Dominique Waymel : « …​ le monde est le monde de Dieu donc il faut l’aimer, mais l’aimer en le conduisant à son créateur et à l’adoration. L’Église reste en quelque sorte un peu en surplomb. J. Ratzinger est catégorique : le oui du chrétien au monde doit être un oui critique, qui contribuera à faire progresser le monde parce qu’il s’en sait responsable ; cette responsabilité provient de la caritas christiana sans laquelle la mission n’a aucun sens. » (WAYMEL Dominique, Joseph Ratzinger et l’Église, Desclée de Brouwer, 2014, p. 538).
4. Parcours Zachée, La boussole, op. cit., pp. 11-14.
5. CA 54.
6. Tous les renseignements qui suivent sont issus du site http://www.ichtus.fr . Ichtus s’appelait anciennement Office international des œuvres de formation civique et d’action culturelle selon le droit naturel et chrétien, lui-même héritier de la Cité catholique, Centre d’études critiques et de synthèse fondé en 1946 notamment par OUSSET Jean (1914-1994)..
7. Rappelons que « la loi naturelle exprime le sens moral originel qui permet à l’homme de discerner par la raison ce que sont le bien et le mal, la vérité et le mensonge » (CEC 1954). Certes, le mot « nature » est souvent source de confusion mais, comme l’écrit THOMASSET Alain s.j., la loi naturelle est « une notion difficilement éliminable ». Nous avons besoin en effet, d’« un concept qui nous guide dans notre recherche humaine inspirée par la foi en vue du bien moral pour tout homme. De plus, […​] ce concept de nature joue un rôle de médiateur dans le débat entre raison et foi. Certes, le christianisme donne à la nature et à la raison un statut théologal (ce sont des expressions du dessein du Créateur), mais de manière paradoxale […​], ce statut n’implique pas une finalité extérieure, il fonde au contraire une autonomie. En fin de compte, la loi naturelle critique à la fois une notion sociologique de l’éthique qui réduirait l’éthique à une simple construction sociale temporaire, mais aussi la suffisance d’une éthique confessionnelle qui ferait fi de la raison commune. Face au pluralisme, au relativisme ou encore au positivisme juridique, elle cherche à mettre en valeur « le caractère universel des normes conformes à l’accomplissement humain » (Geneviève Médevielle, La loi naturelle selon Benoît XVI, Etudes, mars 2009, p. 363). Face au risque de faire de ces droits humains de simples conventions révisables, elle permet d’assurer le respect de la dignité de tout être humain, en toute circonstance. […​] Le droit naturel est une instance critique face à la loi positive d’une société historique donnée. Il correspond à la nécessité de trouver une entente entre les membres d’une même culture et entre les cultures, sans distinction de race, de sexe, de religion ou de statut social. La loi naturelle correspond au besoin de définir ensemble ce qui est nécessaire à la réalisation de la personne humaine en société. qu’est-ce que veut dire « exister humainement » ? Toute la question, qui est finalement un débat anthropologique, est de savoir comment parvenir ensemble à une telle définition. » (Interpréter et agir, Jalons pour une éthique chrétienne, Cerf, 2011, pp. 196-197).
8. 1908-1981. Henri Bouillard fut professeur de théologie fondamentale à l’Institut catholique de Paris.
9. Toutefois, comme le précise A. Thomasset pour dissiper un malentendu fort courant, elle « ne saurait résider de soi dans l’ordre du cosmos ou dans la nature biologique ». (Op. cit., p. 216).
10. BOUILLARD H., Autonomie humaine et présence de Dieu, Etudes, n° 326, p. 696, cité in THOMASSET A., op. cit., p. 216.
11. BENOÎT XVI, Message pour la célébration de la Journée mondiale de la Paix, 1er janvier 2011, n° 12.
12. Le terme paraît emprunté au vocabulaire des militants communistes mais il a été employé par PIE XII dans son Discours aux participants au IIe Congrès mondial pour l’apostolat des laïcs, 5 octobre 1957: « …​les cellules catholiques, qui doivent se créer parmi les travailleurs, dans chaque usine et dans chaque milieu de travail, pour ramener à l’Église ceux qui en sont séparés, ne peuvent être constituées que par les travailleurs eux-mêmes. » Et un peu plus loin : « …​la « cellule » catholique doit intervenir dans les ateliers, mais aussi dans les trains, les autobus, les familles, les quartiers ; partout elle agira, donnera le ton, exercera une influence bienfaisante, répandra une vie nouvelle. »
13. OUSSET Jean, Agir, Méthodes er principes d’action pour tous, Présentation et mise en perspective de Guillaume de Prémare délégué général d’Ichtus, Les éditions du net, 2015.
14. Id., p. 145.
15. Id., p. 14.
16. L’enseignement social de l’Église selon le pape François, in HERIARD DUBREUIL Bertrand s.j. (dir.) La pensée sociale du pape François, Ceras/Lessius, 2016, p. 25.
17. Id., pp. 25-26.
18. Cf. EG 223: « Ce principe permet de travailler à long terme, sans être obsédé par les résultats immédiats. Il aide à supporter avec patience les situations difficiles et adverses, ou les changements des plans qu’impose le dynamisme de la réalité. Il est une invitation à assumer la tension entre plénitude et limite, en accordant la priorité au temps. Un des péchés qui parfois se rencontre dans l’activité sociopolitique consiste à privilégier les espaces de pouvoir plutôt que les temps des processus. Donner la priorité à l’espace conduit à devenir fou pour tout résoudre dans le moment présent, pour tenter de prendre possession de tous les espaces de pouvoir et d’auto-affirmation. C’est cristalliser les processus et prétendre les détenir. Donner la priorité au temps, c’est s’occuper d’initier des processus plutôt que de posséder des espaces. Le temps ordonne les espaces, les éclaire et les transforme en maillons d’une chaîne en constante croissance, sans chemin de retour. Il s’agit de privilégier les actions qui génèrent les dynamismes nouveaux dans la société et impliquent d’autres personnes et groupes qui les développeront, jusqu’à ce qu’ils fructifient en événements historiques importants. Sans inquiétude, mais avec des convictions claires et de la ténacité. »
19. Das Ende der Neuzeit, Würzburg, 9, 1965, pp. 30-31.
20. A l’entrée du livre « L’action » dont nous avons parlé plus haut, on lit cette recommandation : « Je vous propose de lire ce livre, de le méditer et de la faire connaître, en ayant devant les yeux un horizon de vingt ou trente ans de combat politique…​ » (OUSSET J., Op. cit., p. 14).
21. EG n° 182.
22. Id. 184.
23. Id., n° 183
24. LS, n° 178.
25. OUSSET Jean, op. cit., p. 155.
26. Fleurus-Mame, Cerf, 2016.
27. Vol. 1: Politique, travail, propriété, styles de vie, familles, migrations ; vol. 2: Solidarité internationale, interreligieux, écologie, dialogue, laïcité, entreprise, avec, chaque fois un DVD, Ed. de l’Atelier, 2014-2016.

⁢d. Mais, à partir de cette formation, que faire ?

Chacun doit et peut œuvrer avec les autres et pour les autres, suivant sa situation concrète, simple citoyen, père ou mère de famille, travailleur, homme politique, entrepreneur, animateur social ou culturel, tous peuvent et doivent.

L’instrument premier de l’action est le dialogue, on l’a bien compris. Et personne n’est a priori exclu de ce dialogue.⁠[1]

d’autre part, le temps est particulièrement propice. Ce n’est pas un hasard si, au début du XXIe siècle, nombre d’ouvrages et d’initiatives se sont référés au bien commun⁠[2] dans le sens où l’entendaient Aristote et Thomas d’Aquin car beaucoup d’auteurs confondent bien commun et intérêt général.⁠[3]


1. « L’Evangélisation implique aussi un chemin de dialogue. Pour l’Église, en particulier, il y a actuellement trois champs de dialogue où elle doit être présente, pour accomplir un service en faveur du plein développement de l’être humain et procurer le bien commun : le dialogue avec les États, avec la société -qui inclut le dialogue avec les cultures et avec les sciences- et avec les autres croyants qui ne font pas partie de l’Église catholiques. » François, EG, n° 238.
2. Nous évoquerons plus loin les nombreuses études actuelles consacrées à la pensée du P. Fessard qui a approfondi la notion de bien commun. En dehors de ce champ, on peut, par exemple, citer : Que reste-t-il du bien commun ?, in Ethique publique, 2004, vol. 6, n° 1 ; MINNERATH Roland, Doctrine sociale de l’Église et bien commun, Beauchesne, collection Le Point théologique n° 62, 2010 ; sous la direction de DIJON Xavier et NDONGMO Marcus, L’éthique du bien commun en Afrique, L’Harmattan, 2011 ; FLAHAULT François, Où est passé le bien commun, Mille et une nuits, 2011, Pour une conception renouvelée du bien commun, in Etudes, 2013/6, pp. 773-783 ; LASIDA Elena, Des biens communs au bien commun. Une lecture économique de la pensée de l’Église, in Transversalités, 2014/3, pp. 65-76 https://www.lesedc.org/pensee-sociale-chretienne/bien-commun/ ; Collectif, Pour le bien commun, Salvator, 2017. Même l’extrême gauche s’intéresse à la notion de bien commun telle qu’elle est définie dans la pensée de l’Église. En témoignent les articles publiés, en France, sur le site de Midi insoumis, populaire et citoyen : http://www.gauchemip.org/spip.php?article25420 du 30 juillet 2019 et http://www.gauchemip.org/spip.php?article25402 du 21 septembre 2019.
3. Un exemple entre mille où « la recherche du bien commun » est définie comme « la recherche collective de l’intérêt général » (BRIEY Laurent de, Le sens du politique, Essai sur l’humanisme démocratique, Mardaga, 2009, pp. 251-252). L’auteur reconnaît certes la nécessité pour une société de se construire autour de valeurs communes mais leur choix « relève de l’autonomie collective ». qu’entend-il par là sinon que « seule la discussion démocratique doit déterminer les valeurs adoptées par la communauté. L’autonomie collective n’implique pas la promotion d’un ensemble de valeurs propres ç une tradition culturelle ou religieuse particulière. C’est au débat politique qu’il revient de déterminer les valeurs dans lesquelles la communauté se reconnaît. Cela n’exclut pas, cependant, que des valeurs inspirées par des convictions religieuses soient défendues par certains au sein de ce débat. » (Id., p. 255). L’auteur, docteur en philosophie et maître en économie, dirige le Cepess (Centre d’études politiques, économiques et sociales du parti CDH) et est chargé de cours invité à l’Université catholique de Louvain.

⁢e. De la dissociété à la société

La question est de savoir comment assurer une véritable paix dans la société, une paix qui ne soit ni un irénisme ni une simple absence de violence obtenue par coercition. La paix ne peut s’établir sans que soit pris en compte le développement intégral de la personne et de toute personne en commençant par la plus pauvre. Nous l’avons vu. Mais il s’agit d’instaurer cette paix dans une société. Il n’est pas inutile de se rappeler l’étymologie de ce mot. Societas s’est formé à partir du substantif socius qui signifie, associé, compagnon, confident et qui, suivant les contextes peut revêtir de nombreux sens annexes : complice, cohéritier, époux, parent. Le mot implique dans tous les cas une relation entre personnes et non une simple juxtaposition. Socius est aussi employé comme adjectif et se traduit par joint, uni, conjugal nuptial, commun. Société au sens le plus fort du terme inclut donc une idée de lien. Or, trop souvent aujourd’hui, nos « sociétés » rassemblent des personnes par intérêt ou par discipline, de l’extérieur pourrait-on dire. L’individualisme contemporain et le néo-libéralisme mille fois dénoncés ont conduit à une dissociété.

Il s’agit donc de reconstruire une société ou si l’on veut, pour reprendre l’idée de Pie XII, reconstruire un peuple. Les penseurs post-marxistes en sont aussi conscients. L’un d’eux écrit assez justement : « une communauté humaine ne peut exister comme telle et assurer sa survie que dans la mesure où elle reproduit en permanence du lien. ce qui suppose naturellement entre ses membres ce minimum de langage commun et de normes culturelles communes à défaut duquel les pratiques d’entraide et de solidarité quotidiennes sur lesquelles repose le lien social […] laissent inévitablement la place au règne du « chacun-pour-soi » et à la guerre de tous contre tous. Or, quel peut être le langage commun d’une société que sa logique profonde conduit justement à privatiser continuellement toutes les valeurs qui rendaient encore possible l’existence d’une vie commune (c’est-à-dire de systèmes de relations humaines échappant encore en grande partie aux rapports purement contractuels du Droit et de l’échange économique) et dont tous les membres, selon la formule du libéral John Rawls, doivent être pensés, par principe, comme naturellement indifférents » ? »[1]

Ces dernières années ont vu se multiplier des actions de rue diverses: non seulement les traditionnelles grèves générales ou sectorielles mais aussi des marches contre le racisme, contre l’homophobie, l’islamophobie, l’antisémitisme, pour la planète, le bien-être animal, le refinancement de la justice, l’accueil des immigrés, on a connu aussi des grèves de femmes, les gilets jaunes, les indignés, les manifestations LGBT, et j’en passe.

Ce sont là, à mon sens, les symptômes inquiétants d’une démocratie malade. Et cette maladie semble bien connue depuis l’antiquité⁠[2]. Plus près de nous, Montesquieu a repris leur leçon et écrit dans L’esprit des lois : « Le principe de la démocratie se corrompt non seulement lorsqu’on perd l’esprit d’égalité, mais encore quand on prend l’esprit d’égalité extrême, et que chacun veut être égal à ceux qu’il choisit pour lui commander. Pour lors le peuple, ne pouvant souffrir le pouvoir même qu’il confie, veut tout faire par lui-même, délibérer pour le Sénat, exécuter pour les magistrats et dépouiller tous les juges. »[3]

On assiste avec cet esprit d’égalité extrême à une mise en question de toute autorité même légitime. Esprit d’égalité extrême sous-tendu, comme Platon le décrivait par une sorte d’ivresse de la liberté⁠[4], par un « désir insatiable » de liberté qui corrompt le principe même de la démocratie, c’est-à-dire la vertu démocratique qui consiste, toujours selon Montesquieu, à préférer l’intérêt de la patrie à ses propres intérêts, une vertu qui ne peut se vivre sans frugalité. L’ambition, le désir d’avoir, l’individualisme détruisent la démocratie.⁠[5]

Dans le malaise actuel, on peut compter trois acteurs principaux : les gouvernants, les gouvernés et ceux que j’appellerai les stratèges.

les gouvernants tout d’abord. Montesquieu, comme Platon et Xénophon, dénonce la faiblesse des détenteurs de l’autorité, les « mauvais échansons » qui cèdent à toutes les revendications, qui flattent le peuple, qui « voulant cacher leur propre corruption, cherchent à le corrompre. »[6] A ce niveau, on peut constater l’absence de liens entre gouvernants et gouvernés. Comme dit plus haut, les élections ne sont pas la démocratie : elle demande, sous une forme ou une autre, outre la représentation, la participation de tous. Manque aussi la communication, entre eux et nous, souvent négligée et encore altérée ou gommée par les media. Manque enfin la formation des responsables à une véritable philosophie politique. Quand on peut, en privé, discuter avec les ténors des différents partis, on constate qu’ils possèdent tous et suivant leur orientation générale un catalogue de réponses aux différents problèmes de société mais des réponses pragmatiques qui n’ont guère de fondements ou de visée à long terme. Tel leader socialiste est incapable de définir l’origine et les fondements de la justice sociale. Tel chef de file centriste et vaguement lié à la famille chrétienne ignore tout du rôle éminent du bien commun, fin et justification de l’action politique. Tel héritier du libéralisme n’arrive pas à comprendre ce qui lie liberté et responsabilité, droit et devoir.

Les gouvernés ont aussi leur part de responsabilité dans la crise. Ivres de liberté, obsédés d’égalité extrême, ils pensent qu’« il n’y a qu’à » ou plus précisément que l’autorité « n’a qu’à ». Certains n’hésitent pas à crier : « tout le pouvoir au peuple », souhaitant une démocratie directe au lieu du système représentatif institué⁠[7]. Les gouvernés du simple fait d’être des gouvernés, des laissés-pour-compte, des oubliés, des marginaux, seraient-ils investis de la connaissance et de la vertu nécessaires à la gestion publique ? C’est le moment de se rappeler la distinction que Pie XII faisait entre peuple et masse, ou même celle de Cicéron entre peuple et multitude. Le grand sociologue Pierre Bourdieu, en étudiant les sondages d’opinion, a montré que l’opinion publique n’existe pas en précisant qu’il y a « d’une part des opinions constituées, mobilisées, des groupes de pression mobilisés autour d’un système d’intérêts explicitement formulés ; et d’autre part, des dispositions qui, par définition, ne sont pas opinion si l’on entend par là […] quelque chose qui peut se formuler en discours avec une certaine prétention à la cohérence. »[8] On peut ajouter que les « opinions » au sens habituel, sont très souvent aujourd’hui le fruit de ce qu’on a appelé « le quatrième pouvoir »⁠[9] ou la « médiarchie »⁠[10] ou encore « télécratie »⁠[11] qui diffuse une « pensée unique », le « politiquement correct », bref un certain conformisme qui entretient la maladie qui ronge la démocratie et la répand.⁠[12] Tout le monde aujourd’hui a une opinion sur tous les sujets d’actualité, opinion insinuée par leur medium préféré qui, par nature, au mieux, simplifie ses messages, au pire, déforme la réalité. Qui prend la peine d’approfondir, de diversifier ses sources d’information, de consulter divers spécialistes ? Ajoutons encore l’influence exercée par les chefs de file des partis, des syndicats, des innombrables lobbies qui quadrillent la société, par les petits chefs qui règnent dans les bistros et les échoppes.

Restent ceux que j’appelle les stratèges. Je désigne par là principalement aujourd’hui les penseurs post-marxistes qui sont particulièrement intéressés par ces mouvements de protestation cités plus haut⁠[13] qu’ils identifient comme le signe d’une crise du modèle néolibéral. Ces penseurs, opposés au néo-libéralisme comme à la social démocratie qui s’est pervertie⁠[14], considèrent que le moment est opportun pour articuler toutes ces revendications.

Si nous partageons la même analyse de la situation, c’est-à-dire si nous sommes d’accord pour dénoncer les maux engendrés sur les plans culturel, social et économique la néo-libéralisme même parfois mâtiné de socialisme, nous verrons que nous nous engageons sur une tout autre voie pour faire revivre un peuple.


1. MICHEA Jean-Claude, Le loup dans la bergerie, Climats, 2018, pp. 35-36.
2. PLATON dans La république, chap. VIII examine les différents modèles politiques et quand il en vient à la démocratie, il met ces paroles dans la bouche de Socrate à propos de la liberté qui est le signe distinctif de ce régime : « …​n’est-ce pas le désir insatiable de ce bien, et l’indifférence pour tout le reste, qui change ce gouvernement et le met dans l’obligation de recourir à la tyrannie ? […​] Lorsqu’une cité démocratique, altérée de liberté, trouve dans ses chefs de mauvais échansons, elle s’enivre de ce vin pur au delà de toute décence ; alors, si ceux qui la gouvernent ne se montrent pas tout à fait dociles et ne lui font pas large mesure de liberté, elle les châtie, les accusant d’être des criminels et des oligarques. […​] Et ceux qui obéissent aux magistrats, elle les bafoue et les traite d’hommes serviles et sans caractère ; par contre elle loue et honore, dans le privé comme en public, les gouvernants qui ont l’air de gouvernés et les gouvernés qui prennent l’air de gouvernants. N’est-il pas inévitable que dans une pareille cité l’esprit de liberté s’étende à tout ? […​] Que le père s’accoutume à traiter son fils comme son égal et à redouter ses enfants, que le fils s’égale à son père et n’a ni respect ni crainte pour ses parents, parce qu’il veut être libre, que le métèque devient l’égal du citoyen, le citoyen du métèque et l’étranger pareillement. […​] Voilà ce qui se produit […​] et aussi d’autres petits abus tels que ceux-ci. Le maître craint ses disciples et les flatte, les disciples font peu de cas des maîtres et des pédagogues. En général les jeunes gens copient leurs aînés et luttent avec eux en paroles et en actions ; les vieillards de leur côté, s’abaissent aux façons des jeunes gens et se montrent pleins d’enjouement et de bel esprit, imitant la jeunesse de peur de passer pour ennuyeux et despotiques. […​] Or, vois-tu le résultat de tous ces abus accumulés ? Conçois-tu bien qu’ils rendent l’âme des citoyens tellement ombrageuse qu’à la moindre apparence de contrainte ceux-ci s’indignent et se révoltent ? Et ils en viennent à la fin, tu le sais, à ne plus s’inquiéter des lois écrites ou non écrites, afin de n’avoir absolument aucun maître. »
   MONTESQUIEU cite XENOPHON qui, dans Le banquet, chap. IV, met en scène Charmide qui, lui, vante sa pauvreté : « A présent que je suis dépouillé de ce que j’avais hors des frontières, que je ne tire aucun revenu de mes immeubles, que tout mon mobilier est vendu, je dors paisiblement couché tout de mon long ; la république a confiance en moi, je ne suis plus menacé, mais c’est moi qui menace les autres ; en ma qualité d’homme libre, j’ai le droit de voyager ou de rester ici. Quand je parais, les riches se lèvent de leurs sièges ou me font place dans la rue ; aujourd’hui je ressemble à un tyran , lorsque jadis j’étais esclave : jadis je payais tribut à l’État ; aujourd’hui la république est devenue ma tributaire et me nourrit. Il y a plus : quand j’étais riche, on m’injuriait à cause de mes relations avec Socrate ; maintenant que je suis devenu pauvre, personne n’en prend aucun souci. Quand je possédais de grands biens, tour à tour je m’en voyais enlever par l’État ou par la fortune ; à présent, je ne perds rien, puisque je n’ai rien, et j’ai toujours l’espoir de gagner quelque chose. »
3. Livre VIII, chap. II.
4. Cf. PRADEAU Jean-François, L’ébriété démocratique, La critique platonicienne de la démocratie dans Les Lois, The Society for the Promotion of Hellenic Studies, 2004.
5. Les titres de quelques livres récents sont d’eux-mêmes explicites : MOUNK Yascha, Le peuple contre la démocratie, L’Observatoire, 2018 ; DIAMANTI Ivo et LAZAR Marc Peuplecratie : la métamorphose de nos démocraties, Gallimard, 2019 ; ZIBLATT Daniel et LEVITSKY Steven, La mort des démocraties, Calmann-Lévy, 2019 ; TAVAOILLOT Pierre-Henri, Comment gouverner un peuple-roi ? Traité nouveau d’art politique, Odile Jacob, 2019). Et plus tôt : ROSANVALLON Pierre La contre-démocratie, Points, 2014 ; GAUCHET Marcel, La démocratie contre elle-même, Gallimard, 2002.
6. MONTESQUIEU, op. cit..
7. Il s’agit, au sens propre du terme, d’un slogan c’est-à-dire, comme à l’origine écossaise du mot, du « cri de guerre d’un clan », en tout cas d’une « formule concise et frappante » (R) mais qui fait appel à un concept difficile à définir, à une notion pour le moins ambigüe : le peuple. A tel point que GARRIGOU Alain (professeur en science politique de l’Université de Parsi Ouest-Nanterre) n’hésite pas à écrire que « le peuple n’existe pas » car comment le définir se demande-t-il ? « Le peuple par beaucoup de ses porte-paroles serait l’ensemble de ceux qui portent certaines idées…​ mais ce ne sont pas les mêmes selon les partis politiques. […​] L’ennui est qu’ils l’évoquent de plus en plus comme une personne, un dieu plutôt, omniprésent et omniscient. » (https://blog.mondediplo.net)
   Certains rêvent d’une expérience de démocratie directe à la mode suisse puisque dans ce pays les citoyens peuvent « impulser » une modification de la Constitution par initiative populaire ou opposer leur veto à une décision prise par le gouvernement ou le Parlement par référendum populaire facultatif ou obligatoire. Il convient de nuancer sérieusement la prétendue démocratie directe suisse : « le système suisse, écrit MODOUX Loïc, est avant tout représentatif. Il s’agit bien d’une architecture institutionnelle mixte au sein de laquelle le peuple et ses représentants font tous les deux parties du souverain ; le premier ne pouvant réduire le second au statut de simple exécutant. » Par ailleurs, « les droits populaires se heurtent parfois à des volontés supranationales (comme la Cour européenne des droits de l’homme). » dans l’exercice de ces droits populaires, on constate que « ce sont les citoyens et citoyennes les plus éduqué-e-s qui se rendent aux urnes » et que « ce sont les organisations les mieux organisées et les plus fortunées qui sont à même de fournir l’effort nécessaire à l’aboutissement d’une initiative ou d’un referendum. » En fait, « le taux de participation reste bas lors des votations populaires » parce que les gens s’estiment peu compétents, ont peu d’intérêt pour la politique ou sont las de ces scrutins fréquents. Enfin, selon l’auteur, « le peuple demeure une abstraction, une entité insaisissable. » (Tout le pouvoir au peuple ? Réflexions sur les mythes autour de la démocratie directe helvétique, sur www.cospol.ch).
   Loïc Modoux renvoie à la très intéressante étude d’AUBERT Jean-François, professeur à l’Université de Neuchâtel : « Le peuple suisse, c’est l’ouvrier de Saint-Gall, le camionneur de Brougg, l’étudiant de Genève, le paysan de Trubschachen, la barmaid de Bale, le menuisier de Bôle, le jeune cadre de Winterthur, le retraité CCF de Martigny, qui n’ont pas grand chose en commun […​] lorsqu’il se rend aux urnes, le peuple suisse est une fiction. » (Exposé des institutions politiques de la Suisse à partir de quelques affaires controversées, Payot, Lausanne, 1978, p. 258).
   A propos de l’ambigüité de la notion de peuple, on peut lire aussi le philosophe BRAS Gérard, Le peuple du droit contre le peuple de la politique sur https://populus.uliege.be. Il est l’auteur de Les ambigüités du peuple, Pleins feux, 2008.
8. BOURDIEU Pierre, L’opinion publique n’existe pas in Les temps modernes, 318, janvier 1973, p. 1309 ou in Questions de sociologie, Editions de Minuit, 1984, p. 235.
9. Cf. Les médias : un quatrième pouvoir ?, in BALLE Francis, Les médias. Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », 2014, p. 94-98.
10. Cf. CITTON Yves, Médiarchie, Seuil, 2017.
11. Cf. GENSANE Bernard, La télécratie contre la démocratie, Flammarion, 2008.
12. On ne compte plus les auteurs qui, quelles que soient leur tendances, ont analysé les effets pervers des media sur la démocratie et en particulier sur la formation de l’« opinion ». On peut citer les grands classiques : CHOMSKY Noam et MCCHESNEY Robert W., Propagande, médias et démocratie, Ecosociété, 2005 ; CHOMSKY Noam et HERMAN Edward, Fabriquer du consentement, La politique des Media de masse, Investig’Action, 2019 ; Offensive, Divertir pour dominer, La culture de masse contre les peuples, L’échappée, 2010 ; BERNAYS Edward, Propaganda, Comment manipuler l’opinion en démocratie, Zones, 2007 ; POPPER Karl et CONDRY John, La télévision : un danger pour la démocratie, Anatolia, 10/18, 1994 ; POLONY Natacha et le Comité Orwell, Bienvenue dans le pire des mondes, Le triomphe du soft totalitarisme, Plon, 2016. Les plus pressés peuvent lire : VIALA Audrey, L’effet pervers des médias en démocratie, sur www.ecoledujournalisme.com ; ZARKA Yves-Charles, Démocratie et pouvoir médiatique, in Cités 2002/2, n° 10, pp. 119-129, disponible sur www.cairn.info/revue-cites-2002-2-page-119.htm.
13. Il ne s’agit pas, on l’a constaté de tous les mouvements de protestation, indistinctement. Sont exclus de la nomenclature, les protestations qui ne sont pas considérées comme « progressistes » comme les marches pour la vie ou la Manif pour tous, en France.
14. Cf. MICHEA Jean-Claude, op. cit..

⁢f. La stratégie des post-marxistes

Les post-marxistes ont renoncé à l’opposition classique droite-gauche, à la lutte des classes au sens traditionnel⁠[1], à réduire la politique à l’opposition le capital et le travail, à accorder à la classe ouvrière la primeur dans l’action révolutionnaire contre la bourgeoisie, au rôle central de l’État et à son abolition finale. Ils ont remplacé Lénine par Gramsci⁠[2] et rêvent aujourd’hui d’une lutte de ceux d’en bas, nous, contre ceux d’en-haut, eux, une lutte du peuple-classe contre l’oligarchie au pouvoir.⁠[3] Souvent, à l’insu de tous les mécontents ou en tout cas de la plupart, les penseurs « post-marxistes » sont à l’œuvre un peu partout⁠[4] avec le même rêve de démocratie directe ou de démocratie radicale.

L’objectif est, pour reprendre l’expression chère à Chantal Mouffe, de radicaliser la démocratie, c’est-à-dire de radicaliser ses principes constitutifs : la liberté et l’égalité pour tous et de « construire un « peuple » autour d’un projet qui s’attaque aux différentes formes de subordination en se saisissant des problèmes liés à l’exploitation, la domination ou la discrimination ».⁠[5] Dans ce projet, « la question écologique » serait « au centre de son agenda »[6].

Comment constituer un peuple ? En créant, « une chaîne d’équivalences entre les différentes luttes contre la domination, une stratégie populiste de gauche [qui] rejoint les aspirations d’un très grand nombre. » selon l’expression de Chantal Mouffe⁠[7]. L’expression curieuse « chaîne d’équivalences » désigne « un processus d’articulation en vertu duquel une équivalence est établie entre une multiplicité de demandes hétérogènes, mais d’une manière qui maintient la différenciation interne au groupe. »[8] Pas question donc de former un groupe homogène, une masse mais plutôt de conserver les différences. Equivalence mais non identité. les demandes hétérogènes s’articulent de manière à dessiner la frontière entre « eux » et « nous » : « Le peuple et la frontière politique définissant son adversaire se construisent à travers la lutte politique et ils sont toujours susceptibles d’être réélaborés à la suite d’interventions contre-hégémoniques. »⁠[9] Les différentes composantes du peuple se rejoignent dans le même objectif de lutter, comme dit plus haut, contre toute discrimination, exploitation, domination, et donc d’être anti-capitalistes⁠[10], d’être attachés à l’extension de la liberté et de l’égalité, soucieux de la question écologique, de la transformation de l’État, en établissant une démocratie radicale au niveau institutionnel comme au niveau civil. Le principe articulateur p-variera donc suivant les circonstances.⁠[11]

Il ne s’agit pas d’abolir la représentativité mais de l’élargir : les institutions représentatives existantes « ne permettent pas de confrontation agonistique entre différents projets de société […] le remède n’est pas d’abolir la représentation, mais de rendre les institutions plus représentatives. »[12] De plus, la « stratégie populiste de gauche nécessite d’articuler les interventions « verticales » et les interventions « horizontales » dans le cadre des institutions représentatives aussi bien que dans différentes associations et mouvements sociaux. »[13]

La pluralité des demandes, des protestations induit nécessairement un conflit entre elles, un antagonisme, car il est impossible de réconcilier tous les points de vue en lutte pour l’hégémonie inéluctable en politique et sans espoir de réconciliation finale.⁠[14] Même si l’antagonisme est indéracinable, pour constituer un « nous » et établir la frontière entre « eux » et « nous », il convient de bien faire la distinction entre l’« ennemi » (antagoniste) et l’« adversaire ». Entre adversaires, l’affrontement doit être agonistique et doit être organisé dans ce sens_.⁠[15] Etymologiquement, antagonisme se rapporte plutôt à une lutte armée tandis que agonisme désigne un affrontement plus pacifique⁠[16]. Dans le vocabulaire de Chantal Mouffe, l’antagonisme est la caractéristique du politique tandis que l’agonisme doit animer la politique puisqu’elle, elle « vise à établir un ordre, à organiser la coexistence humaine dans des conditions qui sont toujours conflictuelles car traversées par le politique. »[17] Il n’y aura donc jamais de « réconciliation finale »[18] même s’il convient de « rejeter l’opposition entre partis et mouvements, luttes parlementaires et extraparlementaires. »[19]

Dans ce travail de radicalisation de la démocratie par l’articulation d’équivalences, un leader non autoritaire peut jouer un rôle mais dans la construction d’un peuple, ce qui est décisif, à côté des idées, ce sont les affects.⁠[20] Et « c’est quand s’opère une jonction entre les idées et les affects que les idées acquièrent du pouvoir. »[21] Disons simplement que la stratégie que l’auteur envisage doit toucher les sentiments, les émotions populaires qui vont s’exprimer en désirs.⁠[22]

C’est donc le sujet dans toute sa complexité discursive et affective qui doit être touché, mobilisé. A cet égard, la culture et l’art jouent un rôle essentiel comme l’avaient déjà souligné Trotsky⁠[23] et surtout Gramsci⁠[24]. Chantal Mouffe explique : « si les pratiques artistiques peuvent être décisives dans la construction de nouvelles formes de subjectivité, c’est parce que, mobilisant des ressources qui induisent des réponses émotionnelles, elles sont capables de toucher les êtres humains au niveau affectif. C’est là que réside en effet l’immense pouvoir de l’art, dans sa capacité à nous faire voir le monde différemment, à percevoir de nouvelles possibilités. »[25]

La pensée de Chantal Mouffe qui inspire ou rejoint de nombreux mouvements est très intéressante dans la mesure où elle insiste sur la nécessité de constituer un peuple face à l’hégémonie néo-libérale, individualiste, relativiste, matérialiste. Intéressant aussi sa volonté de respecter, dans une certaine mesure, la pluralité des pensées et des engagements pour constituer une autre hégémonie qui pourra, à son tour, être mise en question si elle ne réussit pas à radicaliser la démocratie. Intéressante aussi son insistance sur le rôle politique de la culture dans la volonté de sensibiliser tout l’homme dans sa complexité rationnelle et affective.

Toutefois, pouvons-nous admettre simplement les principes articulateurs des « demandes hétérogènes » des citoyens ? Comment définit-elle la liberté et l’égalité ? A quelles discriminations, exploitations, dominations pense-t-elle ? qu’implique exactement la revendication écologique qu’elle estime centrale ? Il est vain de chercher ici un programme puisque, très logiquement, la philosophe ne peut, dans l’optique qu’elle défend, que nous proposer « une stratégie particulière de construction de la frontière politique »[26], rien de plus. Un programme ne pourra s’élaborer qu’au fur et à mesure de la constitution réelle d’un peuple.

Et donc, comme elle l’écrit, il n’y a pas, au point de départ, d’ « identité cachée qu’il faudrait sauver », il n’y a pas de « lien de nécessité, a priori, entre les positions de sujet ». Les liens qui s’établiront, « historiques, contingents et variables » seront le fruit d’un « effort constant »[27] des « agents sociaux ». Une nouvelle manière d’envisager la révolution plus permanente que dans la pensée de Marx ou de Trotsky pour qui la révolution s’arrêterait une fois tous leurs objectifs atteints.

Nous allons voir que tout autre est la stratégie du Père Fessard, de ses continuateurs et, en définitive, de l’Église pour construire un « peuple » et fonder une vraie démocratie.⁠[28]


1. MOUFFE Chantal écrit: « Dans L’Illusion du consensus (Albin Michel, 2016), je suggérais de revitaliser le clivage gauche-droite. mais je suis à présent convaincue qu’en l’état cette frontière n’est plus adéquate pour exprimer une volonté collective à même de rassembler la variété des demandes démocratiques qui s’affirment aujourd’hui. » (Pour un populisme de gauche, Albin Michel, 2018, p. 17). Née en 1943, cette philosophe belge fut l’épouse du politologue argentin Ernesto Laclau (1935-2014) considéré comme un auteur majeur de la pensée post-marxiste. Elle enseigne à l’université de Westminster. Elle a écrit avec ERREJON Iñigo, chef de file du mouvement Podemos en Espagne : Construire un peuple, Pour une radicalisation de la démocratie, Cerf, 2017. Elle inspire également MELANCHON Jean-Luc, le leader de La France insoumise.
2. Antonio Gramsci (1891-1937). En bref, au contraire de ce qui s’est passé en Russie où les bolcheviks se sont emparé de l’appareil de l’État, en Europe occidentale, vu le développement de la société civile, s’emparer de l’État ne suffit pas , il faut gagner la société civile par une lutte qui inclura la culture pour briser le consentement des classes subalternes à la force de l’État. (Cf. KEUCHEYAN Razmig, Gramsci, une pensée devenue monde, in Le Monde diplomatique, juillet 2012, p. 3). Chantal Mouffe explique: « L’un des apports clés de Gramsci à la politique hégémonique est sa conception de l’« État intégral » comme incluant à la fois la société politique et la société civile. Il ne faut pas y voir une « étatisation » de la société civile mais la reconnaissance du caractère profondément politique de la société civile, présentée comme le terrain d’une lutte pour l’hégémonie. dans cette perspective, en plus de l’appareil gouvernemental traditionnel, l’État apparaît comme composé d’une multitude d’autres appareils et d’espaces publics où différentes forces combattent pour l’hégémonie. » (Op. cit., p. 73)
3. Cf. Les articles de DELARUE Christian sur www.legrandsoir.info/
4. On peut citer en Italie : Senso commune ou encore Potere al Popolo. Ce dernier mouvement est une alliance électorale née en 2017 qui veut « créer une véritable démocratie, à travers des pratiques quotidiennes, l’autogouvernance des expériences, la socialisation de la connaissance et de la participation populaire. » ( Cf. poterealpopolo.org) La porte-parole de ce dernier mouvement, Viola Carofalo déclare : « Si l’État n’est pas en mesure de résoudre nos problèmes, parce qu’il est l’otage d’une minorité et structurellement pensé pour défendre les intérêts de celle-ci, nous commençons à agir tout de suite avec une méthode d’intervention qui part des besoins du peuple et qui, avec le peuple, développe la conscience et la participation. » (Cf. PREZIOSO Stéfanie, Potere al Popolo : un nouvel espoir de la gauche anti-capitaliste en Italie, sur ensemble-fdg.org, 17 février 2018). En France, outre La France insoumise, participe à cette même vision politique : Nuit debout de François Ruffin que Chantal Mouffe remercie (op. cit., p. 133) . En Grèce, on connaît Syriza et une personnalité comme Yannis Stavrakakis, professeur à l’Université de Thessalonique, qui diffuse un message semblable : il a écrit sa thèse de doctorat sous la direction d’Ernesto Laclau. On ne s’étonnera donc pas de le voir cité aussi par Chantal Mouffe (id.) En Grande-Bretagne, Jeremy Corbyn, chef de file du parti travailliste se situe dans la même mouvance de même que Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez aux USA. En Islande, on connaît le mouvement Pirates et le Mouvement des verts et de gauche. En Allemagne, Die Linke et au Portugal le Bloco de Esquerda sont des mouvements similaires. Chantal Mouffe se réjouit particulièrement que Podemos, en Espagne, ait « su profiter du terrain établi par les Indignados. » (op. cit. p. 36) Le mouvement des indignés né en 2011 a rassemblé, par le biais des réseaux sociaux, des centaines de milliers de manifestants dans toute l’Espagne et appartenant à des centaines d’associations différentes.
5. Op. cit., p. 89.
6. Id., p. 90.
7. Id., p. 18.
8. Id., p. 92.
9. Id., p. 93.
10. Id., p. 46.
11. Id., p. 101.
12. Id., p. 86.
13. Id., p. 98.
14. MOUFFE Chantal, Politique et agonisme, in Collège international de Philosophie « Rue Descartes », 2010/1, n°67, pp. 18-24, disponible sur www.cairn.info/revue-rue-descartes-2010-1-page-18.htm
15. Cf. Pour un populisme de gauche, op. cit., p. 128.
16. En grec, ἀγωνιστικός désigne ce qui concerne la lutte particulièrement dans les jeux publics, ce qui convient aux luttes de la parole, propre à la discussion. Le verbe άνταγωνίζομαι signifie lutter les armes à la main contre. La frontière est mince car à la racine se trouve le même mot ἀγωνία lutte ; les dérivés άγωνισμός et άγώνισμα désignent tous les deux la lutte, le combat. Quant au substantif άνταγώνισμα il se traduit par émulation ! En latin chrétien, agonisticus, « qui lutte », est relatif à l’affrontement, en particulier en ce qui concerne des textes littéraires. On parle de personnages « agonistes », ou, le plus souvent, de texte « agonistique ».
17. Politique et agonisme, op. cit., p. 18. Chantal Mouffe pose la question: « est-ce que tous les antagonismes peuvent être transformés en agonisme ? » Elle répond par d’autres questions qui impliquent que la réponse est évidemment non : « est-ce que toutes les positions doivent être considérées comme légitimes et faut-il leur accorder une place à l’intérieur de l’espace public agonistique ? Ou bien, existe-t-il des revendications qui doivent être exclues parce qu’elles mettent en question le consensus conflictuel qui constitue le cadre symbolique dans lequel les opposants se reconnaissent comme adversaires légitimes ? Pour le dire d’une autre façon, peut-on envisager un pluralisme sans antagonisme ? » (Id., p. 23).
18. Id., p. 24.
19. Pour un populisme de gauche, op. cit., p. 100.
20. La conjonction du rôle de leader, des idées et des affects peut être illustré par le cas de Greta Thunberg qui en 2018 a entrepris une action pour le climat qui a entraîné des grèves étudiantes un peu partout dans le monde et son invitation à la COP24 ou encore au Forum économique mondial à Davos. Son jeune âge ( 15 ans en 2018) et sa maladie (syndrome d’Asperger) ont apporté les affects nécessaires selon la théorie de Mouffe.
21. Pour un populisme de gauche, op. cit., p. 108. Il n’est pas nécessaire ici de réfléchir aux différents sens que le mot « affect » peut prendre en philosophie, en psychologie ou en psychanalyse. Chantal Mouffe rappelle le lien et la distinction que Spinoza (Ethique, (1677), Livre III) établissait entre affection et affect : « Une « affection » est un état du corps en tant qu’il est sujet à l’action d’autres corps. Quand il se trouve affecté par un élément extérieur, le conatus (l’effort général à persévérer dans notre être) éprouve des affects qui le poussent à désirer quelque chose et à agir en conséquence. » (Pour un populisme de gauche, op. cit., pp. 106-107).
22. « Travaillant à partir des notions du « sens commun », cette stratégie devrait s’adresser aux gens de manière à pouvoir atteindre leurs affects. Elle doit être en accord avec les valeurs et les identités de ceux qu’elle cherche à interpeller et elle doit être reliée aux aspects de l’expérience populaire. Pour faire écho aux problèmes que les gens rencontrent dans leur vie quotidienne, elle doit partir de là où ils sont et de ce qu’ils ressentent, et leur offrir une vision de l’avenir qui leur donne de l’espoir plutôt que de s’en tenir au registre de la dénonciation. » (Id, p. 110).
23. Cf. TROTSKY Léon, Littérature et révolution, Julliard, 1964.
24. On ne compte plus notamment les films et souvent de très bonne facture qui ont précédé ou accompagné les campagnes en faveur de la dépénalisation de l’avortement ou de l’euthanasie ou en faveur de la reconnaissance des couples homosexuels et de leur droit à l’adoption d’enfants.
25. Pour un populisme de gauche, op. cit., p. 111. L’auteur renvoie aussi à son livre Agonistique : Penser politiquement le monde, Beaux-Arts de Paris, 2014, chapitre 5.
26. Pour un populisme de gauche, op. cit., p. 114.
27. Id., p. 126.
28. Rappelons-nous le radio-message de Pie XII du 24 décembre 1944.