En attendant, il est possible de réfléchir avec le non-chrétien comme l’a montré naguère le P. Hervé Carrier[1] . Son grand mérite est d’avoir montré l’importance de l’action culturelle et d’avoir proposé très concrètement des pistes pour inculturer l’enseignement social chrétien[2]. L’essentiel étant de former prioritairement un peuple pour reprendre le souhait de Pie XII, un peuple au vrai sens du terme, indispensable à la vie stable et fructueuse d’une démocratie authentique.[3]
Le P. Carrier est bien conscient que « le message social de l’Évangile n’a pas suffisamment pénétré les mentalités et les cultures d’aujourd’hui ». On pourrait même dire que ce message social est ignoré par la plupart y compris par les catholiques en de nombreux endroits. Il n’empêche que « la nouvelle évangélisation resterait inachevée sans une transformation en profondeur des attitudes collectives et des valeurs dominantes d’une société ». La conclusion est claire : « la foi doit devenir culture pour être opérante et transformer toute la société. » « L’évangélisation de la culture apparaît […] comme la forme la plus radicale et globale de l’évangélisation d’une société, car elle vise à faire pénétrer le message du Christ dans la conscience des personnes, pour atteindre, à travers elles, les mentalités, les institutions et toutes les structures. » A partir des personnes, à partir des rencontres et situations concrètes, « inspirées par les valeurs évangéliques, les mentalités se transforment en culture et en comportement chrétiens. Une manière chrétienne de vivre se diffuse dans tous les secteurs de la société : famille, école, lieux de travail, entreprises, médias, loisirs, universités, vie politique. » Cette inculturation doit être permanente « car elle demande une attention et une conversion constantes, elle invite sans cesse au dépassement et à la sanctification ; Pour cette raison, une culture évangélisée est tout le contraire d’une idéologie préétablie ou d’un système de pouvoir. » Enfin, sa seule force est l’amour « qui seul peut finalement transformer les sociétés détruisant en leurs racines les égoïsmes, les injustices, les oppressions et les dégradations qui portent à la déshumanisation et à la mort. »
Ceci dit, il faut se rendre à l’évidence que « les cultures partout dans le monde sont profondément bouleversées par des mutations accélérées qui mettent en crise toutes les valeurs et toutes les institutions. » Et même, dans les pays de tradition chrétienne, la culture s’est considérablement éloignée de ses sources jusqu’à les renier voire les combattre. Face à cette situation, si, comme l’écrit Jean-Paul II, « il n’y a pas de vraie solution à la question sociale hors de l’Évangile » (CA n° 5)[4], « comment annoncer aux mentalités modernes que l’espérance des personnes, comme celle des sociétés, dépend du Christ, mort et ressuscité pour notre salut individuel et collectif ? […] Dans les sociétés actuelles, comment faire accepter le message du Christ pour que règnent la justice, la paix, la solidarité dans le monde ? »
d’une part, répond le P. Carrier, « il faut savoir regarder les cultures et les aimer avec les yeux et le cœur du Christ. La culture constitue le ressort décisif de toute transformation sociale et c’est ce dynamisme même que l’Évangile doit vivifier et renforcer. » Mais il ne faut pas craindre, d’autre part, de « courageusement critiquer et dénoncer toute culture qui pèche contre l’homme. Les cultures viciées par l’arrogance, la violence et la domination économique sont mortelles pour les civilisations, mais aussi les cultures empoisonnées par les instincts hédonistes et matérialistes sont également destructrices de l’être humain. »
Pratiquement, que nous propose le P. Carrier ? Même si « tout l’enseignement de l’Église est à la fois évangélique et social », on peut, méthodologiquement, « distinguer l’enseignement des valeurs évangéliques, acceptables à toute personne de bonne volonté, et l’annonce prophétique du Christ ressuscité comme force de libération radicale de toutes les personnes et de toutes les sociétés. » On peut ainsi commencer « à propager dans tous les milieux les valeurs évangéliques ». Ces valeurs très chrétiennes ne répondent-elles pas aux préoccupations, aux aspirations de la plupart ? Pensons au respect de la dignité de chaque personne, à l’importance de la famille, au souci des pauvres, à l’humanisation par le travail, au travail, au respect de l’environnement, à la solidarité, à la justice, à la paix, etc… Toutes ces valeurs peuvent être partagées avec un grand nombre de personnes sans pour autant éviter de montrer le rapport entre ces valeurs et la proclamation libératrice du règne de Dieu.[5] Progressivement, à son heure et suivant la capacité de réception de l’interlocuteur, un chemin se trace à travers les réalités temporelles vers le Christ seul vrai libérateur personnel et social, qui donne à la doctrine sociale sa pleine légitimité.[6]
Ce chemin d’inculturation, au niveau particulier de la doctrine sociale, se dessine par un échange avec la culture ambiante, un échange qui doit veiller, entre autres, « au langage de la doctrine sociale catholique, à sa crédibilité, à sa capacité de discernement, à son ouverture culturelle ». Examinons ces quatre points.
Même si l’annonce porte plus par le témoignage de sa vie que par la parole, il faut être conscient du fait qu’un vocabulaire familier aux initiés peut paraître très ésotérique à beaucoup. Même l’intitulé « doctrine sociale de l’Église » peut faire difficulté et a fortiori des mots comme « magistère » ou une expression comme « péché social ».[7]
Cette « doctrine sociale » est-elle crédible ? Ne cache-t-elle pas une volonté de puissance ? Par ailleurs nombre de contre-témoignages risquent aussi de la déforcer[8]. Nécessité est donc d’insister sur le service et d’autre part de prendre ses distances avec tous les chrétiens qui ont trahi cette doctrine.[9]
Les chrétiens engagés doivent aussi apprendre à discerner toutes les formes de pauvretés qui assaillent une société donnée[10]. Et ce travail ne concerne pas seulement des experts en sociologie mais tous les membres de l’Église sous peine de faire paraître la doctrine comme incapable de répondre aux injustices.
L’inculturation suppose, a-t-on dit, un échange.[11] Il est nécessaire donc de bien comprendre que de nombreuses notions sont très marquées historiquement, philosophiquement, théologiquement et sont étrangères à d’autres traditions culturelles mais aussi à bien des chrétiens. Le P. Carrier cite le concept de « droits de l’homme », « nos conceptions de la personne, de l’État moderne, de la démocratie et de la séparation des pouvoirs, de l’égalité et de la responsabilité des individus, de la propriété privée et publique, du régime de droit. » [12]
Le P. Carrier termine son article en faisant remarquer que dans la difficulté de la tâche, nous sommes assurés du secours de l’Esprit-Saint toujours à l’œuvre et qui « souffle où il veut »[13]. De quoi réconforter les laïcs chrétiens qui sont aux premières lignes. Mais nous aborderons plus tard les moyens surnaturels de l’action.
Par inculturation, l’Église incarne l’Évangile dans les diverses cultures et, en même temps, elle introduit les peuples avec leurs cultures dans sa propre communauté ; elle leur transmet ses valeurs, en assurant ce qu’il y a de bon dans ces cultures et en les renouvelant de l’intérieur. Pour sa part, l’Église, par l’inculturation, devient un signe plus compréhensible de ce qu’elle est et un instrument plus adapté à sa mission. » (n° 52)
Il n’empêche que tout citoyen peut constater ou sentir que bien des choses, ici ou là, « ne vont pas ». Et même l’insistance sur le « progrès » que constituerait la légalisation de l’avortement ou de l’euthanasie peut le faire réfléchir, de même que la violence, les vices politiques, l’enrichissement outrancier, etc….