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i. L’éclairage de W. Kasper

A la recherche du fondement de la dignité humaine, Mgr Walter Kasper⁠[1] rappelle qu’il existe deux traditions: « l’une, fondement ascendant, venant « d’en bas », qui remonte de la loi naturelle, et l’autre, fondement théologique descendant, venant « d’en haut », plus précisément : fondement christologique basé sur l’histoire du salut. » Si les textes préconciliaires privilégient l’argumentation « ascendante », alors que les textes conciliaires et post-conciliaires privilégient l’argumentation « descendante »⁠[2], W. Kasper fait remarquer qu’« il serait […] entièrement faux d’opposer les argumentations « ascendante » et « descendante » et de les jouer l’une contre l’autre. […] Au contraire, le Concile a montré clairement la connexion interne de ces deux lignes d’argumentation. » Même si « c’est seulement dans le mystère de Jésus-Christ que le mystère de l’homme s’éclaire véritablement : en Jésus-Christ, Dieu manifeste pleinement l’homme à l’homme. »[3]

Sur le plan plus général de la découverte de l’enseignement social de l’Église, deux voies, pour simplifier, s’offrent donc à nous mais il va sans dire que suivant les circonstances, elles pourront s’entrecroiser.

Spontanément, on peut penser qu’il faut d’abord évangéliser, dans le sens étroit du terme, les personnes, c’est-à-dire de leur révéler Jésus-Christ ressuscité et d’espérer que Dieu suscitera leur foi et qu’elle transformera ces convertis. On peut aussi penser à ces croyants qui, au nom même de leur foi, ne s’engagent pas ailleurs dans le sein de leur église, de leur communauté, de leur groupe de prière. Aux premiers, il convient de révéler que Dieu veut sauver l’homme intégral, que la doctrine sociale de l’Église « appartient […] au domaine de la théologie et spécialement de la théologie morale », que son enseignement et sa diffusion « font partie de la mission d’évangélisation de l’Église «⁠[4] Le « surnaturaliste » trahit la profondeur et la largeur du message christique et, comme disait Jean-Paul II, aucun « alibi spirituel »[5] ne peut nous dispenser de cet aspect de l’enseignement, d’un engagement au service de nos frères.⁠[6]

A l’instar de W. Kasper, on peut baptiser ce cheminement de la foi en Jésus-Christ à l’action, comme « descendant » et le théologien nous expliquera que « la grâce précède et soutient la nature. Du point de vue chrétien par conséquent, celui de la grâce, la nature humaine est considérée ainsi : la grâce la précède et non l’inverse ; la nature n’est rendue à elle-même que dans la grâce et non sans elle. De ce fait, il est de mauvaise méthode de commencer par la nature pour s’élever ensuite à la grâce, autrement dit par le côté humain pour aborder après lui le côté chrétien, comme une fusée à deux étages successifs et non emboîtés, comme si le premier pouvait à lui seul conduire au second. toutefois, y compris du point de vue chrétien, la grâce n’écrase ni ne remplace la nature : elle la parfait au contraire, donc la suscite. le chrétien n’a pas à bouder la nature, il la promeut. »

Mais immédiatement, l’auteur se demande : « dans nombre de débats, faut-il se placer du côté de l’homme et donc, par une hypothèse elle-même à vérifier, du côté de la nature seule, ou bien plutôt et en simultané du côté religieux chrétien ? La réponse s’annonce complexe, appelée à considérer de nombreux points de vue, pour ne pas dire à se configurer différemment suivant les situations. »⁠[7]

En effet, la plupart du temps, et de plus en plus, nous sommes confrontés à des gens riches de bonne volonté mais qui n’ont pas la foi, qui en ont une image caricaturale ou qui sont parfaitement athées⁠[8] et avec lesquels, seule une méthode « ascendante » est praticable. Idéalement, il est important de parcourir, si possible tout le chemin pour plus de cohérence certes mais aussi parce que tôt ou tard se poseront des questions fondamentales.


1. Ancien évêque de Rottenburg-Stuttgart, ce cardinal fut président du Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens de 2001 à 2010.
2. Si la théologie de la création initie le fondement théologique de la dignité humaine, ce fondement est finalement christologique car ce n’est pas seulement la dignité de la nature humaine qui est en question mais « la dignité de chaque être humain ». Et ce fondement théologique, continue Mgr Kasper a plusieurs avantages sur le fondement par le droit naturel. Il est plus œcuménique, jouit de plus de plénitude et de force, et est plus « impressionnant » pour les cultures non-européennes comme pour les incroyants. (KASPER W., Le fondement théologique des droits de l’homme, in Les droits de l’homme et l’Église, Réflexions historiques et théologiques, Relations présentées à un Colloque international organisé à Rome du 14 au 16 novembre 1988 par le conseil pontifical « Justice et paix », Cité du Vatican, 1990, pp.63-66).
3. Id., pp. 66-67.
4. SRS, n° 41.
5. HADJADJ Fabrice (in La foi des démons, op.cit.) nous rappelle, en s’appuyant notamment sur l’évangile de Marc (Mc 1, 23-27, 34) que les « qualités démoniaques » sont « l’assiduité à l’église, la connaissance de Jésus, la soumission automatique à son commandement…​ » (p. 59). L’auteur est particulièrement sévère avec certains chrétiens : « Les pharisiens, pardon, les chrétiens d’aujourd’hui, et non les publicains et les prostituées, sont seuls capables d’approcher la perfection démoniaque, cette foi orgueilleuse, sûre de son salut, méprisante à l’égard des autres pécheurs. » (p. 195). Citant saint Jean Chrysostome dans son Commentaire sur Job, il évoque « ce que sont les amis de Job. Leur zèle est si empressé de défendre l’Eternel qu’ils en oublient que l’Eternel est le défenseur du pauvre. » (p. 197). Il décrit ainsi la stratégie du démon aujourd’hui : « Une société athée ne fait pas assez son régal. Après une chrétienté dont la collusion avec le pouvoir temporel sut faire ses délices, il tend à promouvoir ensemble une société séculière au milieu de laquelle le petit nombre des chrétiens s’enferme dans un pharisaïsme supérieur - le pharisaïsme du publicain, en quelque sorte - qui consiste à se sentir meilleur tout en pouvant se poser en minorité persécutée. » (p. 211).
6. Cf. Jc 2, 14-18: « si quelqu’un prétend avoir la foi, alors qu’il n’agit pas, à quoi cela sert-il ? Cet homme-là peut-il être sauvé par sa foi ? Supposons que l’un de nos frères ou l’une de nos sœurs n’ait pas de quoi s’habiller, ni de quoi manger tous les jours ; si l’un de vous leur dit : « Rentrez tranquillement chez vous ! Mettez-vous au chaud, et mangez à votre faim ! » et si vous ne leur donnez pas ce que réclame leur corps, à quoi cela sert-il ? Ainsi donc, celui qui n’agit pas, sa foi est bel et bien morte, et on peut lui dire : « Tu prétends avoir la foi, moi, je la mets en pratique. Montre-moi donc ta foi qui n’agit pas ; moi, c’est par mes actes que je te montrerai ma foi. » Ou encore Ga 5, 6: « pour celui qui est en Jésus-Christ, ni la circoncision ni l’incirconcision ne sont efficaces, mais la foi agissant par l’amour. »
7. KASPER W. op. cit., pp. 142-143.
8. HADJADJ F., op. cit., p. 185, cite DostoiÏevski, dans Les possédés : « L’athéisme total est plus respectable que l’indifférence mondaine ».