Dans sa description de la « véritable cité », Aristote affirmait « que c’est en vue des belles actions qu’existe la communauté politique, et non en vue de vivre ensemble ». « Ce n’est pas en vue de vivre, mais plutôt en vue d’une vie heureuse qu’on s’assemble en une cité […] ni en vue de former une alliance militaire pour ne subir de préjudice de la part de personne, ni en vue d’échanges dans l’intérêt mutuel […]. » Il insiste : « La cité n’est pas une communauté de lieu, établie en vue de s’éviter les injustices mutuelles et de permettre les échanges. Certes ce sont là des conditions qu’il faut nécessairement remplir si l’on veut qu’une cité existe, mais même quand elles sont toutes réalisées, cela ne fait pas une cité, car une cité est la communauté de vie heureuse […]. » qu’implique cette référence à la « vie heureuse » ? « La cité qui mérite vraiment ce nom […], répond Aristote, doit s’occuper de vertu » sinon « la loi est pure convention, […] elle est un garant de la justice dans les rapports mutuels, mais elle n’est pas capable de rendre les citoyens bons et justes. »[1]. « La cité est une communauté déterminée que forment les gens semblables mais en vue d’une vie qui soit la meilleure possible. » Et « le meilleur c’est le bonheur, lequel est une réalisation et un usage parfait de la vertu […]. » [2]
Il s’agit donc de bien vivre, c’est-à-dire de vivre selon le bien. [3] Dans l’Ethique à Nicomaque, le philosophe précise que « le bien pour l’homme consiste dans une activité de l’âme en accord avec la vertu, et, au cas de pluralité de vertus, en accord avec la plus excellente et la plus parfaite d’entre elles. »[4] « La fin de la politique sera le bien proprement humain. même si, en effet, il y a identité entre le bien de l’individu et celui de la cité, de toute façon c’est une tâche manifestement plus importante et plus parfaite d’appréhender et de sauvegarder le bien de la cité : car le bien est assurément aimable même pour un individu isolé, mais il est plus beau et plus divin appliqué à une nation ou à des cités. »[5]
Aristote définit le bonheur le plus parfait comme une activité conforme à la vertu la plus parfaite et donc selon l’intelligence qui, en nous, est un caractère divin. Il conclut : « Il ne faut donc pas écouter ceux qui nous conseillent, parce que nous sommes des hommes, de ne songer qu’aux choses humaines, et parce que nous sommes mortels qu’aux choses mortelles. Mais dans la mesure du possible nous devons nous rendre immortels et tout faire pour vivre conformément à la partie la plus excellente de nous-mêmes […]. »[6] Non seulement le bien est la fin de la vie morale individuelle mais il est aussi recherché par la politique : « Même si le bien de l’individu s’identifie avec celui de l’État, il paraît bien plus important et plus conforme aux fins véritables de prendre en mains et de sauvegarder le bien de l’État. Le bien certes est désirable quand il intéresse un individu pris à part ; mais son caractère est plus beau et plus divin, quand il s’applique à un peuple et à des États entiers. »[7]
On se rend compte que face au credo du 'vivre-ensemble’, « les « belles actions » d’Aristote requièrent deux paramètres d’une autre qualité : la beauté, autrement dit la reconnaissance de la bonté intrinsèque des actions, leur conformité à un ordre de vérité objectif et aussi reconnu tel par tous, ce qu’implique l’éclat de l’idée de beauté ; et les actions belles, celles qui sont vertueuses, conformes au bien. La communauté politique ne peut donc se construire et partant subsister que si elle se détermine selon la participation à un agir commun vertueux. Rien de rêveur là-dedans, car nul n’est dupe des infractions individuelles ou structurelles qui affectent tout le corps social. la question n’est pas dans la pureté de l’idéal, mais dans la mise en place du possible. les actions belles sont collectivement possibles. Elles supposent un discours clair sur le bien et sur le mal et donc a fortiori sur le vrai et sur le faux. le paradoxe de notre société postmoderne est de jouer sur deux claviers contradictoires, donc mortifères. d’un côté, le nihilisme, déni des valeurs morales dû à la relativisation de tout principe métaphysique religieux et aussi éthique, avec la parcellisation des opinions et le respect proclamé des idées les plus destructrices, tout cela soutenu par des subventions culturelles non moins nihilistes ; de l’autre, une surveillance publique de plus en plus sourcilleuse des comportements, au plan financier, sur les changements de morale et même sur les normes de vocabulaire. »[8]
Aristote n’emploie pas l’expression « bien commun » mais elle trouve bien son origine dans les Politiques d’Aristote. On lit dans le Commentaire du traité de La Politique d’Aristote par saint Thomas d’Aquin que « le bien vivre, est la finalité la plus excellente d’une cité ou d’une constitution et cela à la fois pour l’ensemble de la population et en particulier pour chacun des individus. »[9] Et saint Thomas résumera ainsi cette partie de la pensée d’Aristote qui constitue le point de départ de sa réflexion sur la politique : « la cité est une communauté d’hommes libres dont la finalité est le bien commun auquel toute l’administration politique doit tendre ».[10]
Toutefois, saint Thomas qui emploie constamment l’expression bonum commune[11], ne décrit jamais en quoi il consiste, comme si sa définition était claire pour tous.
L’expression « bonum commune » provient de la tradition chrétienne[12] que saint Thomas va suivre ajoutant que si le bien commun a, comme l’a montré Aristote, une dimension naturelle[13], il a aussi, en même temps une dimension surnaturelle comme l’évoque Paul[14] pour qui notre vrai et ultime bien commun est le Christ lui-même, son Royaume et la béatitude, Dieu, « souverain bien » (summum bonum): « Dieu […] est lui-même le bien suprême et commun de tout l’univers. »[15] Voici comment saint Thomas articule les deux dimensions, l’une étant subordonnée à l’autre : « Si un tout n’est pas une fin ultime, mais est ordonné à une fin ultérieure, la fin ultime de l’une de ses parties ne peut pas être ce tout, mais quelque chose d’autre. or l’universalité des créatures, à laquelle l’homme se rapporte comme la partie au tout, n’est pas une fin ultime, mais elle est ordonnée à Dieu comme à sa fin ultime. Donc le bien que représente l’univers n’est pas l’ultime fin de l’homme, celle-ci est Dieu lui-même. »[16] « La fin de la vie et de la société humaine est Dieu ».[17] « Dieu […] est lui-même le bien suprême et commun de tout l’univers. »[18] Dans un autre texte, il greffe sa réflexion de théologien chrétien sur la description du bien de la cité évoquée précédemment dans l’Ethique à Nicomaque, un bien « plus beau et plus divin » : « Le bien particulier est orienté vers le bien commun comme vers une fin : en effet l’être de la partie est pour l’être du tout ; c’est pourquoi aussi le bien du peuple est plus divin que le bien d’un seul homme.[19] Or le bien suprême, qui est Dieu, est le bien commun, puisque c’est de lui que dépend le bien de toutes les choses : en revanche, le bien en vertu duquel chaque chose est bonne est le bien particulier de celle-ci et des autres qui dépendent de lui. Toutes les choses sont donc orientées comme vers leur fin vers un seul bien, qui est Dieu. »[20] Plus clairement encore, il écrit dans le De regno : « Mais puisque l’homme, en vivant selon la vertu, est ordonné à une fin ultérieure, qui consiste dans la fruition de dieu, comme nous l’avons déjà dit plus haut, il faut que la multitude humaine ait la même fin que l’homme pris personnellement. la fin ultime de la multitude rassemblé en société n’est donc pas de vivre selon la vertu, mais, par la vertu, de parvenir à la fruition de Dieu. »[21] Et s’il y a, pour lui, au contraire d’Aristote, des biens communs divers, bien commun de la famille, bien commun de la cité, bien commun de l’univers, il précise que le bien divin « devance tout bien humain: dans les biens humains, le bien public devance le bien privé ; et là, le bien du corps l’emporte sur les biens extérieurs. »[22]
Il ne s’agit pas de consacrer une théocratie. L’affirmation de Dieu n’enlève rien à l’ordre politique naturel, à sa juste autonomie mais les perfectionne. Comme François Daguet le précise : « Dans l’approche thomasienne du politique, la cité terrestre n’est pas résorbée dans un ordre ecclésial, mais elle sera plus pleinement elle-même en s’ordonnant à Dieu, son bien commun séparé. La formule célèbre de Thomas trouve parfaitement à s’appliquer en matière politique : « Gratia non tollit sed perficit naturam. »[23] La cité chrétienne est plus cité que celle qui se clôt dans l’ordre naturel. »[24] La cité selon Aristote trouve son lien dans l’amitié alors que chez saint Thomas, c’est la charité qui crée le lien social mais la charité est une amitié. Et la cité n’est ni théocratique ni totalitaire car ordre naturel et ordre surnaturel ne se confondent pas : « L’homme n’est pas ordonné dans tout son être et dans tous ses biens à la communauté politique ; c’est pourquoi tous ses actes n’ont pas forcément mérite ou démérite envers cette communauté. mais tout ce qu’il est, tout ce qu’il a, et tout ce qu’il peut, l’homme doit l’ordonner à Dieu ; c’est pourquoi tout acte humain bon ou mauvais a un mérite ou un démérite devant Dieu, autant qu’il réalise la notion d’acte. »[25] Autrement encore : « Le bien de l’univers est plus grand que le bien d’un individu, s’il s’agit du même genre de bien. Mais le bien de la grâce, dans un seul individu, l’emporte sur le bien naturel de tout l’univers. »[26] Pour bien faire comprendre cette idée importante qui doit éclairer les rapports entre la personne et la communauté politique, et en même temps pour nous faire sentir l’enjeu du problème, Charles Journet[27] écrit : « Les biens périssables de la personne individuelle sont moins importants, moins « divins » que les biens périssables de la communauté politique. […] Mais le bien périssable de la communauté politique est, à son tour, moins divin que le bien impérissable de la personne humaine, et, sous cet aspect, c’est la communauté politique qui doit être au service de la personne individuelle. Ainsi donc, l’homme en tant que mortel est partie de la cité mortelle, mais en tant qu’immortel il n’est pas une partie de la cité, il est un tout, et la cité doit être à son service. Telle est la solution chrétienne de ce problème des rapports de l’homme et de la communauté politique. Elle s’élève, comme un sommet difficile d’accès, entre deux erreurs opposées, qui semblent se disputer tour à tour les esprits des hommes, ou bien ils ne voient plus le caractère sacré des droits de la communauté sur la personne individuelle : c’est l’erreur appelée individualisme. […] Ou bien, au contraire, les hommes ne voient plus le caractère sacré des droits de la personne individuelle sur la communauté ; c’est l’erreur que, pour le plaisir, si l’ont veut, d’inventer des mots barbares, nous appellerons communautisme ou totalitarisme. »[28]