Nous pouvons y réfléchir sans verser dans l’anarchie ou l’utopie grâce à un texte peu connu de Simone Weil. Née en 1909, elle meurt en 1943. Sept ans après sa mort, le revue La Table ronde publie, en février 1950 (n° 26), un texte inédit de la philosophe : Note sur la suppression générale des partis politiques. En avril 1950, André Breton[1], dans Combat et Alain[2] dans La Table ronde déclarent que ce texte est « l’un des plus pénétrants de l’auteur »[3]. A. Breton écrit : « Ces pages, en tout point admirables d’intelligence et de noblesse, constituent un réquisitoire sans appel possible contre le crime de démission de l’esprit (renoncement à ses prérogatives les plus inaliénables) qu’entraîne le mode de fonctionnement des partis. » Et Alain, de son côté, déclare que ce texte est « plein de feu, écrit comme avec le pic du terrassier. Superbe en assurance ». Il avoue : « J’y trouvais un climat et comme un souvenir de moi-même.[4] […] J’avais déjà toutes ces idées ; seulement elles étaient sans puissance, comme il arrive quand on ne combat pas, comme dit Descartes, avec toutes ses forces. »
Comment Simone Weil justifie-t-elle sa position exprimée dans un titre pour le moins provocant car nous sommes tous habitués et depuis fort longtemps dans nos démocraties à la présence de partis mais S. Weil nous réplique : « Le fait que [ les partis] existent n’est nullement un motif pour les conserver. » Quand nous parlons des partis politiques, nous avons tous tendance à en dire du mal. Sans qu’il soit nécessaire d’illustrer, S. Weil confirme que « le mal des partis politiques saute aux yeux. »[5] Mais sa critique ne va pas nous dresser le catalogue des vices décelés par tout un chacun. Au contraire c’est en fonction du bien que les partis peuvent apporter qu’elle entamer sa réflexion : « Seul le bien est un motif légitime de conservation. Le problème à examiner, c’est s’il y a en eux un bien qui l’emporte sur le mal et rende ainsi leur existence désirable. »[6] Selon quel critère va-t-elle identifier le bien ? « Ce ne peut être que la vérité, la justice, et, en second lieu, l’utilité publique » Et elle nous rappelle, cette vérité philosophique élémentaire qu’aucun homme politique n’oserait proférer : « La démocratie, le pouvoir du plus grand nombre, ne sont pas des biens. Ce sont des moyens en vue du bien. »[7] Le bien, la justice, la vérité sont l’objet de la raison et si tous les hommes exercent bien leur raison, ils doivent aboutir au même résultat alors que les passions nous poussent le plus souvent dans des sens très différents et nous trompent. La raison unit, la passion divise. Dans une démocratie, on ne se trompera pas si le peuple sollicité de dire ce qu’il veut, l’exprime hors de toute passion collective et qu’il s’exprime à propos des problèmes de la vie publique et non en choisissant des personnes.
Dès lors, deux questions se posent : « comment donner en fait aux hommes qui composent le peuple […] la possibilité d’exprimer parfois un jugement sur les grands problèmes de la vie publique ? » et en même temps, « comment empêcher qu’au moment où le peuple est interrogé, qu’il circule à travers lui aucune espèce de passion collective ? »[8]
Or, un parti politique se caractérise par trois caractères essentiels: il « est une machine à fabriquer de la passion collective », il aussi est « une organisation construite de manière à exercer une pression collective sur la pensée de chacun des êtres humains qui en sont membres » et enfin, son unique fin « est sa propre croissance, et cela sans aucune limite ». Ces trois caractéristiques font que « tout parti est totalitaire en germe et en aspiration »[9]. La seule véritable fin est le service d’« une certaine conception du bien public »[10] et non la croissance du parti, cette croissance appartient à l’ordre des moyens. En faire une fin est idolâtre car « Dieu seul est légitimement une fin pour soi-même ».[11]
On suppose que les partis ont « une certaine conception du bien public », ce que l’on appelle une « doctrine ». Pour S. Weil, « l’expression : « Doctrine d’un parti politique » ne peut jamais, par la nature des choses, avoir aucune signification. »[12] La prise de position est radicale. Comment la justifie-t-elle ? Par le fait que si un homme peut avoir exceptionnellement une doctrine, « une collectivité n’en a jamais ».[13] Dès lors, « la conception du bien public propre à tel ou tel parti est une fiction, une chose vide, sans réalité » qui lui « impose la recherche de la puissance. »[14] d’une part, « si on a un critère du bien autre que le bien, on perd la notion du bien »[15] et, d’autre part, « par effet de l’absence de pensée », le parti se trouve « dans un état continuel d’impuissance qu’il attribue toujours à l’insuffisance du pouvoir dont il dispose. »[16]
La croissance du parti étant un critère de bien, « une pression collective du parti » va s’exercer « sur les pensées des hommes », par la propagande sur le grand public[17] et par le « dressage » sur la pensée des membres. Imagine-t-on en effet « un membre d’un parti […] qui prenne l’engagement que voici : « Toutes les fois que j’examinerai n’importe quel problème politique ou social, je m’engage à oublier absolument le fait que je suis membre de tel groupe, et à me préoccuper exclusivement de discerner le bien public et la justice. » »[18] On trouve plutôt « tout à fait naturel, raisonnable et honorable que quelqu’un dise : « Comme conservateur, » ou : « Comme socialiste, je pense que… » »[19] Ce qui est légitime s’il n’y a pas de vérité mais « si on reconnaît qu’il y a une vérité, il n’est permis de penser que ce qui est vrai. »[20] Dire : comme conservateur ou comme socialiste, je pense que…, « c’est ne pas penser ».[21] Celui qui veut être fidèle à sa « lumière intérieure » ment à son parti ; si, en étant fidèle à sa lumière intérieure, il respecte la « discipline extérieure », il ment alors au public et s’il dit des choses qu’il estime contraires à la vérité et à la justice, il se ment à lui-même.[22]
En conséquence, « si l’appartenance à un parti contraint toujours, en tout cas, au mensonge, l’existence des partis est absolument, inconditionnellement un mal »[23] et si l’on est « contraint à se trouver dans un parti pour prendre part efficacement aux affaires publiques […] alors cette nécessité est un mal, et il faut y mettre fin en supprimant les partis. »[24]
On objectera comme Pilate : « qu’est-ce que la vérité ? » qu’est-ce que cette vérité que l’homme politique devrait servir pour échapper aux critiques de l’auteur ? Elle répond : « la vérité, ce sont les pensées qui surgissent dans l’esprit d’une créature pensante uniquement, totalement, exclusivement désireuse de la vérité ».[25] Encore faut-il désirer la vérité. Est-il possible de la désirer « sans rien savoir d’elle ? ». Il faut, comme dit S. Weil, désirer « la vérité à vide et sans tenter d’en deviner d’avance le contenu ». C’est à cette condition « qu’on reçoit la lumière. C’est là tout le mécanisme de l’attention. » Cette tension éloigne de l’esprit de parti car « Il est impossible d’examiner les problèmes effroyablement complexes de la vie publique et étant attentif à la fois, d’une part à discerner la vérité, la justice, le bien public, d’autre part à conserver l’attitude qui convient à un membre de tel groupement. la faculté humaine d’attention n’est pas capable simultanément des deux soucis. En fait quiconque s’attache à l’un abandonne l’autre. »[26] Et celui qui s’attache à la vérité, à la justice doit s’attendre à des pénalités pour son indocilités. Chaque parti « est une petite Église profane armée de la menace d’excommunication ».[27] Il est infiniment plus confortable de se conformer à ce que le parti dit et veut. Plus confortable en fait de ne pas penser.[28] Ou « à ne presque plus penser, dans aucun domaine, qu’en prenant position « pour » ou « contre » une opinion. ensuite on cherche des arguments, selon le cas, soit pour, soit contre. »[29]
Et donc le parti est bien une machine « à fabriquer de la passion collective […]. La passion collective est l’unique énergie dont disposent les partis pour la propagande extérieure et pour la pression exercée sur l’âme de chaque membre. »[30]
La conclusion est claire : les partis « sont mauvais dans leur principe, et pratiquement leurs effets sont mauvais. » Leur suppression serait donc un bien. S. Weil rêve-t-elle pour autant de dictature, le pluralisme politique étant le garant de la démocratie ?
Le pluralisme politique, elle l’envisage autrement, à partir non d’étiquettes mais d’idées : « les candidats diraient aux électeurs, non pas : « J’ai telle étiquette » - ce qui pratiquement n’apprend rigoureusement rien au public sur leur attitude concrète concernant les problèmes concrets - mais : « Je pense telle, telle et telle chose à l’égard de tel, tel, tel grand problème. » ». Ce sont les idées qui rassembleraient, suivant le cas, des élus différents suivant « les affinités réelles » : « Les élus s’associeraient et se dissocieraient selon le jeu naturel et mouvant des affinités. Je peux très bien être en accord avec M. A… ; sur la colonisation et en désaccord avec lui sur la propriété paysanne ; et inversement pour M. B... »[31]
En dehors du parlement, des revues d’idées rassembleraient des milieux « fluides », des milieux « d’affinité », des revues honorables dont les politiques ne pourraient se réclamer et auxquelles les collaborateurs ne seraient pas liés.[32] Cette ouverture d’esprit rejaillirait sur toute la société.
Comme nous l’avons dit, André Breton, applaudit à la prise de position de S. Weil. Il rappelle que le 13 décembre 1948[33], il avait en présence d’Albert Camus rappelé que l’auteur de La peste « voyait dans la non-appartenance à toute espèce de parti la première caution que devraient être appelés à fournir ceux qui, d’un large et passionné échange de vues et d’idées, croient encore possible d’attendre un remède au mal actuel. » Breton nuance un tout petit peu la pensée de S. Weil et parle de « mise au ban » plutôt que de suppression des partis politiques car celle-ci « ne peut se concevoir qu’au terme d’une assez longue entreprise de désabusement collectif. »[34]
Quant à Alain, il confirme l’analyse de son ancienne élève : « un parti ne peut former des pensées ». Il n’y a qu’un « vrai parti, celui de la Justice et de la Vérité, choses qui ne peuvent être connues et suivies que par des individus, soutenus par leurs amis, et jamais par les partis qui s’accordent à poursuivre le Juste et le Vrai, mais qui n’y pensent jamais, attendu qu’une collectivité ne peut rien penser. »[35]
Une conclusion s’impose ici : l’action politique première, fondamentale, incontournable implique chaque personne et suppose sa formation intellectuelle, morale, et peut-être religieuse. On ne peut faire l’économie de ce préalable. Sinon, on sera livré aux influences plus ou moins efficaces, de groupes plus ou moins organisés, partis, syndicats, lobbies de toutes sortes et campagnes médiatiques.
Thierry-Dominique Humbrecht, dans son Eloge de l’action politique[36], a beau dire que « l’action dont il s’agit ici de vanter les mérites désigne à la fois, au sens large, l’influence de tous sur la société et, au sens précis, la participation de quelques-uns à la vie politique » et que « ces deux dimensions se complètent et se fécondent »[37], il privilégie néanmoins la seconde, tant l’action politique au sens habituel, étroit, fascine et tout est mis en œuvre aussi pour laisser croire qu’elle est le passage obligé, nécessaire et premier de la transformation ou de la gestion d’une société[38]. Il suffit de voir comment les media traitent certaines campagnes électorales, comme aux États-Unis ou en France, conduites comme des compétitions sportives qui passionnent les foules et les détournent de leurs vraies responsabilités politiques qui, en l’occurrence, sont réduites à des paris et à l’acte électoral.[39] Dans un essai qu’il faudrait relire, Serge-Christophe Kolm s’est posé la question: « Les élections sont-elles la démocratie ? »[40]. Si l’on ne partage pas nécessairement ses conclusions trop timides dira-t-on ou trop floues référées à l’analyse scientifique et à l’anarchisme[41], il nous invite à réfléchir quand il écrit que « le peu de choix offert aux électeurs, la sur-centralisation, l’irrévocabilité des élus, l’information superficielle, la sélection a priori des dirigeants et candidats vident le système électoral de sa démocratie. Comme le veulent les aspirants au pouvoir politique et les groupes qui financent leurs propagandes électorales en échange du maintien de privilèges. Ces élections sont beaucoup moins un choix du peuple que sa légitimation de pouvoirs existant par ailleurs. »[42] Comment ne pas penser que « le système empêche des citoyens d’être maîtres et responsables de leur sort, même pour des décisions qui ne touchant pas nécessairement un grand nombre de personnes ensemble. L’aliénation politique règne. » Pour l’auteur, « le suffrage universel semble réduit à un alibi. L’élection est une cérémonie de légitimation, intronisation du député par l’électorat ou sacre du président par le peuple, sans que celui-ci ait grand choix. le scrutin a bien des aspects du dérivatif psycho-social, de fête votive plutôt que de vote souverain. »[43]
Il n’échappe à personne que « le drame des campagnes électorales est que les politiciens y proclament trop souvent à leurs électeurs ce que ceux-ci ont envie d’entendre. Ceci afin de mendier leur vote. »[44]
On ne peut s’empêcher de se rappeler les sévères mises en garde de Pie IX. Dans son Discours aux pèlerins français, le 5 mai 1874, il les félicite de les voir « occupés de la tâche difficile qui consiste à faire disparaître, si c’est possible, ou, au moins, atténuer une plaie horrible qui afflige la société humaine et qu’on appelle le suffrage universel. Oui, c’est une plaie qui détruit l’ordre social et qui mériterait à juste titre d’être appelée mensonge » universel. » Quant aux institutions que le suffrage universel installe, Pie XI était bien conscient qu’« elles se prêtent plus aisément que toutes autres au jeu déloyal des factions. »[45] C’est pourquoi Pie XII insistera tant sur le sens véritable du mot « peuple » comme nous l’avons vu et sur ce qui fonde une vraie démocratie : le souci du bien commun, l’origine du pouvoir et les conditions de son exercice, le respect des droits de toute personne. Un peu plus tard, le Souverain Pontife rappelant son message de Noël 1944 adressé, dit-il, « à un monde enthousiaste de la démocratie et désireux d’être le champion et le propagateur, nous nous efforcions d’exposer les principaux postulats moraux d’un ordre démocratique qui soit juste et sain. Beaucoup craignent aujourd’hui que la confiance en cet ordre ne soit affaiblie par le contraste choquant entre « la démocratie en parole » et « la réalité concrète » »[46]. Et le nombre à lui seul ne peut être fondateur. Or, « actuellement, la vie des nations est désagrégée par le culte aveugle de la valeur numérique. le citoyen est électeur. Mais, comme tel, il n’est qu’une des unités dont le total constitue une majorité ou une minorité qu’un déplacement de quelques voix, d’une seule même suffira à inverser. Au regard des partis, il ne compte que pour sa valeur électorale, pour l’appoint qu’apporte sa voix : de sa place et de son rôle dans le profession, il n’est plus question. »[47]
Pour Clotilde Nyssens, un autre phénomène pousse le citoyen à l’inaction : c’est l’élargissement du rôle de l’État actuel : « L’État interfère […] dans des domaines où jadis il aurait été impensable qu’il s’immisce. […] Cette tendance nouvelle va, si l’on n’y prend garde, à l’encontre du principe de subsidiarité cher à la doctrine chrétienne. Elle risque de déresponsabiliser les citoyens et de les infantiliser. »[48]
Quoi qu’il en soit, le chrétien ne peut se dérober à son devoir politique pour la simple raison que « la relation est au cœur de la démarche chrétienne. Elle est également au centre de la vie politique, ouverte sur un univers de relations entre personnes et associations diverses. Les citoyens apprécient également les relations de proximité que peuvent entretenir les responsables politiques avec la population.
Le désir de relations s’exprime également par la volonté de s’associer et de participer. La démocratie représentative a atteint ses limites: elle ne convainc plus. En revanche, la démocratie participative a la cote. Elle cherche de nouveaux modes d’expression, d’association aux processus de décision ou à tout le moins de consultation (forums, débats, auditions, instances consultatives, panel de citoyens, pactes, etc.). […] Le chrétien ne peut avoir une position de repli par rapport à l’actualité. Il ne peut s’en éloigner ni faire preuve d’un sentiment d’impuissance face à un monde où les problèmes et les défis sont nombreux et complexes. Il doit affronter également les questions nouvelles. le chrétien doit déchiffrer les « signes des temps » et parfois « tourner la page ». Il doit faire preuve de discernement et de réflexion critique. »[49]
Qui est ce chrétien sinon chacun d’entre nous ?
Dans quel but devrait-il s’engager ?
En ce qui concerne la France, nous disposons d’un outil régulier de sondage, plus pointu, fourni par Centre de recherches politiques de Sciences Po (anciennement Centre d’études de la vie politique française) appelé CEVIPOF. Dans son Baromètre de la confiance politique, vague 7, janvier 2016 ( disponible sur
www.cevipof.com/fr/le-barometre-de-la-confiance-politique-du-cevipof) Au niveau des partis politiques (Q. 25), il s’avère qu’1% des sondés ont très confiance, 11% plutôt confiance, 47% plutôt pas confiance et 40% pas du tout confiance.