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v. Des hommes et des femmes, d’abord !

A l’occasion de la reconnaissance de Thomas More comme saint patron des responsables politiques, Jean-Paul II a dessiné le portrait de l’homme politique souhaité en soulignant que son engagement « est avant tout un exercice de vertus » au service de la personne.⁠[1] « Le service politique passe par un engagement précis et quotidien, qui exige une grande compétence dans l’accomplissement de son devoir et une moralité à toute épreuve dans la gestion désintéressée et transparente du pouvoir. » De plus, « un homme politique chrétien ne peut pas faire autrement que de se référer aux principes que la doctrine sociale de l’Église a développés au cours de l’histoire. » Avec réalisme, Jean-Paul II se rend bien compte que « dans l’application de ces principes à la réalité politique complexe, il sera souvent inévitable de rencontrer des domaines, des problèmes et des circonstances qui peuvent légitimement donner lieu à des évaluations concrètes différentes. Mais en même temps, ajoute-t-il immédiatement, on ne peut justifier un pragmatisme qui, même en ce qui concerne les valeurs essentielles et fondamentales de la vie sociale, réduirait la politique à une pure médiation d’intérêts ou, pire encore, à une question de démagogie ou de calculs électoralistes. Si le droit ne peut pas et ne doit pas couvrir toute la sphère de la loi morale, il faut aussi rappeler qu’il ne peut aller « à l’encontre » de la loi morale. »[2] Jean-Paul II rappelle, en effet, que « la loi positive ne peut contredire la loi naturelle » et que le fondement des valeurs chrétiennes « ne peut se trouver dans des « majorités » d’opinion provisoires et fluctuantes, mais seulement dans la reconnaissance d’une loi morale objective qui, en tant que « loi naturelle » inscrite dans le cœur de l’homme, est une -référence normative pour la loi civile elle-même. » Le Souverain pontife prend comme exemple « le droit à la vie - de la conception à la mort naturelle - de l’être humain, quelle que soit la condition dans laquelle il se trouve - qu’il soit sain ou malade, encore à l’état embryonnaire, âgé ou en phase terminale. » Une loi qui ne respecterait pas ce droit « n’est pas une loi conforme au dessein divin ; aussi un législateur chrétien ne peut-il contribuer à la formuler ni l’approuver en séance parlementaire, bien que, là où cela existe, il lui soit licite de proposer des amendements qui en atténuent le caractère dommageable lors des discussions au parlement. » Il précise : « Il n’y a pas de doute que, dans l’actuelle société pluraliste, le législateur chrétien se trouve face à des conceptions de la vie, à des lois et à des demandes de législation qui sont contraires à sa conscience. C’est alors la prudence chrétienne, vertu propre à l’homme politique chrétien, qui lui indiquera comment se comporter pour ne pas manquer, d’une part, à l’appel de sa conscience correctement formée, ni d’autre part à sa tâche de législateur. Il ne s’agit pas pour le chrétien d’aujourd’hui, de sortir du monde où l’appel de Dieu l’a placé, mais de donner un témoignage de sa foi et d’être logique avec ses principes, dans les circonstances difficiles et toujours nouvelles qui caractérisent la sphère de la politique. »⁠[3]

Dans ces conditions, comment espérer trouver les hommes idoines, compétents, vertueux et persévérants⁠[4] sans qu’ils soient soutenus par un peuple, une partie petite ou grande de peuple, qui le soutienne et l’encourage ? Et puis, d’où peut sortir un tel homme sinon d’un groupe qui l’ait formé et le soutienne ?

Ne faut-il pas donc d’abord prioritairement penser à informer une société, une frange de la société avant de lui donner une représentation institutionnelle conforme ? Ne faut-il pas former un peuple d’abord avant de veiller à le représenter ? Ou mieux : évangéliser et former en même temps à l’action politique ? Une action politique qui reste à définir. Mais commençons par réfléchir à cette notion de peuple.

On se souvient de l’éclairante distinction faite par Pie XII entre peuple et masse. Revenons-y.⁠[5]

Quand on réclame, comme on l’entend encore aujourd’hui en maints pays, « plus de démocratie ou une meilleure démocratie, cette exigence ne peut avoir d’autre sens que de mettre le citoyen toujours plus en mesure d’avoir une opinion personnelle propre, et de l’exprimer, et de la faire valoir d’une manière correspondant au bien commun. » Dès lors, l’État « est, et il doit être, l’unité organique et organisatrice d’un vrai peuple ».

Le peuple est tout le contraire d’une masse ou, autrement dit, d’une « multitude amorphe ». La masse « est en elle-même inerte, et elle ne peut être mue que de l’extérieur. » La messe « attend l’impulsion du dehors, jouet facile entre les mains de quiconque en exploite les instincts et les impressions, prompte à suivre tour à tour, aujourd’hui ce drapeau et demain cet autre. » La masse est ainsi fragile devant toutes les manipulations surtout à une époque où les médias, avec leurs simplifications et leurs partis-pris, sont pour beaucoup l’unique source d’information et souvent l’instrument d’une pensée unique, celle du pouvoir ou d’un lobby. Mais le phénomène était déjà perceptible au temps de Jésus comme on le voit dans l’évangile selon Marc au moment où Pilate demande à la foule : « Voulez-vous que je vous relâche le roi des Juifs ? », l’évangéliste note que « les grands prêtres excitèrent la foule à demander qu’il leur relâchât plutôt Barabbas. »[6] La masse, telle que définie, « est l’ennemie principale de la vraie démocratie et de son idéal de liberté et d’égalité. »

A l’opposé, « le peuple vit et se meut par sa vie propre ; […] le peuple vit de la plénitude de la vie des hommes qui le composent, dont chacun - à la place et de la manière qui lui sont propres - est une personne consciente de ses propres responsabilités et de ses propres convictions. » Dès lors, « l’exubérance vitale d’un vrai peuple répand la vie, abondante et riche, dans l’État et dans tous ses organes, leur infusant, avec une vigueur sans cesse renouvelée, la conscience des propres responsabilités, le sens vrai du bien commun. »

Tout est donc une question d’hommes d’abord et de formation. C’est bien ce qu’avait compris l’historien Jules Michelet dans cette citation célèbre à l’aube de la démocratie : « Quelle est la première partie de la politique ? L’éducation. La seconde ? L’éducation ; Et la troisième ? L’éducation. »[7]

Deux ans avant Pie XII, Jacques Maritain réfléchissant à l’avenir du monde une fois qu’il sera débarrassé de la barbarie nazie, écrivait⁠[8] que pour la « philosophie démocratique »[9], « l’œuvre politique est par excellence une œuvre de civilisation et de culture […] »⁠[10] dans la mesure où « la personne humaine comme telle est appelée à participer à la vie politique et que les droits politiques d’une communauté d’hommes doivent être stablement garantis. »[11] Maritain va plus loin dans son analyse et, s’appuie, notamment, sur l’hypothèse lancée par Henri Bergson qui méditant sur la devise de la République française qui définit la « démocratie théorique ». Celle-ci « proclame la liberté, réclame l’égalité, et réconcilie ces deux sœurs ennemies en leur réappelant qu’elles sont sœurs en mettant au-dessus de tout la fraternité. qu’on prenne de ce biais la devise républicaine, on trouvera que le troisième terme lève la contradiction si souvent signalée entre les deux autres, et que la fraternité est l’essentiel : ce qui permettrait de dire que la démocratie est d’essence évangélique, et qu’elle a pour moteur l’amour. »[12] Maritain développe l’intuition et conclut que « non seulement l’état d’esprit démocratique vient de l’inspiration évangélique, mais il ne peut subsister sans elle. »[13] Ce qui ne signifie absolument pas « que le christianisme serait lié à la démocratie, et que la foi chrétienne obligerait chaque fidèle à être démocrate ; c’est de constater que la démocratie est liée au christianisme, et que la poussée démocratique a surgi dans l’histoire humaine comme une manifestation temporelle de l’inspiration évangélique ». Autrement dit encore : « il est clair que le christianisme et la foi chrétienne ne sauraient être inféodés, non plus qu’à aucune forme politique quelconque, à la démocratie comme philosophie de la vie humaine et politique. Cela résulte de la distinction fondamentale introduite par le Christ entre les choses qui sont à César et les choses qui sont à Dieu […]. »⁠[14] Nous voilà donc revenus à notre point de départ : l’évangélisation est indispensable à une action politique efficace. Ce qui ne veut pas dire, nous allons y venir, qu’il faut être baptisé et pratiquant pour commencer à envisager l’instauration ou la restauration d’une organisation sociale juste et respectueuse de l’intégralité de la personne humaine.

En attendant, constatons tout de même que si nous accordons crédit à ce qui vient d’être dit, mettre d’abord son espoir dans l’action d’un parti politique revient à atteler la charrue avant les bœufs.

Allons plus loin encore.

Ne peut-on imaginer l’action politique sans partis ?


1. Id..
2. Homélie pour le Jubilé des responsables de gouvernement, des parlementaires et des hommes politiques, 5 novembre 2000, in DC 3 décembre 2000, n° 2237, pp. 1008-1009.
3. Discours aux responsables de gouvernement, aux parlementaires et aux responsables politiques à l’occasion de leur Jubilé, 4 novembre 2000, in DC 3 décembre 2000, n° 2237, pp.1006-1007.
4. « Le service politique passe par un engagement précis et quotidien, qui exige une grande compétence dans l’accomplissement de son devoir et une moralité à toute épreuve dans la gestion désintéressée et transparente du pouvoir. » Jean-Paul II, Homélie pour le Jubilé des responsables de gouvernement…​, op. cit.., p.1008.
5. Radio-message au monde, 24 décembre 1944.
6. Mc 15, 9 et 11.
7. MICHELET Jules (1798-1874), Le Peuple, Ed. Paulin, 1846, p. 310.
8. Christianisme et démocratie, Paul Hartmann, 1945. Cet essai fut écrit en été 1942 et publié d’abord à New York, en 1943, aux Editions de la Maison française.
9. Voici comment l’auteur la résume : « droits inaliénables de la personne, égalité, droits politiques du peuple, dont tout régime politique suppose le consentement et comme vicaires duquel les gouvernants gouvernent, primat absolu des relations de justice et de droit, à ola base de la société, idéal non de guerre, de prestige ou de puissance, mais d’amélioration et d’émancipation de la vie humaine et de fraternité. » (Op. cit., p. 63.
10. Id..
11. Id., p. 65.
12. Les deux sources de la morale et de la religion (1932), in Œuvres, PUF, 1963, p. 1215. Rappelons qu’Henri Bergson (1859-1941), juif agnostique, s’est peu à peu, à travers son parcours philosophique, rapproché du christianisme et en particulier du catholicisme sans y adhérer par solidarité avec le peuple juif. « Dans les dernières années, Bergson envisage […​] de se rallier au catholicisme, car il voit dans Jésus le mystique par excellence. » (MINOIS Georges, Préface d’A. Comte-Sponville, Dictionnaire des athées, agnostiques, sceptiques et autre mécréants, Albin-Michel, 2012, article Bergson. Pour une analyse plus développée, voir CHALIER Catherine, Le désir de conversion, Seuil, 2011. Catherine Chalier est philosophe, spécialiste du judaïsme.
13. Dans son message de Noël 1944, PIE XII dira : « Si l’avenir appartient à la démocratie, un rôle de premier ordre, dans sa mise en œuvre, devra revenir à la religion du Christ et de l’Église comme messagère de la parole du Rédempteur et comme continuatrice de sa mission de salut. C’est elle, en effet, qui enseigne et qui défend la vérité, qui communique les forces surnaturelles de la grâce pour réaliser l’ordre des êtres et des fins établi par Dieu comme fondement dernier et norme directrice de toute démocratie. »
14. MARITAIN Jacques, op. cit., pp. 34-35. L’auteur précise bien que le mot démocratie, pour lui, « désigne d’abord et avant tout une philosophie générale de la vie humaine et de la vie politique, et un état d’esprit. Cette philosophie et cet état d’esprit n’excluent a priori aucun des « régimes » ou des « formes de gouvernement » que la tradition classique a reconnus pour légitimes, c’est-à-dire compatibles avec la dignité humaine. Un régime monarchique peut ainsi être démocratique, s’il s’accorde à cet état d’esprit et aux principes de cette philosophie. cependant, dès l’instant que les circonstances historiques s’y prêtent, le dynamisme de la pensée démocratique va de lui-même, comme vers sa forme de réalisation naturelle, vers la forme de gouvernement du même nom, qui consiste, selon l’expression d’Abraham Lincoln, dans « le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple ». » (Id., p. 32). De même, Pie XII dira que « la démocratie, entendue dans son sens large, admet des formes diverses et peut se réaliser aussi bien dans la monarchie que dans les républiques. » (Discours de Noël 1944).